Pour
une anthologie des poésies johanniques
Romain Vaissermann
Université
d’Orléans
Un livre devrait bientôt paraître, fruit
de la collaboration de nombreux traducteurs et collecteurs de poésies
johanniques. Yves Avril et moi-même avons en effet pensé qu’établir un premier
recueil conséquent sans être exhaustifs des poèmes et des pièces en vers qui
racontèrent l’épopée de Jeanne (ce sont des centaines voire des milliers)
serait utile et profitable au public des historiens médiévistes, des amateurs
de poésie, des johannistes fervents. C’était aussi pour nous une manière de
rendre une certaine dette contractée au long de ces Porche qui se réclamaient
de Jeanne d’Arc en se consacrant de facto à Charles Péguy, pour l’essentiel.
Yves Avril a déjà eu l’occasion de
présenter cet ouvrage le 12 mai 2004, lors d’une brillante conférence donnée à
la Maison de poésie sur « La figure de Jeanne dans la poésie
européenne » : notre présentation, succincte, en reprend certaines
idées. Cette conférence, Yves Avril la dédia à la mémoire de Bernard Lorraine,
dont nous avons fortuitement appris par la suite qu’il avait, avec sa femme,
Anne Lise Diez, lui aussi, en 2001 achevé un Florilège sur les Représentations de Jeanne d’Arc dans
les littératures européennes ! Cette
rencontre incroyable nous incita décidément à passer outre le jugement d’Alfred
de Vigny qui jugeait que la Pucelle était toujours vierge parce que les poètes
l’avaient toujours manquée : « C’était sa destinée d’être toujours
immaculée, même dans la poésie, et de ne trouver aucun vainqueur. Depuis
Chapelain, qui échoua le premier aux pieds de sa virginité, personne n’a
triomphé d’elle. »
Malgré ce jugement sévère du Journal
d’un poète, tous les arts, en tout temps et
presque en tout lieu, ont rivalisé en chantant la personne de Jeanne d’Arc. Ce
sont jusqu’à présent les historiens qui ont relevé le fait et ont étudié la
transformation de la Jeanne historique en mythe littéraire. Les amateurs de
littérature trouvaient à lire les nombreuses vies romancées de Jeanne
d’Arc ; les poésies consacrées à Jeanne d’Arc, et lui donnant souvent la
parole, restaient éparses. L’idée de les réunir nous vint peu à peu : à
force d’enquêter sur les poèmes évoquant Jeanne dans les langues de nos amis
russes, polonais, finlandais, nous nous sommes demandé : mais Jeanne
inspira-t-elle autant les poètes en France et en langue française ? Elle
qui avait su parler en des langues étrangères à des cœurs nombreux, avait-elle
reçu l’immortalité poétique en son pays, ce bénéfice d’inspirer les
poètes ?
Nous trouvâmes alors des poèmes dont
nous ne connaissions pas l’existence bien qu’ils fussent signés par de grands
noms de la littérature française ; et nous trouvâmes là une
injustice : des rimailleurs obscurs de toutes époques avaient
littéralement fait revivre Jeanne et des critiques faisaient la fine bouche
devant leur amateurisme ; de grands noms, de tous horizons, avaient évoqué
Jeanne et des lecteurs pour le coup invoquaient que ce thème ne correspondait
pas à leur talent. La réunion de tous ces textes montre au contraire qu’il
existe une réelle tradition de la poésie johannique, aussi peu interrompue que
celle des fêtes johanniques ; qu’il faut juger de chaque texte invoquant
Jeanne en fonction de son originalité par rapport à cette tradition. Dès lors,
qualités et défauts se découvrent à leur juste valeur.
Depuis Christine de Pisan et Villon, la France a produit d’autres vers que la Pucelle de Voltaire en face des Jeanne d’Arc de Shakespeare et Schiller.
Il y eut certes une période creuse, entre 1662 et 1755, c’est-à-dire entre l’échec cuisant de Chapelain et la médisance de Voltaire. Mais cette période pour être creuse ne fut pas vide, et Voltaire, malgré son irrévérence, relança le thème johannique en littérature. Le XVIIIe siècle n’est-il pas d’ailleurs (tristement) connu pour n’avoir pas grandement enrichi la poésie française ?
Il y eut certes des mots durs lancés à Jeanne ; le pire est dans Benjamin Péret. Mais quelle floraison à cette fin du XIXe siècle où, dans leur hommage à Jeanne, les fleurs de rhétorique précédèrent les fleurs de la sainteté ! Combien d’hommages poétiques avant que monseigneur Dupanloup ne demande en 1869 au pape d’ouvrir une procédure de canonisation de Jeanne d’Arc !
Il y eut certes beaucoup d’hommages « locaux » : Orléanais, Lorrains célébraient en Jehanne une des leurs. Mais l’héroïne nationale plut à la muse martiale des poésies militaires. D’abord comparée aux grandes guerrières de l’humanité, elle finit par servir de comparaison aux héros ses successeurs dans la gloire des guerres.
De Jeanne d’Arc, les poètes ont certes tout dit, tout et son contraire : est-ce Jeanne d’Arc dès lors que ce prétexte à versifier, que ce personnage aux attributs changeants selon les schémas dramatiques dans lesquels il s’insère ? Il semble que, si Jeanne d’Arc n’était plus qu’un nom, elle ne susciterait pas à ce point la polémique, qu’elle ne résisterait plus aux captations et récupérations. La destinée posthume de Jeanne est droite mais avec des lignes courbes.
D’autres questions se présentaient. Comment classer tous ces poèmes ? L’ordre strictement chronologique, rendu possible par le considérable effort de datation des johannistes concernant les textes en moyen français, permet de mieux comprendre les évolutions de la réception de Jeanne selon les guerres qui frappèrent la France, les régimes en place, les convictions de chacun (les traductions ont cependant été annexées, en dépit de la chronologie, au texte original). La séparation des langues eût fait perdre ce point de vue général et eût morcelé inutilement notre choix de textes.
Sur quels critères retenir ou exclure les poésies ? Nous avons d’abord été attentif conjointement à leur intérêt thématique, à leur originalité d’inspiration et à leur qualité littéraire. Tel texte de peu d’intérêt est une réussite formelle ; tel autre de piètre qualité poétique puise son inspiration en un point souvent ignoré de la vie de Jeanne. Du point de vue de la forme, nombre de genres sont représentés : le « ditié », le « mistère », la ballade, l’épopée, les pièces de circonstance, la tragédie en cinq actes (et en vers), l’opéra…
Comment enfin extraire des passages d’une œuvre où se comptent parfois des milliers de vers ? Nous avons respecté le plus souvent les partitions internes des œuvres : strophe, scène, acte, chant… Enfin, la méconnaissance du contexte ne nuit que peu à une bonne compréhension des passages que nous avons choisis.
Quelles sont, dans le désordre, nos meilleures trouvailles ? Que le parallèle péguien de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc remonte à Eustache de Knobelsdorf ; une traduction latine de la Pucelle d’Orléans de Chapelain et de son vivant (manuscrit conservé au Centre Jeanne d’Arc d’Orléans) ; des contributions venues de Hongrie, de Louisiane, d’Argentine et du Japon ; les derniers feux de l’hymnique latine au XXe siècle ; la traduction de Pouchkine dans son orthographe d’époque ; Supervielle, René Char, Carlyle, Coleridge, Joukovski, Vladimir Nabokov.
Nous osons espérer que nos lecteurs voudront bien nous signaler les moins excusables des oublis que nous avons commis.