Pétrus Borel (1809-1859)
Rhapsodies (1832)
« Boutade »
Oh ! que vous êtes
plats, hommes lâches, serviles ;
Oh ! que vous êtes plats, vous,
qu'on nous dit si beaux ;
Oh ! que vous êtes plats, que vos âmes
sont viles,
Vous, de la royauté-charogne, vrais corbeaux !
Oh ! qu'elle fait dégoût, la tourbe laide et bête,
Levain que
repétrit chaque jour un journal,
Dans la bourbe et l'ordure, entrant jusqu'à
la tête,
Poursuivant son cornac de son vivat banal.
Enfer ! ils
valent bien qu'un tyran les gouverne,
Leur insufflant la peur par son lourd
porte-voix,
Ces étroits boutiquiers, qu'enivre une giberne,
Bayards de
c... de s... tourneb... de R... !
Au sage qui leur dit ce qu'est leur
monarchie,
Qu'ils sont les n... p... d'... R.. f.... au c... f...
Ils
répondent néant ! hurlent à l'anarchie !...
Dans tout ce qui se
dresse ils ne voient qu'échafauds.
Pauvres gens, soyez cois ! qui veut
de votre vie ?
Moins de prétention, vous nous faites pitié !
À
moins que du bourreau la hache ne dévie,
Vos fronts, pour le billot, sont
trop bas de moitié !
Théophile O'Neddy
(1811-1876)
Voici ce qu'un jeune
squelette
Me dit les bras croisés, debout, dans son linceul,
Bien avant
l'aube violette,
Dans le grand cimetière où je passais tout
seul :
Fils de la solitude, écoute !
Si le Malheur, sbire
cruel,
Sans cesse apparaît dans ta route
Pour t'offrir un lâche
duel ;
Si la maladive pensée
Ne voit, dans l'avenir lancée,
Qu'un horizon tendu de noir :
Si, consumé d'un amour sombre,
Ton
sang réclame en vain, dans l'ombre,
Le philtre endormeur de
l'espoir ;
Si ton mal secret et farouche
De tes frères n'est pas compris ;
Si tu n'aperçois sur leur bouche
Que le sourire du mépris
Et si, pour assoupir ton âme,
Pour lui
verser un doux dictame,
Le Destin, geôlier rigoureux,
Ne t'a pas, dans
ton insomnie,
Jeté la lyre du génie,
Hochet des grands cœurs
malheureux ;
Va, que la mort soit ton
refuge !
À l'exemple du Rédempteur,
Ose à la fois être le juge,
La victime et l'exécuteur.
Qu'importe si des fanatiques
Interdisent
les saints portiques
À ton cadavre abandonné ?
Qu'importe si, de
mille outrages,
Par l'éloquence des faux sages,
Ton nom vulgaire est
couronné ?
Sous
la tombe muette oh ! comme on dort tranquille !
Sans changer de
posture, on peut, dans cet asile,
Des replis du linceul débarrassant sa
main,
L'unir aux doigts poudreux du squelette voisin.
Il est doux de
sentir des racines vivaces
Coudre à ses ossements leurs nœuds et leurs
rosaces,
D'entendre les hurrahs du vent qui courbe et rompt
Les arbustes
plantés au-dessus de son front.
C'est un ravissement quand la rosée amie,
Diamantant le sein de la côte endormie,
À travers le velours d'un gazon
jeune et doux,
Bien humide et bien froide arrive jusqu'à vous.
Là,
silence complet ; farniente sans borne.
Plus de rages d'amour ! le
cœur stagnant et morne,
Ne se sent plus broyé sous la dent du remords.
–
Certes, l'on est heureux dans les villas des
morts !
Les Hirondelles (1834)
Quid Romæ
faciam ?
Juvénal
Paris
dort : avez-vous, nocturne sentinelle,
Gravi, minuit sonnant, le pont
de la Tournelle,
C'est de là que l'on voit Paris de fange imbu ;
Et
comme un mendiant ivre près d'une cuve
Le géant est qui ronfle et qui râle,
et qui cuve
Le vin ou le sang qu'il a bu.
C'était donc aujourd'hui
fête à la guillotine ;
Un homme, ce matin, dressait une machine
Sur
la place où là-bas le sang est mal lavé,
Au peuple qui hurlait comme autour
d'une orgie,
Le bourreau las jetait avec sa main rougie
Une tête sur le pavé.
Et puis voici surgir la
vieille cathédrale
Avec son front rugueux et son bourdon qui râle ;
Comme un large vaisseau portant l'humanité
Déployant ses deux mâts,
avançant sa carène,
Elle semble être prête, en labourant l'arène,
À partir pour l'éternité !
Entendez-vous
dans l'ombre aboyer les cerbères
J'aime à voir dans les flots briller les
réverbères ;
C'est un concert de nuit ; c'est la grande
cité,
Avec ses yeux de feu, qui de loin me regarde.
C'est la voix d'une
ronde ou le fusil d'un garde
Qui passe dans l'obscurité.
Pendant
que je suis là, que de haine assouvie ;
C'est le fils, du linceul
couvrant sa mère en vie,
Le vieux magicien interrogeant l'enfer,
La veuve
qui poursuit quelque passant qui rôde,
Et se vautre avec lui dans la couche
encor chaude
D'un époux qui vivait hier.
Mais,
atome perdu dans la cité béante,
Je suis seul ; pas de main à ma main
suppliante
Ne s'unit ; non, pour moi, pas de souffle embaumé,
Pas de
regard de miel, pas une lèvre rose,
Pas de sein où mon front fatigué se
repose,
Et je mourrai sans être aimé !
Si,
du pont dans les flots, ma tête la première
Tombait ; des bateliers,
quand viendra la lumière
Porteraient à la morgue un cadavre
inconnu ;
Et demain seulement, ma pauvre et vieille mère,
En roulant
dans les yeux une douleur amère,
Se pencherait sur mon corps nu !
Une
voix par-derrière, en riant me tutoie,
Un bras lascif et nu dans l'ombre me
coudoie,
Une femme, en passant, que je n'ose toucher,
Plus vile sous mes
pieds que la fange du monde,
Avec un sein qui gonfle, avec un rire
immonde,
Me
dit : « Ange, viens donc coucher. »
Ô
profanation ! Quelle pensée amère !
L'amour, ce don du ciel, qui se
vend à l'enchère,
On n'a plus pour dormir d'ombre sur les chemins
Au lieu
d'un papillon, on prend une chenille,
On ne peut rien toucher, ni la fleur,
ni la fille,
Sans avoir de la boue aux mains.
Oh !
que Paris est laid ! Sous ses sombres nuages
Que j'ai souvent rêvé de
longs et beaux voyages !
J'aimerais tant le ciel, les palmiers
d'Orient,
La gazelle qui fuit à l'ombre des platanes
Et sous un dais
brodé les magiques sultanes
Qui regardent en souriant.
Ou
dans un vieux donjon, ma muse châtelaine
Vide près du foyer sa coupe de vin
pleine ;
J'ai des vassaux, le soir, qui parlent du vieux temps,
Un
ami vient s'asseoir près de l'âtre fidèle.
Je vois à ma fenêtre un nid où
l'hirondelle
Doit revenir pour le printemps.
Dans
un monde encor vierge, aux champs d'Océanie,
Je voudrais promener ma fortune
bannie ;
Moi je suis fils des eaux, de l'orage et des vents ;
Je
voudrais, habitant d'une cité flottante,
Vivre au milieu d'un fleuve et
déployer ma tente
Sur les joncs et les flots mouvants.
Vains
rêves ! Pour voler, mon coursier n'a pas d'aile,
Personne ne voudra me
prendre en sa nacelle ;
L'argent, froid positif, m'enchaîne sur ces
bords ;
On ne peut pas franchir l'océan à la nage,
Et les flots, sans
salaire, au milieu de l'orage,
Ne voiturent que les corps morts.
Lors
je me prends d'amour pour les blanches étoiles,
Je regarde la lune au fond
d'un ciel sans voiles ;
Je rêve à la nature et dans l'ombre à pas lent,
Plus heureux que celui que le remords agite,
En grelottant de froid je
regagne mon gîte
Et prends pitié de l'opulent.
Si
vous voulez savoir où loge le poète
Allez à Saint-Gervais, l'église où le
vent fouette ;
Regardez devant vous cette maison en deuil,
Bien pauvre
et bien vilaine où, comme lui, Voltaire
Travaillait pour gagner quelques
pouces de terre
Entre la gloire et le cercueil.
C'est
là, voyez-vous bien, c'est là que loin du monde
Il tient son cœur exempt de
tout contact immonde ;
C'est là qu'il faut monter pour lui serrer la
main,
Car sa porte est toujours ouverte à la jeunesse,
Et comme Diogène
il cherche, en sa détresse.
Un homme dans le genre humain.