La forme brève chez Léon Chestov
Résumé : Parmi les
lieux où l’écriture philosophique rencontre la littérature, le genre de
l’aphorisme concentre le travail du fond et de la forme au point de rendre
évident que les enjeux du style et de la pensée sont indissociables. Il fut
ce mode de pensée qui, admiré par Chestov chez Nietzsche parmi ses toutes
premières lectures philosophiques, donna forme à l’expérience chestovienne du
tragique. Il fut aussi le trait stylistique original de cette œuvre au début
du XXe siècle. La forme brève utilisée par Chestov ne vient-elle
pas de la prise de conscience des exigences qu’imposent à la fois la lecture
existentielle des œuvres littéraires et la vie d’une destinée tragique ? L’aphorisme
chestovien, de par son existence même, constitue une critique corrosive du
raisonnement : il ne relève pas du discours déductif et systématique,
mais d’une parole sentimentale, personnelle, dialogique ; il n’est pas à
proprement parler irrationnel, mais antirationnel dans le combat qu’il engage.
Il ne découle pas seulement du fait que notre penseur applique sa réflexion à
la littérature : par l’aphorisme, Chestov travaille son style au point
de devenir lui-même écrivain. L’aphorisme lui permet de faire un usage
restreint et fragmentaire de la rationalité, et donc de tenir le pari
difficile de rester à la fois auteur et penseur, surmontant la crainte d’être
mal interprété comme il le fut de son vivant. La crainte
qu’avait Chestov de se voir refuser le titre de philosophe vient à la fois de
son interprétation des écrivains, et de sa pratique littérarisante de
l’aphorisme. La littérature a appris à Chestov à formuler, à expérimenter ses
pensées sous le mode du stylème ; c’est pourtant une tradition de
philosophes stylisticiens qui a enseigné à Chestov le stylème aphoristique.
S’il a apparemment renoncé in fine à l’aphorisme, c’est dû à une
limite inhérente à l’aphorisme : l’impossibilité – pas même
désirée – d’ériger la rupture « littéraire » mais aussi
« tragique » en système « philosophique ». |
« [...] pour nous qui ne pensons ni ne parlons
aphoristiquement, mais qui vivons aphoristiquement ;
pour nous qui vivons ἀjorismέnoi [aphorisménoï] et segregati, comme des
aphorismes dans la vie [...] »
Kierkegaard (Ou bien... ou bien..., I,
« Le plus malheureux »)
L’écriture de Chestov est une expérience du tragique.
Elle a bien rapport à l’expérience, qu’elle résulte d’une expérience
philosophique ou existentielle, ou encore qu’elle constitue elle-même une
expérience philosophique ou littéraire. Elle a aussi rapport au tragique,
qu’elle cherche à l’exprimer ou qu’elle le dise en elle-même. Si elle n’est pas
stricto sensu tragédie, cette écriture participe bien du tragique. Le
fait que Chestov soit philosophe pourrait interdire, au seuil de cette étude,
de traiter d’écriture, n’était que tous les écrits de Chestov lancent justement
un pont entre de la philosophie à la littérature et de la littérature à la
philosophie. C’est plus que de dire que « forme et fond » vont de
pair.
Venons-en donc aux termes de notre sujet : son
objet – la forme brève – est à la fois philosophique et
littéraire ; il est difficile à définir et peut même se voir remettre en
cause (ne faut-il parler d’aphoristique plutôt que d’aphorisme, de même qu’on
parlera de tragique plutôt que de tragédie chez Chestov ?)... En fait,
entendons-nous pour étudier la présence dans l’œuvre de Chestov de la forme
d’expression adogmatique qu’est le texte singulier, numéroté ou titré,
habituellement bref, commentant habituellement un aphorisme dans un groupe plus
important de textes similaires. Nous voyons vite que ce type de texte
apparaît à un moment particulier de l’œuvre : dans l’Apothéose du
déracinement ; qu’il est consacré à des réflexions spécifiques,
cachant sous des considérations littéraires l’expérience du tragique ;
qu’il parvient à dresser une œuvre philosophique « belle » face aux
raisonnements secs du dogmatisme – « esthétique » au point que
ce soit ce stade qui explique l’emploi de la forme brève chez Kierkegaard. Oui,
la littérature est à la fois source, thème et résultat de l’aphorisme
chestovien. Oui, l’aphorisme chestovien est apothéose du déracinement.
Faut-il tenir les propos de Chestov au sujet de son
propre style pour définitifs et intangibles ? Benjamin Fondane en rapporte
un, exemplaire : « J’ai tellement pris l’habitude qu’on me parle de
mon “talent” d’écrivain, de mes “dons” de critique, de la justesse ou de
l’arbitraire de mon interprétation de tel ou tel, que votre lettre m’a
véritablement surpris. Vous ne vous êtes pas intéressé à mon
« style », ni à mon flair psychologique, mais à la question
elle-même. C’est remarquable ! »[1]
Cette anecdote de portée somme toute limitée et l’énervement du philosophe
lorsque la majorité des critiques se contenta de louer son style tout en restant
sourde à ses idées, ne justifiaient pas ce qui a suivi : le quasi-total
désintérêt de la critique pour la forme stylistique que prend le discours
chestovien. La posture qui semble cautionnée par de tels témoignages
antistylistiques[2] et que nous
pourrions à notre tour facilement adopter, revient à noter parfois –
seulement en passant – telle réussite d’expression (la polyphonie,
l’humour, la répétition... ), à ignorer volontairement notre thème comme hors
sujet.
Il faut pourtant reprendre à nouveaux frais la
question formelle chez Chestov, revenir sur la distinction et l’opposition des
aspects littéraire et philosophique dans son œuvre. Entre le tenant de
l’orthodoxie chestovienne (s’il pouvait y avoir) et les critiques extérieurs
esthéticiens que dénonçait Chestov, un spécialiste lucide de ce philosophe
pourrait se réclamer d’une manière de juste milieu et montrer que, de
toute évidence, l’art qui a valu à notre auteur un tel prestige littéraire,
peut fonctionner à titre de captatio benevolentiو, sur un plan rhétorique, ou habiller habilement les
arguments du discours. Mais le travail stylistique – auquel Chestov donna
bien des forces – ne constituerait pour sûr qu’une « valeur
ajoutée » à ses œuvres, non une propédeutique. Car cette idée (que l’humour
ferait rire les lecteurs, les pleurs sans fin – pleurer, le
trop grand art de Chestov – haïr les envieux : c’est-à-dire
que le style pousserait d’ores et déjà le lecteur à pratiquer, à penser les
catégories dans lesquelles il vit, dans lesquelles il lit), semble étrangère à
l’opinion la plus communément répandue – qui s’accorde, dans un consensus minimal,
sur l’art talentueux de Chestov et l’originalité de sa pensée, pour rapidement
(sans doute) passer à d’autres considérations...
Nous voudrions aller au contraire au fond d’une
analyse formelle, après quoi seulement il pourra être question de
renouer – on non – avec les attendus proprement philosophiques ;
style et pensée ne peuvent-ils pas en effet se rencontrer en un consensus
maximal ? Partant non de l’évidence que Chestov serait un styliste, mais
du principe qu’il ne faut jamais croire un écrivain sur son propre style, nous
nous demanderons si le prédicat de styliste est applicable au philosophe
Chestov. Nous avons, pour ce, choisi d’étudier ici l’aspect sous lequel le
texte chestovien se présente le plus immédiatement au lecteur : une forme
que l’on appelle « aphoristique » et par laquelle on qualifie le
style chestovien sans vraiment la définir. D’abord, le dit aphorisme chestovien
a-t-il toujours été une modalité d’expression pour notre auteur ?
A-t-il jamais été sa seule forme d’expression ? Nous répondrons
chronologiquement à ces questions. Ensuite se justifiera la prudence de notre
titre : jusqu’aujourd’hui, les critiques pouvaient par exemple nommer d’un
mot d’un seul deux formes brèves pratiquées par Chestov – un texte
court (mais ne commentant nul aphorisme ; ce point passé sous silence) ou
un texte (long ; ce point également passé sous silence) commentant un
aphorisme. Or ces deux types textuels, et d’autres encore, se voyaient affubler
(de façon à ne rien simplifier) du nom d’« aphorismes », en un sens
non plus classique mais moderne. Aussi proposerons-nous une nouvelle définition
de la forme brève employée parfois par Chestov. Enfin, nous répondrons à la première
question de cette étude : s’il y a bien une forme brève chestovienne,
n’est-elle pas autant philosophique que seulement stylistique ?
*
I. - Apparition et réapparitions de la forme brève :
Chestov expérimentateur
Entendons-nous sur le sens de l’expression
d’« œuvre chestovienne » : nous ne considérons que les textes
ayant fait l’objet (ou ayant été composés dans le but) d’une édition autonome,
séparée des nombreuses publications en revue dont notre auteur a l’habitude.
Nous analyserons donc onze œuvres (dont une seule – Sola fide –
est posthume). Notre sujet, attentif à la forme textuelle, nous oblige à ne
considérer que les éditions originales[3].
Souvent en effet, les éditeurs adaptent à leurs propres habitudes la
présentation typographique des rééditions.
(1) se présente sous la forme la plus académique.
Travail de critique, portant sur un critique de Shakespeare, il possède
introduction (aux deux premiers chapitres), développement de trente chapitres
numérotés et conclusion détachée brève. Tout conforte le jugement de Nathalie
Baranoff-Chestov : « C’est le seul ouvrage dogmatique de
Chestov. »[4] (2) sépare
quant à lui préambule et chapitres de développement (au nombre de treize), le
chapitre XIV concluant le tout. Cette disposition ressemble à celle de (3), où
le préambule (en deux points) introduit vingt-neuf chapitres dont le dernier
conclut en réalité le livre. Certes, la philosophie qui se forme dans ces deux
ouvrages s’opposerait à ce qu’on la qualifie de « dogmatique » ;
mais il reste que, formellement, la tragédie imite encore la structure
qu’adopte le sermon. Ces trois premières œuvres n’utilisent nullement la forme
brève et ne témoignent pas même d’une progression vers elle. Rien ne laisse
présager un changement structural dans l’expression philosophique de Chestov.
Jusqu’en 1905[5], le plan
utilisé est simple : préambule – constitué de chapitres ou
points ; puis développement – en chapitres ; enfin
conclusion – en chapitres ou points. Chapitres et points n’excèdent pas
une dizaine de pages et, surtout, comportent au moins deux pages.
Enfin (4) parut... Le lecteur passe brusquement du
rien à signaler au tout aphoristique. Pour un coup d’essai, c’est un
coup de maître : l’adogmatisme, pour le coup, a imposé l’aphorisme.
Le préambule, en trois longs points, loin de s’opposer au corps du livre,
explique le choix formel de la brièveté. La première partie comporte 122
aphorismes[6] ;
la seconde, 40. Pas d’explicit, ainsi que l’affirme Chestov selon le
témoignage de Fondane : « Je me suis moqué des conclusions. »[7]
Qu’attendre dès lors du prochain livre de Chestov ? Rien n’est plus
prévisible après cette première rupture inattendue[8].
En réalité, ce sont ensemble les deux œuvres suivantes
qu’il faut considérer, parce que la forme brève – pour ne pas y constituer
le seul mode d’écriture – y apparaît au lieu des parties canoniques
que (4) lui refusait encore : dans (5) comme conclusion ou, du moins,
comme une pré-conclusion qu’impose secondairement la disparition de toutes les fins ;
en guise de commencement dans (6). L’ordre dans lequel sont distribués les articles
de ces deux recueils signifie donc que les aphorismes y ont acquis droit de
cité dans toutes les parties de la dispositio. Nous justifierons dans le
deuxième volant de cette étude le fait que nous dénombrons comme aphorismes les
11 « avant-dernières paroles » de (5)[9],
et non seulement les 10 points introductifs de (6) mais aussi ses 14 points
dégageant « la philosophie et la théorie de la connaissance »[10].
La forme brève est-elle devenue un mode d’écriture
habituel, s’est-elle rendue comme indispensable à Chestov ? Comment
expliquer, si tel était le cas, que (7) n’y ait point recours[11] ?
L’inachèvement du livre peut expliquer ce fait. Loin que le rôle des aphorismes
s’en trouve diminué (en tant que supplément stylistique, non nécessaire), l’on
y verra une preuve qu’ils participent paradoxalement au seul achèvement
possible et constituent presque le dernier mot de l’œuvre[12].
Quoi qu’il en soit, la forme brève n’offre dès lors
qu’une possibilité d’expression à l’œuvre pour la constituer en tout ou partie.
(8) marque son retour en force : la première des trois parles est composée
de 29 aphorismes ; la seconde, de 10 autres[13].
La clef aphoristique possède encore ce pouvoir de se promouvoir
en partie principale du livre.
Et quand elle ne l’utilise pas, elle reste en tous les
cas indépendante, comme dans (9), par un mélange d’audaces et soumissions
entre lesquelles la balance de Job indique un équilibre – car la
deuxième partie présente 52 aphorismes, et non autant de simples chapitres[14].
Mais les vingt-deux chapitres de (10) n’utilisent plus
d’aphorismes : Chestov abandonne-t-il progressivement cède forme de (8) à
(10) en passant par un usage restreint dans (9) ? Reviendrait-il, même en
traitant de la philosophie existentielle, au plan et au mode d’écriture
traditionnels ? Pas tout à fait ; car « Kierkegaard et
Dostoïevski » n’apparaît qu’en manière de préface, et le chapitre
XXII fournit la seule conclusion indirecte du livre.
Aussi le retour des aphorismes dans (11) ne fait-il
que confirmer leur rôle exceptionnel : les 68 figurant dans la quatrième
partie seront les ultimes mots de l’œuvre et l’expression dernière de la
seconde dimension de la pensée.
Au total, Chestov a publié 362 aphorismes – un pour
presque chaque jour de l’année ! Ressource stylistique non point innée
mais découverte vers 1899-1902, et réapparaissant irrégulièrement (mais non
sans raisons, nous l’avons vu) dans les publications de Chestov, de 1905 à sa
mort. A-t-elle subi des modifications qualitatives et, si oui,
lesquelles ? Il nous faut aborder maintenant le problème définitionnel et
ne plus nous fier aux appréciations des divers éditeurs. Par commodité et
malgré les réserves d’introduction, nous avons jusqu’à présent parlé tantôt
d’« aphorismes » tantôt de « forme brève » ; revenons
au projet de redéfinir ces termes.
*
II. – Comment définir la forme brève chestovienne
Commençons par distinguer diverses formes brèves[15].
Une sentence n’est pas une maxime, qui n’est pas un aphorisme, qui ne sont pas
des fragments. Les deux premières différenciations se sont opérées
historiquement ; le quatrième mode d’écriture appartient à un tout autre
ordre. La sententia est un jugement formulé avec concision, extrait de
son co-texte et appelé à une compréhension universelle. La maxima (sententia)
ne s’en distingue essentiellement que par son autonomie plus grande par rapport
à tout co-texte, même si l’histoire des formes a voulu qu’elle concernât
l’action – seconde spécificité, thématique cette fois.
L’aphorisme, comme forme brève, s’inscrit dans
ce mouvement de différenciation qui vit la sentence engendrer la maxime.
Seulement dans l’engendrement de l’aphorisme par la maxime, ce n’est plus le
degré de co-textualité qui joue le rôle de discriminant principiel, mais la
notion de brièveté, encore applicable à l’une et rendue inopérante par l’autre,
qui relève d’une logique rapide, non d’une longueur moindre. Les critiques,
trop attentifs à l’histoire du mot lui-même, font traditionnellement remonter
les origines de l’aphorisme au Corpus Hippocraticum, où il est un
procédé mnémonique utilisé dans le domaine scientifique et particulièrement
médical (et il le restera jusqu’aux Aphorismi de cognoscendis et curandis
morbis in usum doctrinæ domesticæ digesti de Boerhaave[16])
avant que n’apparaissent, si l’on périodise son évolution très
schématiquement : au XVIe siècle, la vogue du tacitisme
politique, engendrant ses propres commentaires (dans les Relaciones
d’Antonio Pérez) ; au XVIIe siècle, l’attention au jeu créateur
du langage (dans l’Oráculo manual de Gracián) ; enfin au XVIIIe
siècle, un ton personnel rejetant le prestige de la vérité générale (dans les Maximes
et pensées. Caractères et anecdotes de Chamfort). Mais c’est, en Allemagne[17],
Lichtenberg, dans ses Livres-Brouillards (écrits de 1765 à 1799), qui
inaugurera véritablement l’aphorisme au sens moderne, paradoxalement sans avoir
lui-même employé le terme : refusant tout système[18]
par souci de respecter le caractère subjectif et expérimental[19]
de la pensée, l’aphorisme s’inscrit désormais dans un recueil où le définit
moins sa longueur que sa logique abrupte et dissidente.
La forme brève telle que la pratique Chestov se
souvient-elle de cette histoire ? Nous jugerons de cela par une
comparaison des titres donnés aux aphorismes[20],
dans (4) et (11), qui montre trois évolutions nettes. Dans la première partie
de (4), que la majorité des titres (6 sur 12) se trouve au nominatif constitue
le fait le plus marquant ; la forme phrastique s’y trouve elle aussi bien
représentée (trois fois) ; enfin, d’autres langues que le russe y sont
employées (deux fois). Dans la deuxième partie, le titre au nominatif –
trait le plus saillant – est la plupart du temps un groupe nominal ;
la forme phrastique se retrouve quasiment autant (cinq fois), ainsi que les
autres langues (au nombre de cinq). Les titres de ces deux parties possèdent
donc deux caractéristiques majeures en commun mais divergent dans la mesure où
Chestov semble avoir tôt renoncé à la variété d’expression qu’il explora
d’emblée. Notre auteur titre tout autrement les aphorismes dans son dernier
livre publié : le groupe nominal simple n’y est plus seul dominant mais
partage la prééminence avec la coordination de deux noms ; surtout,
l’usage de la forme phrastique et des autres langues (latin, français,
allemand) baisse considérablement pour y disparaître presque.
Que signifie cette (r)évolution ? D’abord, qu’à
travers ces deux derniers abandons, l’aphorisme s’éloigne de son origine de
maxime – la sentence étant née dans l’Antiquité, la maxime florissant
particulièrement chez les moralistes français et l’aphorisme ayant vu le jour
en Allemagne. Ensuite, que le titre change d’attribution : n’indiquant
plus le thème présupposé unique du texte, il formulera la lutte philosophique
de Chestov, la tragédie de l’existence (par une expression à deux termes
obligés, joints par coordination[21]
ou par complémentation – avec génitif). Approfondissons le premier point
en revenant sur la forme phrastique des titres dans (4)[22].
Des sentences présentes en I-29, II-18 et II-33 voire en I-32, des maximes en
I-31 et II-32 voire en II-5 y introduisent en tout sept aphorismes ;
d’autres formes brèves participent à la genèse aphoristique : la thèse logique
« A=A » en 1421 la devise philosophique « Nur für
Schwindelfreie ! » constituent des titres explicites ; le
proverbe ,« Grattez un peu le vernis : sous le Russe vous trouverez
un Tatar » en I-22 forme une manière de titre bien qu’il ne soit stricto
sensu que les premiers mots de l’aphorisme. À l’origine donc,
Chestov reste doublement fidèle à l’aphorisme entendu au sens classique –
puisque sa forme brève consiste en textes courts et intitulés parfois à l’aide
de divers types phrastiques. Dans (11), ces deux fidélités ont cédé à un désir
supérieur d’affranchissement vis-à-vis de la tradition, visant à exprimer avec
un minimum de variations stylistiques le maximum de pensée, pour
que le lecteur ne fût pas seulement sensible à la forme. Chestov semble avoir
renoncé aux effets stylistiques pour éviter les contresens suscités par son
extrémisme aphoristique.
Alors que les trois formes brèves que nous venons de
décrire relèvent d’une écriture finement ciselée et nettement fermée, les
fragments se définissent comme une œuvre brisée, incomplète et ouverte –
d’une brisure fortuite dans le cas de l’œuvre fragmentée, voulue dans
celui de l’œuvre fragmentaire, dont Pierre Garrigues (Poétiques du
fragment, Paris : Klincksieck, 1991) dévoile les contradictions. Aussi
ne saurait-il faire de doute que l’écriture chestovienne ne relève de
l’aphorisme et de lui seul. Ce dernier terme doit cependant renoncer
définitivement à certains sèmes qu’il continue de posséder dans son acception
classique.
Ainsi de la concision. Chestov relie d’emblée sa
pratique de l’aphorisme à celle de la brièveté strictement quantitative (4)
possède des aphorismes de deux lignes seulement ; le plus long comptant
environ six pages, dans la deuxième partie. Or ce mouvement d’extension
quantitative se retrouve, non plus de partie à partie mais de livre à livre,
entre (4) et (5) : les aphorismes les plus courts de (5) s’étendent sur
une page. Mêmes remarques de (6) à (8) les deuxièmes séries d’aphorismes en
comportent de plus longs – de 5 lignes à une page et demie pour le
préambule, d’une demie page à 4 pages pour la première partie ; (8)
atteint un record en longueur – la première partie comporte des aphorismes
d’une demie page à 7 pages et la seconde, d’une page à 19 pages. Tout se
présente comme si Chestov osait peu à peu se départir de l’association
traditionnelle qui voulait que l’aphorisme fût un texte court. Audace faite
progressive pour son lecteur, de partie à partie ; de même que pour
soi-même, de livre à livre. Mais un certain maximum semble atteint avec ces 19
pages ; et les aphorismes postérieurs resteront en deçà de cette limite.
On note même un relatif retour à la concision de (8) à (9) puis de (9) a
(11) : le minimum observé passe d’une page à 8 lignes, puis à 4 seulement.
Ainsi de l’indépendance de chaque aphorisme. Notons
d’abord que la comparaison des parutions séparées et des éditions originales
révèle que Chestov, même s’il introduit des divisions, absentes du livre
correspondant, à l’occasion de publications en revue, conserve souvent l’ordre
dans lequel sont distribués les aphorismes et que l’on peut tenir, sans trop
s’aventurer, pour celui même de leur création[23].
Mais ordre des aphorismes ne signifie pas progression raisonnée ni consécution
logique. Là réside justement le facteur discriminant ultime cidre aphorismes et
discursivité traditionnelle. Non seulement le lecteur doit d’un aphorisme
l’autre sauter du coq à l’âne, mais il peut se faire aussi que l’aphorisme
suivant prolonge la réflexion du premier ! Autrement dit, ordre des
aphorismes ne signifie pas non plus désordre a priori. Simplement le
lien entre aphorismes manque : inexistant, caché, logique ou répétitif.
Que le lecteur ne se croie donc pas contraint de refermer le livre après chaque
aphorisme lu ; il lui est loisible de choisir un rythme lent ou leste de
lecture – même si celle-ci est tout sauf un progrès objectif libre
d’espacer les aphorismes (d’ailleurs pour cela isolés de blancs[24])
comme autant d’exercitia spiritualia. La numérotation des aphorismes
contredit encore leur prétendue stricte autonomie seules « la philosophie
et la théorie de la connaissance » ne se soumettent pas à l’ordre
numérique, peut-être par fine ironie, comme si Chestov refusait pour l’occasion
de laisser seulement planer le doute sur la vraie valeur du numéro qui désigne
en propre chaque aphorisme : ce numéro (à la différence du nombre) montre
à la fois la spécificité qualitative des textes – que l’on ne pourra
jamais subsumer sous des lois telles que « deux fois deux font
quatre » -, et une seconde dimension dans l’usage du chiffre. Plus que
simplement inscrit dans un recueil, l’aphorisme chestovien appartient à une
série, elle-même irréductible à une arithmétique.
Nous en conclurons donc que la forme brève chez
Chestov relève effectivement de l’aphorisme en tant que notion moderne
relativement indépendante de l’exigence de brièveté quantitative (condition non
nécessaire ni suffisante) et relevant d’une disposition spécifique (ni
strictement discursive ni purement aléatoire). Cet aphorisme chestovien se
définit comme un texte ou numéroté ou titré ou à la fois numéroté et titré, de
dimension moyenne[25]
inséré dans un groupe plutôt important de textes[26]
identiques ou similaires formellement, jamais liés déductivement mais, parfois,
thématiquement, et dont l’ordre est donné – groupe constituant la partie[27],
d’un livre, présentée avec ou sans titre[28],
sans introduction[29]
ni conclusion. Définition qui pourrait encore être affinée[30],
mais dont il faut préciser, pour rester dans le cadre de ce travail, la portée
littéraire et la valeur philosophique.
*
III. - À l’origine de la forme brève chestovienne
L’aphorisme chestovien, ainsi délimité dans le temps
et défini dans ses traits sémiques essentiels, pour être spécifique ne s’en
inscrit pas moins, sinon du point de vue génétique, en tous les cas du point de
vue historique, dans une tradition philosophique[31]
de la forme brève Nous retendrons particulièrement six penseurs[32]
que Chestov évoque souvent dans ses œuvres ou ses entretiens, à qui il montre
un profond intérêt et qu’il entoure toujours d’un respect significatif. Ce sont
dans l’ordre chronologique : Héraclite pour l’Antiquité[33] ;
Pascal et La Rochefoucauld pour le XVIe siècle ; Schopenhauer,
Werkegaard et Nietzsche pour le XIXe. L’on y préférera l’ordre dans
lequel a évoqué ces grands noms dans ces œuvres[34] :
Nietzsche d’abord, puis Schopenhauer, Pascal et La Rochefoucauld, Héraclite et
enfin Kierkegaard – mais si cette hiérarchie a le mérite de montrer que
l’aphorisme chestovien se rattache principalement à la philosophie allemande
voire à la grecque, en tous les cas plus qu’aux moralistes français, il ne
faudrait pas sous-estimer par là les ressemblances évidentes, tard découvertes[35],
entre la pratique aphoristique chestovienne et l’écriture kierkegaardienne,
bien plus nettes que l’influence d’un La Rochefoucauld, cité par exemple de
manière anonyme comme « un contemporain de Pascal »[36].
Aussi croyons-nous plus important un classement des
aphoristes ayant influencé Chestov par la fréquence de leurs mentions
nominatives. Sont cités, par ordre décroissante, dans l’œuvre de Chestov :
Nietzsche, Kierkegaard, Pascal, Schopenhauer, Héraclite, La Rochefoucauld. Nos
relevés d’occurrences étant approximatifs, la place respective de Schopenhauer
et de Pascal demanderait confirmation ; mais, comme le premier est davantage
présent dans les premières œuvres et le second date les dernières, établir une
moyenne ne présenterait guère d’intérêt. Bizarrement, les commentateurs passent
sous silence ces influences formelles à l’exception de la plus évidente sous
tous les aspects – chronologique et fréquentiel : la nietzschéenne.
Alors que Basile Zenkovski reste prudent[37]
en notant que Nietzsche « influença même, en partie, la disposition
formelle des livres de Chestov », O. Dark[38]
estime que Chestov « se tourna vers la forme de l’aphorisme à la suite de
Nietzsche ». Formulons ici deux réserves concernant la fidélité de Chestov
à Nietzsche : bien sûr, les traditions romaine et moraliste dont se
réclame Nietzsche[39]
ne se retrouvent que peu chez Chestov, qui lui accepte d’hériter des aphoristes
allemands ; à ce décalage de génération s’ajoute une divergence plus
importante au sujet de la forme elle-même. Alors que Nietzsche cède au charme
du chant[40], Chestov
n’y fait pas tendre son écriture, bien que ses lectures, pendant ses dernières
années, s’orientèrent vers les Upanishad et les Véda. Mais
revenons à nos six philosophes.
Ont-ils tous pratiqué l’aphorisme à proprement
parler ? Tous les propos d’Héraclite qui nous restent relèvent ou du
fragment ou encore de la sentence ou enfin des deux à la fois[41],
selon nos définitions. De même, on doit hésiter à attribuer aux Pensées
de Pascal un genre précis[42] :
sont-elles une apologie fragmentée ou un ouvrage volontairement
aphoristique ? Quoi qu’il en soit, il ne serait pas non plus
contradictoire de déclarer que les textes héraclitéens et pascaliens aient, en
tant que fragmentés, constitué un modèle pour l’écriture aphoristique de
Chestov. Nos autres auteurs ont tous pratiqué volontairement la forme
brève : La Rochefoucauld, la maxime dans ses Réflexions ou Sentences et
maximes morales ; quant à Schopenhauer dans les Parerga et
paralipomena ou les Pensées et fragments[43],
Kierkegaard dans son Journal parfois ou dans les
« Diapsalmata » (in Ou bien... ou bien..., I)[44],
Nietzsche dans Humain, trop humain, Aurore, Le gai savoir,
Par-delà bien et mal, Crépuscule des idoles, L’antéchrist –
tous utilisent bien l’aphorisme moderne.
Nous pouvons encore préciser ce que nous entendons par
l’influence prédominante de Nietzsche parmi ces aphoristes ; car elle
provient elle-même de l’influence prédominante d’un livre déterminé,
explicitement identifiable d’après la correspondance de Chestov avec Fondane[45] :
« J’avais vingt-huit ans quand j’ai lu Nietzsche[46].
D’abord j’ai lu Par-delà le bien et le mal, mais je n’avais pas très bien
compris... la forme aphoristique peut-être ... » – d’où il appert que
la forme brève, dans un premier temps, surprit Chestov sans qu’il en comprît
vraiment le sens ; ce n’est que plus tard qu’il put prendre conscience de
la signification du livre et relier cette signification à la forme qu’y
prennent les idées pour s’exprimer. Entre 1894 et 1905 Chestov a lentement
médité[47]
les motifs de la forme brève nietzschéenne et a commencer de pratiquer au
brouillon sa future écriture aphoristique personnelle.
Après s’être expliqué à soi-même la volonté de
l’aphoriste, Chestov a clairement expliqué son choix de la forme aphoristique,
dès la première fois qu’il l’a eu utilisée. Ainsi le lecteur de (4) se
trouve-t-il prévenu dès le préambule, dans son premier point[48].
Conçue comme défense de l’aphorisme, cette préface en constitue également une illustration.
Elle ne prend pas exactement le ton d’un manifeste mais répond de facto
à la question placée comme en exergue : « s’il convient de commencer
par justifier la forme ou bien le contenu du présent ouvrage » ; or
c’est la question formelle qui se pose le plus nettement au regard extérieur et
celle qui, tout sauf extérieure, va permettre au préfacier d’en venir au sens.
Cette priorité accordée à la forme aphoristique justifie également notre propre
démarche.
Chestov fait ensuite référence, allusivement, à la
tradition philosophique-aphoristique[49]
mais en la qualifiant – pour son lecteur russe et en tant qu’écrivain de
langue russe – d’« occidentale ». Si Chestov peut à plusieurs
égards se situer sub specie aphorismi en continuité avec une certaine
tradition européenne, il se situe pourtant en rupture, dans le même temps, avec
la tradition philosophique russe, qui tient que l’œuvre doit de par sa fonction
revêtir une forme raisonnée, systématique[50].
Or Chestov constate qu’effectivement une telle opinion condamne sans appel
cette paresse qui consiste à présenter ce qui n’est rien d’autre que des
brouillons en lieu et place du livre achevé. Chestov reprend de haut
cette condamnation et proclame alors advenue « l’ère du soupçon » et
du doute : la critique radicale des idées générales se reporte sur la
façon de les exprimer et la trouvaille des aphorismes permet de réduire à néant
ces mêmes idées. C’est dire combien aspects littéraire et philosophique se
correspondent. Telle a été du moins l’expérience du penseur, qui nous confie
ici le versant expérimental de son expression philosophique : ses essais
se succèdent jusqu’à la mort, en s’enchaînant sans progresser – filet de
fer d’un rétiaire à lancer contre la nécessité ou chapelet du désespoir[51].
Suit l’aveu des résistances personnelles que l’auteur a opposées à cette
révolution le conduisant à ne plus essayer de vivre les catégories dans
lesquelles il pensait mais à penser les catégories dans lesquelles il vivait. À la fois
préjugé et habitude, la disposition systématique des œuvres précédentes tendait
à se répéter ; mais c’est au fur et à mesure que les pensées du livre
s’écrivaient qu’apparut une véritable crise : le travail de l’écriture
devint torture, un poids insupportable pesa sur son auteur. Celui-ci pensait
bien certaines catégories dans lesquelles il vivait mais non encore sous
l’aspect de la forme. Chestov avait vécu sa première révolution
philosophique qu’il s’aperçut qu’elle n’avait été accomplie qu’à moitié et que
d’autres sacrifices s’imposaient.
D’abord ce fut la nuit[52] :
impossible de localiser le point de douleur. La difficulté stylistique semblait
désespérément superficielle, extérieure au sujet. Alors il prit conscience
qu’il s’agissait moins de travailler la formulation que d’y trouver la liaison essentielle,
si importante, entre pensée et style[53].
Or se soumettre à l’idée – imposant son plan au livre – et à la
consécutivité – maîtresse de la progression raisonnée du livre –
revenait à abandonner toute liberté de pensée Le livre canonique se révélait
transcrire les réflexions de l’auteur dans une promiscuité qui dénaturait et la
portée et le sens que l’auteur voulait initialement leur donner. En plus de
cette trahison, Chestov constate que ses propres pensées, apparues de façon
disparate, se parent, dans l’exposé systématisé, des prestiges d’un discours
rectiligne, bien agencé. En fin de compte, ce discours à la fois catégorique et
systématique détournait doublement le sens de ce que l’auteur avait à cœur
d’exprimer : une première fois à l’intérieur de chaque pensée, une
deuxième fois dans les liens entre pensées[54].
Non que cette impasse fût le lot obligé de tout un chacun ; Chestov
explique au contraire que ses propres souvenirs de lecteur le confortèrent dans
son refus de porter plus longtemps le fardeau de l’idée générale. Car celle-ci,
tapie dans la forme du discours, continue son action insidieuse et parvient,
contredisant le contenu du livre, à le discréditer. Chestov, en extrémiste,
appelle donc à lutter contre la forme reçue pour réellement vaincre les
idées reçues. Certes, l’œuvre y perdra son unité et son achèvement... Usant
alors de l’image d’un bâtiment que l’on détruit, Chestov reconnaît qu’il dut
dé-construire son livre déjà à demi écrit ; et ce contre l’avis de tous,
lecteurs comme critiques, pour qui l’écriture aphoristique représentait encore,
comme pour un regard rapide, l’aspect d’un désassortiment de pensées. Mais nier
l’enchaînement idéel logique cher à la tradition philosophique dominante[55]
impose mille contradictions – soit cela même que Chestov recherchait et ne
craignait pas : le principe de non-contradiction aristotélicien saute de
lui-même. Foin de la finition dite « extérieure », de
l’emprisonnement en des systèmes, fussent-ils fameux.
Chestov entreprend ensuite de justifier son refus de
conclure – deuxième entorse de taille que commettent les aphorismes, qui
découle de la première : l’absence de consécution implique l’absence de
conséquence(s) ; le refus de la déduction, celui de la conclusion. La
qualité que l’on nomme « savoir conclure » ne repose que sur
l’analogie. À l’image de la maison sans toit, analogique de l’existence
humaine et censée condamner toute spéculation indépendante, peut s’opposer celle
d’une maison sans foyer – sans que preuve soit administrée de la nécessité
de ces images ni de la plus grande justesse de l’une d’elles : les preuves
par l’analogie ne prouvent rien ; bien plus, nul raisonnement autre
qu’imagé ne peut militer en faveur de l’achèvement. Les aspirations de la
raison n’ont plus ici droit de cité, qui toujours ont été déçues. Le temps des
grandes espérances a passé, à l’heure où la raison se plie aux raisonnements
des sciences naturelles, elle perd le droit d’exiger de l’art quoi que ce sol.
L’art, de même que la philosophie, doit en somme oublier sa longue captivité et
réapprendre la liberté présocratique héraclitéenne. Il est bien une autre
dimension de vie que le quotidien, où certes un toit est requis pour chaque
maison. Notre âme découvrira dans les pensées inachevées, désordonnées ou
plutôt désorientés, un moyen d’exprimer les catégories dans lesquelles elle
vit ; l’avenir appartient à la faculté de connaissance, non à la
compréhension : la pensée naîtra dans l’aphorisme avec à vie, sans la capturer
dans le système.
Le premier point de cette préface, qui ne s’achève
d’ailleurs pas sur ces considérations, contredit-il les déclarations
antistylistiques dont nous nous faisions l’écho en introduction ? Faut-il
opposer la pratique aphoristique de l’écrivain aux affirmations théoriques de
ses entretiens, de sa correspondance ? Deux fois non. Le reproche majeur
adressé aux aphorismes, et qui revient tel un refrain dans les comptes rendus
de (4), est celui du manque de sérieux[56].
Citons deux témoignages de Fondane[57] –
une anecdote : « [...] un Troubetzkoï, frère d’un célèbre professeur
de Moscou, s’était vu gronder par son frère pour avoir parlé de Nietzsche, un
auteur d’aphorismes », et cette confidence de Chestov :
« Mon livre [L’Apothéose du déracinement] avait fait scandale.
J’avais osé écrire des aphorismes : c’était inaccoutumé. Ensuite, je me
suis moqué des conclusions. [...] Enfin, ça n’était pas sérieux, étant convenir
que jusque-là, j’avais été sérieux. » – où ce troisième grief n’est
pas moins important que les autres mais les résume tous en quelque sorte. Les
italiques indiquent dans les deux citations la péjoration liée au mot
« aphorisme ». Or Chestov a répondu plus tard[58]
à cette accusation précise, en donnant à l’adjectif tout son sens :
« [...] partout où l’on trouve du « sérieux », on peut conclure
presque avec certitude que le serpent est présent. » Aussi,
paradoxalement, peut-il affirmer, dans la suite, avoir trouvé « le même
grand sérieux [...] chez Kierkegaard et chez Nietzsche, Luther et Dostoïevski
[...] » Le prétendu grief fait aux aphorismes constitue donc leur
meilleure défense.
D’autres commentateurs ont jugé les aphorismes un
signe de faiblesse : deviendrait aphoriste l’auteur lassé d’expliquer ses
raisons et de lier ses réflexions... « Que le dernier livre – L’Apothéose
du déracinement – soit écrit sous forme d’aphorismes, ce n’est qu’un
signe de fatigue. Il n’y a plus l’élan de ses premiers livres – tout s’est
dispersé... »[59]
Irait dans le même sens ce fait que, du point de vue du lecteur cette fois-ci,
l’aphorisme serait décevant pour l’intelligence : « Un essai de
philosophie adogmatique est un complexe d’aphorismes cyniques et décevant pour
l’esprit humain, qui a faim d’un "système" [...] »[60]
L’aphoriste se contenterait donc de jouer avec les mots, mi-polémiste
mi-esthète : « Aphorisme, jeu d’un fleuret qui pique ou jeu rigoureux
du cristal avec ses facettes, mais un jeu – est-ce
chestovien ? »[61]
Hertsyg pose ici une question plus profonde que l’accusation de
superficialité ; mais Chestov y répond dans le courant de sa propre
correspondance : « [...] après tout, on peut, si l’on s’en donne la
peine, dire quelque chose en cinq ou six pages. Quelquefois, c’est même utile,
comme exercice de style. »[62]
Chestov, qui manifestement parle d’expérience et sans insister sur la longueur
quantitative, a donc pu parfois prendre goût à la rigueur de la concision, au
texte « où chaque mot compte et où il faut donc avoir une très bonne
maîtrise de la langue. »[63]
Cette attention formelle reviendrait à un jeu d’esthète à la pensée ne se
faisait pas précisément adéquate à la forme : « [...] nous avons
qualifié l’œuvre de Chestov de philosophico-littéraire. À la lecture des
livres de Chestov, le sentiment de satisfaction artistique va presque toujours
de pair avec le travail de réflexion [...] » déclare Razoumnik
Vassiliévitch. Ivanov, dit « Ivanov-Razoumnik »[64].
En ayant analysé la tradition philosophique de la
brièveté à laquelle se rattache Chestov, ses déclarations théoriques et l’accueil
critique qu’elles ont reçues – en réalité inexistant puisque le débat se
concentra autour de ce qu’il fallait penser de la pratique aphoristique de
Chestov, nous avons tourné autour de la question centrale : que signifie
la forme brève ? En quoi la pensée faite aphoristique se distingue-t-elle
de la pensée à l’expression canonique raisonnée ? Avant de proposer des
éléments de réponse, dressons l’état critique de la question. Sauf oubli[65],
seul Vladimir Jankélévitch s’est véritablement intéressé à la signification de
la forme aphoristique, dans un article hélas peu accessible[66]
intitulé « L’occasion et l’aphoristique » – car sa lecture l’a
conduit à la notion d’« aphoristique »[67],
plus à même de rendre la jonction des attendus indiscernablement philosophique
et littéraire. Ce grand silence des commentateurs de Chestov sur sa pratique de
l’aphorisme étonne si l’on y compare ce qui se dit sur certains thèmes
chestoviens ; ce silence se redouble symétriquement d’un grand silence des
spécialistes de l’aphorisme : Chestov semble inconnu de tous les
critiques par nous consultés, sauf de Françoise Susini-Anastopoulos[68]
qui ne fait que deux – brèves – allusions à (4)... On ne sait trop ce
qui vaut le mieux, des contresens contemporains ou de ce dédain post mortem ;
sans doute aucun des deux – d’où cet article, de réaction et de
débroussaillage.
*
IV. - L’aphorisme comme pensée de la littérature
Si la littérature est à la source de l’aphorisme
chestovien, c’est d’abord d’un point de vue biographique. L’usage de la forme
brève par Nietzsche ou, pour plus de précision, l’impression forte laissée à
Chestov par la lecture de Par-delà le bien et le mal, loin que
l’incompréhension première ne minimise son influence sur Chestov, a nécessité
chez notre auteur cette rumination voulue par Nietzsche. Début 1895 : la
lecture alors des aphorismes nietzschéens a précédé de très peu cette trop
réelle expérience du tragique, fin 1895, que Chestov évoque peu et sur lequel
la lumière n’est pas faite précisément parce que la Lumière ne peut y
pénétrer.
Début 1895 : découverte des aphorismes
(littéraires) nietzschéens. Chestov désormais rumine. Fin 1895 : Chestov
est désormais déraciné. 1895 donc[69] :
expérience du tragique, expérience de l’aphorisme dans la vie.
1899-1902 : brouillons d’aphorismes
chestoviens ; autant dire : au tournant du siècle, au tournant du
style et de la pensée aussi.
1905 : Chestov commet publiquement les aphorismes
comme autant de propos déracinés.
À travers cette chronologie,
d’autres influences tout sauf racines : Graciلn
lu à travers Schopenhauer lu à travers Nietzsche, Pascal et La Rochefoucauld,
tous auteurs de philosophie si l’on veut ou... de littérature, mais qui tous
relient décidément les deux, avec cette particularité pour la philosophie
qu’elle réfléchit l’autre qu’est la littérature. C’est ici qu’il faut noter que
la littérature devient rapidement pour Chestov un thème privilégié de ses
aphorismes.
Chestov puise dans la littérature. Des personnages,
dont il fait des exemples. Des phrases, qu’il cite. Des situations, qu’il
analyse. Pour en montrer toujours le sens tragique, sens qu’ils ont et qui
reste occulté par les lectures extensives des auteurs : cette façon de
procéder par extraction est déjà une tendance aphoristique, mais cette
chestovisation des écrivains, qui lui fut tant reprochée, notamment par
Berdiaev, attend d’être étudiée sous l’angle de la forme.
Prenons les aphorismes de (4) : arbitrairement
choisis, les trente premiers de la première partie nous suffiront. Combien
souvent il y est question de littérature ! Alors que ce n’est pas à
première vue un livre de critique sur Dostoïevski (25,30) ni sur Tolstoï
(3,17,21,25) ni sur Shakespeare (25), tous se trouvent convoqués. Toutes les
lectures (prose, poésie ou théâtre) du philosophe s’y retrouvent : Platon,
Socrate ; Musset, Pascal ; Heine, Ibsen ; Gontcharov, Hertzen,
Pouchkine, Tchekhov ; la littérature en général, l’écrivain, le lecteur,
le réalisme littéraire... Et quelle littérature ! Ni les auteurs favoris en
tant que tels, ni leurs œuvres achevées, ni la somme universelle des
œuvres : non ! Mais les travers des écrivains, mais les pensées
secrètes des lecteurs, mais quelques paroles tirées d’un ouvrage, on ne sait de
quel droit... Ces extraits, ces prises à parti ressemblent à des détournements
de sens, à la fameuse chestovisation des auteurs. Et cela ne serait-il pas
également vrai de la forme ? Sont-ils, ces auteurs, sinon aphoristes, du
moins coupables de sentences ou de maximes ? Sans revenir sur Pascal qui
laisse une œuvre inachevée, convenons que Musset a bien écrit des
comédies-proverbes, que les quelques vers de Socrate font un tout très bref...
Mais qui ne pourrait-on citer par phrases d’anthologie, en aphoriste
involontaire ? Il importe davantage de détailler ce qu’entend par littérature
les aphorismes chestoviens.
La façon dont les écrivains vivent, dont ils
parviennent à penser les catégories dans lesquelles ils vivent, cette façon est
aphorisme ; entre les aphorismes, le tragique, à la fois tu, caché et
désigné par eux. La brièveté sera le mode d’expression sincère de la solitude
propre à l’homme conscient du tragique : Kierkegaard (renvoyons à notre
épigraphe) a noté cette parenté entre le rythme de la vie et la forme
aphoristique dans une comparaison bien près de constater l’union du comparant
et du comparé. La singularité de l’existence des écrivains se montrera mieux
dans certains passages de leur œuvre, jouant le rôle de révélateurs ;
et, à un niveau différent du sens, sur le plan de la forme même. Ainsi Tolstoï
prêche-t-il selon Chestov ; et ses sermons ne sont-ils pas des maximes
réglant la conduite, c’est-à-dire presque des aphorismes ?
Chestov prend aussi des personnages fictifs pour
exemples : certains incarnent un concept, comme la vieille du conte du
poisson en or. Mieux : les auteurs eux-mêmes deviennent des héros du livre
de la vie, des personnages à part entière d’une œuvre qui serait la Nécessité,
la réalité. À preuve Socrate sur son lit de mort, connu comme personnage de
Platon, se voit comparer à Pascal et Musset. Même le courant littéraire du
réalisme se trouve personnifié et ce despote parvenu et indétrônable illustre
les habitudes difficiles à perdre. Si la littérature se fait une large place
dans les sujets des aphorismes chestoviens, n’est-ce pas, en même temps, que
les aphorismes élèvent l’œuvre philosophique de Chestov au rang du grand
style ?
D’abord, la lecture des aphorismes chestoviens est
plus agréable que celle d’un discours structuré en ce qu’elle s’adresse même au
non spécialiste : pas de présupposés souvent dans la forme la plus brève,
pas non plus de fil déductif à suivre puisqu’il ne s’agit pas de convaincre
mais de faire réagir par sympathie son lecteur, pas de conclusion enfin.
L’aphorisme recèle une force concentrée qui lui permet d’agir sur le lecteur et
de lui communiquer les catégories dans lesquelles il vit et doit penser son
existence. Le lecteur pleurera donc à la lecture de certains aphorismes, il
rira parfois, il haïra d’autres fois. C’est l’humour du coq à l’âne des
aphorismes qui fait sourire ; les situations inextricables toujours
répétés qui font se lamenter ; l’usage polémique de paroles sans fondement
qui fait que son lecteur dogmatique haïra Chestov. Redoublement non redondant
du sens par la forme, mais chiffrage sous lequel l’expérience du tragique peut
se dire.
Bref, l’aphorisme conjugue chez Chestov l’art de la
concision, celui de la répétition et celui du secret. Outre l’incompréhension
de cette part belle de la forme brève chestovienne, le souhait littéraire ou
musical de varier peut contribuer à expliquer l’usage modéré de l’aphorisme par
Chestov. Le « jeu d’un fleuret qui pique » n’a rien de sérieux pour
Hertsyg ; mais celle-ci ne sait pas si la partie se joue pour de rire ou
pour le sport ou encore si c’est un vrai duel où la vie constitue l’en-jeu. Par
l’esthétique, Chestov lutte encore contre la nécessité, qui elle ne varie pas.
L’aphorisme a le « jeu rigoureux du cristal » insensible pour
Hertsyg ; mais Chestov dirait la même chose non de la forme brève mais du
discours systématique dogmatique. Bien plus, tout le mûrissement de
l’aphoristique en Chestov est imprégné de sa découverte que la philosophie est
davantage expérience (personnelle, existentielle, tragique) qu’idée générale
(systématique, dogmatique). Et il nous semble que l’aphorisme relève chez
Chestov de quelques idées maîtresses.
*
V. - Tragique philosophie de la brièveté
Des quatre idées sur lesquelles nous voudrions
insister, deux apparaissent négatives (participant de la lutte philosophique de
Chestov) et deux, positives (traduisant le mode d’être aphoristique) ; les
deux premières concernent au premier chef l’objet du philosopher et les deux
autres, le sujet philosophant. La forme brève chestovienne s’élève d’abord
contre l’académisme structural ratiocinant, qui oppose au surgissement du
recueil d’aphorismes la notion commune d’« œuvre » :
« [...] l’espace familier du recueil, plus hospitalier et moins écrasant
que le voisinage de l’Œuvre »[70],
contredit les exigences de construction – fût-elle dialectique – qui
s’imposent par le consensus universitaire à tous les penseurs s’ils
veulent se voir reconnus. Chez Chestov précisément, « la disjonction et le
caractère non-systématique sont le régime de l’aphorisme. »[71].
Le texte du recueil d’aphorismes, à la fois ressassant et centrifuge[72],
contredit dans sa contradiction le plan mais passe outre ces deux
contradictions. Derrière l’idée de plan se cachent en réalité à la fois le
procédé de déduction et celui de totalisation : « L’aphorisme rompt
avec l’enchaînement linéaire du discours, avec la logique déductive et
totalisante. »[73]
C’est alors une pluralisation dynamique qui emporte l’aphoriste
Nietzsche : « Le texte de Nietzsche opère un mouvement de
pluralisation par rapport au discours, produit par un travail dont la
loi est l’ordre imaginaire unifiant-plurifiant de la métaphore qui, comme
schème, permet de penser l’unité plurielle du sensible et de l’intelligible, du
corps et de "l’esprit" pour dire la vie » ; ou bien
une pluralité de perspectives qui l’entourent : « L’aphorisme (de horismos,
qui signifie "limite") atteint l’horizon le plus élevé, mais un
horizon à part, éloigné (apo). Non pas l’horizon suprême parmi d’autres.
L’écriture aphoristique oppose une pluralité indéfinie d’horizons et de
perspectives, pluralité impossible à subordonner à un horizon
unique. »[74] Voilà ce
qui ouvre aussi l’œuvre chestovienne, même s’il faut faire la part des concepts
typiquement nietzschéens chez ces commentateurs.
Il existe donc un lien essentiel entre la contestation
de la dispositio académique (où le problème aphoristique apparaît en
somme par le petit bout de la lorgnette) et celle du discours entendu comme logos
cette fois – expression de la pensée raisonnante, de la raison. Comme
le note Éric Blondel : l’aphoriste « s’essaie à un discours double,
qui se subvertit par la métaphore et perd d’un côté ce qu’il construit de
l’autre. [...] Ainsi le texte, à l’instar de ce qu’il vise à signifier, est polémos
textuel-corporel. »[75]
Ou : « L’aphorisme opère souvent une telle fusion [...] dans et par
laquelle la parole se donne comme indissolublement destructive-affirmative en
un seul « mot ». L’aphorisme montre ce qu’est l’intensité du style
[...] »[76]. Pourquoi
l’aphorisme chestovien se déploie-t-il contre le raisonnement ? Sans doute
parce que « les pensées sont "des éclairs soudains », qui
suscitent l’étonnement de celui les pense, car elles viennent quand elles
veulent et non pas quand nous voulons. »[77]
La surprise peut provenir aussi de la raison elle-même, actrice ou
spectatrice : « La soudaineté disruptive fait partie de l’essence de
la pensée, même raisonnante. Inversement, un aphorisme peut suggérer tout un
enchaînement qui demeurera implicite, situé en quelque sorte dans l’espace
blanc qui sépare différents aphorismes »[78].
Chestov met pourtant l’accent sur les coups de butoir portés contre la raison
par le marteau philosophique aphoristique : l’aphorisme, écrit contre le
système, pensé contre la raison, ne fait appel au système et à la raison que
pour les convoquer au tribunal des faits, du pathos et de la pensée
libre. Or événements, sentiments et réflexions constituent la sphère de
l’existence.
On assiste alors à la double promotion – du
registre négatif au positif – de la lutte contre les évidences de la
raison à l’affirmation de la réalité existentielle, et de la lutte contre le
systématisme à l’engagement d’une communication. Anne Cauquelin[79]
décrit ces quatre pôles en constatant : « que pour saisir le
fragment, nous devons nous écarter de la logique causale, des liaisons ;
qu’il y faut un détournement catégorique, seul constitutif d’un espace
fragmentaire ; que ce détournement est d’ordre éthique, veut une légèreté
de glace et l’indifférence aux fins ; que c’est là un espace de second
ordre, où domine le vraisemblable. » Certes, Michel Cornu[80]
contredirait le fait que la lutte contre la raison soit menée par une
conscience éthique, puisque chez Kierkegaard « l’aphorisme, par sa forme
lapidaire, discontinue, traduit l’aspect brisé, l’évanouissement dans
l’immédiateté du stade esthétique. Par son allure paradoxale et brillante
souvent, l’aphorisme rend bien l’attitude de l’esthéticien sans cesse en quête
d’originalité, de non-conformisme. Il laisse place nette pour
l’imagination. » Mais Chestov en l’occurrence ne reprend pas à son compte la
théorie des stades kierkegaardiens, esthétique-éthique-religieux. Notre
citation des Diapsalmata en épigraphe ne signifie certes pas que
l’expérience tragique de Chestov soit une représentation de tragédie. Chestov
entend l’existence aphoristique sous son abord concret, non esthétique :
« L’être est un système décousu ou plutôt n’est pas un système du tout et
[l’]on ne peut que tâtonner en reconnaissant les objets les uns après les
autres dans le décousu le plus complet. »[81]
Aussi les conditions mêmes d’existence sont-elles analogiques de l’écriture
aphoristique : l’existant, étant aphoriste même sans le savoir, poursuit
sa quête de connaissance sans parvenir à rien comprendre que la forme de cet
être-là – aphoristique. Applicable à l’existence d’abord, la notion
d’aphoristique s’applique ensuite seulement au langage ; Nietzsche le
suggère[82] :
« L’aphorisme, la sentence, formes dans lesquelles je suis le premier
Allemand qui soit passé maître, sont les formes de l’“éternité” : mon
ambition est de dire en dix phrases ce qu’un autre dit en un livre... – ce
qu’un autre ne dit pas en un livre ... » Aussi le dire
aphoristique surpasse-t-il le parler – qui n’a pas d’objet
existentiel – par sa capacité à transcender les âges : c’est parce
que l’aphorisme dit la vie.
Or l’existence aphoristique se communique dans la
forme brève au lecteur, moins par l’apprentissage d’un savoir dur que grâce à
la description du sentiment personnel : « Comment développer d’une
manière cohérente, coordonnée, progressive, une description d’un sentiment qui
implique la brisure, l’arrêt, le retour en arrière, la séparation. C’est
pourquoi Kierkegaard choisit, pour cerner cette réalité, de procéder par
éclairages successifs, par tracés d’ombres, comme dit le titre. Et si toute la
première partie de Ou bien... ou bien... est faite d’essais juxtaposés,
traitant de thèmes divers, c’est que la vie esthétique dans son ensemble est
réduction à l’instant, à la succession (et non à l’organisation) d’instants
[...] »[83]. Voilà la
seule communauté que peut espérer l’aphoriste, grâce à cet « exemple
parfait de la réduplication du contenu dans la forme »[84]
qu’est l’aphorisme. Le sens de l’aphorisme est bien de donner à sentir, à
penser les catégories de l’existence, donc de s’engager dans une
communication : « Communiquer par des signes – y compris
le tempo de ces signes – un état, ou la tension interne d’une
passion, tel est le sens de tout style. »[85]
La communauté ainsi formée peut certes, comme chez Nietzsche, être fort
restreinte, puisque pour ce philosophe « l’écriture aphoristique veut se
faire comprendre seulement de ceux qui sont liés entre eux par la même
communauté d’impressions raffinées ; écarter le profanum vulgus et
attirer les esprits libres »[86].
Au contraire, chez Chestov, les trois moments ou instances[87]
qui composent le tout aphoristique (pensée, écriture, lecture) sont a priori
rendus accessibles à tous les existants, puisque le sentiment et la liberté est
la chose du monde la mieux partagée, et même si de fait certains se refuseront
à reconnaître les révélations de la mort : « [...] alors que
le texte métaphysique traditionnel oblige le lecteur à se régler sur un point
de vue directeur unique[88],
un texte tissé ou parsemé d’aphorismes ne contient pas de direction
contraignante, pas d’ordre dominant. Le lecteur doit avoir la patience et le
courage, mais aussi l’indépendance d’esprit nécessaires pour aller chercher
dans les intervalles du texte aphoristique des problèmes et des solutions possibles. »[89]
Le lecteur serait libre, actif et s’ouvrirait à lui un pouvoir illimité.
*
En conclusion, relativisons l’importance de notre
champ d’étude, ce qui est de bonne méthode. Tous les aphorismes ne traitent pas
de littérature ; tous ne constituent pas non plus des réussites
stylistiques ; surtout : Chestov n’a pas écrit exclusivement en
aphorisme. Ni avant 1905, où ses ouvrages sont de disposition
traditionnelle ; ni après l’Apothéose tout-aphoristique de
1905 : Chestov continua d’écrire de façon classique. Pourquoi ?
Est-ce une concession à la philosophie établie, aux critiques qu’il a
reçues ? Non. L’aphorisme étant anti-systématique, ne peut justement pas
se dresser en « désordre établi » – ce qui serait encore un
ordre. L’aphorisme participe de l’antirationalisme de Chestov : ni
désordre préétabli à la raison (une folie), ni simple irrationalisme (un
désordre statique). C’est bien plutôt une lutte formelle livrée contre la
dispositio rationaliste, lutte livrée tous azimuts : à la place de
l’introduction (Les Grandes veilles), du corps (Potestas clavium)
et de la conclusion du livre (Les Commencements et les fins), lutte
livrée jusqu’à la mort. Comment ne pas souligner que les aphorismes sont les
derniers mots de l’œuvre de Chestov dans Athènes et Jérusalem ?
Notons en passant que beaucoup d’autres champs d’étude
littéraires s’ouvrent au chercheur convaincu que la question de Chestov
doit se voir étudier avec souci de la forme dans laquelle elle se pose. Donnons
quelques pistes de recherche intéressants parce que cruciaux : la
répétition, la citation, l’interrogation chez Chestov...
Mais nous voilà parvenus à une première définition de
la forme brève telle que la pratique Chestov. Des analyses génétiques la
préciseront qui trancheront de la période dont l’on peut dater les aphorismes
écartés de la publication et laissés à l’état de brouillons ; surtout,
connaître l’histoire de la rédaction des aphorismes aiderait à les différencier
textuellement des autres écrits, non aphoristiques[90],
de Chestov. Espérons que notre définition permette désormais de comparer
Chestov à d’autres philosophes – moins succinctement que nous n’avons dû
le faire ici –, en étudiant plus finement non seulement les sources dont il a
pu tirer parti mais aussi la réception de son œuvre. Des questions d’érudition
restent pour nous posées : à quelles dates Chestov a-t-il pu lire certains
grands aphoristes, dans quel ordre les a-t-il découverts ? Sous un double
aspect littéraire et philosophique, ces confrontations pourraient dégager
notamment le commun dénominateur des tentatives aphoristiques tut leurs meilleures
réussites, sortant ainsi les études philosophiques des chemins battus des idées
et ouvrant aux recherches littéraires le champ des œuvres de la pensée. Le dialogisme
que nous avons essayé de mener pour inscrire Chestov dans une certaine
tradition, ne reste pas figé dans le décousu ; il ne doit pas non
plus donner l’impression, aux esprits soucieux d’imité, qu’il existerait une
signification monolithique de l’aphorisme. Il semble plutôt que Chestov ait
médité auprès de Nietzsche, avec profit, les possibilités polémiques de
l’aphorisme ; et qu’il ait retrouvé après coup, chez Kierkegaard, la
fonction de communication dont il a investi sa pensée –
existentielle – de l’aphoristique.
Une double réhabilitation stylistique et philosophique
de Chestov se profile peut-être à l’horizon, malgré une récente « gêne
technique »[91] à l’égard
de la forme brève, ou plutôt grâce à cette gêne seulement univoque. Nous
ne prétendons point avoir trouvé du nouveau dans les idées stylistiques
que nous avons énoncées ; mais nous avons découvert la formulation des
pensées chestoviennes ailleurs que dans le discursif, ou plutôt sous un mode
différent : comme stylème. Sans compter que l’évolution du rôle imparti à
ce stylème aphoristique en fonction du temps, se constitue elle-même en
philosophème. Que l’on ne comprenne donc pas notre attention à l’aphorisme
comme exclusive de l’aphoristique, comme inattentive à ce fait troublant, qui
incite à ne pas surcharger de série à ne pas surdéterminer la forme brève
chestovienne ni non plus les autres écritures de la brièveté : il est peu
d’aphoristes purs, et Chestov n’en est pas ; le mode d’être aphoristique
semble imposer à l’occasion de ciseler des aphorismes et, plus souvent,
de moduler sous le discursif la voix aphoristique. Est-ce tiédeur personnelle,
ou nécessité communicationnelle ? Que l’on nous permette de renouer in
fine avec l’épigraphe en donnant l’avant-dernière réponse à
Chestov – et à la forme brève : « Notre pensée, quand elle
s’habille de mots, devient mensonge non tant à cause de l’impossibilité dans
laquelle nous serions de lui trouver une expression adéquate, qu’à cause de la
peur que nous avons de montrer l’aspect sous lequel elle nous apparaît. »[92]
Romain Vaissermann
chargé de cours à l’Université d’Orléans
[1] B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Paris : Plasma, 1982, 19.
[2] L’anecdote reparaît plus brièvement dans B. Fondane, op. cit., 43. Voir aussi les pages 68, 132, 156 (pour l’affirmation la plus extrême : « [...] le langage n’est rien, moins que rien. ») et 162 (pour le « testament littéraire » de Chestov : « Prends l’éloquence et tords-lui le cou » – adaptation d’un vers fameux de Verlaine (Jadis et naguère, « Art poétique », v. 21) : « Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! » et rappel de la pensée pascalienne sur l’éloquence, sans réhabilitation par la « vraie éloquence », si moqueuse.
[3] En voici les références : Shakespeare et son critique Brandes, SPb : Mendéleïev, 1898, noté (1) ; Le Bien dans l’enseignement du Cte ToIstoi et de Fr. Nietzsche, SPb : Stassioulévitch, 1900, noté (2) ; Dostoïevski et Nietzsche, SPb : Stassioulévitch, 1903, noté (3) ; L’Apothéose du déracinement, SPb : Obchestvennaia pol’za, 1905, noté (4) ; Les Commencements et les fins, SPb : Stassioulévitch, 1908, noté (5) : Les Grandes veilles, SPb : Chipovnik, 1910, noté (6) ; Sola fide [1914], Paris : Y.M.C.A.-Press, 1966, noté (7) ; Potestas clavium, Berlin : Skify, 1923, noté (8) ; Sur la balance de Job, Paris : Sovrémenniya Zapiski, 1929, noté (9) ; Kierkegaard et la philosophie existentielle [en français], Paris : Vrin, 1936, noté (10) ; Athènes et Jérusalem [en français], Paris : Vrin, 1938, noté (11).
[4] N. Baranoff-Chestov, Vie de Léon Chestov, t. 1, Paris : La Différence, 1991, 43.
[5] Pour rester dans le cadre de cette étude des éditions. Mais N. Baranoff-Chestov (op. cit., 82-83) suit l’appréciation de Pavel Grigoriévitch Kalinine, grâce à qui l’on peut dater de la période 1899-1902 l’apparition de l’aphorisme dans les brouillons de Chestov – brouillons repris pour le livre de 1905.
[6] Attention aux rééditions consultées ! L.G.U. (Léon Chestov, Apothéose du déracinement, t. 2, SPb, 1994, 91), Renaissance (Léon Chestov, Œuvres choisies, Moscou, 1991 387) et Vodolei (Léon Chestov, Œuvres en deux tomes, Tomsk, 1996, 59) oublient toutes de noter le début du véritable aphorisme n° 84 et aboutissent, pour le dernier, soit à 121 soit à 124 !
[7]
B. Fondane, op. cit., 119.
[8] Les trois premiers livres s’opposent formellement au reste de l’œuvre ; nous sommes plus proche de Fondane (op. cit., 26), qui en guise de périodisation oppose un premier Chestov « angoisse, fiévreux, batailleur » dans (2) et (3) à un second, « railleur, cynique, immoraliste » dans (4) et (8), que d’André Désilets (Léon Chestov. Des paradoxes de la philosophie, Québec : Éditions du Beffroi, 1984, 169-170) qui affirme suivre Boris de Schlœzer en distinguant deux Chestov : l’un ayant écrit (2), (3) et (4) ; l’autre, (8), (9), (10) et (11).
[9] En accord avec le sous-titre proposé par la traduction française de cette partie (Léon Chestov, Les Commencements et les fins, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1987 ; trad. par Sylvie Luneau et Schlœzer).
[10] Dans la préface et la première parte des Grandes veilles (Lausanne : L’Âge d’Homme, 1987 ; trad. par S. Luneau et Nathalie Srétovitch).
[11] Est-ce pour cette raison, entre autres, que N. Baranoff-Chestov déclare (op. cit., 148) que « ce livre est plutôt philosophique que littéraire » ?
[12] Voir en particulier l’aspect cyclique des deux parties dans (4) : le vers « Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ! » (« Trop fragmentaires sont et le monde et la vie ! » – célèbre exclamation de Heinrich Heine dans Die Heimkehr [Le retour], LVIII [1824-1825], voir dans Sنmtliche Werke, band 1/2, Hambourg : Hoffmann und Campe, 1975, 938) et l’avertissement choisi pour devise « Nur für Schwindelfreie » (« Seulement pour ceux qui n’ont pas le vertige ») constituent chacun à la fois l’épigraphe et la chute de leur partie. Anne Cauquelin (Court traité du fragment : Usages de l’œuvre d’art, Paris : Aubier, 1986, 107) note « qu’il nous faut renoncer à l’illusion d’une chaîne temporelle en succession ; que de commencement et de fin il y a seulement reconstruction après-coup ; que le temps du fragment est circulaire. »
[13] Nous suivons N. Baranoff-Chestov qui nomme ces textes ainsi (op. cit., 163 & 173).
[14] Chestov lui-même a parlé (cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 361 [1926]) d’une deuxième partie « écrite sous forme d’aphorismes » [traduction revue par nous]. N. Baranoff-Chestov a donc raison (op. cit., t. 2, 43) contre les Sovremenniya Zapiski (nos 13 & 15, Paris, 1922-1923), qui appellent « chapitres » ces aphorismes dans leur édition préoriginale. Okno reste neutre pour sa part (nos l & 2, Paris, 1923).
[15] Pour ces distinguos, voir les ouvrages suivants :
Bernard Roukhomovski, Lire les formes brèves, Paris : Nathan,
2001 ; Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris : Hachette,
1992 ; Ralph Heyndels, La Pensée fragmentée, Bruxelles :
Pierre Mardaga, 1985. En allemand, consulter au choix : Harald
Fricke, Aphorismus, Stuttgart : Metzler, 1984 ; Harald Krüger,
Studien über den Aphorismus als philosophische Form, Francfort :
Nest Verlag, 1956 ; Gerhard Neumann (sous la dir. de), Der Aphorismus,
Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976.
[16] Pierre Larousse (article « Aphorisme » de son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 15 vol., Paris, 1865-1876 et 1878-1880 pour les deux suppléments) notera encore, en lexicographe, que c’est « spécialement dans les sciences pratiques, dans les arts, politique, jurisprudence [e. g. De regulis juris du Digeste, Legum delectus de Domat], hygiène [Aphorismes de l’École de Salerne], médecine, agriculture [du De agri cultura de Caton aux excerpta byzantins], etc., que le mot aphorisme doit être employé. »
[17] Urs Meyer, « Des moralistes allemands ? La naissance de l’aphorisme dans la littérature allemande et la réception des moralistes français au XVIIIe siècle », dans Marie-Jeanne Ortemann (sous la dir. de), Fragment(s), fragmentation, aphorisme poétique, Nantes : Centre de Recherches sur les Identités Nationales et l’Interculturalité, 1998, 147-156.
[18] On note donc un retour du non-systématique, ou plutôt la constatation qu’il y a du non-systématisable. La perspective historique que croyait entériner Larousse (« On peut remarquer que, pour les divers ordres de connaissance, la forme aphoristique précède, doit naturellement précéder la forme systématique ou scientifique », loc. cit.) se trouve renversée – ce que certains lecteurs contemporains de Chestov ne comprenaient pas, au témoignage de Hermann Lovtzki (Léon Chestov d’après mes souvenirs, texte inédit, aux pages 20-21 citées par N. Baranoff-Chestov, op. cit., 88) : « Un écrivain russe des plus éminents dit à Chestov : "je vous aurais compris si vos livres avaient paru dans l’ordre chronologique inverse – d’abord, L’Apothéose du déracinement puis Dostoïevski et Nietzsche et après Shakespeare et son critique Brandès. Même à présent, presque tous les critiques et écrivains pensent la même chose." »
[19] Larousse (loc. cit.) se montre sensible à cet aspect : « Les aphorismes sont de petites synthèses résultant de l’expérience ; les axiomes appartiennent à la raison » ; ce qui s’accorde aux deux premiers points de la préface à (4) et à la conception nietzschéenne de l’aphorisme (cf. Alexander Nehamas, Nietzsche :life as literature, Cambridge [Mass] : Harvard University Press, 1985 ; éd. fr. : Nietzsche : la vie comme littérature, Paris : P.U.F., 1994, 28).
[20] Notre critère provisoire étant le détachement du
texte, que produisent dans (4) l’espacement des caractères – équivalant
les italiques français –, l’usage du tiret séparateur ou la concision extrême
du premier énoncé. Les aphorismes de la première partie de (4), pour la
plupart, ne possèdent pas de titre ; au contraire, ceux titrés et ceux non
titrés s’équilibrent en nombre dans la deuxième partie. Dans (5), les 11
aphorismes sont titrés Les derniers de l’œuvre entière à n’avoir pas de titre
sont les 10 du préambule de (6) ; encore la première partie du même livre
ne comporte-t-elle que des aphorismes titrés.
Pour une approche linguistique de l’aphorisme, cette fois chez Lichtenberg, lire Hervé Quintin, « Pensées, telles une voie lactée », dans M.-J. Ortemann (sous la dir. de), op. cit., 1-15.
[21] Cinq œuvres de Chestov ont des titres qui coordonnent deux nominatifs – marque linguistique du dialogisme et de l’esprit d’opposition chestoviens (sur le « et » dans Athènes et Jérusalem, relire les premiers paragraphes de son préambule).
[22] Sont concernés les aphorismes nos 29-31-32(?)-121 de la première partie ; les nos 5-18-32-33-46 de la deuxième (respectivement notés I-29 etc., II-5 etc.).
[23] Les 52 aphorismes de (9) ont paru dans cet
ordre : les 15 premiers du livre dans le n° 13 des Sovremenniya Zapiski,
puis les 5 suivants dans leur n°15 ; ensuite les 18 avant-derniers dans le
n° 1 d’Okno et les 15 derniers dans son n° 2. L’ordre de l’édition
originale suit strictement celui-là.
Il ne pouvait guère en être
autrement pour le n° 9 titré : « Commentaire à "Entendu par
hasard" [titre du n° 8]. » Ce n’est pas le seul cas d’aphorisme
renvoyant au précédant : voir le n° I-82 dans (4) intitulé « Sur le
même sujet » – i. e. consacré à Ivanov dans le drame éponyme
de Tchekhov, et le n° I-83 qui commence par ces mots : « Il découle
de ce qui précède [...] ».
Noter pourtant l’exception des quelques « Audaces et soumissions » de (9) publiées dans le désordre du vivant même de Chestov, dans Mesures (n° 2, Paris, 15 avril 1936, 19-40) soit après l’édition originale : choix plutôt qu’extrait.
[24] Françoise Susini-Anastopoulos (L’Écriture fragmentaire, Paris : P.U.F., 1997, 45) note « l’importance capitale du blanc : il signale le fragment, et le prolonge avant d’expliquer » (ibidem, 179) : « la phrase isolée, aphoristique, attire parce qu’elle affirme définitivement, comme si plus rien ne parlait autour d’elle, en dehors d’elle ».
[25] Celle-ci pouvant aller d’une phrase de 2 lignes à plusieurs paragraphes sur 19 pages.
[26] De 10 aphorismes dans le préambule de (6) et dans la deuxième partie de (8), à 122 dans la première partie de (4).
[27] N’étant subordonnée qu’au livre lui-même, à la différence des sous-parties.
[28] Possèdent un litre : (5), le préambule de (6), (9) et (11) ; n’en ont pas : « La philosophie et la théorie de la connaissance » dans (6) et les deux parties aphoristiques de (8). (4) possède un titre en tant que livre entier mais ses deux parties n’ont pas de titre en propre.
[29] L’introduction dans (4) ne présente que le livre dans son entier (certes tout aphoristique), rien les parties.
[30] L’aphorisme chestovien ne traite que de thèmes réputés littéraires ou philosophiques, alors que « l’hospitalité thématique du fragmentaire » (Fr. Susini-Anastopoulos, op. cit., 5) s’étend aux domaines diariste, moral, narratif...
[31] Que d’aucuns comme Fr. Susini-Anastopoulos ont appelée « transcendantale », tant « [...] le fragment [...] fait confluer littérature et philosophie [...] » (op. cit., 6 & 259).
[32] Nous écartons : l’influence de Luther, découvert
à partir de 1910 d’après N. Baranoff-Chestov (op. cit., t. 1, 141)
et qui est à l’origine de la « vénération du fragmentaire » dans le
monde moderne d’après Fr. Susini-Anastopoulos (op. cit., 4) ; les
lectures attentives de Heine et de Gœthe ; enfin, la proximité formelle
des Carnets du sous-sol de Dostoievski, admirés de Chestov.
La forme brève chestovienne ne descend pas des Propos de table (Tischreden ou Colloquia mensalia) de Luther (lu surtout en 1913), ni des apophtegmes des Pères de l’Église ni des lógia [lَógia] de l’Évangile. Mais, hors de cette veine religieuse de la brièveté, Chestov se livre à une lecture notablement aphoristique de la Bible : nul n’a encore étudié toutes les implications théologiques de la sélection des citations que Chestov fait du Livre.
[33] Notons que Chestov parle des « aphorismes »
(« aforizmy ») de Nietzsche (Œuvres choisies, Moscou :
Renaissance, 1993, 100) mais des « sentences »
(« izretchéniya ») chez Héraclite (Œuvres en deux tomes,
t. 1, Moscou : Naouka, 1993, 375) ou encore chez Antisthène (ibidem,
t. 11, 164).
Mais la situation
terminologique russe vaut en complication celle du français ou de l’allemand,
avec de sournois décalages entre langues. Les équivalences suivantes servent de
repères : « formule brève » (générique) =
« izretchéniyé » ; « sentence » =
« sententsiya », « maxime » – « maksima » et
« aphorisme » – « aforizm » (le mot, orthographié
alors « aforism », apparut au XVIIIe s.).
Si le Dictionnaire de la langue grand-russe vivante de Vladimir Dal’ (4 vol., SPb-Moscou : Coopérative Wolf, 3e éd. consultée : 1903-1908), suivant l’usage de son temps, définit l’aphorisme par la sentence, le Dictionnaire des termes de critique littéraire de L. I. Timofeïev et S. V. Touraïev, (Moscou : Prosvechtchéniyé, 1974, art. « Aphorisme » ; c’est nous qui traduisons), malgré une conception restrictive de sa longueur, définit avec justesse l’aphorisme comme « Une pensée d’auteur, de portée générale et profonde, exprimée sous une forme laconique et ciselée, se distinguant par un jugement expressif et surprenant. Pas plus que le proverbe, l’aphorisme ne démontre ni n’argumente ; mais il frappe l’esprit par le tour original de sa formulation. Le secret du charme de l’aphorisme réside en ce qu’il en di plus qu’il n’y paraît immédiatement. Son véritable sens ne se découvre qu’à la réflexion »
[34] Nous ont aidé les précieux indices fournis par
André Désilets (op. cit., 209-252) et par M. A. Pylaïev (Léon Chestov, Œuvres
en deux tomes, t. 2, Moscou : Naouka, 1993, 552-558). Il faut
compléter ces informations par les détails donnés par N. Baranoff-Chestov (op.
cit.). Ils permettent d’établir que Chestov a lu Nietzsche dès 1894
(t. 1, 37-45), a étudié en 1918-1919 seulement (t. 1, 190)
Héraclite – qui sera cité à partir de (7) ; mais ils n’apportent rien
de nouveau en revanche sur Schopenhauer cité dans (2) et lu probablement peu de
temps auparavant, ni sur Pascal ou La Rochefoucauld, tous deux nommés (Léon
Chestov, Œuvres choisies, Moscou : Renaissance 1993, 344 & 359)
dans (4) et dont il est question tard seulement dans la biographie (t. 1,
251).
Attention : Chestov a confondu dans (2) les noms de Henri Lichtenberger et de Georg Christophe Lichtenberg (Œuvres choisies, Moscou : Renaissance, 1993, 102 & 148) – ce qui a trompé André Désilets dans son index !
[35] En 1928, selon N. Baranoff-Chestov (op. cit., t. 2, 25).
[36] Voir, dans (4), l’aphorisme n° I-26.
[37] Basile Zenkovski, Histoire de la philosophie russe, t. 2, Paris : Y.M.C.A.-Press, 1950, 321 (nous traduisons). La traduction de Constantin Andronikoff (t. 2, Paris : Gallimard, 1954, 340) s’éloigne de l’original : « Il [Chestov] a sans doute subi de nombreuses influences, et d’abord celle de Nietzsche (dont on retrouve la marque même dans son style). »
[38] Dans ses « Commentaires » à Léon Chestov, Œuvres choisies, Moscou : Renaissance, 1993, 479 (nous traduisons). Vladimir Jankélévitch est bien plus précis en affirmant (« L’occasion et l’aphoristique », Bulletin de la société philosophique de Bordeaux, n° 99, 1975, 12) sans ambiguïté que Chestov « a aussi écrit des aphorismes, pas pour singer Nietzsche ni pour imiter qui que ce soit, ni même Gracian [...] ».
[39] E. g. in Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 1 ou chez Michel Haar in Par-delà le nihilisme, Paris : P.U.F., 1998, 180. Jankélévitch estime pourtant : « La raison pour laquelle Nietzsche s’est exprimé dans la forme aphoristique, c’est Graciلn lu dans la traduction allemande de Schopenhauer. » (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11).
[40]
Voir M. Haar, op. cit., 196-197.
[41] Complication que rend possible seul le caractère fortuit de la fragmentation : c’est justement que Fr. Susini-Anastopoulos (op. cit., 5) qualifie l’écriture aphoristique de « contre-fragmentaire ».
[42] Même si le fragment constitue un non-genre en tant qu’il sanctionne et veut dépasser la triple crise qui frappe l’écriture à l’ère moderne – les notions d’œuvre, de totalité et de généricité paraissant périmées ; voir sur ce point Fr. Susini-Anastopoules, op. cit., 2.
[43] Son livre Aphorismes sur la sagesse dans la vie étonne certains commentateurs parce qu’il ne se composerait pas d’aphorismes ; mais il est clair que le titre ne désigne pas la forme mais la matière de sa réflexion.
[44] Vladimir Jankélévitch est plus large (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11bis) : « Les Miettes philosophiques sont un discours dans lequel il y a une aphoristique latente. Ce ne sont pas des aphorismes, mais l’esprit est malgré tout dans une certaine mesure aphoristique [...] ».
[45] B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., 148-149.
[46] Étrange ressemblance avec Plotin : « Jusqu’à l’âge de 28 ans, il ne faisait que changer de maître, n’arrivait pas à en trouver un qui lui convienne. À l’âge de 28 ans, il l’a trouvé, mais pas un homme ordinaire, quelqu’un qui était porteur de son métier. Il n’a commencé à écrire même qu’à 50 ans » – note Chestov à l’intention de sa fille Tatiana (cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., 226 [1926]).
[47] Par cette interprétation même dont parle Nietzsche dans La généalogie de la morale (trad. par Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1971, 17) : « Un aphorisme, si bien frappé soit-il, n’est pas “déchiffré” du seul fait qu’on le lit ; c’est alors que doit commencer son interprétation, ce qui demande un art de l’interprétation. [...] Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre est nécessaire, que l’on a parfaitement oubliée de nos jours [...], une chose qui nous demanderait presque d’être de la race bovine et certainement pas un “homme moderne”, je veux dire : savoir ruminer... »
[48] Il serait bon que le lecteur se reporte à ce préambule, dont l’on nous permettra de donner ici mi-paraphrase mi-glose.
[49] Celle même dont nous avons tenté de dégager les
maillons principaux, ou du moins ceux qui expliquent l’adoption de la forme
brève par notre auteur. Au-delà des influences ou des héritages revendiqués,
nul n’a encore comparé les formes brèves de Rozanov et Chestov.
Dans Esseulement (SPb : Souvorine, 1912), Mortellement (SPb : compte d’auteur, 1913) et Feuilles tombées (SPb : compte d’auteur, 1915), Basile Rozanov a pratiqué une forme brève faite de notes, qu’il compare à des « exclamations inattendues » ou, plus souvent, à des « feuilles tombées ». Il voyait en la brièveté la forme philosophique par excellence.
[50] Voir la confidence à Fondane (Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., 119) : « Mon livre [L’Apothéose du déracinement] avait fait scandale. J’avais osé écrire des aphorismes : c’était inaccoutumé. » Dans une vision plus générale, M. Haar (op. cit., 182) parle ainsi des conceptions esthétiques nietzschéennes : « Le “bon style” devra agir à contre-courant des tendances grégaires et métaphysiciennes qui habitent tout langage, renverser et briser ces tendances, qui sont intrinsèquement réactives, nihilistes. »
[51] Ces essais ne répudient pas complètement les moyens discursifs – fait qui contredit littéralement cette préface mais (nous le verrons plus loin) pour une fidélité en esprit, supérieure.
[52] Jankélévitch (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 12) dit que Chestov écrivait par aphorismes « [...] parce que le philosophe est dans la nuit [...] et qu’on ne peut que tâtonner en reconnaissant les objets les uns après les autres dans le décousu le plus complet. Dans cette nuit et ce décousu, le seul lien, c’est l’obsession, c’est de revenir à un seul thème [...]. »
[53] Ou entre pensée et texte selon l’analyse d’Éric Blondel appliquée à Nietzsche (Nietzsche. Le corps et la cité, Paris : P.U.F., 1986, 35) : « Le texte est ici défini comme écart par rapport au discours entendu comme ensemble signifiant tendant vers une liaison univoque, fixe et convenue, entre signifiant et signifié, liaison réglée par un code qui, explicitement ou implicitement, peut se repérer à l’intérieur même du discours ».
[54] C’est pourquoi à l’étude des aphorismes opposés aux
écrits systématiques, il conviendrait d’ajouter une étude interne du mode
d’expression aphoristique par rapport au discursif.
Étude à laquelle pense
Jankélévitch quand il écrit (« L’occasion et l’aphoristique », op.
cit., 11) : « La philosophie aphoristique est le langage et le
discours de l’occasion, si on peut dire encore un discours. »
Étude enfin qui pourrait analyser le bien-fondé de ces mots « berdiaéviens » de Schlœzer (Boris de Schlœzer, « Lecture de Chestov », préface à La Philosophie de la tragédie. Sur les confins de la vie, Paris : Flammarion, 1966, 9) : « [Chestov] réussit dans les œuvres de la maturité – L’Apothéose du déracinement, Sur la balance de Job, Potestas clavium, Athènes et Jérusalem – à incarner une attitude non pas irrationnelle mais radicalement, agressivement anti-rationnelle dans une parole discursive [...]. Le discours paraît toujours “raisonnable”, logique, alors même qu’il énonce des choses totalement déraisonnables, illogiques ; il fait paradoxalement appel à notre raison et cela, au moment même où il s’acharne à ruiner sa domination. »
[55] Chestov (cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 2, 107 [1931] ; traduction revue par nous) la désigne par l’image de la route principale : « Les élans d’une pensée libre, s’il s’en trouve, quittent la grand-route de la philosophie : voyez Pascal, Nietzsche, Dostoïevski, Kierkegaard. »
[56] Cf. Fr. Nietzsche (La généalogie de la morale, op. cit., 17) : « [...] la forme aphoristique de mes écrits présente une difficulté : de nos jours on n’accorde pas suffisamment de poids à cette forme. »
[57] B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., respectivement 68 & 119.
[58] Cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 2, 125 [1932].
[59] Eugénie Hertsyg (Souvenirs, Paris : Y.M.C.A.-Press, 1973, 99-116) citée par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 90.
[60] Alexeï Rémizov (version française d’un article paru à Voprossy jizni, n° 7, SPb, juillet 1905, 204) cité par B. Fondane (op. cit., 181). Noter que Chestov (ibidem, 119) tient ce texte pour « le seul article aimable » qui ait paru à l’époque de (4). Le texte russe semble moins négatif que sa version française (c’est nous qui traduisons) : « Un essai de Philosophie adogmatique est une réunion harmonieuse d’aphorismes propres par leur cynisme à irriter l’esprit, l’esprit que l’on ne nourrit pas de kacha mais à qui l’on doit offrir un "système", une "idée élevée"... »
[61] Cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 90-91.
[62] Cité par B. Fondane, op. cit., 53.
[63] Au cours d’une mise en garde de Chestov (citée par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 225-226) destinée à sa fille Tatiana qui entreprenait une traduction de (4) et à qui il déconseille de traduire des aphorismes.
[64] L. Chestov, Sur le sens de la vie, SPb : Stassioulévitch, 1908, 162-255 (traduction revue par nous). Cf. Nietzsche (Humain, trop humain II, trad. par Robert Rovini, Paris : Gallimard, coll. « Folio », « Le voyageur et son ombre », § 131, 237) : « Corriger le style, cela veut dire corriger la pensée, et rien d’autre ! – Qui ne l’accorde pas aussitôt, on ne l’en convaincra jamais. »
[65] Nous avons utilisé principalement la Bibliographie des études sur L. Chestov de N. Baranoff-Chestov (Paris : Institut d’Études Slaves, 1978).
[66] Les 16 pages de cet article paru dans n° 99 des Bulletins de la société de philosophie de Bordeaux n’ont été éditées qu’à Bordeaux en 1975, sans réédition.
[67] Notion féminine chez Jankélévitch (« L’occasion
et l’aphoristique », op. cit., 11 sqq) : « Le
discours occasionnel est une aphoristique. »
Notion que l’on retrouve au masculin chez M. Haar (op. cit., 179) : « Nietzsche écrit, semble-t-il, à la fois de façon traditionnellement discursive et déductive, et de façon non discursive, volontairement fragmentaire. Il y a chez lui de l’aphoristique dans le discursif même. » La forme brève le céderait à la « formulation aphoristique » selon É. Blondel (op. cit., 29-30) : « [...] au lieu d’une succession logiquement ordonnée de propositions démonstratives, Nietzsche propose presque insolemment des interrogations, des exclamations, des apostrophes, des dialogismes » – figures textuelles plus proches de Chestov que les ellipse, suspension, ironie et litote que Blondel mentionne également. Notre parti pris a été formel, inverse ; mais les résultats des deux approches – la nôtre étant plutôt littérale, l’autre spirituelle – sont conciliables.
[68] Fr. Susini-Anastopoulos, op. cit., 97 & 174.
[69] N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 35-36 & 45-46.
[70] Fr. Susini-Anastopoulos, op. cit., 259.
[71] Vl. Jankélévitch, « L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11bis.
[72] Comme le note Fr. Susini-Anastopoulos (op. cit., 71-72).
[73]
M. Haar, op. cit., 193.
[74] M. Haar, op. cit., 192-193. Précisons l’étymologie du mot : le grec ὅroV [hóros] signifie d’abord concrètement la « borne », le
« sillon » puis la « frontière » indiquée par
ceux-ci ; que ἀjorίzw [aphorídzô] qui vient de hóros et non de ὁrismόV [horismós], signifie donc d’abord « délimiter » au sens de
« fixer des limites » puis « définir ». La phrase en tête de
notre article oppose donc à juste titre la clôture aphoristique, ségrégative,
au troupeau, grex, réunion d’animés de même espèce : segrego,
c’est « séparer » voire « isoler » du troupeau.
[75] É. Blondel, op. cit., 43 & 46. On rapprochera cet aspect paradoxal des propos de Schlœzer cités précédemment (note 52).
[76] M. Haar, op. cit., 192. Cette notion d’intensité ne nous permet pas d’aller jusqu’à affirmer avec Anne Cauquelin (op. cit., 10) : « La séparation se fait entre deux modes de compréhension de ce qu’est l’unité. Tandis que le discursif et la raison raisonnante cherchent l’unité dans les liaisons en extension, le fragmentaire s’ingénie à la recherche de l’intensif. »
[77] M. Haar, op. cit., 180-181. L’expression citée vient de Par-delà bien et mal, § 296.
[78]
M. Haar, op. cit., 181.
[79] A. Cauquelin, op. cit., 84. L’application de ces propos à Chestov est très suggestive, même l’image de la glace pour qui serait brûlé dans le taureau de Phalaris...
[80] M. Cornu, Kierkegaard et la communication de l’existence, Lausanne : L’Âge d’Homme, 266.
[81] Vl. Jankélévitch, « L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 12.
[82] Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1974, « Divagation d’un "inactuel" », § 51, 142.
[83]
M. Cornu, op. cit., 266.
[84] M. Cornu, ibidem.
[85] Fr. Nietzsche, Ecce homo, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1974, « Pourquoi j’écris de si bons livres », 135.
[86]
A. Nehamas, op. cit., 29.
[87] Tirés de M. Haar, op. cit., 181 : « [L’aphorisme] n’est pas seulement une affaire d’écriture, mais aussi de lecture, et surtout de pensée ».
[88] L’idée générale dont parle Chestov dans (4).
[89]
M. Haar, op. cit., 194.
[90] Car comment qualifier positivement ces textes ? Sont-ils vraiment dogmatiques, systématiques ? La réponse à cette question compléterait exactement le présent article...
[91] Lire Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fontfroide-le-Haut : Fata Morgana, 1986 – livre iconoclaste et corrosif. Les « idées communes » au sujet de l’aphorisme (42-43), l’idéologie de la ruine (50), la prétendue signification des blancs (54), le manque paradoxal de cassant des fragments (60), l’inaccessibilité de l’idéal fragmentaire (70-71) y sont fermement vilipendés. Le plaisir de la lecture réhabilitera sa pleine communication (71). L’écriture chestovienne mêlée, qui tantôt est tantôt n’est pas aphoristique, peut s’expliquer, de même que la rareté de l’« écriture systématiquement fragmentée » (59) par cette notation (61) : « jamais d’exception nue : elle ne contrasterait pas ».
[92] In (8), I-14 ; c’est nous qui traduisons.