Leconte de Lisle (1818-1894)
Poèmes barbares (1862)
« La tristesse du Diable »
Silencieux, les poings aux
dents, le dos ployé,
Enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,
Sur un
pic hérissé de neiges éternelles,
Une nuit, s'arrêta l'antique
Foudroyé.
La terre prolongeait en bas,
immense et sombre,
Les continents battus par la houle des
mers ;
Au-dessus flamboyait le ciel plein d'univers ;
Mais Lui
ne regardait que l'abîme de l'ombre.
Il était là dardant ses yeux
ensanglantés,
Dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,
Ou le
fourmillement des hommes et des bêtes
Pullule sous le vol des siècles
irrités.
Il entendait monter les
hosannas serviles,
Le cri des égorgeurs, les Te Deum des
rois,
L'appel désespéré des nations en croix
Et des justes râlant sur le
fumier des villes.
Ce lugubre concert du mal
universel,
Aussi vieux que le monde et que la race humaine,
Plus fort,
plus acharné, plus ardent que sa haine,
Tourbillonnait autour du sinistre
immortel.
Il remonta d'un bond vers
les temps insondables
Où sa gloire allumait le céleste matin
Et, devant la
stupide horreur de son destin
Un grand frisson courut dans ses reins
formidables.
Et, se tordant les bras et
crispant ses orteils,
Lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,
Il
cria par delà l'immensité sublime
Où déferle en brûlant l'écume des
soleils :
– Les monotones jours, comme
une horrible pluie,
S'amassent, sans l'emplir, dans mon
éternité ;
Force, orgueil, désespoir, tout n'est que vanité ;
Et
la fureur me pèse, et le combat m'ennuie.
Presque autant que l'amour
la haine m'a menti :
J'ai bu toute la mer des larmes
infécondes.
Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes !
Dans
le sommeil sacré que je sois englouti !
Et les lâches heureux, et
les races damnées,
Par l'espace éclatant qui n'a ni fond ni
bord,
Entendront une Voix disant : Satan est mort !
Et ce sera
ta fin, Œuvre des six Journées !
« Le dernier souvenir »
J'ai vécu, je suis mort. – Les
yeux ouverts, je coule
Dans l'incommensurable abîme, sans rien voir,
Lent
comme une agonie et lourd comme une foule.
Inerte, blême, au fond d'un
lugubre entonnoir
Je descends d'heure en heure et d'année en année,
À
travers le Muet, l'Immobile, le Noir.
Je songe et ne sens plus.
L'épreuve est terminée.
Qu’est-ce donc que la vie ? Étais-je jeune ou
vieux ?
Soleil ! Amour ! – Rien, rien. Va, chair
abandonnée !
Tournoie, enfonce, va ! Le
vide est dans tes yeux,
Et l'oubli s'épaissit et t'absorbe à mesure.
Si je
rêvais ! Non, non, je suis bien mort. Tant mieux.
Mais ce spectre, ce cri,
cette horrible blessure ?
Cela dut m'arriver en des temps très
anciens.
Ô nuit ! Nuit du néant, prends-moi ! – La chose est
sûre :
Quelqu'un m'a dévoré le cœur.
Je me souviens.
« Le soir d'une bataille »
Tels que la haute mer contre les
durs rivages,
À la grande tuerie ils se sont tous rués,
Ivres et
haletants, par les boulets troués,
En d'épais tourbillons plein de clameurs
sauvages.
Sous un large soleil d'été,
de l'aube au soir,
Sans relâche, fauchant les blés, brisant les
vignes,
Longs murs d'hommes, ils ont poussés leurs sombres lignes,
Et là,
par blocs entiers, ils se sont laissés choir.
Puis, ils se sont liés en
étreintes féroces,
Le souffle au souffle uni, l'œil de haine chargé.
Le
fer d'un sang fiévreux à l'aise s'est gorgé ;
La cervelle a jailli sous
la lourdeur des crosses.
Victorieux, vaincus,
fantassins, cavaliers,
Les voici maintenant, blêmes, muets, farouches,
Les
poings fermés, serrant les dents, et les yeux louches,
Dans la mort furieuse
étendus par milliers.
La pluie, avec lenteur lavant
leurs pâles faces,
Aux pentes du terrain fait murmurer ses eaux ;
Et
par la morne plaine ou tourne un vol d'oiseaux
Le ciel d'un soir sinistre
estompe au loin leurs masses.
Tous les cris se sont tus,
les râles sont poussés.
Sur le sol bossué de tant de chair humaine,
Aux
dernières lueurs du jour on voit à peine
Se tordre vaguement des corps
entrelacés ;
Et là-bas, du milieu de ce
massacre immense,
Dressant son cou roidi, percé de coups de feu,
Un cheval
jette au vent un rauque et triste adieu
Que la nuit fait courir à travers le
silence.
Ô boucherie ! ô soif du
meurtre ! acharnement
Horrible ! odeur des morts qui suffoques et
navres !
Soyez maudits devant ces cent mille cadavres
Et la stupide
horreur de cet égorgement.
Mais, sous l'ardent soleil ou
sur la plaine noire,
Si, heurtant de leur cœur la gueule du canon,
Ils
sont morts, Liberté, ces braves, en ton nom,
Béni soit le sang pur qui fume
vers ta gloire !
« Les éléphants »
Le sable rouge est comme une
mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une
ondulation immobile remplit
L'horizon aux vapeurs de cuivre où l'homme
habite.
Nulle vie et nul bruit. Tous
les lions repus
Dorment au fond de l'antre éloigné de cent lieues,
Et la
girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des
panthères connus.
Pas un oiseau ne passe en
fouettant de son aile
L'air épais où circule un immense soleil.
Parfois
quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l'écaille
étincelle.
Tel l'espace enflammé brûle
sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes
solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays
natal à travers les déserts.
D'un point de l'horizon,
comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l'on
voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large
et sûr crouler au loin les dunes.
Celui qui tient la tête est
un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et
mine ;
Sa tête est comme un roc, et l'arc de son échine
Se voûte
puissamment à ses moindres efforts.
Sans ralentir jamais et sans
hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons
poudreux ;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les
pèlerins massifs suivent leur patriarche.
L'oreille en éventail, la
trompe entre les dents,
Ils cheminent, l'œil clos. Leur ventre bat et
fume,
Et leur sueur dans l'air embrasé monte en brume ;
Et
bourdonnent autour mille insectes ardents.
Mais qu'importent la soif et
la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ?
Ils
rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s'abrita leur
race.
Ils reverront le fleuve
échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l'hippopotame énorme,
Où,
blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en
écrasant les joncs.
Aussi, pleins de courage et
de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité ;
Et
le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l'horizon
s'effacent.