Résumé

 

Plus de cent ans après la fondation des Cahiers de la quinzaine, Charles Péguy n’a pas encore sa place dans le cercle des grands auteurs français. Son œuvre trop peu étudiée, constituée de prose et de poésie tout à la fois classiques et novatrices, fait le lien entre le XIXe et le XXe siècle. On a prétendu sa pensée politique honteuse ou tortueuse : les études de ce recueil la montrent vive et accessible. Puissent-elles dissiper les malentendus qu’a créés l’Histoire.

 

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Sommaire

 

Introduction : Péguy de retour, par Claire DAUDIN

 

Première partie : Péguy écrivain. D’une mémoire oublieuse

La mort du père chez Péguy. Analyse d’un récit autobiographique, par Romain VAISSERMANN

Péguy bâtisseur. Thèmes et variations de l’architecture, par Frédéric SARTER

Métaphores de la cathédrale dans La Tapisserie de Notre-Dame, par Lioudmila CHVEDOVA

Styles et sublime dans les dernières œuvres de Péguy, par Pauline BERNON

D’un Péguy à l’autre : Carrefour de l’amitié. L’art et le public dans les Cahiers de la quinzaine, par Francine LENNE

 

Seconde partie : Péguy politique. D’une réputation sulfureuse

Le/la politique selon Charles Péguy, par Patrick CHARLOT

De la mystique au prix Goncourt : Sorel et Péguy, hommes et idées, par Sébastien RICHARD

Charles Péguy et l’Action française, par Guillaume BOURGEADE

 

Conclusion : Péguy, suite, par Michel LEPLAY

 

Chronologie thématique, par Romain VAISSERMANN

 

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Dossier de presse

 

Source : L’Amitié Charles Péguy n° 106

 

Date : avril/juin 2004

 

Péguy est de retour, annonce Claire Daudin en introduisant ce livre. Il semble à beaucoup d’entre nous que ce retour n’est pas récent. Beaucoup de « péguystes »ont contribué depuis des années à la redécouverte de ce grand écrivain. Citons en, particulier, parmi beaucoup d’autres livres parus, le Péguy tel qu’on l’ignore de Jean Bastaire, les trois irremplaçables volumes de prose édités par Robert Burac dans la « Bibliothèque de la Pléiade », fruit de dix ans de recherche et d’un travail acharné, les manuscrits et la riche documentation rassemblés au Centre Charles Péguy, à Orléans, et les expositions qui s’y tiennent, les colloques annuels, sur des sujets neufs, la revue trimestrielle, d’une qualité exceptionnelle grâce au travail de nombreux chercheurs... Peu d’écrivains ont bénéficié de travaux aussi nombreux et d’une telle importance.

Ce que ce livre révèle cependant, c’est qu’instruite par les recherches de leurs aînés, une nouvelle génération, celle des 30-40 ans, s’enthousiasme pour Péguy. « Il faut s’appuyer sur ces penseurs pour relever les défis de notre temps », souligne Claire Daudin. Les jeunes collaborateurs de cc livre en témoignent.

Notons d’abord les quarante pages de chronologie thématique présentées en fin de volume par Romain Vaissermann, qui constituent un bon outil de travail, rendant Péguy accessible à un large public (p. 290-332).

La seconde partie du livre, concernant le politique, manque de consistance. Elle ne répond pas à ce qui est suggéré : la pensée politique de Péguy serait « honteuse et tortueuse ». Cela fait longtemps qu’on est sorti de ces opinions simplistes. Il y aurait eu autre chose à dire sur Péguy et Sorel (voir Jacques Julliard), sur Péguy et Maurras (voir Jacques Prévotat). Seul Patrick Charlot, qui a vraiment réfléchi sur ce sujet, apporte ici un éclairage nouveau.

En revanche, la première partie du livre fournit des analyses souvent très neuves sur les textes de Péguy, qui sont loin d’être vierges, comme le dit Claire Daudin, mais riches et inépuisables, offerts, comme le suggère Péguy lui-même, aux variations des futurs lecteurs.

Une gageure pour étudier quelques paragraphes d’une œuvre d’un écrivain qui refusait les explications de texte : les cinquante pages que Romain Vaissermann consacre à l’analyse d’une partie de Pierre, Commencement d’une vie bourgeoise, où Péguy évoque la mort de son père. L’article situe parfaitement le texte littéraire, en continuité avec la lettre émouvante et maladroite de Désiré Péguy, le père, à sa famille, la rédaction impeccable de l’école primaire sur ce même sujet. L’analyse de ce récit autobiographique est un modèle du genre, examinant ce texte sous les angles les plus variés avant d’en analyser les diverses séquences, avec une précision qui n’est pas dépourvue d’hurnour... comme les 149 notes sur lesquelles elles s’appuient... On y trouve des documents tout à fait intéressants, comme le livret d’ouvrier de Désiré Péguy (n. 108) ou son acte de décès (n. 121).

On notera deux articles (Lioudmilia Chvedova, Frédéric Sarter) qui renouvellent, en les centrant sur 1’architecture, des commentaires trop souvent répétés sur les cathédrales. Ils s’associent parfaitement à la très riche réflexion de Francine Lenne sur l’art et le public dans les Cahiers de la Quinzaine, appuyée sur la controverse de Péguy avec Jaurès sur l’art socialiste (Réponse brève a Jaurès).

Le plus neuf est peut être l’analyse de Pauline Bernon, « Style et sublime », qui en prenant pour exemple la méditation de Péguy sur la Passion selon saint Matthieu, repère les différents styles qu’associe Péguy dans ce texte : style « bas », style moyen de l’expression théologique, style sublime, ce qu’elle nomme « une liturgie des styles » chez Péguy. Cette analyse introduit à un renouvellement de la lecture des textes de Péguy.

La conclusion de Michel Leplay, pour terminer ce beau livre, trace un programme pour de nouvelles études péguystes.

 

Signé par Françoise GERBOD

 

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Source : BCLF n° 661, - Bulletin critique du livre en français

 

Date : juillet-août 2004

 

Charles Péguy ne fait point partie de ces écrivains relégués dans un sévère Purgatoire, comme Charles Maurras ou Léon Daudet, qu’on ne réimprime plus et dont les œuvres, jadis fort lues, ne circulent que sur le marché du livre ancien. Les quatre volumes parus dans la très recommandable « Bibliothèque de la Pléiade » montrent que l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc n’est pas oublié. Une ombre plane pourtant sur 1’homme et l’œuvre : ses prises de position politiques. On a accusé Ch. Péguy, mort aux prodromes de la bataille de la Somme, d’être un précurseur de l’idéologie vichyssoise et, partant, d’avoir été antisémite. Le volume collectif édité par Romain Vaissermann, Charles Péguy, l’écrivain et le politique, invite à un nouvel examen du problème, loin des simplifications hâtives. Le programme était amibitieux et les collaborateurs de ce volume se sont montrés à la hauteur de l’ambition. Laver Ch. Péguy de l’accusation d’antisémisme n’est pas malaisé : peu d’écrivains furent autant que lui fascinés par le destin du peuple juif. De surcroit, Péguy ne partagea ni l’idéal de restauration monarchique, ni la germanophobie viscérale (un aspect qu’on oublie trop souvent) de Maurras. Il fut tout à la fois – et sans y voir de contradiction – socialiste, chrétien et nationaliste. Mais le socialisme (inspiré de Proudhon) que professait ce fils d’ouvriers n’avait pas grand-chose à voir avec le néo-libéralisme À peine adouci, vaguement pondéré de mesures sociales, que proposent souvent ceux qui aujourd’hui se réclament de ce système. Ch. Péguy était chrétien, ce qui ne s’oppose pas au socialisme authentique, puisque le Christ avait annoncé que les riches resteront à la porte du royaume des cieux. Il était nationaliste car, face au capitalisme multinational qui ignore les frontières, joue de la précarité sociale et des rivalités ethniques pour abaisser indéfiniment le coût de la main-d’œuvre (la libre circulation des biens et des personnes est un postulat libéral), la Nation est le meilleur cadre (ou le moins mauvais) à l’intérieur duquel on peut améliorer le sort des exploités. Pur produit de cet admirable système scolaire de la IIIe République, égalitaire parce qu’il privilégiait le talent face à 1’argent, Ch. Péguy affichait un souverain mépris pour les commentateurs, mais il se serait sans doute montré indulgent envers les auteurs des articles composant ce volume, qui se sont penchés sur son œuvre avec autant de sympathie que de perspicacité.

 

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Source : Choisir

 

Date : avril 2004

 

Charles Péguy, notre contemporain

 

Déterré en 1992 par Alain Finkielkraut d’un quart de siècle de scandaleuse indifférence due aux errances d’amnésie et à l’inculture historique crasse de la génération soixante-huit, Charles Péguy habite les ombres et les lumières de notre monde moderne. Il est, en cette aube de troisième millénaire, un compagnon de route d’une actualité étonnamment brillante. Il est, au sens le plus fort, dans toutes les grandes querelles qui nous agitent, de la laïcité au pouvoir de l’argent, de l’humus des frontières aux vents célestes du cosmopolitisme, notre ami, notre contemporain.

Six ans après la très belle, et troublante, lecture protestante du pasteur Michel Leplay, ceux qui aiment Péguy accueilleront avec une immense joie la sortie toute récente, d’un ensemble d’études politiques et littéraires sur le fondateur des « Cahiers de la Quinzaine » (Charles Péguy, l’écrivain et le politique, textes édités par Romain Vaissermann). Hommage, bien sûr, de l’École normale supérieure à l’un de ses plus fulgurants élèves, mais surtout, vibrant appel à la levée définitive d’une quarantaine aussi injuste que stérile, plus riche d’enseignements sur ceux qui l’ont promulguée, sur le mal qu’ils nous ont fait, que sur son objet.

Tour à tour dreyfusard, catholique et socialiste, immensément républicain dans un monde où 1’aristocratie de la pensée était plutôt monarchiste, orphelin de père, fils d’une rempailleuse de chaises, boursier n’accédant à la Rue d’Ulm que par l’ardeur affamée de son mérite, défenseur des ouvriers mais passionnément nationaliste dès que vient poindre, sur la France, l’ombre conquérante d’un Guillaume II, notre bomme, assurément, est complexe, ne se fond dans aucun moule, semble multiplier les paradoxes, se soustraire, comme une anguille à tous les pêcheurs d’étiquettes. Déjà, pendant les quatre décennies de sa pauvre et sublime existence, les innombrables éditorialistes, penseurs, pamphlétaires noircissant les pages d’une presse française alors, en pleine apogée, s’arrachaient cheveux et barbes (que certains avaient fort longues) pour classer, déclasser, reclasser l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc dans un tiroir, une catégorie qui pussent, un moment au moins, les arranger, les calmer, leur donner l’impression de maîtriser le cas Péguy.

Ainsi, l’Action française. Tout connaisseur de Péguy sait parfaitement, et depuis toujours, que l’auteur de Notre jeunesse, ce bouleversant portrait, publié en 1910, de l’anarchiste juif Bernard Lazare (le tout premier défenseur de Dreyfus) n’a strictement rien à voir avec les gens de Maurras qui d’ailleurs, dès la sortie de ce livre et pour les quatre ans qui resteront à vivre à Péguy, le rejettent, le conspuent avec des mots que seule cette époque de soufre et de braise est capable de produire. Péguy a beau être républicain quand Maurras est monarchiste, il a beau se proclamer dreyfusard, « socialiste », rien n’y fait : dans l’esprit des gens, aujourd’hui, malgré toutes les lumières et toutes les démonstrations de vérité, malgré Finkielkraut, il reste perçu, totalement à tort, comme l’un des maîtres à penser du fascisme à la française, c’est-à-dire de Vichy.

On recommandera donc la lecture, dans le livre cité plus haut, de l’admirable article de Guillaume Bourgeade, doctorant à l’Université de Paris-III, collaborateur de la Revue des deux mondes, intitulé Péguy et l’Action française. Une petite trentaine de pages pour ausculter et radiographier, avec une lumineuse clarté, l’origine du malentendu. Où apparaît la figure décisive du maurrassien Henri Massis (1886-1970), critique littéraire, grand disciple du maître de Martigues, qui fera beaucoup, dès la mort du lieutenant Péguy près de Villeroy le 5 septembre 1914 (à 41 ans), pour récupérer la figure de celui qui avait si bien chanté Jeanne d’Arc, les saints Innocents et la cathédrale de Chartres.

Dans cette récupération, qui habitera l’entre-deux-guerres et préfigure celle, beaucoup plus scélérate de Vichy, tout n’est pas faux. À commencer, bien sûr, par la question nationale, cette affaire de 1’Alsace-Lorraine et de l’imminence de la guerre qui, de 1910 à 1914, fait du « socialiste » Péguy un homme paradoxalement beaucoup plus proche de Barrès que de Jaurès : « En temps de guerre, écrit-il dans L’Argent suite, il n’y a plus qu’une politique, et c’est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ». Phrase aussi célèbre que terrible, que jamais, pendant tout le vingtième siècle et jusqu’à nos jours, le courant pacifiste (puis libertaire) de la gauche française ne lu pardonnera.

Neuf décennies après sa mort, l’illuminé de l’Histoire et de l’âme charnelle, l’infatigable défenseur de Dreyfus, le chantre de l’École républicaine et égalitaire, avec ses hussards noirs et ses craies blanches, n’a pas fini de nous interpeller par les paradoxes de son œuvre, le feu de sa plume, l’exemple passionné de sa vie. On aimerait qu’il soit là, parmi nous, au milieu des livres, à rugir et haranguer, faire vivre la vie, un peu plus fort.

 

Signé par Pascal DECAILLET

 

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ACTA FABULA PRINTEMPS 2004 (VOLUME 5, NUMÉRO 2)

 

GAËLLE GUYOT-ROUGE

« Au secours, Péguy ! »

Charles Péguy, l’écrivain et le politique, textes réunis par Romain Vaissermann, Éditions Rue d’Ulm, Paris, 2004.

1Partant du constat dun outrage, qui, de lectures fallacieuses à lensevelissement pur et simple, a condamné lœuvre de Péguy à loubli et à lopprobre, cet ouvrage se propose de redécouvrir frontalement cet écrivain, c'est-à-dire non pas « en continuité, déductive et conclusive » (Michel LEPLAY, « Péguy, suite », p. 283 à 290) dune « tradition historico-critique », mais « en nouveauté, inductive et inaugurale » (art. cit., p. 284), afin que puisse enfin devenir visible et sensible la modernité dune œuvre dont les deux textes « cadre », introduction et conclusion, affirment lextrême pertinence en ce début de XXIe siècle : « Nous voici à lheure où la science se prend pour un destin. Au secours, Péguy ! » (Claire DAUDIN, « Péguy de retour », p. 11 à 22, p. 20). « Inductives », certes, et, pour certaines, réellement « inaugurales », ces relectures enthousiastes et empathiques sont au nombre de huit. Elles se répartissent en deux ensembles, littérature dune part (« Péguy écrivain dune mémoire oublieuse ») et pensée politique de lautre (« Péguy politique dune réputation sulfureuse ») comme le laissait supposer le titre choisi, Charles Péguy, lécrivain et le politique. La conjonction de ces deux volets est assurée, au centre du recueil, par un article de Francine LENNE, sans doute le plus stimulant du recueil, intitulé « Carrefour de lamitié. Lart et le public dans les Cahiers de la quinzaine » (p.165 à 195).

2Lécrivain, tout dabord. Romain VAISSERMANN (« La mort du père chez Péguy. Analyse dun récit autobiographique », p. 25 à 76) mène, à partir de létude linéaire dun court extrait de Pierre. Commencement dune vie bourgeoise, une analyse consacrée à la mort du père, motif traumatique dont il démontre le caractère central dans la genèse de lœuvre. Dans ses thèmes et ses caractéristiques formelles, celle-ci ne serait que la réécriture dun texte en quelque sorte matriciel, la lettre hésitante et naïve que Désiré Péguy, menuisier analphabète, envoie à sa femme trois ans avant la naissance de Charles, lettre dont la lecture ritualisée a bercé lenfance de lorphelin.

3Nous quittons ensuite les considérations biographiques et psychanalytiques pour des études qui sefforcent toutes de cerner, via la réalité textuelle de lœuvre, prose ou poésie, certains aspects du catholicisme de Péguy. À la croisée de lhistoire littéraire, de lhistoire des idées, de lanalyse thématique et de lanalyse stylistique, Frédéric SARTER (« Péguy bâtisseur thèmes et variations de larchitecture », p. 77 à 118) interroge lusage par Péguy du motif architectural : dans un siècle, qui, « impuissant à bâtir », a vu se réfugier dans la littérature lesprit des grands architectes, lœuvre de Péguy « crée dans lordre de la poésie française moderne un équivalent, une figure de la cathédrale et de lélan gothique » (p. 80). Cette transposition poétique se double dune évolution du sens imparti au motif : chez Péguy, qui rompt par là avec le romantisme, limage architecturale exprime essentiellement le rapport de lhomme et de Dieu, et plus spécifiquement limmixtion du charnel et du spirituel, laquelle constitue le centre de sa théologie et de sa poétique. Sur le même thème, une seconde étude (Lioudmila CHVEDOVA « Métaphores de la cathédrale dans La Tapisserie de Notre-Dame », p. 93 à 118) propose une typologie thématique de ces figures (La cathédrale végétale, la cathédrale bateau, la cathédrale femme).

4Le dernier article de la première section, (Pauline BERNON, « Styles et sublime dans les dernières œuvres de Péguy », p. 119 à 162) sinscrit plus encore que les deux précédentes dans la tradition dune lecture religieuse de lœuvre de Péguy. A partir dune approche originale en terme de méthode et fructueuse dans ses conclusions, Pauline Bernon considère les derniers Cahiers à laune du concept rhétorique de la tripartition des styles. Ce concept est essentiel dans la critique que Péguy fait du monde moderne, oublieux de la notion dordre et de justesse. A cette inconvenance cultivée par les temps présents, Péguy oppose la restauration dune parole vraie, laquelle résulterait de la « fidélité de lêtre à son ordre » (p. 127). Mais le lieu propre de la rhétorique de Péguy, révélatrice en cela de la tradition décriture judéo-chrétienne, outrepasserait toutefois ces cloisonnements stricts, quil transcende, en créant dans le texte, comme le fit lIncarnation dans lhistoire, un espace dinterférence, ou plutôt de circulation, entre style bas et grand style. Par ces ouvertures et ces ruptures maîtrisées, qui enrichissent sans récuser les mécanismes de régulation de lécriture hérités de la tradition gréco-latine, les derniers Cahiersatteignent au sublime, cette catégorie nouvelle définie par le traité du Pseudo-Longin. La finalité même de lœuvre, son destin, tiendrait ainsi à son aptitude à refléter par instant le nouvel ordre instauré par la Passion, ordre dynamique où circule la grâce, et de donner par là à chacun prise « sur la réalité grandiose de lintercession du Christ pour ceux qui manquent à Son Père » (p. 154).

5À ce stade, c'est-à-dire au terme des articles à caractère strictement littéraire, le projet inaugural que formulait au seuil du recueil, Claire Daudin, celui dun procès en révision (« il faut casser le jugement, instruire à nouveau le procès », p. 20) qui révélerait la modernité de lœuvre de Péguy, de sorte que « la gauche française puisse réintégrer parmi ses grands ancêtres » (p. 21) lécrivain catholique, na pas encore, nous semble-t-il, trouvé beaucoup de pièces à convictions. Cest ce à quoi travaille larticle de Francine Lenne (sans préjuger de son impact sur une « panthéonisation » à gauche de lauteur de Notre jeunesse), qui éclaire avec une certaine force loriginalité et la modernité dune œuvre où il y aurait, écrit-elle, une « aberration » « à reconnaître [] une pensée de droite » (p. 169).

6Létude est centrée sur le débat que suscita, entre Jaurès et Péguy, au moment même de leur rupture, la question des rapports de lart et de la politique. Francine Lenne confronte les conceptions que manifestent deux textes de Péguy (1898, Marcel, De la cité harmonieuse, et la Réponse brève à Jaurès) à celles développées par Jaurès lors dune conférence tenue le 13 avril 1900, intitulée « LArt et le socialisme ». Nous quittons en partie les faits décriture, pour découvrir le lieu particulier que fut la boutique des Cahiers de la quinzaine, et, la conception globale des rapports de lart et du public que révèle cette entreprise éditoriale si singulière. Aux aspirations de Jaurès à un art socialiste, qui couronnerait lavènement de la société nouvelle, Péguy oppose ici lhumilité dune démarche centrée sur le présent et le travail, ce « travail lent, moléculaire et définitif » (p. 170), dont témoigne jusquà lorganisation matérielle desCahiers, rapprochée par Francine Lenne des tentatives picturales contemporaines : les « chercheurs dangles » et du trait de lavant-garde, de Kandinsky à Mondrian (p. 171). Au cœur de cette entreprise singulière, où lart et le politique se compénètrent étrangement, nous retrouvons actives et vives les valeurs platoniciennes de beauté, de vérité et damitié; partagées avec Jaurès, elles sont toutefois ici « retournées dans la réalité », de manière à constituer les impératifs dune action concrète et quotidienne, qui ne couronnerait pas lavènement de la cité idéale, mais le préparerait.

7De ce fait, si les Cahiers nont rien dune revue avant-gardiste, et quils restent classiques dans leur goût et leur facture, tout au moins proposent-ils une réorganisation radicale, et en un sens révolutionnaire, de la relation de lart et du public. Arrachée à léconomie marchande, dégagée de toute tutelle, quelle soit dordre idéologique ou simplement liée à la prise en compte des attentes dun lectorat, lœuvre ainsi redéfinie devient une réalité politique et citoyenne à part entière ; celle dun libre don, dont la genèse accomplie, de la production à la réception, suppose un dialogue damitié sincère, sans cesse renoué entre lartiste et son public, au sein de cette « cité idéale » qui « sera celle du libre accès à des œuvres libres » (p. 190). Cest ainsi que la pensée toute entière de Péguy, pour qui « la relation vivante à lart est « lopération commune du voyant et du vu » » (p. 189), se placerait sous le signe crucial de lamitié, au carrefour de lart et du public, de lamour platonicien et de la charité chrétienne, du poétique et du politique.

8Cet article charnière est suivi de trois études plus directement consacrées aux aspects politiques de lœuvre de Péguy, qui forment le second volet de louvrage : « Péguy politique dune réputation sulfureuse » la périphrase désignant la revendication par la droite et lextrême droite française de lécrivain et de son œuvre. Premier avocat de Péguy, Patrick Charlot (« Le /la politique selon Charles Péguy », p. 199 à 210) place au centre de sa démonstration la notion de démocratie : venu de la gauche le socialisme de Lucien Herr pour professer des opinions de plus en plus nettement antiparlementaristes, Péguy ne contesterait pas, en réalité, la pertinence globale du modèle démocratique. Sa vindicte sexerce à lencontre de lavatar déprécié quen donne à voir le régime républicain, à partir notamment du vote de la loi damnistie en décembre 1900. « Lantiparlementarisme » de lécrivain résulterait dès lors de sa fidélité radicale à un idéal « bien [plus] proche du socialisme » (p. 206) que ne le serait la pratique démocratique, dont Péguy a perçu les dangers potentiels, quavère semble-t-il ce début de XXIe siècle. Il y aurait de la sorte, pour Patrick Charlot, un contresens total à voir dans lœuvre de ce dreyfusiste jusquau-boutiste, philosémite et libertaire, un pré-fascisme à la française.

9 Dans un esprit similaire, Sébastien Richard éclaire les relations quont entretenues Georges Sorel et Péguy (Sébastien RICHARD, « De la mystique au prix Goncourt - Sorel et Péguy, hommes et idées », p. 211 à 249). Malgré un parallélisme fréquent, le lien qui rapprocha un temps lauteur des Réflexions sur la violence et le fondateur desCahiers de la Quinzaine jusquà la rupture de 1912  lien né autour de Bergson, fut plutôt fragile, réduit aux consonances réelles mais ténues qui unissent « le socialisme moral péguien » et lexploration par Georges Sorel des notions de mythe et de mystère. Quil sagisse des milieux fascistes des années 20, puis de lhistoriographie vichyste, qui classa les deux hommes parmi ses principales références culturelles, ou, plus récemment, de la critique marxiste, la postérité continue à associer ces deux figures, si dissemblables dans les faits.

10Très éclairante sur le contexte de lœuvre, une dernière étude (Guillaume BOURGEADE, « Charles Péguy et laction française», p. 251 à 280), entérine cette déconstruction du cliché nationaliste, en réfutant lamalgame parfois établi entre la pensée de Charles Péguy et celle de Charles Maurras. Lobservation attentive de ce que Péguy pensait de lAction Française, mais plus encore celle de ce que lAction Française pensait de Péguy, dégage dirréductibles lignes de partage : politique contre mystique, antichristianisme contre christianisme, antisémitisme contre philosémitisme, monarchisme contre républicanisme, pragmatisme contre idéalisme Cest un homme, le critique littéraire Henri Massis, ami de Péguy et proche de Maurras, et un ouvrage, intitulé Le Sacrifice [1917] qui eurent, daprès lauteur, raison de ces divergences. Le long hommage que Massis y rend au créateur desCahiers installa durablement dans lopinion le cliché dun Péguy militaire et guerrier, lié à lAction française par son pragmatisme thèse insoutenable pour GuillaumeBourgeade, qui explique par trois facteurs ce « gauchissement » regrettable et lourd en conséquences quant à la réception à venir de Péguy : tout dabord le schématisme propre à un critique moralisant, rapide à proférer des vérités générales, puis sa focalisation sur quelques « écarts » (p. 264) de parole de Péguy, en réalité peu révélateurs de sa pensée, et enfin la projection sur son évolution du parcours intellectuel et politique du petit fils de Renan, Ernest Psichari, qui mourut comme Péguy en 1914, après une authentique conversion au nationalisme et au catholicisme. Massis aurait donc joué un rôle essentiel dans la constitution dun « mythe », auquel Guillaume Bourgeade reproche davoir condamné à un oubli partiel lœuvre de Péguy.

11« Ce qui gêne, chez Péguy, cest ce qui demande à être compris, ce qui a besoin, pour être accepté, de la confrontation avec une intelligence critique », écrivait Claire Daudin, dans son introduction, exprimant par là le regret de voir réduits, dans certains des articles, à de « simples écarts de paroles » les aspects de la pensée de Péguy qui sonnent « politiquement incorrects » (p. 18). Si tant est que le classement à droite ou à gauche de lœuvre fait sens, le recueil aurait effectivement sans doute gagné en pouvoir de conviction, si, par delà les questions de circonstances, il avait affronté ce qui dans la pensée de Péguy a pu prêter à confusion : ainsi sa mystique de la France, qui ne saurait, écrit Claire Daudin, être réduite à un fait de langue, mais quil faut toutefois différencier soigneusement de ces « authentiques sources de nationalisme dextrême droite », que furent lexaltation maurassienne du « pays réel » ou de « la terre et des morts » de Barrès (p. 18). En dautres termes, disserts et convaincants sur les prises de position qui discréditent la récupération à droite de Péguy, les articles le sont moins sur les raisons substantielles qui ont pu susciter cette lecture raisons dont lexamen attentif et critique nous semble faire quelque peu défaut à la solidité de la démonstration.

12En dépit de cette lacune, relative en tout état de cause, les auteurs parviennent à imposer progressivement limage dun homme dont les apparents métamorphoses cachent une profonde fidélité à lui-même. Pas à pas, les contributions établissent avec une certaine rigueur que la dualité nest pas, chez Péguy, à comprendre sur un axe chronologique, en terme dévolution et de reniement de soi même : bien plutôt fonctionne-t-elle, résolue dans une dialectique de chaque instant, en synchronie, chez celui qui apparaît, darticle en article, comme un grand « réconciliateur des contraires »  le « charnel et le spirituel, la politique et la mystique, la religion et la foi, la prose et la poésie, le socialisme et la liberté » (Michel Leplay, art. cit., p. 288), mais aussi larchaïsme et la modernité, lidéalisme et le pragmatisme, lhumour et la théologie parvenant ici à une osmose vivifiante. Nous nous rendrons de ce fait à la conclusion de Michel Leplay : les engagements complexes de ce « pousseur de cris », qui sut « rassembler sans confondre et assembler sans immobiliser » (p. 288), peuvent sans doute faire sens pour le lecteur du XXIe siècle, devant les questions daujourdhui et de demain, quil sagisse du fonctionnement des institutions, ou, plus généralement, « du sens même de cette vie », « brouillé », pour Michel Leplay, entre autres, « par le stockage universel des données et la transmission immédiate des informations » (p. 286). Pour cette raison au moins, lisons ou relisons Péguy.

PLAN

MOTS CLÉS

Droite, Idéologie, Péguy (Charles), Politique

AUTEUR

GAËLLE GUYOT-ROUGE

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Courriel : guyotgaelle@yahoo.fr

POUR CITER CET ARTICLE

Gaëlle Guyot-Rouge, « « Au secours, Péguy ! » », Acta fabula, vol. 5, n° 2, Printemps 2004, URL : http://www.fabula.org/revue/document402.php, page consultée le 18 mars 2014.