César Birotteau, marchand parfumeur ; l’argent n’a pas d’odeur

 

« je ne sais pas ce que c’est que César Birotteau »[1]

 

Il n’y a pas que Rodin qui cape Balzac en auteur décourageant. Les balzaciens d’Année en Année ont tout dit, disent tout, diront tout sur leur écrivain. Qu’ajouter à cette érudite glose ? César Birotteau même, dont l’on conçoit qu’il soit question en un tel colloque, a-t-il encore des secrets à cacher[2] ? Successeur d’un Ragon qui cache mal Antoine Caron, royaliste parce que Caron l’était, boutiquier de la Reine des roses parce que Lucien-Toussaint Piver tenait une Reine des fleurs[3] près du domicile des Balzac dans le Marais, lecteur d’Abdeker roman de Le Camus (1742, réimprimé en 1825), créateur de l’Huile comagène parce que ce même Piver – aux fioles travaillées en tout sens – était celui de l’Huile comogène, concurrent de la Pâte de Regnauld lancée en 1824 par le docteur Véron, de la Mixture brésilienne qui prétendait soigner les maladies vénériennes et surtout de l’Huile de Macassar si réelle que Klorane® vend encore aujourd’hui une crème capillaire après shampoing à l’huile de macassar des Indes[4], prenant conseil auprès du chimiste Nicolas Vauquelin, contemplateur de l’existante parfumerie de la Cloche-d’Argent, César Birotteau semble historique, trop historique. Un moment de la parfumerie parisienne. On a même recensé des non-influences, trouvant que la faillite de Bully n’a pas influencé Balzac !

César Birotteau échappe malgré tout à l’histoire factuelle, à l’histoire économique, depuis le 17 décembre 1837[5]. Un parfum de bonté sinon une odeur de sainteté émane de sa personne : même inculte et même commerçant au point de ne pas hésiter à vendre des produits sans effet, César Birotteau, c’est le bon parfumeur face aux Ragon, parfumeurs boutiquiers insensibles, et face à Popinot, fabricant et vendeur en gros. Qui dit « bon », dit « soumis à la tentation » – voyez madame Birotteau et du Tillet ! Entre marchand et parfumeur, adjoint et parfumeur (57, 63, 151), Birotteau hésite, homme de peu de flair. La question de départ : comment peut-on se trouver « adjoint et parfumeur » ? d’après les mots mêmes de Balzac devient : Birotteau n’est-il pas bien plus commerçant que parfumeur ? Dans le projet de Balzac, la chose est entendue : César est un marchant conquérant ; l’Huile de Birotteau n’aura pas lieu. Mais dans l’écriture même de notre roman, à coup sûr, connaissant les affres financières de Balzac et au vu de la décadence de la parfumerie Birotteau, l’argent – élément absorbant – efface le parfum, même si l’industrie de la parfumerie connaît un beau succès. Birotteau ne sent pas venir la catastrophe. La postérité ayant librement choisi au lieu de la complexe HISTOIRE DE LA GRANDEUR ET DE LA DECADENCE DE CESAR BIROTTEAU, MARCHAND PARFUMEUR[6], ADJOINT AU MAIRE DU DEUXIEME ARRONDISSEMENT DE PARIS, CHEVALIER DE LA LEGION-D'HONNEUR, ETC. un simple personnage central éponyme[7], que l’on nous permette de l’envisager tout aussi librement en lexicologue sous son aspect de marchand – sub specie auri (César) – puis sous son aspect de parfumeur – sub specie odoris (Birotteau) – (35, 39 « marchand parfumeur »). Entre les deux manque vraiment le flair (142 « Pillerault flairait les fripons ») !

Birotteau est-il un roman du parfum, fût-il celui de l’absence de parfum, malgré des balzaciens (et Balzac, rendons-leur cette justice !) enclins à voir dans Birotteau un roman du commerce, un roman sur la faillite, une étude de mœurs (bourgeoises)[8], un conte philosophique ? Balzac n’a-t-il pas utilisé le Manuel du parfumeur de l’Encyclopédie Roret[9] que nous refeuillèterons à notre tour ?

 

César le marchand de parfums

 

Partons de Balzac et de Birotteau pour considérer le métier de parfumeur à leur époque.

César a, comme tout commerçant, des fournisseurs, eux-mêmes « marchands » (79). Parmi eux, les grossistes, caste inférieure à l’image de grosse madame Madou, monopole de la noisette à Paris (138, 151), et les droguistes, que les débitants traitent à égalité. Ils portent bien leur nom et vendent des « drogues » (72-73 : « effet immanquable des drogues employées inconsidérément jusqu'à ce jour et inventées par d'ignorantes cupidités. »), parfois à proximité des parfumeurs (quand ce n’est pas la parfumerie qui voisine la droguerie ; 112).

Balzac décrit deux de ces droguistes : les Matifat et Popinot.

Les Matifat (76, 217), « droguistes de la rue des Lombards », fournisseurs de la Reine des roses depuis 60 ans (soit 1757-1817 !), en bonne compagnie dans une énumération mondaine qui partait des Birotteau : « Monsieur et madame Ragon, leurs prédécesseurs, leur oncle Pillerault, Roguin le notaire, les Matifat, droguistes de la rue des Lombards, fournisseurs de la Reine des Roses, Joseph Lebas, marchand drapier, successeur des Guillaume, au Chat qui pelote, une des lumières de la rue Saint-Denis, le juge Popinot, frère de madame Ragon, Chiffreville, de la maison Protez et Chiffreville, monsieur et madame Cochin, employés au Trésor et commanditaires des Matifat, l'abbé Loraux, confesseur et directeur des gens pieux de cette coterie, et quelques autres personnes, composaient le cercle de leurs amis. » Pourtant, leur goût n’est pas assuré : la femme droguiste n’est-elle pas au bal trop évidemment « reine des drogues » (218) ?

Le cas Popinot est plus complexe. Balzac prétend se documenter dans ses archives commerciales en nous produisant une « pièce justificative » : « Il s'est retrouvé, non sans peine, un exemplaire de ce prospectus dans la maison Popinot et compagnie, droguistes, rue des Lombards » (72). Pourquoi Popinot n’est-il pas dit parfumeur ? Simplement, il ne tient pas boutique. Dans un brouillon de César Birotteau, on ne trouve guère que la mention des personnages « Popinot, Colombel et Cie, créanciers »… Popinot est-il assimilé aux droguistes (378 et 380) à cause de la « réunion des marchands de droguerie » dans la rue des Cinq-Diamants (188), à cause de son adresse déterminante dans la géographie balzacienne ? Toujours est-il que – prétention indue ou juste – le brave Popinot, qui doit beaucoup pourtant à l’ancien teinturier Cunin-Gridaine, se targue fièrement que la céphalique diffère des autres « huiles de la droguerie » (base-line en 174)…

En fait, droguistes peuvent être pour Birotteau tous les collègues parfumeurs vus comme vendeurs en gros. Ainsi en est-il pour tous les parfumeurs qui divulguent l’« huile de macassar » (47, 110) importée d’Angleterre, sans l’avoir produite (puisque c’est Rowland qui produisait la « Macassar oil »). Birotteau, en tant que fournisseur, est comme un droguiste pour ses clients professionnels. Son histoire ne s’inspira-t-elle pas de la faillite de la droguerie bisontine Émonin frères, survenue en 1829 ?

Birotteau fait en effet cette confidence à sa femme : « les coiffeurs me disent qu'ils ne vendent pas seulement le Macassar, mais toutes les drogues bonnes à teindre les cheveux, ou qui passent pour les faire pousser » (55). César ne fait d’ailleurs pas qu’acheter et revendre : il produit.

 

César, « industriel de la parfumerie » comme l’écrit pompeusement du Tillet (280), fut décoré dans l’ordre de la Légion d’honneur en récompense de ses « travaux en parfumerie » selon l’expression de Claparon (187). C’est qu’il entendait dépasser le « parfum banal » de cette « eau de rose de Constantinople » (78-79) par une « double pâte des Sultanes » efficace (72), mais à l’exotisme non moins facile[10]. Cette pâte ne distingue pas les tempéraments lymphatique et sanguin pour agir sur chaque peau différemment (70, 75) : simplement, deux produits, de couleur différente (rose ou blanc), sont proposés à la vente.

Le problème est qu’un produit phare, nouveau sur le marché, l’expressif « Macassar » (111 ; G. Gengembre le rapproche de « Trafalgar »), impose de sortir une nouvelle création. Birotteau a le premier l’idée de l’huile de noisette : « J'ai fait cette découverte comme autrefois celle de la Double Pâte des Sultanes, par hasard : la première fois en ouvrant un livre, cette fois en regardant la gravure d'Héro et Léandre. Tu sais, une femme qui verse de l'huile sur la tête de son amant, est-ce gentil ? » (54-55) La fortune sourit aux audacieux. « En voyant la gravure d'Héro et de Léandre, je me suis dit : Si les anciens usaient tant d'huile pour leurs cheveux, ils avaient une raison quelconque, car les anciens sont les anciens ! » (150).

Cette gravure, offerte par Popinot (211 : « La gravure d'Héro et Léandre brillait sur un panneau dans le cabinet de César. »), conformément au souhait qu’avait César de se la procurer (149), se grave dans l’esprit des clients (260 « Tous les boutiquiers de province voulaient des cadres et des imprimés à gravure d'Héro et Léandre. ») aussi bien que de César – mais finira tragiquement, engloutie dans la faillite (365). Est-ce tout de même invention scientifique que cette trouvaille fortuite prise pour un signe du Destin ?

 

César est-il un charlatan ? Force est de répondre : oui ! Que l’huile de noisette soit bonne pour moustaches et favoris n’est rien qu’un on-dit potache, qu’un piètre racontar estudiantin, sorti de l’École de médecine et comme paré de son prestige (150). César est aussi charlatan que ces médecins à la Molière (240-241), tout juste bons à prescrire des potions somnifères (342) !

Et pourtant non. Le sérieux Vauquelin a fait de la composition et de la couleur du cheveu ses sujets d’étude[11] (113) ; et le même de proclamer l’alliance sacrée, le lien fructueux entre chimiste et parfumeur (151-152). Le cheveu fait le lien entre médecine et cosmétique, comme le soin de l’intérieur se lie à celui de l’extérieur (154). L’Académie royale des sciences se profile même derrière Vauquelin (155-156), de même que la Pâte Oxéra se réclamait de l’Académie de Médecine. L’ère du léger et du badin est close : place au progrès scientifique (195) ! Certes, l’humanité est revenue de l’ambition folle de faire pousser les cheveux (155 : la dépréciation du concurrent comme ressort publicitaire) ; mais s’ouvre le champ infini de la lutte contre la chute et le blanchiment des cheveux (154). Or il est, dans l’huile de noisette, certain principe actif, un stimulant propre (155) – que notre XXIe siècle entend nommer vitamine E. L’huile peut avoir un effet conservateur sur les cheveux (155). L’idée, c’est de l’argent : Popinot court déposer le brevet de l’Huile de noisette[12] (173).

Aujourd’hui, longtemps après ce brevet fictif, l’idée de Birotteau se voit reprendre : Philippe Huertas (Porteteny, 09700 Montaut, www.boutique-ecureuil.com). Dont voici le boniment : « La noisette est riche en sels minéraux (calcium, magnésium et vitamines E, A, C, D), qui ont une action bénéfique sur l'organisme et le système cardio-vasculaire. […] L'huile de noisette qui entre dans la composition de nos produits est une huile hydratante, cicatrisante et qui régénère les couches supérieures de l'épiderme. […] En cosmétologie, elle est très utilisée, car c'est une huile sèche : […] savonnerie artisanale (savons de 30, 100, 160 et 260 g), cosmétiques (huiles de massage, crèmes de soins, shampooings), savons personnalisés. » En effet, cette huile convient aux peaux grasses : régularisant l'excès de sébum, elle combat les points noirs et resserre les pores, pénètre bien dans la peau et ne laisse pas de film gras.

 

Pour incarner l’idée, il faut fabrique et ateliers. Balzac ne les décrit guère. Pourtant, à la simplicité du métier antérieur de César qui « fabriquait et vendait » « ou achetait pour revendre » (227), succèdent les aléas de la fabrication, au Faubourg du Temple (46, 160). Des terrains bien sûr, une baraque (69-70) ou un « atelier » (197) avec un ouvrier, le tout noblement baptisé « fabrique » (75). C’est encore peu cependant : Popinot en fera bien autre chose. Bientôt, il achètera l’ensemble et le transformera en « vastes fabriques », avec divers ustensiles (362), parmi lesquels la presse hydraulique de Livingston (47, 113, 160 ; c’était Wagner à l’origine sur le manuscrit) – un des rares objets à dérouter encore l'érudition des balzaciens !

C’est qu’il faut les éplucher, les presser avec quelque ajout (des excipients ?). Âge héroïque (173), avant que Popinot n’invente un casse-noisette (286). Et qu’il n’acquière aussi une nouvelle fabrique faubourg Saint-Marceau (368).

 

La gamme des produits vendus par Birotteau est large (alphabétiquement) : drogues, eaux, essences, huiles, pâtes, poudres (41, 62) et savons. À chaque « composition » ses spécificités d’emploi ; au parfumeur ne revenant que les justes proportions. L’eau est pour le teint, comme l’Eau carminative, surtout destinée aux femmes (48, 71), ou bien parfumée comme l’eau de Cologne (70). L’huile, comme le nom de « céphalique » l’indique, peut être pour la tête (192, 212), n’en déplaise au méprisant Gigonnet, qui parle d’« huile pour les cheveux » (331) – on ne peut s’empêcher de penser que le geste familier de César dans les cheveux de Popinot (286-287) est comme un adoubement dans cet ordre de la parfumerie. Popinot, très commerçant, précisera que son catalogue comporte aussi « les huiles de la droguerie, comme néroli, huile d'aspic, huile d'amande douce, huile de cacao, huile de café, de ricin », ajoutant à l’énumération, pour ne perdre aucun client exigeant : « et autres » ! Les pâtes sont pour les mains, à l’image de la double pâte des Sultanes créée non seulement pour les deux types de peaux mais aussi « pour les deux sexes » (53, 70). La poudre, bien entendu, convient aux messieurs : Ragon, même Ragon est poudré (178).

Mais Birotteau se souvient encore des gantiers-parfumeurs : il vend les gants (69) et tous autres « précieux objets de toilette » (340-341) – comme brosses ou peignes (cf. « Il suffit tous les matins de tremper une petite éponge fine dans l'huile, de se faire écarter les cheveux avec le peigne, d'imbiber les cheveux à leur racine de raie en raie, de manière à ce que la peau reçoive une légère couche, après avoir préalablement nettoyé la tête avec la brosse et le peigne. », 194). Mais Birotteau diversifie encore ses créations (111) : il combine eau (71) et pâte-savon (70), il invente aussi l’association huile (111) et essence (141). Mieux : il mise sur le développement futur des essences, escomptant de gros bénéfices sur les produits concentrés (142).

Quoi que l’avenir apporte aux parfums, il leur faudra toujours un emballage. La guerre économique commence à attirer le chaland par-là. Face aux fioles carrées de Macassar, qui tranchaient sur la forme ronde traditionnelle, Birotteau pense faire des fioles triangulaires voire en forme de bouteilles, pour susciter le mystère (110-111). Popinot trouve finalement un packaging en forme de citrouille ; « mirifique » s’exclame Birotteau (171-172) : rien à voir pourtant avec un triangle ni avec une bouteille (contradiction de Balzac en 258, 283 et 286 ?). Preuve est faite que l’essentiel est d’épater. Les deux hommes étaient d’ailleurs parfaitement au fait de ce qui se faisait (et, surtout, de ce qui se vendait bien) en matière de flacons et boîtes fragiles, qui remplissent la boutique (183) et portent des noms non moins mirifiques.

Vrai magasin de porcelaine que cette parfumerie que Balzac résume en trois mots : « bouteilles, cristaux et porcelaines » (42). Il n’y a pas jusqu’à la contexture du bouchon qui ne soit pensée (140), la forme des étiquettes (140) ! Ce qui nous amène aux péripéties du nom.

 

Au commencement, César hésite entre essence et huile comagène (47). Le lecteur a même l’impression qu’il ne voit pas de différence entre les deux[13] ! La dernière idée semble la bonne (55, 111-112), en dépit d’une étymologie fantaisiste (« coma » : cheveux) et qui prête à méprise avec Imogène (50). Mais – que ce soit emportement de l’écrivain qui ne voulut pas se corriger, inadvertance de César ou changement d’idée à la réflexion – « l’Huile redevint Essence » (141), phrase alchimique.

Pourtant, le jugement de Vauquelin est sans appel : Essence et comagène sont des mots qui « hurlent » (157 ; nous dirions : « qui jurent »). Le savant se fie-t-il à son oreille (est-elle bonne ?) ou bien à l’habitude qu’ont les scientifiques de baptiser, de façon originale, les découvertes du nom de l’inventeur ? Toujours est-il qu’il préfère l’immodeste Huile de Birotteau (157), aussitôt transformée par Popinot amoureux – et donc aussi galant que flatteur – en Huile césarienne (171, 173). Si l’amour resta, l’apprenti parfumeur eut vite fait de changer cette appellation, de portée purement familiale, en une très scientifique Huile céphalique (338, 374, 381), venue du publiciste Finot (192) et qui n’allait pas jusqu’au néologique comagène.

 

Même si, à la différence de Ragon (49), César ne réduit pas son activité à la sphère de sa boutique, il serait exagéré d’oublier par contre-coup cet espace professionnel. N’oublions pas le deuxième terme : « il fabriquait et vendait… » (227),et il « achetait pour revendre ». La boutique devrait constituer bien sûr un centre géographique pour les satellites que sont la fabrique (46) et la succursale (48) ; « devrait » : la faillite pointe, le déséquilibre guette.

César est un boutiquier : depuis son déménagement de la Boutique du quartier de Saint-Roch à la rue Saint-Honoré, près de la place Vendôme (68), il loue (75, 135, 362) aux Granville[14] une boutique (35, 42), une arrière-boutique, un atelier où ses ouvrières passent leur temps à « coller les étiquettes, faire des sacs, trier des flacons, boucher des fioles » (43), un magasin d’ustensiles et de contenants (42), sans oublier les chaudières servant moins au chauffage des pièces qu’à empâter le savon, à faire fondre les graisses nécessaires aux compositions (363) !

Aucun éditeur consulté n’explique à cet égard le sens technique des « mises » (96, 363) que, sans le connaître, les lecteurs pourraient facilement comprendre comme désignant des « paquets » voire des « avances » de trésorerie : il s’agit en fait, dans l’industrie, d’un grand moule, de bois ou en tôle, généralement carré et peu profond, où les fabricants de savons coulent, pour la laisser refroidir, la matière qui, aux chaudières, vient de subir l'opération de la liquidation (le terme paraît à plusieurs reprises dans le Manuel-Roret du parfumeur et se trouve défini, p. 20).

Entreprise familiale, la parfumerie Birotteau n’est pas l’œuvre d’un seul homme. Comme il y eut la belle heaumière, Constance est une « belle » (215) « parfumeuse » qui a son fauteuil au comptoir[15]. « Constance » (39), « madame Birotteau » (36), « madame César » même (68), est bien non seulement « la femme du parfumeur » (343) mais « parfumeuse » (35, 44) : elle et son mari sont les « parfumeurs » (207). Elle est même la vraie patronne : jusque dans ses nouvelles attributions auprès de Popinot, elle « tient les livres et la caisse » (377). Bien sûr, le failli y voit les mauvais jours un rôle de secrétaire-comptable (367), et doit penser honteux qu’elle tienne le ménage (345). Mais l’heure de gloire de Constance à la parfumerie de la « Reine des roses » a sonné : sa beauté l’aidait à vendre (69) ; la beauté se fane. Reste l’amour et le souvenir des premières paroles d’amour adressées par César à Constance, déterminantes : « si vous aviez besoin de parfumeries… » (66).

Caissière à la « Reine des roses », même sans faillite elle ne le serait pas restée : César voulait décharger sa femme caissière d’une partie de sa charge et embauche une demoiselle de comptoir (42). D’ailleurs, Césarine, première « rose distillée » du parfumeur Birotteau (184), devait bien aider au magasin : à quoi sinon à la vente ? Le lecteur n’en trouve à vrai dire aucune confirmation autre que cette flatterie de Popinot qui voit en « Césarine, la véritable reine des Roses, l'enseigne vivante de la maison » (95) ; elle finira pourtant hors de la parfumerie, caissière dans une maison de « nouveautés » (345). C’est sans doute grâce aux deux femmes aimées de la vie de Birotteau que ses livres s’avèrent réguliers (365), de même que c'est grâce à son gendre Popinot que Birotteau meurt presque en odeur de sainteté, en une fin qui renoue avec le succès antérieur d’une longue carrière ascensionnelle dans la parfumerie.

 

La promotion de César commença chez les Ragon : garçon de magasin (58), second commis (61), premier commis (62) à la dure. Imagine-t-on vraiment notre chevalier de la Légion d’honneur à balayer le magasin et devant la vitrine, à faire les emballages et à porter les commissions (59) ? Dure vie que celle de commis, quand il faut déménager tout le rez-de-chaussée à l’étage pour cause de bal chez le parfumeur (166) ! L’humilité face au patron est imposée, à tel point que César reproduisit la rigueur qu’il avait soufferte : « au dessert les commis redescendaient au magasin, et laissaient César, sa femme et sa fille achever leur dîner au coin du feu. Cette habitude venait des Ragon, chez qui les anciens us et coutumes du commerce, toujours en vigueur, maintenaient entre eux et les commis l'énorme distance qui jadis existait entre les maîtres et les apprentis. » (160). De quoi mieux comprendre l’électrique rencontre entre « l’ancien patron » et « l’ancien commis » du Tillet après la faillite (385). Car ce dernier, faisant pendant à Popinot, joue le rôle du mauvais commis parfumeur (83, 102), très et trop attiré par l’intéressement aux bénéfices (81).

Mais reprenons la hiérarchie d’en bas, en exceptant Virginie, la cuisinière qui ne semble pas joué de rôle dans la parfumerie (125) : Raguet est le garçon de peine de Birotteau (94-96), qui emploie d’anonymes ouvrières (43) et ouvriers (262 : s’agit-il d’une incohérence de Balzac, qui changea ici le sexe des employées ?), ainsi que trois commis. Célestin est premier commis, d’où son rôle de porte-parole des autres (165) et son étonnement devant la promotion de Popinot appelé à s’installer ailleurs (166) ; le second (234) n’est pas nommé ; Popinot n’est que le troisième commis. Viennent après les commis le patron (parfumeur en titre) puis la patronne (le vrai patron).

Dans la nouvelle parfumerie, à la « maison A. Popinot » (285) ou « A. Popinot et compagnie » (261 ; cf. 72), on trouve de nouveaux métiers : Andoche Finot est employé (ponctuellement, pour le lancement du produit : « trois mois après » il est rédacteur en chef d’un journal : 261) comme publicitaire (204) tandis que Félix Gaudissart est représentant (169, 189, 204). De l’ancienne parfumerie, le lecteur n’apprend que le nom du nouveau commerçant : « Célestin Crevel / successeur de César Birotteau » (362, 387).

 

Notre Birotteau, qui fut débitant pendant 20 ans (42) et détaillant (57), avait su acquérir de nombreux clients. Ce fut lui qui, en son temps, apprit à sa femme « la vente et le détail » de la parfumerie (69). Le métier ne comportait pas alors beaucoup de réclames. On n’allait pas chercher le client aux antipodes. Et le client n’était pas attaché à un produit particulier.

Balzac insiste au contraire sur l’émergence de la publicité : « ce luxe d’affiches, d’annonces et de moyens de publication » (71) commence à l’étiquette, s’empare de la vitrine – Popinot invente les cadres permanents (258) – et de l’enseigne jouant sur la réputation du nom ou au contraire de sa sobriété, grâce à la célébrité de l’adresse (42). Il conquiert la presse à l’aide d’encarts publicitaires (286) ou par le biais d’une publicité indirecte par le nom de Birotteau, lorsque César est célébré, mais non directement comme parfumeur (176). Les affiches « jaunes, rouges, bleues » (71) forment un nouveau drapeau du commerce international, déploient des slogans frappants comme « à bas les perruques ! » (47-48) ou un visuel plaisant comme cette miraculeuse gravure (260) dont l’on étudie soigneusement la couleur (141) et dont se couvre la France entière (368).

Car la province est également visée, ciblée (260) : « Ces articles réjouissaient l'âme de Gaudissart, qui s'armait de journaux pour détruire les préjugés, et faisait sur la province ce que depuis les spéculateurs ont nommé, d'après lui, la charge à fond de train. » (75) Il y aurait 500 parfumeurs en France, estimation balzacienne !

Gaudissart s’illustre aussi en imprimant des prospectus allemands pour le marché d’outre-Rhin (368), ce qui était le moins qu’il pût faire : Birotteau avait déjà inondé tout le « continent » (71) de sa Pâte et de son Eau. Comme aujourd’hui, il existe un marché européen, mais la publicité semble moins éphémère qu’aujourd’hui (192-194) : un prospectus de 1824 (à savoir la deuxième pièce justificative) est toujours d’actualité en 1848 !

Birotteau ne s’embarrasse pas de principes éthiques pour produire cette publicité effrénée : il justifie le faux témoignage (55) et avoue à Popinot que Vauquelin « a beau dire que toute huile est bonne, nous serions perdus si le publie le savait » (158). Par le même mensonge commercial, il abuse des recommandations telles que « approuvées par l’institut » (71).

Même si, au pire, en cas de publicité manifestement fallacieuse, une « ridicule phraséologie » peut plaire au second degré (71), Popinot dépasse Birotteau en matière de réclame (286) : une campagne formidable (259-261) démultiplie ses ventes. Pourtant, les exigences de publicitaires bohêmes (169-170) sont encore modestes en terme de salaires… Popinot a l’avantage des précurseurs.

 

Avant lui, les clients – « noble terme » (234) – étaient d’abord les particuliers, les « chalands ». Madame Madou a, de l’extérieur, le sentiment que le métier de Birotteau consiste à « marier les filles et les parfumer » (139). Birotteau ambitionne certes de soigner tous les tempéraments de peaux comme « les deux sexes » (55). Mais il préfère la qualité à la quantité, se recommandant par-dessus tout d’être le successeur de Ragon (62), lui-même ancien parfumeur de S.M. la reine Marie-Antoinette (74, où la formulation volontairement ambiguë permet de penser que c’est Birotteau lui-même qui fournit la reine). Hélas, le « barfumir » (297) César ne compte apparemment plus la famille royale dans ses pratiques mais d’autres « grandeurs », soit dans l’ordre des préséances : la princesse de Blamont-Chauvry, le duc et la duchesse de Lenoncourt, la marquise d'Uxelles, le marquis de Montauran, le comte de Fontaine, les vicomtes de Vandenesse, le baron Flamet de La Billardière. Le lecteur ne peut classer « madame de Mortsauf » (97), « monsieur de Marsay, monsieur de Ronquerolles, monsieur d'Aiglemont, enfin tes pratiques » – comme dit en 201 Constance non effarouchée.

En général, on sent que César distingue dans la clientèle les riches « pratiques » (97), plus choyés, et les « passants » (258), au nombre aléatoire et à qui l’on ne fait pas crédit. Pourtant, ce sont ces pratiques, aux mémoires plus ou moins arriérés (159), qui feront attendre en vain au parfumeur l’argent frais dont il aurait tant besoin de la page 234 à la page 239.

Birotteau n’oublie pas ses autres clients, les professionnels de la distribution. Gaudissart les comprend tous en un alexandrin : « Paraissez, parfumeurs, coiffeurs et débitants » (169) pastichant facilement, dans la veine héroï-comique, le fier Don Rodrigue (Le Cid, acte II, sc. 1, v. 1559) : « Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans ». L’énumération entend englober tout le monde, y compris les boutiquiers de France et de Navarre. Le « notable négociant » Birotteau (49) se fait bien diffuser comme fabricant par d’autres parfumeurs (43, 258).

Birotteau fournit aussi les spécialistes du cheveu : coiffeurs (55, 258) et perruquiers (258), alors que Gaudissart aura la dent dure envers les perruquiers, parlant – en connaissance de cause : il travaillait dans le chapeau ! (169-170) – d’une « littérature de perruques » (197) pour désigner tous les boniments commerciaux. Birotteau touche encore à la médecine en utilisant les réseaux des pharmaciens (195). S’agit-il enfin d’une pure plaisanterie que de fournir épiciers (195) ? Nous n’en sommes pas convaincu ; quelques-uns des accessoires de toilette, produits par César ou seulement revendus par son intermédiaire, pouvaient, traditionnellement vendus par les parfumeurs à cette époque, se retrouver sur les étals d’une épicerie : bracelets, bretelles, cure-dents, éponges de toilette, peignes…

Tous ces distributeurs sont choyés : autant leur pouvoir est sensible, autant leurs commissions sont importantes (169) – allant jusqu’à 30% par « grosses » (74 ; une grosse contient douze douzaines d’unités), voire 40 % (195). La clientèle étrangère est en ligne de mire : le commis-voyageur Gaudissart promet solennellement à Popinot : « J'irai en Italie, en Allemagne, en Angleterre ! » (170). C’est que Birotteau voit dans les cosmétiques un pur bienfait de l’humanité, à répandre donc partout dans le monde (151), même aux habitants des Indes : « il est plus naturel alors d'envoyer le produit français aux Indiens que de leur renvoyer ce qu'ils sont censés nous fournir. À toi les pacotilleurs ! », dit-il, enthousiaste de cette raisonnable reconquête, à son fidèle Popinot (111).

 

Le rejeton d’une vieille famille parisienne égale socialement, pour Balzac, Césarine la fille d’un parfumeur (96), qui ressent même qu’elle peut attirer le mépris, elle qui veut montrer à un architecte que « la fille d’un parfumeur n’était pas étrangère aux beaux-arts » (122). Nous venons de définir la position économique et sociale du parfumeur, à l’époque de Balzac peut-être mais surtout telle qu’elle se laisse voir dans le roman César Birotteau. Le drame est que César est tenté de marchander de l’immobilier. Il hésite entre vendre boutique (il veut vendre : 46) et prendre sa retraite (comme fit Ragon : 63) pour trancher, de façon inattendue, en faveur d’une spéculation foncière.

Birotteau, « gloire de la parfumerie » (187), se connaît pourtant : « j’ai du talent comme parfumeur » (49). Pourquoi se lance-t-il donc dans une « spéculation étrangère à la parfumerie » (246) ? Molineux le dit : tout est facile, « dans la parfumerie tout va comme un gant » (135). César n’est rien que parfumeur de spécialité (77, 338) et il faut ajouter : de limitation. Ne dit-on pas, du moins chez Balzac : « ignorant comme un parfumeur » (151) ? C’est ici qu’il faut poser une nouvelle question.

 

Birotteau le parfumeur a-t-il du nez ?

 

César Birotteau est une œuvre étonnante pour qui cherche les mots de la famille de « parfum », le champ lexical des odeurs.

L’un des grands problèmes de Birotteau est-il de savoir comment nommer son huile : preuve de l’importante association entre odeurs et mots.

Pourtant, Balzac emploie peu de mots courants d’usage en lien avec l’odorat, sans même parler des rares « odorat(s) », « senteur(s) », « relent(s) », « exhalaison(s) », « effluves », « émanation(s) », « remugle », « arôme(s) », « bouquet(s) », « fumet(s) », « fragrance(s) » et autres suggestions de nos dictionnaires de synonymes dont l’on ne trouve absolument nulle occurrence dans César Birotteau. Aucun de ces « onguents » non plus, aujourd’hui vieillis !

Bref, Balzac n’est pas là où l’on pouvait l’attendre. Du côté des verbes, « renifler » (hapax : « Ne renifle pas ton tabac comme fait un invalide », 182), « exhaler » (deux occurrences : « Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus doux parfums », 73 et « cette huile, qui s'oppose à l'exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave », 193 – mis à part un emploi non olfactif : « il ne faut pas danser dans un brouillard exhalé par le plâtre », 175) – le cèdent à « puer » (trois occurrences que nous allons étudier : 137, 179, 189).

On pouvait s'attendre à voir plusieurs fois César parfumer ou parfumé, ou Constance aussi bien, ou Césarine enfin. Il n'en est rien. Nous en savons plus sur les produits communs vendus en gros par Popinot (odeurs d’amandes, de fleur d’oranger, de lavande, de café, de cacao : 194) que sur ceux de César. Nous apprenons certes, et comme en passant, que les personnages font leur toilette. Est-ce par respect de la vie privé que Balzac s'arrête là ? Est-ce pour ne tomber dans la sensualité exhalée par le parfum que le narrateur se tait, non moins chaste que Birotteau ? C'est surtout parce que Birotteau est pour Balzac avant tout un boutiquier et en second lieu seulement un parfumeur. César fut génétiquement boutiquier[16] ; son trait de parfumeur est comme acquis au cours des campagnes d’écriture. Ne pas surestimer son sujet est salutaire. Cela ne nous empêche pas de faire nos relevés de lexicologue.

 

Commençons, pour s’en défaire, par le registre de la puanteur. C’est principalement des lieux qu’émanent les mauvaises odeurs. À la Cour Batave, « monument malsain » et monument de saleté, cerné de « cloaques industriels », notre parfumeur doit monter « soixante-dix pieds au-dessus du sol » – cela fait environ 23 mètres – pour trouver de l’air « pur », là où habite Molineux[17] (130). Encore est-il heureux de parvenir à un étage sain : avant même le « fétide escalier » de chez Gigonnet en revanche, au premier étage « se faisaient, dans un taudis infect, les plus belles bretelles de l'article Paris » (329).

Notre héros extrait encore ses noisettes des « marchandises puantes » – mélange peu ragoûtant de hareng, de miel et de beurre – de la grosse Madou : « Il y grouille un nombre infini de marchandises hétérogènes et mêlées, puantes et coquettes, le hareng et la mousseline, la soie et les miels, les beurres et les tulles » (137). De même fera Popinot, vendant son Huile céphalique dans « cette puante rue des Cinq-Diamants » qui, « sans air » (179), effraie tant madame Ragon, à juste titre. Balzac confirme plus loin que le brave Popinot travaille sur « une cour, entre les pavés de laquelle il se trouvait une crasse noire et puante laissée par le séjour des mélasses et des sucres bruts » (189).

Contrairement à son mari, moins sensible aux puanteurs de la ville que ne l’est notre narrateur, Constance, qui veut « faire la fermière », préférerait pour sa part vivre au milieu des bêtes, des petits oiseaux, des poulets (50), ce qui serait selon elle moins odorant que ce diable de Roguin devenu « punais » (51), c’est-à-dire, en jouant sur les syllabes, qui « pue du nez » (composition étymologique selon Walther von Warburg, Französisches etymologisches Wörterbuch, t. 9, p. 639) mais aussi qui est « puni du nez », puisqu’il a la « punaisie », cette maladie rhinologique qui peut être vénérienne et provoque un écoulement d’odeur repoussante[18].

Après les lieux et le corps, l’esprit aussi – ultime lieu – peut sentir mauvais : n’est-ce pas le cas dans l’exemple du petit rentier ? Car, « pour être éprouvée, sa nauséabonde amertume voulait la coction d'un commerce quelconque où ses intérêts se trouvaient mêlés à ceux des hommes » (126).

Passons aux substantifs. Une constatation hygiéniste s’impose : il n'y a guère que quatre occurrences de « savon(s) », que quatre savons pour nettoyer les nombreux personnages du roman ! C’est peu, surtout pour un produit phare de César à côté de la Pâte et de l’Eau : « ces deux découvertes et nos savons nous ont donné les cent soixante mille francs que nous possédons clair et net ! » (49). Souvenons-nous : le jeune Birotteau « débaucha de Grasse[19] un ouvrier avec lequel il commença de compte à demi quelques fabrications de savon ». Le savon de Birotteau ne portait de savon que le nom hyperonyme il est vrai, suivant la condamnation de l’auteur arabe du livre que César prend pour révélé : « telle pâte ou tel savon produisait un effet souvent contraire à celui qu'on en attendait, si la pâte et le savon donnaient du ton à la peau qui voulait être relâchée, ou relâchaient la peau qui exigeait des toniques » (70).

Les deux « truffes » du roman sont moins nombreuses – ne sont-elles pas rares ? – mais plus intéressantes. Dans la métaphore du cochon, César – prénom pourtant destiné à un homme d’argent – serait, si c'est de lui qu'il s'agit (et nous le pensons) à la fois celui qui sent bien la truffe (d’où l’exclamation), celui qui sent mal qu’un homme d'argent froid (voir le point final absolu) le suit et – de façon adventice – celui qui sent mauvais : « Figurez-vous un cochon qui vague dans un bois à truffes ! Il est suivi par un gaillard, l'homme d'argent, qui attend le grognement excité par la trouvaille. » (308-309). Dans l’assiette de l’infernal et chthonien Claparon, Balzac donne des truffes au cochon : « Devant le foyer à charbon de terre, le feu dorait une omelette aux truffes. » (305).

Mais ceci nous met en appétit et nous passons insensiblement à un sens autre. Foin des produits sentant bon, revenons à la senteur elle-même.

Le mot générique « odeur(s) » appartient en propre au vocabulaire de la parfumerie – les pièces justificatives au style fleuri l’utilisent deux fois (« la Double Pâte des Sultanes et l'Eau Carminative sont deux compositions opérantes, d'une puissance motrice agissant sans danger sur les qualités internes et les secondant ; leurs odeurs essentiellement balsamiques et d'un esprit divertissant réjouissent le cœur et le cerveau admirablement », 73 ; « cette huile, qui s'oppose à l'exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave », 193) – mais aussi au lexique du « peintre en bâtiments » Lourdois, qui prononce une parole lourde de sens qui s’avérera présage funeste : « On vernira pour ôter toute odeur » (175). Imprudente spéculation : le vernis de la réussite, le bal consacre une ascension au moment même où se dérobe le fonds de commerce : l’odeur, le parfum.

Ce dernier mot offre cinq occurrences mais, malgré sa riche famille lexicale, ne surpasse pas dans l’esprit de César les « odeurs » au charme scientifique. Les « odeurs » sont aujourd’hui rendues à leur neutralité axiologique ; pour Balzac, du moins à travers le personnage de Birotteau – dont maints critiques ont noté qu’il lui ressemble –, les parfums sont suspects de tromper les attentes exotiques du public. Comparons cet Orient de roman (« Il prit ce prétendu livre arabe, espèce de roman fait par un médecin du siècle précédent, et tomba sur une page où il s'agissait de parfums. », 70) ou le rêve du « bourgeois de Paris » entre tous vain (« Un poète, qui passe rue des Lombards, peut en y sentant quelques parfums rêver l'Asie ; il admire des danseuses dans une chauderie en respirant du vétiver », 78) à la rigueur raisonnante du prospectus : « L'eau de Cologne est purement et simplement un parfum banal sans efficacité spéciale, tandis que la Double Pâte des Sultanes et l'Eau Carminative sont deux compositions opérantes, d'une puissance motrice agissant sans danger sur les qualités internes et les secondant ; leurs odeurs essentiellement balsamiques et d'un esprit divertissant réjouissent le cœur et le cerveau admirablement, charment les idées et les réveillent ; elles sont aussi étonnantes par leur mérite que par leur simplicité ; enfin, c'est un attrait de plus offert aux femmes, et un moyen de séduction que les hommes peuvent acquérir. » (73-74). Un seul contre-exemple s’oppose à ce manichéisme (« Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus doux parfums, fait donc disparaître les taches de rousseur les plus rebelles, blanchit les épidermes les plus récalcitrants, et dissipe les sueurs de la main dont se plaignent les femmes non moins que les hommes. », 73) ; mais le boniment n’est-il pas de « ridicule phraséologie » ?

Le mot possède un autre emploi, secondaire mais qui n’est pas si affaibli qu’il n’y paraît. L’impertinente mademoiselle de Fontaine (202) en fait un usage pour le coup « pertinent », relevant dans la parfumerie rénovée « un parfum de bon goût qui [l]’étonne » (219).

Mais au-dessus de ce mot exotique, au-dessus même des scientifiques odeurs, conformément à la prophétie du personnage Birotteau, s’avancent les « essences », joignant le progrès technique à la part d’idéal. Est-ce superstition ? Treize occurrences se présentent, en tous les cas. César conquiert le monde des idées en rêvant de conquérir le monde temporel. Quand il s’exclame : « j'ai découvert une essence pour faire pousser les cheveux, une Huile Comagène ! » (47), le mot n’a pas encore son sens technique en parfumerie (cf. « Il débaucha de Grasse un ouvrier avec lequel il commença de compte à demi quelques fabrications de savon, d'essences et d'eau de Cologne. », 70). Il se prête même à des rapprochements phonétiques plus ou moins volontaires : « l'essence de noisettes est aussi une puissance » dans l’ordre du conscient (54) ; « cette Essence sera sans doute approuvée par l'Académie des Sciences » puis « Si ma découverte s'accorde avec les siennes, mon Essence serait achetée par les deux sexes. » dans l’ordre inconscient (55).

Mais, loin du visionnaire Hugo, César ne perçoit pas le « commencement de la fêlure ». Il tarde à réaliser son idée première, de créer le troisième terme d’une triade occulte au succès manifeste (« Cette essence n'aura pas moins de succès que ma pâte et mon eau », 111), il en change même la nature et reporte aux calendes grecques la conception d’essences fructueuses : « Après l'huile Comagène, nous essaierons de l'essence de vanille, de l'esprit de menthe. » (112). L’essence pure eût pu signifier le renflouement de Birotteau, l’huile fit la fortune d’un autre.

César se perdit en fait dans les calculs quantitatifs : « Newton ne fit pas plus de calculs pour son célèbre binôme que Birotteau n'en faisait pour l'Essence Comagène » (141) au lieu d’appliquer son intuition première. Non, il ne fallait point mélanger la vulgaire Madou (« Tout à l'heure j'étais à la Halle, chez une marchande de noisettes, pour avoir la matière première, dans un instant je serai chez l'un des plus grands savants de France pour en tirer la quintessence. », 151) et le savant Vauquelin pour qui « Essence et Comagène sont deux mots qui hurlent » (157). Non, César parle argent et non le langage de la parfumerie, son seul domaine de compétence, en dressant son plan de production : « Angélique Madou récolte, monsieur Vauquelin extrait, et nous vendons une essence » (151). César ne sait pas parler argent, puisque c’est à Vauquelin aussi désargenté que désintéressé qu’il dit : « pour lancer cette huile sous le nom d'Essence Comagène, il faut de grands fonds » (157). César paraît ici ne pas remarquer ou faire semblant de ne pas remarquer l’inadéquation entre le mot et la chose ; en réalité, il n’est pas coupable de ce défaut. Et d’expliquer qu’il doit exister « une formule pour mêler l'essence de noisette à des corps oléagineux moins chers et la parfumer » (173) de sorte que son « huile, qui s'oppose à l'exfoliation des pellicules, qui exhale une odeur suave, et qui, par les substances dont elle est composée, dans lesquelles entre comme principal élément l'essence de noisette, empêche toute action de l'air extérieur sur les têtes » (193).

Birotteau n’est pas coupable de faute technique, à preuve les « cosmétiques » qui paraissent aussi à treize reprises, doués d’un trait sémique qu’un lexicologue autre que Birotteau lancé n’aurait pas forcément perçu : « Macassar, monsieur, est un cosmétique donné, c'est-à-dire vendu et vendu cher, pour faire pousser les cheveux » (155). Vauquelin, à qui Birotteau fait la leçon (le savant employait le mot innocemment peu de temps auparavant : « L'intérieur regarde les médecins. Quant à l'extérieur, arrivent vos cosmétiques. », 154), y fera peut-être une allusion malicieuse en proposant peu après cette repartie : « Appelez votre cosmétique Huile de Birotteau » (157).

Les cosmétiques, dont le sémantisme est particulièrement trouble à l’époque de Balzac[20], semblent posséder le sème <cherté> et ne désigner que les concurrents, avec toutes les autres dépréciations que le lecteur peut inventer. Le ricanement de Gaudissart, toujours prêt à jouer sur les mots – ne cache-t-il pas « embaumer » sous « empaumer » que s’escriment à expliquer autrement les balzaciens ? – renvoie les cosmétiques dans les damnés (« En ayant leurs commissions, je puis faire boire de l'huile à leurs perfides cosmétiques, en ne parlant et ne m'occupant que de la vôtre. », 169), refusant de prier pro perfidis (voir 295).

Dans le combat des produits, l’Huile entend s’emparer des dépouilles du défunt Cosmétique : « Faille et Bouchot, qui ont manqué dernièrement [c’est-à-dire fait faillite, comme leurs noms l’indiquent], allaient entreprendre un cosmétique et voulaient des flacons de forme étrange » (172), et Popinot saisit les flacons fabriqués et que le verrier gardait sur les bras. L’impuissance signifiée dans l’aphorisme « Nul cosmétique ne peut faire croître les cheveux » (192) ne déteint-elle pas sur le sujet de la phrase ? Ici encore, le manichéisme n’est pas parfait. « La Pâte et l'Eau valaient mieux en réalité que les cosmétiques analogues » mais sont donc eux aussi des cosmétiques (75). Le mot est rachetable, sa dépréciation n’était que contextuelle, et le jeune Birotteau « demanda tout naïvement les moyens de composer un double cosmétique qui produisît des effets appropriés aux diverses natures de l'épiderme humain » (70), puis « appela ce cosmétique la Double Pâte des Sultanes » (71), tout à la ruse de « nommer un cosmétique quelconque Pâte des Sultanes, en devinant la magie exercée par ces mots dans un pays où tout homme tient autant à être sultan que la femme à devenir sultane ». Le mot reste de connotation douteuse, mais la fin bonne (vaincre des menteurs invétérés) justifie des moyens détournés (le mensonge non voulu). César n’est guère transparent : à l’accusation d’exotisme trompeur, il répondrait qu’il suit la mode de l’exotisme avec ses « Sultanes », que d’autres ont perfidement lancée ; mais ne veut-il pas lancer à son tour une mode de la noisette ? Le terme « cosmétique » est ambivalent : « si la vanité cause de grands tourments à l'homme, un bon cosmétique est alors un bienfait » (151). Mais sur la pureté prétendue de César, le cosmétique fait tâche : « [Il est tout à fait inutile d'oindre les cheveux ; ce n'est pas seulement un préjugé ridicule, mais encore une habitude gênante, en ce sens que] le cosmétique laisse partout sa trace. » (194). De Marsay ne sait pas que, en employant un vague compliment et par son jeu de mots (« Vous allez donc parfumer vos affaires de quelque vertueux cosmétique, les huiler... », 297), il allait indisposer Birotteau ; il ne peut savoir non plus que son lecteur, par déduction logique, le juge à son idiolecte et le classe irrévocablement, par ce terme précis, dans les méchants. Mais Birotteau, qui le comptait parmi ses pratiques (201), ne flaira pas en de Marsay l’« élégant » un tantinet gigolo : il le croyait un allié (298).

César, en bref, n’a pas de nez. Il prétend certes le contraire : des boutiques (soit : des expériences olfactives faites dans les parfumeries), « le plus beau de notre nez en est fait ! » (49). Mais l’analyse lexicométrique, sans appel – l’adage présente le seul emploi du terme au sens de « sensibilité au parfum » – lui dénie cette qualité : seize occurrences physiques, trop physiques, écrasent les prétentions de César à la subtilité. Caricature à la Daumier en marge du portrait élogieux de Constance, demoiselle « alors citée pour sa beauté, comme depuis le furent la Belle Limonadière du café des Mille-Colonnes et plusieurs autres pauvres créatures qui ont fait lever plus de jeunes et de vieux nez aux carreaux des modistes, des limonadiers et des magasins, qu'il n'y a de pavés dans les rues de Paris. » (65). Signe de concupiscence qui ne trompe pas au visage de du Tillet[21] : « Ses lèvres minces ne manquaient pas de grâce ; mais son nez pointu, son front légèrement bombé trahissaient un défaut de race » (83), de Roguin au nez « ignoblement retroussé » et puni par la punaisie (98-99). Le nez est un élément de description obligé, mais particulièrement expressif comme infirmité. Défilent ainsi « Madame Ragon, grande femme sèche et ridée, au nez pincé » (177), son mari « à figure de casse-noisette, où l'on ne voyait que des yeux, deux pommettes aiguës, un nez et un menton » (177), madame Matifat « coiffée d'un turban et vêtue d'une lourde robe ponceau lamée d'or, toilette en harmonie avec un air fier, un nez romain et les splendeurs d'un teint cramoisi » (217). Notons tout de même une pudique sobriété de Balzac, qui ne caractérise pas le nez du baron de Nucingen, juif : « Mais che mede eine gontission ! dit-il en effleurant son nez de son index gauche par un mouvement d'une inimitable finesse » (296).

L’hérédité perpétue les nez comme les antiques malédictions : celui de César, « nez cassé à la naissance et gros du bout », lui donne « l'air étonné des gobe-mouches de Paris » (89), moyennant croisement, s’améliore en Césarine, qui « avait le nez retroussé de son père, mais rendu spirituel par la finesse du modelé, semblable à celui des nez essentiellement français, si bien réussis chez Largillière » (122). On ne peut rêver meilleur parti pour Popinot, qui sait résister à l’adversité et travailler « d'un air joyeux, le bout du nez rouge, car il n'y avait pas de feu dans sa boutique dont la porte restait ouverte » (285).

L’appendice défectueux montre chez Birotteau le défaut mental de flair, tant et si bien que notre parfumeur doit demander : « – À quoi peut se monter la dépense à vue de nez ? » (119). Pauvre homme qui ne doute pas de l’addition ! « – Cela sera-t-il bien cher ? dit Constance à l'architecte. / – Non, madame, six mille francs, à vue de nez... / – À vue de nez ! », s’écrie, lucide, madame Birotteau (121). César fut fort mal inspiré d’avoir « pendant quelques jours empêché sa femme de mettre le nez dans les livres » (282).

 

Partant à la recherche des parfums, le lecteur ne peut qu’être déçu de sa maigre récolte. Le fait est même frappant : la « toilette », pendant laquelle les parfums se débouchent, est faite avec sentiment mais sans parfum aucun (52, 80, 181, 214, 216, 392), même dans le cas de Césarine (122-123, 149) ! Les personnages, qui ne se parfument apparemment pas, ne pensent même pas à « acheter de la parfumerie » (295) et trouverait cela idiot…

Même certaines puanteurs manquent à l’appel : le salon de Claparon (303) n’a pas d’odeur ; Molineux habite un lieu sale sans puer (311-312) ; la Vallée-aux-Loups ne parle pas aux narines, paysage morne en cela (373). À qui trouverait incohérent notre « ne parle pas aux narines », nous citons Balzac : « l’argent n’a pas de cœur ni d’oreille ! » (312) qui parodie la sagesse des nations et se permet même de la compléter.

Comment expliquer cette absence sinon par le proverbe que nous prenons comme sous-titre ? « L’argent n’a pas d’odeur » : il ne pue donc pas, il ne sent pas même bon. Mais s’il y a bien des parfums que l’on ne sent pas dans notre roman, c’est que l’argent, en plus de ne pas sentir, joue le rôle d’un élément absorbant. Autre proverbe à faire intervenir l’argent : « plaie d’argent n’est pas mortelle » (378). Matifat et les autres « anciennes connaissances » qui susurrent cette vérité à l’oreille de César failli ne sauraient se tromper plus lourdement.

Les critiques n’ont pas encore remarqué que César meurt de cesser son activité. La plaie d’argent n’est point secondaire mais primordiale : c’est elle qui enlève à « ce pauvre Birotteau » (338, 385) sa boutique, ses pratiques, sa vie. Ne lui reste que le titre d’« ex-parfumeur » (361) et – ironie du sort qui s’empresse de promouvoir le commis (Popinot – Birotteau avait connu une telle heure de gloire) et de déchoir le patron au même moment (Ragon en 63, Birotteau encore lui en 364) – d’« ex-successeur ». Ces retrouvailles comme d’outre-tombe font sursauter Birotteau : comme éternels, « les deux parfumeurs s’arrosèrent de leurs larmes » (366) et Ragon redevient bizarrement « son patron » (392). Balzac n’écrit pas, n’écrit plus systématiquement : « anciens » parfumeurs ni « ancien » patron.

S’agit-il bien d’un « ancien parfumeur » (369, 386, 397) ? Il faut le savoir pour le croire. Les parfums s’évaporent si vite ici bas… L’homme est « détruit » : « aucun vestige du parfumeur » (369). Il vieillit rapidement : « vous avez blanchi » lui dit-on à la page 376, il est « entièrement blanc » en 378 ! Ironie du sort encore : il aurait besoin sinon d’un shampooing anti-blanchiment, car le mot n’existait pas (1877), du moins d’une de ces lotions qu’il vendait.

 

Mais, dans le même temps, César est promu à la mesure de son mérite ; il devient le « vertueux parfumeur » (398 ; comme il y a eu un « parfum de vertu »), le Parfumeur de la littérature avant le jugement de la postérité, un saint patron presque.

Constance, qui sait montrer un air « pénétrant » (379), Constance qui fait un cauchemar exactement prémonitoire (35, 47, 54), est sûre d’elle : « Nous avons un instinct qui ne nous trompe pas, nous autres femmes ! » (54). Elle reste dans la parfumerie malgré la faillite. Mais elle ne patronnerait pas les parfumeurs. Elle parfume par accident.

Popinot, commerçant « dans les flammes orientales du succès » (257), Popinot qui a du flair et peut s’exclamer : « je m’en doutais » (384), Popinot même n’est que droguiste.

Mystère des innocents que ce Birotteau qui n’a jamais le flair en affaire (108) en dehors de la parfumerie ; qui ne sait aucunement, comme fait Pillerault (142), « flairer les fripons » ; qui n’a pas – comme l’a le juge d’instruction Popinot – une « seconde vue » (313) ; qui n’a pas même un seul bon odorat ; qui se trompe sur Keller croyant le convaincre (272) ; qui ne sent pas plus du Tillet que Popinot (287) ; qui ne comprend aucun banquier (301).

Paradoxe : même si le lecteur jamais ne le voit à l’œuvre (ni sa femme ni sa fille ni ses ouvrières ni ses commis !), même s’il n’a pas de flair en affaire, notre parfumeur fait faillite sans jamais se tromper en matière de parfumerie. Car il nourrissait de justes espérances financières concernant l’huile de noisette (161).

Comme les odeurs sont rares (et non précieuses) dans le roman, les quelques passages où Birotteau est entouré de parfums prennent d'autant plus d'importance. De plus, se répondant l'un à l'autre, ils se renforcent mutuellement. Birotteau n’est pas menacé d’anosmie mais bien plutôt par l’argent, qui n’a pas d’odeur.

À l'apogée de César, lors de cette fête païenne du grand bal, la musique tarde à évoquer le parfum, cet esprit du lieu ; mais l’attente crée chez le lecteur un suspens qui n’en est que plus édifié lorsqu’il lit enfin : « L’encens des prospérités fume, l’autel du bonheur flambe, un air parfumé circule ! » (224). Atmosphère épurée nécessaire à la venue des Amours, et qui seul parle directement à l’être : le vouvoiement ne s’instaure effectivement qu’après cette divine bouffée d’encens. Enfin s’exhalent « les fleurs du parterre de la Reine des roses » (238). Pourtant, cet enivrement olfactif ne dure point.

L’heure du triomphe céleste ne sonnera qu’à la mort du « Christ de la parfumerie » (Brian Nicholas), après que Birotteau aura « aspiré l’encens de son triomphe » (398), non point dans la bouche d’un ministre du culte mais lors d’une « ovation boursière » (397). L’encens grisant intervient encore à la fois quand César atteint son apogée et quand tout vacille ici-bas, non plus dans l’illusion de la réussite mais dans l’assurance d’un salut que les puissances temporelles elles-mêmes reconnaissent ! La satisfaction de l’odorat fait le lien entre la consécration professionnelle et le premier signe physiologique funeste : la fatigue (235) dans la première partie, un « rire nerveux » dans la seconde (398).

Deux mots suffisent à résumer les deux scènes, et deux aspects fondamentaux du parfum : « Élévation », « Émotion ». Ce sont les termes de Balzac pour désigner les deux passages sur un de ses brouillons de 1834.

 

*

 

En dépit du proverbe cité dans notre titre, grâce au progrès de la chimie appliquée et de la publicité, parfum et argent font bon ménage au début du XIXe siècle. Ce qui sent bon est difficile autant que rare, ce qui sent bon vaut donc cher. Alors, qu’est-ce qui cause la perte de César ?

Nous ne voulions pas signifier que le roman serait un proverbe. Seulement César Birotteau n'a pas de flair dans la spéculation et pas de flair tout court. Il est grisé. Grisé par quel parfum ?Par celui de la croyance en l’argent facile, de l’ambition si la cause est à chercher chez César, moins de l’envie suscitée par la richesse que de l’amour passionné hors d’âge si la cause est Roguin. Voilà pourquoi Balzac, dans l’avant-propos de La Comédie humaine, explique : « les infortunes des Birotteau, le prêtre[22] et le parfumeur, sont pour moi celles de l’humanité ». L’homme probe ne soupçonne pas le mal à l’œuvre, toute situation acquise comme l’amour attise l’envie chez autrui. Le prêtre était victime d’un seul homme, le parfumeur est victime de la foule urbaine « victime de la civilisation parisienne » – selon le projet de Balzac[23].

Même ayant produit et vendu savons, pâte, eau et huile, César Birotteau est un parfumeur sans parfum, et ceci même à l'ère de la parfumerie triomphante. C'est le signe que la publicité parfois ne recouvre que l'absence de tout produit. Dans le cas de la parfumerie, l'évaporation des secrets de fabrication et des degrés d'alcool est, de vrai, rapide. Mais son erreur n’est pas de songer à autre chose que le parfum. Popinot réussira, qui deviendra comte et Pair de France.

L'erreur de César fut de ne pas avoir soupçonné le mal chez les autres, la soif d’argent à tout prix, quitte à bafouer l’honneur des affaires (du Tillet), fût-ce pour assouvir ses passions érotiques (Roguin et sa maîtresse). Ce n’est donc pas la pensée pure mais la naïveté qui détermine la chute de César. Inscrivons-nous en faux contre certaines interprétations biaisées de l’exemple fourni par Birotteau, qui, au lieu d’accuser l’Argent, accusent l’Idée. La pensée, « l’idée Probité »[24] élève au contraire « Socrate bête »[25] et le rédime (369) avant de le tuer in fine.

 

Romain Vaissermann, A.M.N. (Université d’Orléans)



[1] Balzac à madame Hanska, 20-28 janvier 1838.

[2] Outre les deux préfaces d’André Wurmser (à notre édition de référence : le « Furne corrigé » de 1847, dans la pagination de l’édition Folio de 1975) et de Gérard Gengembre (édition GF-Flammarion, 1995), on lira surtout : Marcel Serval, « Autour de Balzac. César Birotteau », R.H.L.F., t. XXXVII, avr.-juin et juill.-sept. 1930, pp. 196-226 et 368-392 ; W. G. Moore, « Vers une édition critique de César Birotteau », R.H.L.F., t. LVI, 1956, pp. 506-515 ; Roland Mortier, « La fonction des realia dans César Birotteau », Beiträge zur Romanischen Philologie, t. XVII, 1978, pp. 95-99 ; Christian Denis, « César Birotteau et la communication publicitaire », L’Année balzacienne, 1993, pp. 157-170.

Est-ce « le chef d’œuvre de M. de Balzac » ? demande Delphine de Girardin dans « Courrier de Paris », feuilleton de La Presse (24 février 1838). La réception immédiate du roman, qui remporta un beau succès de librairie, fut partagée chez les critiques : à un sévère Auguste Bourjot (France littéraire, janvier 1838) s’opposent un très favorable Philarète Chasles (Journal des débats, août 1838) et L’Artiste (avril 1838).

[3] Nom de la boutique de Birotteau à l’origine sur le manuscrit. Sur Piver, lire Jean Adhémar, « L’huile comagène de César Birotteau », Aesculape, 32e année, nouv. série, mars 1951, pp. 42-54.

[4] « Contient des composés lipophiles aux propriétés nutritive, restructurante et antidéshydratante », pour « cheveux très secs, cheveux déshydratés, cheveux cassants ». C’était Howland qui la produisait en Angleterre ; les parfumeurs français l’importaient mais aussi en fabriquaient. Un procès en contrefaçon fut dans l’air un certain temps ; mais les tensions retombèrent et l’appellation fut déclarée libre, en contrepartie d’une forme exclusive (carrée) pour les fioles anglaises, qui seules avaient droit à la mention d’origine anglaise.

[5] Première mention de la parution du livre, daté 1838. Balzac en commence la rédaction en mars-avril 1834. Il se souviendra plus tard (lettre ouverte au critique Hippolyte Castille : César Birotteau aurait été « conservé pendant six ans à l‘état d’ébauche », La Semaine, 11 octobre 1846) avoir commencé à y songer en 1832 ; notre premier témoignage qu’il prépare César Birotteau remonte au 1er octobre 1833. Mais rien n’interdit de penser que François Birotteau, créé en avril-mai 1832, fut génétiquement le jumeau de son frère (avis contraire chez Anthony R. Pugh, « The genesis of César Birotteau : questions of chronology », French Studies. A quarterly review, Fredonia, New York, vol. XXII, n° 1, janvier 1968, pp. 9-25; Anthony R. Pugh, « The ambiguity of César Birotteau : questions of chronology », Nineteenth Century French Studies, Nebraska, University of Nebraska Press, vol. VIII, n° 3-4, printemps-été 1980, pp. 173-189). En juillet 1837, une version d’un premier tome de César Birotteau est prête mais ne paraîtra pas (Roger Pierrot, « Autour de César Birotteau : documents inédits », Le Courrier balzacien, n° 44, 3e trim. 1991, pp. 18-24).

[6] Dans ces trois mots « Birotteau, marchand parfumeur », nous ne voyons rien de la « déflation comique » dont (sou)rit Aude Déruelle (César Birotteau. Une esthétique de l’ambiguïté, mém. de maîtrise, Univ. de Paris-III, 1994, p. 11). César Birotteau est une « œuvre comique » (Balzac, dans la préface de l’édition originale), mais non là.

[7] Eugène Cormon fut le premier dans cette lignée, créant César Birotteau (théâtre du Panthéon, 5 avril 1838), médiocre vaudeville au gros comique (analysé dans Roger J.B. Clark, « Sur Balzac, Cormon et César Birotteau », French Studies, t. XXIII, 1969, pp. 244-247).

[8] César Birotteau s’insère en 1844 dans les Scènes de la vie parisienne.

[9] 1re édition : madame Gacon-Dufour, Manuel du parfumeur contenant les moyens de confectionner les pâtes odorantes, les poudres de diverses sortes, les pommades, les savons de toilette, les eaux de senteur, les vinaigres, extraits, élixirs, essences, huiles, parfums, eau de Cologne, odeurs, aromates, cosmétiques, pastilles et autres objets de son artet où se trouve indiqué un grand nombre de compositions nouvelles, Roret, « Encyclopédie des sciences et des arts », 1825, 284 pages in-18. 2e édition : Élisabeth-Félicie Bayle-Mouillard, née Camard, Manuel du parfumeur contenant la description des huiles et pommades ; poudres absorbantes ou dépilatoires ; crèmes et laits cosmétiques ; pâtes d’amandes et d’avelines ; fards ; dentifrices ; eaux de Cologne et de senteur ; parfums ; pastilles et cassolettes ; vinaigres odorants ; savons de toilette, transparents et autres ; enfin tous les brevets d’invention obtenus par des parfumeries nouvelles avec les indications spéciales au parfumeur-fabricant, au parfumeur-commerçant, et au parfumeur-mercier, Roret, 1834, VIII+307 pages in-18. Une 3e édition sortira en 1854 par le même auteur (« Librairie encyclopédique de Roret »).

[10] Cf. le Blanc des Sultanes du distillateur Bataille, Elmelek, savon des Sultanes de la veuve Detrouville, l’Incarnat végétal rouge des Sultanes des demoiselles Spring, qui tous ont existé.

[11] Balzac en trouve trace non en lisant directement sa conférence de mars 1806 (Mémoires de l’Institut. Mathématiques et physique, 1807, pp. 214-222) mais à l’article « Poil » de son Dictionnaire classique d’histoire naturelle (sous la dir. de Bory de Saint-Vincent, 17 vol., chez Rey et Gravier, 1822-1831 : t. XIV, 1828).

[12] On peut douter qu’il y parvienne : cette huile était vendue par la maison Niquet au Palais-Royal, connue des spécialistes pour pénétrer aisément la peau du fait de sa grande fluidité (on en trouve ainsi mention dans le Manuel-Roret, p. 70). Ironie : Macassar incorpore l’huile de noisette dans une de ses recettes françaises !

[13] Le lecteur est parfois lui-même distrait, comme ce laudateur encombrant qui s’exclamait (cité par M. Serval, art. cité) : « Et cette fameuse pommade, comme on s’intéresse à elle ! »

[14] Nous le trouvons en 202 (avec confirmation en 222) dans une phrase de Birotteau à la syntaxe ambiguë : « Monsieur le comte et madame la comtesse de Grandville, mon propriétaire, la plus fameuse caboche de la Cour royale, dit Derville. » (Balzac croit bon de préciser par deux fois que Derville est l’avoué de Birotteau : 252, 317). Il y a apposition (« dit » étant un présent de l’indicatif) et non énumération de divers personnages (« dit » étant synonyme de « surnommé »).

[15] Sur elle : Marcel Bouteron, « La Tentation de Mme Birotteau », Revue des Deux Mondes, 15 juin 1933, pp. 879-886.

[16] Voir les sources possibles d’inspiration pour Balzac, à savoir les pièces où un bal survient juste avant la ruine d’un commerçant : Duhautcours (1802), Le Commis voyageur (1826).

[17] Au 6e étage : les autres étages de l’immeuble font au minimum 4 mètres de hauteur !

[18] Le retroussement du nez est symptomatique de l’ozène, dont la survenue était un cas de divorce. On comprend dès lors mieux que l’épouse de Roguin puisse « requérir le divorce » (99). Lire Hippolyte Cloquet, Osphrésiologie ou traité des odeurs, du sens et des organes de l’olfaction, avec l’histoire détaillée des maladies du nez et des fosses nasales, et des opérations qui leur conviennent, Méquignon-Marvis, 1821, p. 642 (traité repris de sa Dissertation sur les odeurs, sur les sens et les organes de l’olfaction de 1815) et Moïse Le Yaouanc, Nosographie de l’humanité balzacienne, Maloine, 1959, pp. 279-282.

[19] La ville n’est bien sûr pas mise au hasard : Grasse s’était spécialisée dans la production et le traitement des matières premières de la parfumerie, des parfumeurs s’installèrent dans les anciens couvents de la ville, désaffectés depuis la Révolution française, et conquirent les marchés mondiaux.

[20] Les cosmétiques sont, pour Littré, les « pommades, eaux de senteur, savons parfumés, différentes préparations dans lesquelles entrent les oxydes de plomb, de bismuth, de mercure, d’arsenic ». Le sens spécial de « produit servant à fixer et lustrer la chevelure » n’est pour l’heure attesté qu’au milieu du XIXe siècle, mais il apparaît peut-être avant.

[21] Quel est le sens exact du jugement de  madame Birotteau concernant du Tillet ? « Il a, dit-elle, trop de sentiment dans le nez, et, comme tous les hommes qui ne peuvent pas avoir de femmes, il est enragé pour... » (148). Si l’on confronte précisément ces propos rapportés par César aux mots originaux de sa femme (51-52), l’organe nez semble symboliser physiologiquement et pudiquement l’appétit sexuel (« sentiment » serait euphémisme mis en lieu et place de « sensualité »). Du coup, le narrateur nous décrit le cabinet de du Tillet comme « sentant plus l’amour que la finance » (276), malgré l’absence d’odorat de César.

[22] François Birotteau, héros du roman Le Curé de Tours.

[23] Lettre à madame Hanska, 10 avril 1834.

[24] Félix Davin, « Introduction » à la première livraison des Études philosophiques, 6 décembre 1834. Pour sa part, Balzac transfigure César en « martyr de la probité commerciale » (362), dans un registre à la fois plus religieux (« martyr ») et plus prosaïque (« probité… commerciale »).

[25] Même lettre à madame Hanska, 10 avril 1834.