Résumé
Plus de cent ans après la fondation des Cahiers de la quinzaine, Charles Péguy n’a pas encore sa place dans le cercle des grands auteurs français. Son œuvre trop peu étudiée, constituée de prose et de poésie tout à la fois classiques et novatrices, fait le lien entre le XIXe et le XXe siècle. On a prétendu sa pensée politique honteuse ou tortueuse : les études de ce recueil la montrent vive et accessible. Puissent-elles dissiper les malentendus qu’a créés l’Histoire.
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Introduction : Péguy de retour,
par Claire DAUDIN
Première partie : Péguy
écrivain. D’une mémoire oublieuse
La mort du père chez Péguy. Analyse
d’un récit autobiographique, par Romain VAISSERMANN
Péguy bâtisseur. Thèmes et variations
de l’architecture, par Frédéric SARTER
Métaphores de la cathédrale dans La
Tapisserie de Notre-Dame, par Lioudmila CHVEDOVA
Styles et sublime dans les dernières
œuvres de Péguy, par Pauline BERNON
D’un Péguy à l’autre : Carrefour
de l’amitié. L’art et le public dans les Cahiers de la quinzaine, par
Francine LENNE
Seconde partie : Péguy
politique. D’une réputation sulfureuse
Le/la politique selon Charles Péguy,
par Patrick CHARLOT
De la mystique au prix
Goncourt : Sorel et Péguy, hommes et idées, par Sébastien RICHARD
Charles Péguy et l’Action française,
par Guillaume BOURGEADE
Conclusion : Péguy, suite, par
Michel LEPLAY
Chronologie thématique, par Romain VAISSERMANN
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Source : L’Amitié Charles Péguy
n° 106
Date : avril/juin 2004
Péguy est de retour, annonce Claire
Daudin en introduisant ce livre. Il semble à beaucoup d’entre nous que ce
retour n’est pas récent. Beaucoup de « péguystes »ont contribué
depuis des années à la redécouverte de ce grand écrivain. Citons en,
particulier, parmi beaucoup d’autres livres parus, le Péguy tel qu’on
l’ignore de Jean Bastaire, les trois irremplaçables volumes de prose édités
par Robert Burac dans la « Bibliothèque de la Pléiade », fruit de dix
ans de recherche et d’un travail acharné, les manuscrits et la riche
documentation rassemblés au Centre Charles Péguy, à Orléans, et les expositions
qui s’y tiennent, les colloques annuels, sur des sujets neufs, la revue
trimestrielle, d’une qualité exceptionnelle grâce au travail de nombreux
chercheurs... Peu d’écrivains ont bénéficié de travaux aussi nombreux et d’une
telle importance.
Ce que ce livre révèle cependant,
c’est qu’instruite par les recherches de leurs aînés, une nouvelle génération,
celle des 30-40 ans, s’enthousiasme pour Péguy. « Il faut s’appuyer sur
ces penseurs pour relever les défis de notre temps », souligne Claire
Daudin. Les jeunes collaborateurs de cc livre en témoignent.
Notons d’abord les quarante pages de
chronologie thématique présentées en fin de volume par Romain Vaissermann, qui
constituent un bon outil de travail, rendant Péguy accessible à un large public
(p. 290-332).
La seconde partie du livre,
concernant le politique, manque de consistance. Elle ne répond pas à ce qui est
suggéré : la pensée politique de Péguy serait « honteuse et
tortueuse ». Cela fait longtemps qu’on est sorti de ces opinions
simplistes. Il y aurait eu autre chose à dire sur Péguy et Sorel (voir Jacques
Julliard), sur Péguy et Maurras (voir Jacques Prévotat). Seul Patrick Charlot,
qui a vraiment réfléchi sur ce sujet, apporte ici un éclairage nouveau.
En revanche, la première partie du
livre fournit des analyses souvent très neuves sur les textes de Péguy, qui
sont loin d’être vierges, comme le dit Claire Daudin, mais riches et
inépuisables, offerts, comme le suggère Péguy lui-même, aux variations des
futurs lecteurs.
Une gageure pour étudier quelques
paragraphes d’une œuvre d’un écrivain qui refusait les explications de
texte : les cinquante pages que Romain Vaissermann consacre à l’analyse
d’une partie de Pierre, Commencement d’une vie bourgeoise, où Péguy
évoque la mort de son père. L’article situe parfaitement le texte littéraire,
en continuité avec la lettre émouvante et maladroite de Désiré Péguy, le père,
à sa famille, la rédaction impeccable de l’école primaire sur ce même sujet.
L’analyse de ce récit autobiographique est un modèle du genre, examinant ce
texte sous les angles les plus variés avant d’en analyser les diverses
séquences, avec une précision qui n’est pas dépourvue d’hurnour... comme les
149 notes sur lesquelles elles s’appuient... On y trouve des documents tout à
fait intéressants, comme le livret d’ouvrier de Désiré Péguy (n. 108) ou
son acte de décès (n. 121).
On notera deux articles (Lioudmilia
Chvedova, Frédéric Sarter) qui renouvellent, en les centrant sur
1’architecture, des commentaires trop souvent répétés sur les cathédrales. Ils
s’associent parfaitement à la très riche réflexion de Francine Lenne sur l’art
et le public dans les Cahiers de la Quinzaine, appuyée sur la
controverse de Péguy avec Jaurès sur l’art socialiste (Réponse brève a Jaurès).
Le plus neuf est peut être l’analyse
de Pauline Bernon, « Style et sublime », qui en prenant pour exemple
la méditation de Péguy sur la Passion selon saint Matthieu, repère les
différents styles qu’associe Péguy dans ce texte : style
« bas », style moyen de l’expression théologique, style sublime, ce
qu’elle nomme « une liturgie des styles » chez Péguy. Cette analyse
introduit à un renouvellement de la lecture des textes de Péguy.
La conclusion de Michel Leplay, pour
terminer ce beau livre, trace un programme pour de nouvelles études péguystes.
Signé
par Françoise
GERBOD
***
Source : BCLF n° 661, - Bulletin critique
du livre en français
Date : juillet-août 2004
Charles Péguy ne fait point partie
de ces écrivains relégués dans un sévère Purgatoire, comme Charles Maurras ou
Léon Daudet, qu’on ne réimprime plus et dont les œuvres, jadis fort lues, ne
circulent que sur le marché du livre ancien. Les quatre volumes parus dans la
très recommandable « Bibliothèque de la Pléiade » montrent que
l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc n’est pas oublié. Une
ombre plane pourtant sur 1’homme et l’œuvre : ses prises de position
politiques. On a accusé Ch. Péguy, mort aux prodromes de la bataille de la
Somme, d’être un précurseur de l’idéologie vichyssoise et, partant, d’avoir été
antisémite. Le volume collectif édité par Romain Vaissermann, Charles Péguy,
l’écrivain et le politique, invite à un nouvel examen du problème, loin des
simplifications hâtives. Le programme était amibitieux et les collaborateurs de
ce volume se sont montrés à la hauteur de l’ambition. Laver Ch. Péguy de
l’accusation d’antisémisme n’est pas malaisé : peu d’écrivains furent
autant que lui fascinés par le destin du peuple juif. De surcroit, Péguy ne
partagea ni l’idéal de restauration monarchique, ni la germanophobie viscérale
(un aspect qu’on oublie trop souvent) de Maurras. Il fut tout à la fois
– et sans y voir de contradiction – socialiste, chrétien et
nationaliste. Mais le socialisme (inspiré de Proudhon) que professait ce fils
d’ouvriers n’avait pas grand-chose à voir avec le néo-libéralisme À peine
adouci, vaguement pondéré de mesures sociales, que proposent souvent ceux qui
aujourd’hui se réclament de ce système. Ch. Péguy était chrétien, ce qui
ne s’oppose pas au socialisme authentique, puisque le Christ avait annoncé que
les riches resteront à la porte du royaume des cieux. Il était nationaliste
car, face au capitalisme multinational qui ignore les frontières, joue de la
précarité sociale et des rivalités ethniques pour abaisser indéfiniment le coût
de la main-d’œuvre (la libre circulation des biens et des personnes est
un postulat libéral), la Nation est le meilleur cadre (ou le moins mauvais) à
l’intérieur duquel on peut améliorer le sort des exploités. Pur produit de cet
admirable système scolaire de la IIIe République, égalitaire parce
qu’il privilégiait le talent face à 1’argent, Ch. Péguy affichait un
souverain mépris pour les commentateurs, mais il se serait sans doute montré
indulgent envers les auteurs des articles composant ce volume, qui se sont
penchés sur son œuvre avec autant de sympathie que de perspicacité.
* * *
Source : Choisir
Date : avril 2004
Charles Péguy, notre contemporain
Déterré en 1992 par Alain
Finkielkraut d’un quart de siècle de scandaleuse indifférence due aux errances
d’amnésie et à l’inculture historique crasse de la génération soixante-huit,
Charles Péguy habite les ombres et les lumières de notre monde moderne. Il est,
en cette aube de troisième millénaire, un compagnon de route d’une actualité
étonnamment brillante. Il est, au sens le plus fort, dans toutes les grandes
querelles qui nous agitent, de la laïcité au pouvoir de l’argent, de l’humus
des frontières aux vents célestes du cosmopolitisme, notre ami, notre
contemporain.
Six ans après la très belle, et
troublante, lecture protestante du pasteur Michel Leplay, ceux qui aiment Péguy
accueilleront avec une immense joie la sortie toute récente, d’un ensemble
d’études politiques et littéraires sur le fondateur des « Cahiers de la
Quinzaine » (Charles Péguy, l’écrivain et le politique, textes
édités par Romain Vaissermann). Hommage, bien sûr, de l’École normale
supérieure à l’un de ses plus fulgurants élèves, mais surtout, vibrant appel à
la levée définitive d’une quarantaine aussi injuste que stérile, plus riche
d’enseignements sur ceux qui l’ont promulguée, sur le mal qu’ils nous ont fait,
que sur son objet.
Tour à tour dreyfusard, catholique
et socialiste, immensément républicain dans un monde où 1’aristocratie de la
pensée était plutôt monarchiste, orphelin de père, fils d’une rempailleuse de
chaises, boursier n’accédant à la Rue d’Ulm que par l’ardeur affamée de son
mérite, défenseur des ouvriers mais passionnément nationaliste dès que vient
poindre, sur la France, l’ombre conquérante d’un Guillaume II, notre
bomme, assurément, est complexe, ne se fond dans aucun moule, semble multiplier
les paradoxes, se soustraire, comme une anguille à tous les pêcheurs
d’étiquettes. Déjà, pendant les quatre décennies de sa pauvre et sublime
existence, les innombrables éditorialistes, penseurs, pamphlétaires noircissant
les pages d’une presse française alors, en pleine apogée, s’arrachaient cheveux
et barbes (que certains avaient fort longues) pour classer, déclasser,
reclasser l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc dans un
tiroir, une catégorie qui pussent, un moment au moins, les arranger, les
calmer, leur donner l’impression de maîtriser le cas Péguy.
Ainsi, l’Action française. Tout
connaisseur de Péguy sait parfaitement, et depuis toujours, que l’auteur de Notre
jeunesse, ce bouleversant portrait, publié en 1910, de l’anarchiste juif
Bernard Lazare (le tout premier défenseur de Dreyfus) n’a strictement rien à
voir avec les gens de Maurras qui d’ailleurs, dès la sortie de ce livre et pour
les quatre ans qui resteront à vivre à Péguy, le rejettent, le conspuent avec
des mots que seule cette époque de soufre et de braise est capable de produire.
Péguy a beau être républicain quand Maurras est monarchiste, il a beau se
proclamer dreyfusard, « socialiste », rien n’y fait : dans
l’esprit des gens, aujourd’hui, malgré toutes les lumières et toutes les
démonstrations de vérité, malgré Finkielkraut, il reste perçu, totalement à
tort, comme l’un des maîtres à penser du fascisme à la française, c’est-à-dire
de Vichy.
On recommandera donc la lecture,
dans le livre cité plus haut, de l’admirable article de Guillaume Bourgeade,
doctorant à l’Université de Paris-III, collaborateur de la Revue des deux
mondes, intitulé Péguy et l’Action française. Une petite
trentaine de pages pour ausculter et radiographier, avec une lumineuse clarté,
l’origine du malentendu. Où apparaît la figure décisive du maurrassien Henri
Massis (1886-1970), critique littéraire, grand disciple du maître de Martigues,
qui fera beaucoup, dès la mort du lieutenant Péguy près de Villeroy le 5
septembre 1914 (à 41 ans), pour récupérer la figure de celui qui avait si
bien chanté Jeanne d’Arc, les saints Innocents et la cathédrale de Chartres.
Dans cette récupération, qui
habitera l’entre-deux-guerres et préfigure celle, beaucoup plus scélérate de
Vichy, tout n’est pas faux. À commencer, bien sûr, par la question nationale,
cette affaire de 1’Alsace-Lorraine et de l’imminence de la guerre qui, de 1910
à 1914, fait du « socialiste » Péguy un homme paradoxalement beaucoup
plus proche de Barrès que de Jaurès : « En temps de guerre, écrit-il
dans L’Argent suite, il n’y a plus qu’une politique, et c’est la
politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la
politique de la Convention nationale c’est Jaurès dans une charrette et un
roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ». Phrase aussi
célèbre que terrible, que jamais, pendant tout le vingtième siècle et jusqu’à
nos jours, le courant pacifiste (puis libertaire) de la gauche française ne lu
pardonnera.
Neuf décennies après sa mort,
l’illuminé de l’Histoire et de l’âme charnelle, l’infatigable défenseur de
Dreyfus, le chantre de l’École républicaine et égalitaire, avec ses hussards
noirs et ses craies blanches, n’a pas fini de nous interpeller par les
paradoxes de son œuvre, le feu de sa plume, l’exemple passionné de sa vie. On
aimerait qu’il soit là, parmi nous, au milieu des livres, à rugir et haranguer,
faire vivre la vie, un peu plus fort.
Signé par Pascal
DECAILLET
***
Charles Péguy, l’écrivain et le politique, textes réunis par Romain Vaissermann, Éditions Rue d’Ulm, Paris,
2004.
2L’écrivain, tout d’abord. Romain
VAISSERMANN (« La mort du père chez Péguy. Analyse d’un récit autobiographique », p. 25 à 76) mène, à partir de
l’étude linéaire d’un court extrait de Pierre. Commencement d’une vie bourgeoise, une analyse consacrée à la mort du père,
motif traumatique dont il démontre le caractère central dans la genèse de l’œuvre. Dans ses thèmes et ses caractéristiques formelles,
celle-ci ne serait que la réécriture d’un texte en quelque
sorte matriciel, la lettre hésitante et naïve que Désiré Péguy, menuisier
analphabète, envoie à sa femme trois ans avant la naissance de Charles, – lettre dont la lecture ritualisée a bercé l’enfance de l’orphelin.
3Nous quittons ensuite
les considérations biographiques et psychanalytiques pour des études qui s’efforcent toutes de cerner, via la réalité textuelle de l’œuvre, prose ou poésie, certains aspects du catholicisme de
Péguy. À la croisée de l’histoire littéraire,
de l’histoire des idées, de l’analyse thématique et de l’analyse stylistique,
Frédéric SARTER (« Péguy bâtisseur – thèmes et variations
de l’architecture », p. 77 à 118)
interroge l’usage par Péguy du motif
architectural : dans un siècle, qui, « impuissant à bâtir », a
vu se réfugier dans la littérature l’esprit des grands
architectes, l’œuvre de Péguy « crée dans l’ordre de la poésie française moderne un équivalent, une figure
de la cathédrale et de l’élan gothique »
(p. 80). Cette transposition poétique se double d’une évolution du sens
imparti au motif : chez Péguy, qui rompt par là avec le romantisme, l’image architecturale exprime essentiellement le rapport de l’homme et de Dieu, et plus spécifiquement l’immixtion du charnel et du spirituel, laquelle constitue le
centre de sa théologie et de sa poétique. Sur le même thème, une seconde étude
(Lioudmila CHVEDOVA « Métaphores de la cathédrale dans La Tapisserie de
Notre-Dame », p. 93 à 118) propose
une typologie thématique de ces figures (La cathédrale végétale, la cathédrale
bateau, la cathédrale femme).
4Le dernier article de
la première section, (Pauline BERNON, « Styles et sublime dans les
dernières œuvres de Péguy », p. 119 à 162) s’inscrit plus encore
que les deux précédentes dans la tradition d’une lecture
religieuse de l’œuvre de Péguy. A partir d’une approche originale en terme de méthode et fructueuse dans
ses conclusions, Pauline Bernon considère les derniers Cahiers à l’aune du concept
rhétorique de la tripartition des styles. Ce concept est essentiel dans la
critique que Péguy fait du monde moderne, oublieux de la notion d’ordre et de justesse. A cette inconvenance cultivée par les
temps présents, Péguy oppose la restauration d’une parole vraie,
laquelle résulterait de la « fidélité de l’être à son
ordre » (p. 127). Mais le lieu propre de la rhétorique de Péguy,
révélatrice en cela de la tradition d’écriture
judéo-chrétienne, outrepasserait toutefois ces cloisonnements stricts, qu’il transcende, en créant dans le texte, comme le fit l’Incarnation dans l’histoire, un espace d’interférence, ou plutôt de circulation, entre style bas et grand
style. Par ces ouvertures et ces ruptures maîtrisées, qui enrichissent sans
récuser les mécanismes de régulation de l’écriture hérités de
la tradition gréco-latine, les derniers Cahiersatteignent
au sublime, cette catégorie nouvelle définie par le traité du Pseudo-Longin. La
finalité même de l’œuvre, son destin,
tiendrait ainsi à son aptitude à refléter par instant le nouvel ordre instauré
par la Passion, ordre dynamique où circule la grâce, et de donner par là à chacun
prise « sur la réalité grandiose de l’intercession du
Christ pour ceux qui manquent à Son Père » (p. 154).
5À ce stade,
c'est-à-dire au terme des articles à caractère strictement littéraire, le
projet inaugural que formulait au seuil du recueil, Claire Daudin,
celui d’un procès en révision (« il
faut casser le jugement, instruire à nouveau le procès », p. 20) qui
révélerait la modernité de l’œuvre de Péguy, de
sorte que « la gauche française puisse réintégrer parmi ses grands
ancêtres » (p. 21) l’écrivain catholique,
n’a pas encore, nous semble-t-il, trouvé beaucoup de pièces à
convictions. C’est ce à quoi travaille l’article de Francine Lenne (sans
préjuger de son impact sur une « panthéonisation » à gauche de l’auteur de Notre jeunesse),
qui éclaire avec une certaine force l’originalité et la
modernité d’une œuvre où il y aurait, écrit-elle,
une « aberration » « à reconnaître […] une pensée de droite » (p. 169).
6L’étude est centrée sur le débat que suscita, entre Jaurès et
Péguy, au moment même de leur rupture, la question des rapports de l’art et de la politique. Francine Lenne confronte les conceptions
que manifestent deux textes de Péguy (1898, Marcel, De la
cité harmonieuse, et la Réponse brève à
Jaurès) à celles développées par Jaurès lors d’une conférence tenue le 13 avril 1900, intitulée « L’Art et le socialisme ». Nous quittons en partie les faits d’écriture, pour découvrir le lieu particulier que fut la boutique
des Cahiers de la quinzaine,
et, la conception globale des rapports de l’art et du public que
révèle cette entreprise éditoriale si singulière. Aux aspirations de Jaurès à
un art socialiste, qui couronnerait l’avènement de la
société nouvelle, Péguy oppose ici l’humilité d’une démarche centrée sur le présent et le travail, ce
« travail lent, moléculaire et définitif » (p. 170), dont témoigne
jusqu’à l’organisation
matérielle desCahiers, rapprochée
par Francine Lenne des tentatives picturales contemporaines : les
« chercheurs d’angles » et du
trait de l’avant-garde, de Kandinsky à Mondrian
(p. 171). Au cœur de cette entreprise singulière, où l’art et le politique se compénètrent étrangement, nous retrouvons
actives et vives les valeurs platoniciennes de beauté, de vérité et d’amitié; partagées avec Jaurès, elles sont toutefois ici
« retournées dans la réalité », de manière à constituer les
impératifs d’une action concrète et quotidienne,
qui ne couronnerait pas l’avènement de la cité
idéale, mais le préparerait.
7De ce fait, si les Cahiers n’ont rien d’une revue avant-gardiste, et qu’ils restent
classiques dans leur goût et leur facture, tout au moins proposent-ils une
réorganisation radicale, et en un sens révolutionnaire, de la relation de l’art et du public. Arrachée à l’économie marchande,
dégagée de toute tutelle, qu’elle soit d’ordre idéologique ou simplement liée à la prise en compte des
attentes d’un lectorat, l’œuvre ainsi redéfinie devient une réalité politique et citoyenne
à part entière ; celle d’un libre don, dont la
genèse accomplie, de la production à la réception, suppose un dialogue d’amitié sincère, sans cesse renoué entre l’artiste et son public, au sein de cette « cité
idéale » qui « sera celle du libre accès à des œuvres libres »
(p. 190). C’est ainsi que la pensée toute entière
de Péguy, pour qui « la relation vivante à l’art est « l’opération commune du voyant et du vu » » (p. 189), se
placerait sous le signe crucial de l’amitié, au carrefour
de l’art et du public, de l’amour platonicien et de la charité chrétienne, du poétique et du
politique.
8Cet article charnière
est suivi de trois études plus directement consacrées aux aspects politiques de
l’œuvre de Péguy, qui forment le second volet de l’ouvrage : « Péguy politique d’une réputation sulfureuse » – la périphrase
désignant la revendication par la droite et l’extrême droite
française de l’écrivain et de son œuvre. Premier
avocat de Péguy, Patrick Charlot (« Le
/la politique selon Charles Péguy », p. 199 à 210) place au centre de sa
démonstration la notion de démocratie : venu de la gauche – le socialisme de Lucien Herr – pour professer des
opinions de plus en plus nettement antiparlementaristes, Péguy ne contesterait
pas, en réalité, la pertinence globale du modèle démocratique. Sa vindicte s’exerce à l’encontre de l’avatar déprécié qu’en donne à voir le
régime républicain, à partir notamment du vote de la loi d’amnistie en décembre 1900. « L’antiparlementarisme » de l’écrivain résulterait
dès lors de sa fidélité radicale à un idéal « bien [plus] proche du
socialisme » (p. 206) que ne le serait la pratique démocratique, dont
Péguy a perçu les dangers potentiels, qu’avère semble-t-il ce
début de XXIe siècle.
Il y aurait de la sorte, pour Patrick Charlot, un contresens total à voir dans
l’œuvre de ce dreyfusiste jusqu’au-boutiste,
philosémite et libertaire, un pré-fascisme à la française.
9 Dans un esprit
similaire, Sébastien Richard éclaire les relations qu’ont entretenues Georges Sorel et Péguy (Sébastien RICHARD,
« De la mystique au prix Goncourt - Sorel et Péguy, hommes et
idées », p. 211 à 249). Malgré un parallélisme fréquent, le lien qui
rapprocha un temps l’auteur des Réflexions sur la violence et le fondateur desCahiers de la
Quinzaine jusqu’à la rupture de 1912 – lien né autour de
Bergson, fut plutôt fragile, réduit aux consonances réelles mais ténues qui
unissent « le socialisme moral péguien » et l’exploration par Georges Sorel des notions de mythe et de
mystère. Qu’il s’agisse des milieux
fascistes des années 20, puis de l’historiographie
vichyste, qui classa les deux hommes parmi ses principales références
culturelles, ou, plus récemment, de la critique marxiste, la postérité continue
à associer ces deux figures, si dissemblables dans les faits.
10Très éclairante sur
le contexte de l’œuvre, une dernière étude (Guillaume
BOURGEADE, « Charles Péguy et l’action française», p.
251 à 280), entérine cette déconstruction du cliché nationaliste, en réfutant l’amalgame parfois établi entre la pensée de Charles Péguy et
celle de Charles Maurras. L’observation attentive
de ce que Péguy pensait de l’Action Française,
mais plus encore celle de ce que l’Action Française
pensait de Péguy, dégage d’irréductibles lignes
de partage : politique contre mystique, antichristianisme contre
christianisme, antisémitisme contre philosémitisme, monarchisme contre républicanisme,
pragmatisme contre idéalisme… C’est un homme, le critique littéraire Henri Massis, ami de Péguy
et proche de Maurras, et un ouvrage, intitulé Le Sacrifice [1917] qui eurent, d’après l’auteur, raison de ces
divergences. Le long hommage que Massis y rend au créateur desCahiers installa durablement dans l’opinion le cliché d’un Péguy militaire et
guerrier, lié à l’Action française par
son pragmatisme – thèse insoutenable pour GuillaumeBourgeade, qui explique par trois facteurs ce
« gauchissement » regrettable et lourd en conséquences quant à la
réception à venir de Péguy : tout d’abord le schématisme
propre à un critique moralisant, rapide à proférer des vérités générales, puis
sa focalisation sur quelques « écarts » (p. 264) de parole de Péguy,
en réalité peu révélateurs de sa pensée, et enfin la projection sur son
évolution du parcours intellectuel et politique du petit fils de Renan, Ernest
Psichari, qui mourut comme Péguy en 1914, après une authentique conversion au
nationalisme et au catholicisme. Massis aurait donc joué un rôle essentiel dans
la constitution d’un
« mythe », auquel Guillaume Bourgeade reproche d’avoir condamné à un oubli partiel l’œuvre de Péguy.
11« Ce qui gêne,
chez Péguy, c’est ce qui demande à être compris, ce
qui a besoin, pour être accepté, de la confrontation avec une intelligence
critique », écrivait Claire Daudin, dans son introduction, exprimant par
là le regret de voir réduits, dans certains des articles, à de « simples
écarts de paroles » les aspects de la pensée de Péguy qui sonnent
« politiquement incorrects » (p. 18). Si tant est que le classement à
droite ou à gauche de l’œuvre fait sens, le
recueil aurait effectivement sans doute gagné en pouvoir de conviction, si, par
delà les questions de circonstances, il avait affronté ce qui dans la pensée de
Péguy a pu prêter à confusion : ainsi sa mystique de la France, qui ne saurait,
écrit Claire Daudin, être réduite à un fait de langue, mais qu’il faut toutefois différencier soigneusement de ces
« authentiques sources de nationalisme d’extrême
droite », que furent l’exaltation
maurassienne du « pays réel » ou de « la terre et des
morts » de Barrès (p. 18). En d’autres termes,
disserts et convaincants sur les prises de position qui discréditent la
récupération à droite de Péguy, les articles le sont moins sur les raisons
substantielles qui ont pu susciter cette lecture – raisons dont l’examen attentif et critique nous semble faire quelque peu défaut
à la solidité de la démonstration.
12En dépit de cette
lacune, relative en tout état de cause, les auteurs parviennent à imposer
progressivement l’image d’un homme dont les apparents métamorphoses cachent une profonde
fidélité à lui-même. Pas à pas, les contributions établissent avec une certaine
rigueur que la dualité n’est pas, chez Péguy,
à comprendre sur un axe chronologique, en terme d’évolution et de
reniement de soi même : bien plutôt fonctionne-t-elle, résolue dans une
dialectique de chaque instant, en synchronie, chez celui qui apparaît, d’article en article, comme un grand « réconciliateur des
contraires » — le
« charnel et le spirituel, la politique et la mystique, la religion et la
foi, la prose et la poésie, le socialisme et la liberté » (Michel Leplay,
art. cit., p. 288), mais aussi l’archaïsme et la
modernité, l’idéalisme et le pragmatisme, l’humour et la théologie parvenant ici à une osmose vivifiante.
Nous nous rendrons de ce fait à la conclusion de Michel Leplay : les
engagements complexes de ce « pousseur de cris », qui sut
« rassembler sans confondre et assembler sans immobiliser » (p. 288),
peuvent sans doute faire sens pour le lecteur du XXIe siècle, devant les
questions d’aujourd’hui et de demain, qu’il s’agisse du
fonctionnement des institutions, ou, plus généralement, « du sens même de cette
vie », « brouillé », pour Michel Leplay, entre autres,
« par le stockage universel des données et la transmission immédiate des
informations » (p. 286). Pour cette raison au moins, lisons ou relisons
Péguy.
Gaëlle Guyot-Rouge,
« « Au secours, Péguy ! » », Acta fabula,
vol. 5, n° 2, Printemps 2004, URL :
http://www.fabula.org/revue/document402.php, page consultée le 18 mars 2014.