Péguyana
Romain VAISSERMANN
On m’objecte cent beaux vers
[chez Péguy dans Ève] ; j’en
accorde mille. Mais faites l’épreuve d’une pièce entière dans le milieu le plus
cultivé. Ces beautés ne tarderont pas à succomber sous les bâillements. Au
cours du meilleur morceau, le pastiche pourrait s’introduire et tourner
longtemps à la charge avant d’exciter, au sein de cette torpeur, l’inquiétude
et l'éclat de rire.[1]
Une bibliographie critique
riche[2]
a volontiers proposé des définitions idiolectales du pastiche et de la parodie,
pour éviter le flou antérieur, et a pratiqué la littérature comparée, aux
dépens d’études de cas précises et au profit d’auteurs (Proust et autres
écrivains connus pour autre chose que leurs pastiches) proclamés
– on ne sait trop pourquoi – grands pasticheurs, comme il y eut les grands
rhétoriqueurs. C’est, selon nous, à tort que Péguy est absent de ces
études : notre auteur est un des plus pastichés du XXe siècle –
et du XXIe siècle. Mais pourquoi dire pastiché et non parodié ?
Notons
d’abord, suivant Gérard Genette, que le pastiche relève des pratiques
hypertextuelles, qui font qu’un corps textuel – texte et paratexte – dérive d’un corps textuel antérieur par mutation
simple (transformation) ou indirecte (imitation). Selon que le régime de ces
relations est ludique, satirique ou sérieux, des genres apparaissent, que
peuvent décrire, grosso modo et à
titre d’exemples, des œuvres de la littérature française :
Régime : Relation : |
ludique |
satirique |
sérieux |
Transformation |
Parodie Chapelain décoiffé |
Travestissement Virgile travesti |
Transposition Docteur Faustus |
Imitation |
Pastiche L’Affaire Lemoine |
Charge À la manière de… |
Forgerie La Suite d’Homère |
Où
le bât blesse : cette nomenclature diffère de la tradition (de la critique
littéraire et du sens commun à la fois) qui voit dans À la manière de Charles Péguy le type du pastiche péguien ;
elle ne propose pas de définition nette des régimes ; elle avoue in
fine sa relativité. Nous partirons pourtant de ce cadre théorique, faute
qu’un autre l’ait remplacé, pour définir les autres pastiches de Charles Péguy
que celui fait par Paul Reboux et Charles Müller, affaire à laquelle nous avons
déjà consacré un article. Étude sans doute imparfaite mais pionnière du moins,
chez les péguystes[3] comme chez
les théoriciens de l’imitation.
Voici une suggestion de présentation de la grille genetienne
appliquée aux pastiches de Péguy :
Régime : |
ludique |
satirique |
sérieux |
Imitation : |
Pastiche « Quand Péguy fait sa
malle » |
Charge À la manière de Charles Péguy |
Forgerie Pour la canonisation de
Jeanne d’Arc |
Mais
d’autres distinctions nous semblent en fin de compte plus utiles à l’analyse
des pastiches péguiens. Car il existe les pastiches qui naissent et meurent au
détour d’une phrase[4] dans un
article critique : leur taille modeste en fait des morceaux de bravoure,
sans prouver un réel talent de pasticheur. Il existe les imitations au long
cours, impossible sans réelle application à l’imitation. Deux catégories
finalement distinctes.
I. - Micropastiches
Quelles difficultés à faire le départ entre
l’imitation voulue et consciente d’une part, l’imitation involontaire d’autre
part, qui peut s’emparer de l’écriture au degré zéro du critique et la
rapprocher de l’objet de sa critique…
Daniel
Halévy lui-même, et du vivant de Péguy, semble avoir cédé à la tentation de
suivre le style péguien lorsqu’il déclare dans Le Temps du 12 décembre
1909 (« Les Cahiers de Charles Péguy ») : « comme il serait
agréable de composer sur ses cahiers un cahier qui leur serait semblable, où il
serait parlé de tout, de Jeanne d’Arc et de la Révolution, des cathédrales et
de Versailles, de la Beauce et du Bourbonnais, de la dignité du peuple, de la
fréquente indignité de ceux qu’il avoue pour ses guides ; et constamment,
à toute ligne, de cette France dont il sent, par toutes fibres, toutes les
traditions, les fidèles et les infidèles, les héroïques et les rieuses ;
de cette France ancienne, assurément, et c’est tant mieux, car c’est tradition,
c’est noblesse ; mais neuve autant qu’ancienne, et c’est tant mieux, car
c’est invention, c’est espoir. »
Parfois, un
aveu rend explicite cette tentation, comme chez Jules L. Puech (actif de 1907 à
1952) dans Les Droits de l’Homme, le
7 mai 1911 (« Revue des Revues », article « vu » par
Péguy) : « Il faudra bien, un jour ou l’autre, – comme dirait Péguy –
étudier ici, étudier à notre tour, étudier à la manière des Droits de l’homme,
le cas de M. Georges Deherme, et, ce jour-là, on n’aura garde d’oublier la
longue discussion sans bienveillance que M. Georges Deherme soutint dans sa
petite et remarquable Coopération des
idées, avec M. Georges Guy-Grand. »
Souvent, le
fait même de parler de parodie y incline l’auteur, comme ce fut le cas d’Yvon
Delbos (1885-1956) dans Le Radical du
17 décembre 1911 (« La Revue de l’École normale », article
« vu »), rendant compte de la parodie de Péguy faite par les
conscrits à l’occasion de la Revue de l’École normale supérieure :
« une légère parodie du style tourmenté, rugueux, et ronronnant et
balbutiant néanmoins, dont Charles Péguy, un “ancien”, lui aussi, revêt sa
mystique républicaine et catholique ».
Plus rarement,
certains critiques ont prêté la parole à Péguy dans des dialogues ou monologues
fictifs. La part de pastiche y est plus ou moins nette, entre les deux extrêmes
du langage de monsieur Tout-le-Monde et de l’idiolecte péguien. Du côté de
l’expression idiolectale, à coup sûr satirique, penche « Une séance de la Ligue pour la Culture Française »
de Gaston-Louis-Charles Picard[5]
– article « vu » paru en
janvier 1912 dans L’œil de
veau : « M. Charles PÉguy. Je veux, je voudrais,
vous voudriez, pourquoi ne voudrions-nous pas, connaître, savoir apprendre,
entendre dire, comment, parce que, pourquoi nous sommes ici. / M. Jean Richepin (emballé). Quelle
force ! Quelle langue ! » Du côté de l’expression idiolectale
sérieuse penche le subtil montage de citations et de pastiche que forme la
prosopopée écrite par Frantz Brunet (1879-1965)[6]
dans Loisirs et profession (« Péguy parle… », février 1939, p.
1-7) :
M’adressant, dit Péguy, à ceux
d’entre eux qui ont d’autres ambitions – notamment celle d’exercer un
gouvernement temporel des esprits – je leur disais en bon françois, mais
combien me lisaient – c’était en 1913 – combien me lisent aujourd’hui ?…
Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas
seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de
tout. Et je leur disais encore –, si on me permet de me citer moi-même, – dans
une page où l’on appréciera, comme écrivait l’un de mes bienveillants critiques
– un gros monsieur de la Sorbonne – une certaine verdeur d’expression, assez
d’humour, peu de goût, pas du tout d’esprit, sans parler de mes puérilités
typographiques bien connues des psychiatres : Enseigner les éléments, apprendre
à des enfants de bonne race ces vieilles vérités sur lesquelles tout le monde
est d’accord : (et sur lesquelles est fondé le monde) : que Paris est
la capitale de la France ; que Versailles est le chef-lieu du département
de la Seine-et-Oise. Pour les tout à fait savants pousser jusqu’à l’extraction
de la racine carrée ; et peut-être de la racine cubique, quel sort plus
enviable…
Gabriella Balzac
(« Villeroy », Les Cahiers d’Île-de-France, Versailles,
juillet-septembre 1957) hésite aussi, dans le registre poétique, entre
imitation et citation :
Vent de juillet berçant les
épis en leur gloire
Les ondant en reflets, comme
une blonde moire,
Absinthe en longs cheveux
safranant les talus,
L’âme se ramassant, pour un
proche salut…
Vers le dernier carré du
soir d’une bataille
Gravement nous montons… et le
champ d’accordailles
Paraît à notre gauche… au
solennel sillon,
Du pèlerin-soldat, s’accomplit
la moisson.
Vinrent ici finir deux âpres
trajectoires.
L’une avait pris hauteur aux
rives de la Loire,
Et n’était plus qu’un front.
Volontaire étendard
Que la balle troua, des
hauteurs du Penchard,
Et la terre embrassa le cœur
sacramentaire
Et l’amour le plus dur et le
plus statuaire
Et la rugueuse écorce et
l’inviolable honneur,
Et le rouge paraphe du fier
Enlumineur.
Du côté du
langage commun, relire – la fortune théâtrale de Péguy n’a pas encore fait
l’objet d’étude – Le Mystère de Jeanne et
de Péguy, légende dramatique en 5 actes[7]
de Jean Loisy (1901-1992), texte proche cependant du centon, ou bien écouter la
voix d’outre-tombe prêtée à Péguy dans l’article « Péguy » d’Armand
Robin (1912-1961) in Comœdia le 28 février 1942[8] :
Pourquoi m’arrêterai-je ?
Pourquoi me reprochez-vous ou m’admirez-vous d’écrire deux mille ers, trois
mille, six mille vers sur le même sujet ? Pourquoi me rappeler que je
voulus composer un sonnet et qu’aussitôt j’écrivis neuf cent soixante-neuf
vers ? De Paris jusqu’à Chartres s’allongera mon poème : derrière lui
je ferai mon pèlerinage à pied, très lentement ; j’ai le temps ; je
suis quelqu’un qui a le temps ; je ne partirai même pas de trop bonne
heure ; suffit que je sois aux champs à l’heure où les bons journaliers
retroussent leurs manches : voici mes sillons, vers ou lignes tous
semblables, tous parfaitement rectilignes : un bon sillon doit venir, joue
contre joue, s’appliquer contre son voisin, se confondre avec lui ; oui,
c’est toujours le même sillon qui revient : je vous ai dit, je parcours la
Beauce, et vous avez cru que j’allais comme ça de Paris à Chartres, tout droit,
à vol d’oiseau, comme vous dites ; dans la vie, oui, mais pas dans mes
poèmes ; parcourir la Beauce, c’est refaire tous les sillons un par un, ne
pas en rater un seul ; j’ai mis quatre percherons à ma strophe : je
suis content et tranquille car ils savent tous les quatre d’un même pas tourner
à chaque fin de sillon : jamais besoin de leur rien dire : je marche
derrière eux, c’est simple : à chaque sillon nouveau, il m’arrive de poser
mon pied gauche là où j’ai posé mon pied droit en marchant en sens inverse ;
et vous dites encore que je n’avance pas ?
À la frontière
du théâtre, la lecture prête encore au personnage Péguy un dialogue exalté avec
Daniel Halévy dans l’émission radiophonique consacrée à « Charles
Péguy » par Henri-François Rey (1919-1987), et dont l’Écho des étudiants donne
le script le 21 novembre 1942. En voici quelques lignes :
« Dans mon dernier cahier, j’ai mis que cette affaire avait un virus
propre, qu’il y avait dans cette affaire, dans le tissu même de cette affaire
un certain virus propre et je viens de l’éprouver beaucoup plus que je m’y
attendais. C’est ce dont notre ami Halévy ne veut pas convenir. »
Un compte rendu du Mystère des Saints Innocents » par
Gustave-Louis Tautain dans La Renaissance
contemporaine (10 avril 1913) semble tourner au pastiche de Charles Péguy –
mais, les pensées attribuées à Péguy ne prenant guère la forme de son écriture,
il s’agirait plutôt d’un pastiche de sa prière supposée ! Que le lecteur
juge :
Il n’est que trois
mystères : Trinité, Incarnation et Rédemption. Et même, à ces abyssales
profondeurs où l’Homme, agenouillé dans la Ténèbre, adore un Dieu voilé de
noir, peut-être n’est-il plus qu’un mystère, celui de l’Absolu, sans chair et
sans os, sans ombre ni lumière, sans péché, sans mouvement, sans forme. Car le
mystère du Dieu fait homme est celui de l’alliance entre l’Éternel et le
Temporel, entre la Toute-Puissance et la faiblesse qui s’avoue. Et le Mystère
de l’Espérance qui sauve est pareil au mystère de ma foi et de mon espérance.
Or je sais, mon Dieu, qu’un jour de votre Éternité vous serez seul à jamais
plus. Votre création tragique aura parcouru les cycles de la douleur et de la
mort. Elle reviendra vers vous comme la Chair à la Terre et le fleuve à la mer.
Elle entrera dans votre Gloire pour connaître le bonheur d’être éternellement
et de n’exister plus. Voici alors que vous serez seul, dans l’Infini du Temps,
dans l’Infini de l’Espace, non point comme un soleil désolé dans une nuit sans
possible pardon, mais comme un Triomphe chantant et sonore dans une aurore sans
chute ni déclin.
Hélas !
sauf en de rares instants où j’entrevois la lumière comme à travers la faille
soudaine et sitôt refermée d’un rocher, il m’est interdit, par votre volonté,
de scruter les abîmes du Futur autant que les abîmes du Passé. Ma vie n’est
point à toujours tissue de craintes ou de regrets. Car vous avez permis que,
derrière moi, les misères m’apparaissent seulement comme des souvenirs
hésitants, tremblant à peine dans la mouvance large d’un océan de joie. Et vous
m’avez révélé de ma destinée à venir trop peu pour que ma chair en soit émue à
mourir, assez pour me faire marcher, les yeux agrandis d’espérance, sur des
routes solitaires. Je ne penserai donc plus, mon Dieu, au sombre mystère de
votre Unité. Mais je regarderai le visage de votre Fils et j’irai consumer mon
âme aux flammes de votre Esprit.
Loin de cette
faconde, quelques mots suffisent à imiter le style péguien répétitif. À coup
d’adverbes : « M. Charles Péguy soigne ses Cahiers de la quinzaine,
probablement, vraisemblablement, naturellement, évidemment, tout simplement,
tout bonnement, tout uniment. » – lit-on le 28 mars 1914 dans Gil Blas, sous le titre « Le Quinze
littéraire » et sous les initiales A. S. non identifiées[9].
À coup de verbes : « Péguy expose ses idées selon son style qui
d’abord exprime une idée, puis avec tous les mots et les aspects la ressasse,
et enfin la répète, comme conclusion. » – lit-on le 28 avril 1914 dans un
article anonyme (« Bergson jugé par Péguy ») de L’Intransigeant.
Enfin, vient le tour de ces cas particuliers de tout
classement : comment traiter ces auteurs dont le style propre adopte tout
bonnement certains stylèmes que l’on trouve déjà chez Péguy…
Que penser de tout le compte rendu de la Note conjointe sur M. Descartes, précédée de la Note sur M. Bergson par Henri Petit
(1900-1978) dans la Nouvelle Revue
Française du 1er
novembre 1924 (p. 611-615) ? N’en donnons qu’un extrait :
Quand
on est si honnête, on est optimiste. Il faut être optimiste pour travailler
beaucoup, pour pouvoir chanter en poussant la charrue, pour aimer se promener
en sabots dans les chemins de terre, dans les terres, sur les mottes grasses où
le pied enfonce, où le pied aime la terre, fait geste d’amitié un peu lourde,
un peu grasse, mais comme il faut avec la terre. Car il faut aimer la terre
avec ses pieds, aimer la terre par terre, la terre qu’on gratte d’après ses
chaussures, la terre qu’on touche, ou plutôt qu’on ne touche pas, mais qu’on
devrait toucher, la terre qui salit.
Que penser ainsi de l’article de Roger Dadoun « D’une insituation de Péguy socialiste »[10]
et notamment de cette phrase initiale qui n’en finit pas :
En conclusion et conclusivement même (et commencer
ainsi, c’est d’emblée afficher la marque de Péguy, c’est pour, d’ouverture,
nommer son extrême ouverture langagière, inscrire l’efficacité inaltérée de son
travail de desserrement des carcans rhétoriques, de démantèlement des tyrannies
du discours, de détournement et de sape des pouvoirs établis de
l’écriture ; c’est pour contrer sinon contredire l’ordre de l’Exposition,
qui forme décorum masquant l’ordre inconscient des impositions profondes et
l’ordre politique des positions réelles ; c’est, plus prospectivement,
comme il est si beau de dire, pour redire que Péguy, s’il s’offre artistement
comme acéré virtuose qui pointille syntaxes et lexiques pour les crever,
goguenard, de fuites tordantes, demeure pour vous, singulièrement,
magistralement – seul masque de "maître", en vérité, qu’on pourrait
peut-être apposer sur son visage rétif, rebelle – l’écrivain qui revendique
hardiment, contre les clichés les plus massifs et les plus savants, l’axe scientifique
de l’écriture, qui témoigne pour la seule science qui soit irréductible,
insurpassable, jamais figée ni acquise : la science d’une vérité
langagière, de l’exactitude des termes, de l’interminable et toujours
hypothétique et hypothéqué travail d’écriture qui s’acharne à conduire le mot
vers la plus proche approximation du réel, de la Femme-Réalité, "Femme
sournoise et fausse", de la Mère Création, "Mère outragée",
etc.), conclusivement donc, et pour décomposer, expliciter ces fameux titres
que l’on compose toujours plus ou moins en fin de partie, de texte, disons qu’à
la fois, d’une part Péguy marque et remplit, pénètre et se situe dans –
c’est-à-dire s’insitue dans les multiples réseaux (socialisme,
christianisme, vitalisme, écritures, quotidienneté, revendications, révoltes,
conservations, histoire, justice, école, idéologies, etc.), constitutifs de
notre monde moderne (que nous nommerions aussi bien moderne-monde, car
la modernité désormais fait monde, fait notre monde tout entier perclus de
modernité, d’une modernité, disent-ils, tous azimuts) ; et d’autre part
que Péguy démarque et creuse, fait vidage et vidange, récuse toute position et
situation faite, tout pouvoir, toute "popularité", toute gloire, tout
"entraînement" ; il, comme il dit, se contrarie à toute
situation – c’est-à-dire, donc, s’insitue dans, cette fois, "le
grand cadavre mort du monde moderne", qu’il a, parmi les premiers
(Nietzsche avec) autopsié ante mortem : à quelle nécrose les bavardages
politiciens humanistes, "progressistes" ou bigots, de droite ou de
gauche, pourraient-ils accorder sa violente pulsation vitale, en quel lieu de
sècheresse, de strangulation, de mort pourraient-ils prolonger l’intense et
discrète circulation orgastique de ses textes ?
Que dire de la forme dialoguée que choisit de prendre Jean Bastaire
dans un « Compte rendu de colloque » paru dans Esprit en
novembre 1964 ? En voici le début – mais il faudrait tout citer.
Je vis
arriver mon ami péguyste le regard sombre et les traits contractés :
« Alors, lui demandai-je, êtes-vous content de ce colloque tenu à Orléans
pour le cinquantenaire de la mort de Péguy ? » Il gronda :
« Oui, très content. Il y eut d’abord l’inévitable incompétent, l’étranger
de rigueur, le Béotien officiel, je veux dire un ministre. Il vient, mince,
grand, normalien, sympathique. Il eut immédiatement pour lui non seulement tous
les micros, mais tous les cœurs. On le crédita à l’avance de ce qu’il ne
semblait pas être radical, ou socialiste, ou indépendant, ou chrétien social,
enfin vous voyez ce que j’entends par là, de ce qu’il ne paraissait pas
confondre la rue du Tabour avec une tribune parlementaire. Il fait justement
carrière dans la critique et la répudiation du parlementarisme. Il n’était
littéralement à Orléans que pour répercuter la dénonciation du parlementarisme.
Et à peine ouvrit-il la bouche qu’on sentit qu’il n’était venu que pour faire
du parlementarisme, pour réaliser une opération parlementaire, pour mettre au
point la misérable et démagogique opération de détournement, de rebroussement
parlementaire qui consiste à se servir de Péguy au lieu de le servir. Sous
prétexte de louer Péguy, il lui demanda frauduleusement une caution. Péguy fut
un capital qu’on exploite. L’exploitation, l’aliénation de l’homme par l’homme,
de l’homme par la politique, de la mystique par la politique, ce représentant
du gouvernement en fournit une démonstration impeccable, habile, sensée, de bon
ton, de bonne compagnie, sans aucun doute sincère, qu’on ne pouvait
qu’applaudir, car c’était de l’ouvrage bien faite, qu’on ne pouvait que haïr,
car c’était une imposture. »
Je fis remarquer à mon ami péguyste que le discours du
ministre n’entrait pas dans les actes du colloque, qu’il avait même eu lieu
deux jours avant que la réunion ne s’ouvrît. « Et le discours du
stylisticien, explosa mon interlocuteur, refuserez-vous de le considérer comme
partie intégrante des débats ? Il vint tout à la fin, en couronnement, le
troisième jour. Tertia die. Jaurès était resté à la porte. La Sorbonne
trôna, et Dieu sait sous quelles espèces. Un éminent professeur déboucha d’une
conférence internationale, badina, papota, cabotina, tira la couverture à soi,
en prit à son aise, tandis que sa vaste culture éclatait dès la numérotation de
ses paragraphes, qu’il ne nomma pas a, b, c, comme l’aurait fait
n’importe quel licencié, mais alpha, bêta, gamma, comme devait le faire
un directeur de travaux ou un titulaire de chaire. Superbe et généreux, il
n’interdit pas de lire Péguy, il conseilla même de l’archilire. Pourvu que, ce
faisant, on ne l’entendît pas, qu’on ne cherchât pas à le comprendre, qu’on
n’allât pas au cœur de ce qu’il veut dire, qu’on ne l’interrogeât pas sur ses
raisons de vivre et de mourir. Cela n’est pas mûr encore, paraît-il. Il faut
exposer Notre jeunesse et Le porche du mystère de la deuxième vertu
au soleil de la science, placer au besoin leur auteur dans la couveuse d’une
machine électronique, capable de répertorier en un clin d’œil son sang et ses
larmes. Établir d’abord des inventaires, inventorier la question, telle est la
question. Après, on verra. Car, bien sûr, la stylistique reconnaît qu’elle ne
touche pas à l’essentiel. Elle est humble, la stylistique. Elle ne prétend qu’à
être un préalable, un narthex. Simple catéchumène, elle sait bien qu’elle n’a
pas le droit d’entrer dans l’église. Elle laisse à d’autres le soin d’y entrer.
Mais en attendant, elle barre le chemin. Elle ne conçoit pas qu’on puisse se
passer de son concours, qu’aucune investigation sérieuse puisse être entreprise
sans avoir premièrement sacrifié à l’étude de la répétition, de la
qualification, de la ponctuation, de la citation, du paragraphe, de la
parenthèse, de la parabole, de l’hyperbole, du raide, du souple, du nid, du
berceau, du mouvement, de l’arrêt, du jaillissement, de la chute. La fameuse
méthode grande ceinture. »
Que dire du style de Michel Quoist (d’autant plus que l’auteur semble
par ailleurs s’être exercé véritablement au pastiche de Péguy) ? Ainsi
dans ce texte qui, compris comme pastiche de Péguy, utiliserait son style pour
donner force à l’affirmation du dogme de l’Immaculée Conception (209.4.185.29/ens/end/Ma_plu_belle.htm) :
Ma plus belle invention, c'est ma Mère.
Il Me manquait une Maman, et Je l'ai faite.
J'ai fait Ma Mère avant qu'elle ne Me fasse.
C'était plus sûr.
Maintenant, Je suis vraiment un homme comme tous les autres hommes.
Je n'ai plus rien à leur envier, car J'ai une Maman, une vraie.
Elle me manquait.
Ma Mère, elle s'appelle Marie, dit Dieu.
Son âme est absolument pure et pleine de grâces.
Son corps est vierge et habité d'une telle lumière que sur la terre, Je ne Me suis jamais lassé de la regarder, de l'écouter, de l'admirer.
Elle est belle, Ma Mère, tellement que, laissant les splendeurs du Ciel, Je ne Me suis pas trouvé dépaysé près d'elle.
Pourtant, Je sais ce que c'est, dit Dieu, que d'être porté par les anges : ça ne vaut pas les bras d'une Maman, croyez-Moi.
Ma Mère Marie est morte, dit Dieu.
Depuis que j'étais remonté au Ciel, elle Me manquait, Je lui manquais.
Elle M'a rejoint, avec son âme, avec son corps, directement.
Je ne pouvais pas faire autrement. Ca se devait. C'était plus convenable.
Les doigts qui ont touché Dieu ne pouvaient pas s'immobiliser.
Les yeux qui ont contemplé Dieu ne pouvaient rester clos.
Les lèvres qui ont embrassé Dieu ne pouvaient se figer.
Ce corps très pur qui avait donné un corps à Dieu ne pouvait pourrir, mêlé à la terre...
Je n'ai pas pu, ce n'était pas possible, ça M'aurait trop coûté.
J'ai beau être Dieu, Je suis Son Fils, et c'est Moi qui commande.
Et puis, dit Dieu, c'est encore pour mes frères les hommes que J'ai fait cela.
Pour qu'ils aient une Maman au Ciel.
Une vraie, une de chez eux, corps et âme.
La Mienne.
C'est fait, Elle est avec Moi, depuis l'instant de sa mort.
Son Assomption, comme disent les hommes.
La Mère a retrouvé son fils et Le fils sa Mère.
Corps et âme, l'Un à côté de l'Autre, éternellement.
Si les hommes devinaient la beauté de ce mystère.
Ils l'ont enfin reconnu officiellement.
Mon représentant sur terre, le pape, l'a proclamé solennellement.
Ca fait plaisir, dit Dieu, de voir apprécier ses dons.
Depuis le temps que le peuple chrétien avait pressenti ce grand mystère de Mon amour filial et fraternel...
Maintenant, qu'ils l'utilisent davantage, dit Dieu.
Au Ciel, ils ont une Maman qui les aime à plein cœur, avec son cœur de chair.
Et cette Maman, c'est la Mienne, qui Me regarde avec les mêmes yeux, qui M'aime avec le même cœur.
Si les hommes étaient malins, ils en profiteraient, ils devraient bien se douter que Je ne peux rien lui refuser.
Tous ces textes, pour réussis qu’ils soient, ne proposent pas
véritablement de contrat de pastiche à leurs lecteurs. Or les pasticheurs de
Péguy ne se privent pas de montrer qu’ils ne font qu’imiter, et nomment
explicitement l’auteur pastiché.
1. – Les pastiches morts-nés
Tous les
pastiches de Péguy prévus n’ont pas paru. Certains ne furent que suggérés à
mi-mot, comme les 2-3 septembre 1912 dans le compte rendu de « Comme dirait [Oudin, 1912] par
Maurice Guyot [pseudonyme de Pierre Benoit et Marcel Berger] et X… » par Roger Dévigne (1885-1965),
article des Nouvelles « vu » par Péguy.
D’autres
furent annoncés par des critiques bien informés. Certain pastiche fut même
annoncé plusieurs fois : Connais-tu
le Péguy ? « Le Masque de Verre » l’annonça dans Comœdia le 6 mai 1913 (« Nouvelle à la main », article
« vu ») : « Le
Théâtre de la Foi. / On annonce deux autres pièces religieuses : La Crèche de Rolland (Romain) et Connais-tu le Péguy ?» Un auteur
anonyme reprit l’annonce cinq jours après dans Le Cri de Paris (article
lui aussi « vu »).
D’autres
enfin, annoncés pourtant par leur auteur éventuel, eurent moins de persistance.
Ainsi La Grande anthologie, la seule qui
ne publie que de l’inédit, annonce-t-elle en juillet 1914 (Louis-Michaud
éditeur, p. 121), de façon anonyme et en manière de parenthèse :
« Son collaborateur [celui de « Francis James »] P.g.y, arrivé
en retard, ne paraîtra que dans la prochaine édition. », après avoir
flétri l’alliance du sabre et du goupillon sous la plume dudit Péguy (p.
120) : « Péguy, faisant une période au régiment, / Arriva avec un
billet de logement ; // Il lut les petits vers légers, badins et tendres /
Qu’il écrivit sous la dictée de Jeanne Landre. » Ainsi encore Abel
Valabrègue indique-t-il comme à paraître dans X, Y, Z Histoires policières à la manière de (Marseille, Éditions
de l’Olivier, 1946) un volume de pastiches intitulé : Trafic d’influences (pastiches) avec un « Charles
Péguy » que la mort l’empêchera de faire paraître et que nous avons échoué
à retrouver.
2. – 50 ans de pastiches
Avant
de donner les pastiches que nous avons retrouvés, signalons que nous n’avons
réussi ni à trouver une version de la parodie de Péguy faite par les conscrits
à l’occasion de la Revue de l’École normale supérieure début décembre 1911
(voir ci-dessus) ni à retrouver les strophes inédites écrites à la manière de
Péguy par Georges Dalgues en 1940 ni à identifier la première parution du poème
« [Nous voici donc partis…] »
(1920 ?) écrit par Robert Havard de la Montagne [1877-1963] à la manière
de Péguy et cité dans Pierre Dufay et Léon Deffoux, Anthologie du pastiche (t. II, Crès, 1926, p. 109-111).
Raphaël
Périé, La vie ouvrière, 20 juin 1914
Après des études au lycée Lycée
Louis-le-Grand et au collège Sainte-Barbe, Raphaël Périé (1855-1938) devint
enseignant et finit inspecteur d’académie. Parrain de Marie Noël en 1908, dont,
professeur au lycée de Cahors, il avait connu le père alors qu’y enseignait ce
dernier avant de partir en 1882 pour Auxerre (Michel Manoll, Marie Noël,
1962), il encouragea la jeune femme dans l’écriture (André Blanchet, Marie
Noël, 1975) et, lui-même écrivain, donnait son avis en connaissance de
cause : il avait renouvelé Le Roman de Berte aux grands
pieds (Hachette, 1900) et, surtout, était l’auteur de cet ouvrage
pédagogique à succès L'École du citoyen, histoire et morale, à l'usage des
cours d'adultes : leçons, plans de leçons, morceaux à lire... (Gedalge, 3e éd., 1913 ; 4e
éd., 1922 ; 5e éd. 1925 ; 1926, 6e éd.).
Il fut l’ami de Maurice Bouchor et
abonné de La Vie ouvrière.
Il allait encore écrire, après ce pastiche, Pour la paix
(Pontarlier, impr. Vve Thomas, 1919) et La Dernière heure (Pontarlier,
impr. Vve Thomas, 1920), avant de réunir ses poèmes dans En souvenir (Rieder, 1928).
Ne pas le confondre avec ce
bibliothécaire à Cahors homonyme et peut-être parent, auteur d’une Maladie de la vigne. Sa guérison radicale par un traitement simple et
rationel (Cahors, impr. Plantade, 1853), d’une Histoire
politique, religieuse et littéraire du Quercy, à partir des temps celtiques
jusqu'en 89 (Cahors, Impr. Brassac, 1861-1865) ainsi que d’une Lettre
sur Uxellodunum (Cahors, impr. Combarieu, 1863).
Quand
Péguy fait sa malle, il y met la nature,
Balaam et Jonas, le Verbe et
l’Écriture,
Caïphe, la rupture, et Jésus,
la suture,
Et la déconfiture et la
superstructure ;
Il y met le scion de la neuve
Sion,
La réédition de la création,
Et la précession dans la
régression ;
Il y met l’aliment et la
dentition ;
Il y met l’hérésie et le sicut
est mos,
L’os qui sort de la chair, la
chair qui tient à l’os,
Pythagore et Samos, Bergson
après Pangloss,
Le flic, la camelot, le cacique
et le boss ;
Il y met Poutre et Paille,
Église et Truandaille,
Il y met Carabas épousant
Prétentaille,
Il y met Carnaval caressant
Cochonaille,
Et il y met Carême étranglant
Boustifaille ;
……………………………………….
Il y met le printemps, le rhume
et le coucou,
Midas et le barbier, les
roseaux et le trou,
Et Daudet qui est peu et
Maurras qui est prou ;
Il y met Azraël et monsieur
Visautrou.
Quand Péguy fait sa malle, il y
met Notre-Dame,
Tolbiac et Valmy, Ratapoil et
Vandamme,
L’oison du Capitole avec son
état d’âme,
L’esthète et le marlou, le
ponte et le vidame.
……………………………………….
Quand Péguy fait sa malle, il y
met pigeon-vole,
Celui qui caracole et celui qui
bricole,
Et celui qui fignole et celui
qui rigole,
Et le Sort, flux, reflux,
systole et diastole ;
……………………………………….
Il y a mis de tout et il en
remettra.
Quand Péguy fait sa malle, il y
met le supra,
L’infra et le contra, et,
par-dessus, l’extra…
Et cætera, et cætera, et cætera !
*
Robert
Havard de la Montagne, La revue universelle, 15 mai 1920
Journaliste catholique et monarchiste,
Robert Havard de la Montagne (1877-1963), fils du publiciste Oscar Havard de la
Montagne et de sa femme née Mac Leod (avant son remariage avec Madeleine
Arthaud – auteur de Sainte-Claire, de La Vie agonisante des pays occupés.
Lille et la Belgique, Perrin, 1918 et de Cardinal), fut l’ami de
Charles Maurras et dirigea pendant l'entre-deux-guerres le journal Rome,
qui paraissait en langue française dans la capitale italienne. Il se fit
historien. On
lira encore avec profit son Étude sur le ralliement (À propos d'un
centenaire, Librairie de l'Action Française & Perrin, 1926) – ralliement de l'église catholique à la
République –,
son Histoire de la démocratie chrétienne. De Lamennais à Georges Bidault
(Amiot-Dumont, 1948, ouvrage qui cite Péguy aux pages 111-112), son Histoire
de l'Action Française, de la fondation du journal quotidien à la
condamnation de Charles Maurras et de Maurice Pujo (Amiot-Dumont,
« Archives d'Histoire Contemporaine », 1950, ouvrage qui cite Péguy
aux pages 83-84), ses Chemins de Rome et de France. Cinquante ans de
souvenirs (Nouvelles éditions latines, 1956).
Dans ses
articles au Nord patriote de Lille (dont il est le directeur politique),
au Nouvelliste de Bordeaux ou dans l’Action française, Havard de
la Montagne a souvent cité Péguy, du vivant de ce dernier comme après sa mort[11].
Ce pastiche ne craint pas de faire franchir la
frontière franco-italienne à un Péguy très « romain » :
n’avait-il pas le poète toute dévotion pour Jeanne ? n’avait-il pas relancé
un grand pèlerinage ? On passera alors sur des jeux de mots peu péguiens
(« éternels », « s’éternise » ; « geste […]
haut » et « haut sacerdoce ») ou à la limite du contresens
(« les êtres charnels », « désirs […] éternels ») pour ne
remarquer que les rimes riches d’un pastiche amené par un sujet péguien et
réussissant quelques bons alexandrins que Péguy n’aurait pas reniés.
Pour la canonisation de Jeanne
d’Arc
(À la manière de Charles Péguy)
Comme vers l’oasis après le
grand carnage,
Nous partirons un soir pour le
centre romain
Sans nous laisser distraire aux
beautés du chemin,
Sans avoir d’autre but que ce
pèlerinage ;
Sans voir Nice la bleue au
décor d’opéra,
Sans donner un sourire aux
choses indigènes,
Sans nous laisser tenter par le
golfe de Gênes
Étalant ses splendeurs depuis
Bordighera ;
Sans faire de détours par Florence ou Venise,
Sans jeter de regards sur les
êtres charnels,
Sans avoir de désirs qui ne
soient éternels,
Nous irons vers la ville où
l’homme s’éternise.
Nous irons vers la ville où le
Pontife blanc
Fera, du trône auquel la
chrétienté s’adosse,
Le geste le plus haut de son
haut sacerdoce,
Le geste que nos cœurs
guetteront en tremblant.
Nous irons vers la ville et
vers la basilique
Où, le seizième jour de mai
dix-neuf-cent-vingt,
Le Pape donnera, selon l’ordre
divin,
Une Sainte nouvelle au monde
catholique.
*
Robert
Havard de la Montagne, ?, milieu 1920
Bizarrement, ce pastiche semble répondre au premier (« Nous
partirons », « Nous voici donc partis »). Havard change pourtant
de sujet : d’un sujet religieux, il passe à un sujet politique.
Léon Deffoux
et Pierre Dufay donnent ce pastiche dans leur Anthologie du pastiche (t.
II, Crès, 1926, p. 109-111), sans indiquer la date ni la source du poème…
Les allusions historiques[12]
nous le font dater de la fin 1920.
Nous
voici donc partis pour de nouveaux débats
Et pour tous les hasards d’un
nouveau branle-bas.
Nous voici donc partis pour de
nouveaux combats.
Après Darmstadt, Francfort où
Degoutte s’installe,
Tandis que dans la Ruhr le désordre
s’étale,
Verrons-nous Foch marcher sur
Berlin capitale ?
C’est la faute des chefs et des
gouvernements
Dont les concessions et les
lanternements
Ont rendu si hardis ces mauvais
garnements.
C’est la faute de ceux qui,
depuis l’armistice,
Sans voir que le vainqueur,
trop doux, se rapetisse,
N’ont pas su faire appel à la
main de justice.
C’est pour avoir perdu dix-huit
mois en chansons
Que le monde bercé par les
Anglo-Saxons
Semble comme un volcan sur
lequel nous dansons.
Nous dansons le fox-trot aux heures
défendues.
Nous tournoyons sans cesse en
rondes éperdues.
Et les femmes de bien et les
filles perdues.
Nous dansons le fox-trot, nous
dansons le tango.
La France est un dancing en
proie au vertigo.
Elle aimait trop le bas, dirait
Victor Hugo.
Et pendant ce temps-là
s’amoncelle l’orage.
Et pendant ce temps-là l’on se
dit avec rage
Que la vertu n’est point à
hauteur du courage.
C’est la faute des chefs qui
nous ont endormis.
Ils venaient d’Amérique et se
disaient amis.
Et tous leurs racontars, nous les
avons admis.
C’est la faute des chefs qui
venaient d’Amérique
Et qui nous ont transmis leur
rêve chimérique
De clore à l’amiable une guerre
homérique.
C’est la faute de l’homme aux
nébuleux accents
Et qui nous entraîna sur les
chemins glissants
Où les triomphateurs s’avèrent
impuissants.
C’est la faute des chefs qui
venaient d’Angleterre
Et qui n’ont pas compris la
chose élémentaire :
Qu’il eût fallu briser la
Prusse militaire.
C’est notre faute à tous pour
avoir écouté
Ces voix qui nous juraient fausse
sécurité
Et pour avoir dansé quand elles
ont chanté.
C’est notre faute à tous si la
race latine
Perd ce bien que le ciel à ses
élus destine :
La paix de saint François, la
paix bénédictine,
Et si la paix nous dit un
éternel adieu,
C’est parce qu’ayant cru dans
un André Tardieu,
Nous n’avons pas compté sur le
secours de Dieu.
*
Suzanne
Mongin, Bulletin des collèges Sainte-Marie, janvier 1934
Nous savons très peu sur Suzanne
Mongin, sinon que, née vers 1900-1910, elle était professeur de Sainte-Marie du
Maine (à Angers, dans le Maine-et-Loire ?) en 1934 et enseignait à
l’Université libre de Neuilly-sur-Seine en 1937-1939… Elle doit sa bonne
connaissance de Péguy à ses lectures préférées : Notre cher Péguy
des Tharaud, Ève et surtout les Mystères de Jeanne d’Arc. On lui
doit, outre les deux pastiches qui suivent, un compte rendu de la journée
dédiée au souvenir de Péguy le 25 janvier 1939 au 8 rue de la Sorbonne
(« En souvenir de Charles Péguy », Culture, février 1939).
Il y a beaucoup de choses que
j’aime, dit Dieu…
… Mais parmi les offrandes et
les offertoires,
Il n’y a rien que j’aime autant
dans le monde,
Parmi les offrandes de l’homme,
Rien que j’aime autant, ni d’un
plus joyeux amour,
Qu’une belle maison d’école
pour les petits enfants.
Une belle maison d’école bâtie
au bord des chemins,
Claire, et large, et propre,
Et rose ;
Si drôle, en vérité, dans sa
couleur de rose,
Dans sa couleur de bonbon –
parce que c’est pour les enfants –
Dans sa couleur de bonbon,
c’est-à-dire de dragée,
Dans sa couleur de baptême,
Et par conséquent de grâce
sanctifiante.
Il n’y a rien que j’aime
autant, dit Dieu,
Que cette maison d’école qui se
dresse dans sa couleur de grâce,
Hautement et droitement,
Sur le bord des chemins des
hommes,
Et qui s’avance sur l’océan des
villes,
Droitement, solidement, et
profondément,
Comme une jetée, et comme un
phare,
Sur le bord de la mer mouvante
et mille fois murmurante
Des agissements, et des
trimballements, et des tourbillonnements des hommes.
Il n’y a rien que j’aime autant
que cette maison d’école,
Qui est comme une jetée et
comme un phare,
Ou comme une belle villa sur le
bord de la mer ;
Et qui rit aux gens qui
passent ;
La maison du matin rit au bord
de la mer ;
Et qui rit, et qui les fait
sourire, les gens qui passent,
Et même qui les fait rire, eux
qui ne rient pas toujours ;
(Il s’en faut bien qu’ils rient
toujours)
Et qui les fait rire, car ils
savent bien, les gens qui passent,
Les hommes qui passent, et qui
se hâtent vers le travail
Des quotidiens labeurs (qui eux
non plus ne rient pas toujours)
Et les femmes qui passent, mais
qui se hâtent peut-être moins ;
Elles ont peut-être moins
besoin de se hâter au-devant de la fatigue,
De leur sœur, la fatigue
Des jours ;
Parce que c’est elle la
fatigue, leur sœur la fatigue prévenante des jours,
Qui vient à elles avec
fidélité ;
(Or, moi j’aime cela aussi, dit
Dieu ; c’est dans les choses que j’aime, cette sainte fatigue de l’homme
qui s’est usé dans mes sentiers).
Il savent bien ces gens qui
passent, que leurs enfants sont là,
Dedans ;
Dans cette rose maison d’école,
Ouverte à toute joie, à tout
soleil, à toute innocence,
Avec sa rotonde qui s’offre à
toute la grâce de mon soleil ;
Avec sa terrasse qui est comme
un nid posé sur une main
Et tout tourné vers moi ;
Ils savent cela les gens qui
passent ;
Et que leurs enfants, là, dedans, sont heureux,
Parce qu’ils sont sages,
Et tranquilles,
Et gardés.
Car : j’enverrai mes
anges, ai-je dit, moi, Dieu,
Et j’ai envoyé mes anges,
Et mes anges vont et viennent au
milieu de cette rose école,
Comme ils allaient, autrefois,
au milieu du matin de ma création,
Dans le jardin matutinal de ma
création radieuse,
Quand tout était pur, et
premier ;
Quand le péché n’avait pas
encore apporté la mort,
La maladie, l’ignorance, la
concupiscence et la mort,
Et que, joyeux comme un enfant,
Et lui aussi premier, et pur,
Comme un enfant qui ne sait
rien que sa prière,
Heureux comme un tout pur
enfant,
L’homme innocent s’y promenait.
C’est pour ça qu’il y a des
écoles, dit Dieu,
À condition que ce soient des
écoles
À l’imitation de ce jardin de
Paradis,
Qui était si ouvert,
Si gratuit,
Si joyeux,
Et si libre ;
À condition que ce soient des
écoles comme ça,
Qui soient des Paradis,
Des Paradis, c’est-à-dire des
jardins ;
Des jardins, c’est-à-dire des
Paradis
D’enfants.
C’est pour ça qu’il y a des
écoles,
Pour que le Paradis, qui était
un si beau jardin,
Que j’avais planté, moi,
Dieu ;
Pour que les Paradis perdus
Qui ont été de si beaux jardins
Que j’avais si bien arrangés,
moi, Dieu,
(Car je vous en refais des
Paradis, tout le long de ma création, tout le long de mon éternité, en vos
jours de baptême ; mais vous n’y comprenez jamais rien)
Pour que les Paradis perdus
Soient retrouvés,
Soient replantés,
Soient re-sablés
Pour les enfants.
Et pour que moi, Dieu,
Je m’y retrouve et je m’y
reconnaisse,
– En vérité je ne me reconnais
plus dans ma création –
Pour que je m’y reconnaisse,
enfin,
Et que je m’y retrouve,
Et que, comme autrefois,
Au premier feu du monde,
Dans mon premier jardin,
Je puisse m’y promener à la
brise du jour.
C’est pour ça qu’il y a des
écoles.
Et c’est aussi parce que, un
jour,
(Il faudra bien, n’est-ce pas)
Un jour, ils grandiront, les
petits enfants ;
Ils auront grandi, un jour
qu’ils seront des hommes ;
Et la vie ne sera plus pour eux
que dans les chemins des hommes.
Et elle les aura pris, la vie
des hommes ;
Et elle les roulera,
Et elle les brisera, dans son
roulement sans fin ni cesse ;
C’est-à-dire qu’elle en aura
fait des hommes, quoi,
Des hommes roulés,
Des hommes brisés,
Des hommes emmenés.
Et elle les aura conduits sur
des rivages
Qu’ils n’auraient point aimés,
peut-être,
Qu’ils n’auraient point
cherchés ;
Et peut-être qu’ils n’auraient
point voulus,
Et qu’ils ont détestés,
peut-être, (qui sait ?) d’avance,
Quand ils étaient premiers et
purs,
Dans le reflet de ma grâce et
de leur baptême,
Et dans la fraîcheur de ce doux
Paradis,
Devant cette maison rose, sur
le bord de la route.
Mais maintenant, peut-être,
Ils en sont lassés de la vie
des hommes,
Qui est si différente de la vie
de ma grâce ;
Et ils sont prêts, peut-être, à
tout laisser,
À tout oublier,
À tout renier, d’un coup, en
bloc,
Comme on jette une vieille
chose usée, dont on ne veut plus,
Parce qu’ils en ont assez –
voilà ! –
De la vie, des hommes.
Alors, en cette heure-là, je
vous le dis, moi, Dieu,
S’ils revoient en passant la
maison d’école,
Cette rose maison d’école, tout
embaumée,
Toute parfumée,
Tout enrobée de ma
présence ;
S’ils la revoient en passant
sur le bord de la route,
Sur le bord de leur âme,
Sur le bord de la route de leur
vie et de leur âme,
Je vous le dis, ce sera comme
si, tout à coup,
Dans la grande ténèbre de la
vie
Et peut-être de leur vie,
Dans la tristesse, et le
labeur, et la lourdeur de la vie,
Et sûrement de leur vie,
Ce sera comme si, tout à coup,
une porte de lumière et de joie,
D’appel à la lumière et à la
joie,
À grands battants
S’ouvrait
Sur un jardin de Paradis.
Parce qu’aux jours lointains,
et proches,
Si lointains, et soudain si
proches,
De leur aimable enfance,
Cette rose maison d’école où
passait, où régnait
La joie de ma présence,
Aura été, pour eux, comme une
percée, d’avance,
Comme une visée, comme une
trouée, d’avance,
C’est-à-dire, d’avance, comme
une espérance,
Comme une assurance d’entrée,
d’avance,
Dans ma maison éternelle ;
Et qu’elle aura jeté, en eux,
d’avance,
Comme un regret de moi,
Comme une nostalgie de
moi ;
C’est-à-dire comme un regret,
Comme une nostalgie
De la joyeuse maison de mon
amour éternel.
C’est pour ça que j’aime tant
les maisons d’école,
À l’imitation de mon jardin de
Paradis.
21
novembre 1933
*
Claire
Bonvoisin, Almanach des Françaises catholiques, 1937
Nous ne savons de cette collaboratrice
de l’Almanach de l’œuvre de saint François de Sales…
Les saints Innocents suscitent
de nombreuses réminiscences dans ce pastiche, qui s’inspire également des
réflexions sur les morales raides et souples dans la Note conjointe et
de l’éloge des Français pris au Porche (Po 633-660).
À l’actif du pastiche : les
allusions au « tout fait », les nombreuses parenthèses, les
répétitions – dont les anaphores, le vocabulaire familier (les « gros
paroissiens », la « tête dure », « dégringoler »). Au
passif du pastiche : la présence des realia trop modernes
« plage » et « casino » rompt le pacte d’imitation, la majuscule
mise pour désigner Dieu ne correspond guère au ton familier pris par
l’interlocuteur divin, les termes dans lesquels il est fait référence aux
négresses et aux nègres choquent le lecteur d’aujourd’hui.
À la manière de Péguy
« Je n’aime pas les gens vertueux,
dit Dieu… »
Je n’aime pas les gens
vertueux, dit Dieu.
Les gens qui ont de la vertu,
Les jeunes filles vertueuses,
Qui ont trouvé une certaine
vertu toute faite dans leur berceau,
Qui ont à la messe le dimanche,
Avec de jolis petits
paroissiens,
Ou même quelquefois avec de
gros paroissiens,
De gros paroissiens bien
détaillés.
C’est-à-dire qui contiennent
beaucoup de détails
Sur le culte et la liturgie
(On dit les ornements qu’il
faut pour les fêtes),
Et beaucoup d’explications
Pour les jeunes filles
vertueuses
Qui vont à la messe le dimanche
(Et même quelquefois en
semaine)
Et qui font le catéchisme aux
enfants,
Aux enfants du peuple
(Ils ont leur nez sale et leur
blouse déchirée,
Ils ont la tête dure et ne
retiennent rien,
Ils ne comprennent pas les
mots,
Ils se trompent de mots).
C’est très ennuyeux de leur
faire le catéchisme
Pour les jeunes filles
vertueuses,
Les jeunes filles vertueuses
qui vont parfois communier
Puis qui s’en vont prendre des
bains de soleil sur la plage,
Qui vont étaler leur peau sur
la plage,
Comme les sauvages,
Comme les négresses des pays
chauds.
Ce n’est pas pour Moi que Je
dis cela, dit Dieu,
Moi, ça M’est égal,
Puisque c’est Moi qui les ai
faites
Je les connais bien
Dans tous les détails de leur
être
Et les replis de leur cœur.
Je vois bien que ce sont de
bonnes filles
(C’est-à-dire à peu près de
bonnes filles).
Et pourtant, elles me font de
la peine, dit Dieu,
C’est-à-dire que cela me fait
de la peine
De voir qu’elles n’ont plus de
pudeur,
Pas plus de pudeur que les nègres
Qui vivent dans des huttes
Et poussent des cris de
sauvages,
Et s’amusent comme des enfants
Et raisonnent comme des
enfants.
Mais eux, cela se comprend, dit
Dieu,
Ils ne sont pas baptisés,
Ils ne me dégoûtent pas,
On ne leur apprend pas la
vertu.
Alors ce n’est pas étonnant
Qu’ils n’aient pas de pudeur,
Ils ne savent pas ce que c’est,
On ne leur a pas appris ce que
c’est,
Ils vivent un peu comme des
animaux.
Mais les jeunes filles
vertueuses, dit Dieu,
Celles qui ont trouvé de la
vertu toute faite dans leur berceau,
Celles qui viennent quelquefois
recevoir mon Corps très pur,
(Moi qui suis la Pureté même,
Elles s’approchent de Moi,
Elles deviennent un peu Moi).
Et c’est cela qui m’est
pénible,
Qui me fait de la peine,
Elles me disent, deux fois par
jour :
« Ne m’induisez pas en
tentation… »,
Et elles y induisent les
autres,
Elles sont pour les autres une
cause de péché,
Une cause que des âmes
s’éloignent de Moi
Peut-être définitivement,
Une cause que des âmes
dégringolent.
Elles sont un rempart entre les
âmes et Moi,
Quelque chose qui s’interpose
entre des âmes et Moi
À cause de leur corps,
De leurs corps qu’elles étalent
à plaisir
Sans savoir,
(Ou peut-être en sachant,
Ou même sans savoir,
Ou en le sachant un peu mais
sans vouloir s’y arrêter)
Sans savoir, dis-Je,
Qu’elles excitent les passions
et provoquent au péché,
Je le sais bien, dit Dieu,
À cause de ce qu’on me dit à
confesse,
Là on ne joue plus la comédie,
On dit le péché, comme il est,
Alors, on le voit bien qu’elles
induisent les autres en tentation.
Mais elles ne veulent pas le
croire ;
Elles disent que c’est la Mode
(Je me moque bien de la mode,
Moi),
Et elles continuent tout le
temps
À se mettre entre des âmes et
Moi ;
C’est décourageant, dit Dieu.
Moi qui fais tout mon possible
pour sauver les âmes,
Qui ai versé Mon sang pour
elles,
Parce que Je voulais les avoir,
Ce sont les jeunes filles
vertueuses qui Me les enlèvent.
Sans le vouloir, sans doute,
Sans s’en rendre compte ;
C’est décourageant !
Il y a de bons jeunes hommes,
Je les connais bien,
(C’est Moi qui les ai faits),
Ils voudraient bien se
conduire,
Mais ils succombent à la
tentation…
À cause de celles qui disent
tous les jours :
« Ne m’induisez pas en
tentation ».
Elles disent cela pour elles,
Parce qu’elles sont vertueuses
Et qu’elles ne veulent pas être
tentées ;
Seulement, elles tentent les
autres ;
Sans savoir
(Ou peut-être en sachant,
Mais même sans savoir,
Ou en le sachant un peu, mais
sans vouloir s’y arrêter).
C’est décourageant, dit Dieu.
Moi qui cherche à attirer les
âmes,
Elles M’en enlèvent au fur et à
mesure,
C’est effrayant,
Pour des jeunes filles
vertueuses
Qui apprennent ce que c’est que
la vertu aux enfants du catéchisme,
Et qui leur disent de bien se
tenir,
Et qui font du mal, sans le
savoir.
À cause d’elles, des âmes sont
moins belles,
Elles qui devraient chercher à
les rendre plus belles,
Et qui le cherchent peut-être,
D’une autre façon.
(En faisant le catéchisme, par
exemple).
Mais elles détruisent, par leur
tenue,
Le bien qu’elles pourraient
faire autrement ;
Les jeunes filles vertueuses,
qui se promènent
Presque sans être vêtues,
Sur la plage,
Ou au casino,
Et un peu partout,
Ça, des
jeunes filles vertueuses ?…
C’est pour cela que Je n’aime
pas les gens vertueux, dit Dieu.
*
Suzanne
Mongin, Culture. Revue de l’Université de Neuilly, octobre 1937
L’auteur (dont nous ne savons rien)
désigne nommément les deux Tapisseries – celles de Notre-Dame et de
sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc – comme le texte pastiché. Mais Ève,
« tapisserie » de l’aveu même de Péguy, a aussi fourni quelques
modèles d’expressions, ne seraient-ce que les didascalies introductives ; La
Banlieue également reparaît dans cette poétique des noms propres péguiens
(Châtillon, Nanterre, Suresnes) reprise et comme complétée par les banlieues
oubliées de Péguy (Bobigny, Chaillot, Champigny, Choisy, Clichy, Drancy,
Épinay, Ivry, Le Perreux, Orly). Deux invraisemblances, dont la première est
stylistique et la seconde idéologique : la prosopopée de la cathédrale et
la parole laissée par Péguy au cardinal de Paris ! Seul anachronisme, un
trop récent « scout » (1922) – à comparer au fox-trot (1912)
d’Havard de la Montagne– dans cette très bonne imitation, que Péguy aurait
autrement pu signer.
À la manière de Péguy
Tapisserie des cent clochers
Le poète parle :
Notre-Dame de paix, Notre-Dame
de Seine.
Si tendrement posée au plein
cœur de Paris,
Si puissamment venue au fond du
Paradis,
Si tendrement bâtie pour la
paix souveraine ;
Si puissamment chantée par les
grands de ce monde,
Si tendrement priée par le pauvre
à genoux,
Si puissamment bordée par ce
fleuve humble et doux,
Si tendrement bercée par cette
eau vagabonde ;
Si puissamment tranquille au
bord cette Seine,
Si tendrement tendue aux cris
de vos enfants,
Si puissamment prêtée aux
hymnes triomphants,
Si tendrement dressée au bord
de toute peine ;
Si puissamment louée aux orgues
solennelles,
Si tendrement nimbée des
reflets des couchants,
Si puissamment bercée aux
souffles des beaux chants,
Si tendrement comblée de tant
de ritournelles ;
Si puissamment visée par
l’Anglais impassible,
Si tendrement offerte au scout
envahisseur,
Si puissamment ouverte au
public oppresseur,
Si tendrement livrée au flot
inadmissible ;
Si puissamment pourvue de si
saintes reliques,
Si tendrement baignée de
l’ombre de la Croix,
Si puissamment dotée des
trésors de nos rois,
Si tendrement vantée par les
bon catholiques ;
Si puissamment parée de vos
saints stratagèmes,
Si tendrement servie par vos
frères prêcheurs,
Si puissamment ouïe par les
pauvres pécheurs,
Si tendrement cherchée les
soirs de vos Carêmes ;
Si bonnement veillée par la
gendarmerie,
Si savamment gardée par le vol
des pigeons,
Si bien auréolée dans les
brillants plongeons
Qu’ils font jusqu’aux abords de
la Conciergerie ;
Notre-Dame de paix, Notre-Dame
de Seine,
Que cherchez-vous encor du haut
des lourdes tours ?
Quel regard jetez-vous sur tous
ces alentours ?
Quels enfants quêtez-vous, ô
Vierge souveraine ?
Du fond de vos deux tours qui
consacrent la ville
Comme deux doigts levés de la
main d’un pasteur,
Du fond de votre amour et de
votre hauteur,
Qu’espérez-vous, plongée en
attente immobile ?
Quels appels jetez-vous de
votre cathédrale ?
Quels échos tentez-vous aux
chants du pur Credo
Quand l’airain bondissant du
vieux Quasimodo
Gronde, appelle et gémit dans
l’ombre marginale ?
La cathédrale parle :
J’attends que vienne à moi le
plus fervent pâtour
Que j’aie jamais placé dedans
mes métairies,
Que j’aie jamais commis au soin
des mes prairies,
Le plus grand ménager des
agneaux d’alentour.
J’attends que vienne à moi le
plus hardi guetteur
Que j’aie jamais posté sur mon
chemin de ronde,
J’attends que vienne à moi,
après son tour du monde,
De tous mes pèlerins, le plus
hardi quêteur.
J’attends que vienne à moi le
plus grand régisseur
Que j’aie jamais planté au cœur
de toute angoisse,
Que j’aie jamais logé au cœur
de ma paroisse,
J’attends que vienne à moi le
plus grand bâtisseur.
J’attends que vienne à moi le
plus hardi verrier
Que j’aie jamais commis au soin
de mes rosaces ;
J’attends que vienne à moi,
parmi les Saintes Faces,
De tous mes artisans le
meilleur imagier.
Puisque Dieu ne fait rien que
par simples bergers
Et que rien ne grandit que par
sollicitude,
Puisque rien ne fleurit qu’en
la béatitude
Et que Dieu ne descend que dans
les beaux vergers ;
J’attends que vienne à moi du
mouvant Parisis,
Suivi de ses troupeaux comme au
long des campagnes,
Le pâtre descendu des ferventes
montagnes,
Et gardien désormais de bien
autres pâtis.
Puisque Dieu ne veut pas de
jardin mensonger,
Et que rien ne se fait que par
exactitude,
Puisque nul ne vaut rien qu’en
toute plénitude
Et que Dieu ne fait rien par
mauvais ménager ;
Les voici tous venus.
Notre-Dame de Lourdes,
Du fin fond de la Seine arrive
ici Choisy ;
Vierge des Missions, Épinay
vient aussi
Pour son peuple à bénir dans
ses carrioles lourdes ;
Les voici tous venus. Ô Marie
des Vallées,
Colombes vous salue et vous
tient ses discours ;
Ô Vierge de la Route, en
Perpétuel Secours
Qu’Asnières soit tenue en ses
berges dallées.
Les
voici tous venus. Vierge libératrice
Délivrez du Malin les gars de
Champigny ;
Et veillez doublement sur le
rouge Clichy,
Défendez-le du mal,
Marie-Auxiliatrice.
Les voici tous venus. Ô Marie
du Calvaire
Que votre Châtillon voie ses
chagrins fleurir ;
Ô Reine des Enfants, qu’Issy
vous voie bénir
Tous les lévites blancs de
votre séminaire.
Oui, je suis revenu. Et je vous
les ramène
Et je vous les confie, Mère de
tous soldats ;
Nous avons beau fouiller nos
savants concordats,
Nous savons qu’il n’est rien
que la souffrance humaine ;
Nous savons qu’il n’est rien
que la mort souveraine
À moins que votre fils, ô Reine
du Salut,
En chacun de vos fils ne
couronne un élu,
À moins que son amour ne brise
toute haine.
C’est vrai qu’ils sont venus.
Que d’Orly à Nanterre
À la voix du berger ils se sont
rabattus ;
Et qu’ils ont apporté dans
leurs regards battus
De Suresnes au Drancy leur
appel solitaire.
C’est vrai qu’ils sont venus.
Mais je les ai laissés
S’égailler au parvis de votre
cathédrale,
S’amuser aux rinceaux de la
grise astragale,
Et toucher de leurs doigts vos
vieux arceaux blessés.
C’est vrai qu’ils sont venus.
Mais je les ai laissés
Se divertir un peu aux mufles
des gargouilles,
Imaginer un peu qu’ils
retournent des fouilles,
Détendre un peu leurs cœurs, si
pesamment lassés ;
Mais moi je suis venu jusqu’à
l’antique image
Où depuis sept cents ans on a
tant demandé ;
Où l’on a tant gémi ; où
l’on a tant bandé
De regards attendris sur votre
pur visage.
C’est vrai qu’ils sont venus de
leurs pauvres ferrailles,
Mais il en reste encor dans les
buissons noueux ;
C’est vrai qu’ils sont venus en
légions, ces boueux,
Mais il en reste encor dans les
sombres limailles ;
J’attends que vienne enfin le
plus fier ouvrier
Qui soit monté pour moi des
jardins de la terre,
Courbé sous les rameaux de mon
mouvant parterre,
J’attends que vienne à moi ce
simple jardinier ;
J’attends que vienne à moi le
plus sûr moniteur
Que j’aie jamais donné à ce
jardin rebelle,
À ce figuier stérile, à ce
peuple rebelle,
J’attends que vienne à moi le
plus docte orateur ;
J’attends que vienne à moi le
plus savant pasteur
Que j’aie jamais dressé contre
toute injustice,
Qui ait su distinguer charité
de justice,
J’attends que vienne à moi ce
parfait protecteur ;
J’attends qu’il vienne à moi
dans ce remous épais
Des troupeaux de tous bords
gardés sous sa houlette,
Des troupeaux apaisés de ma
terre inquiète ;
Car : « Moi je suis,
dit Dieu, le Seigneur de la Paix ».
Le Cardinal de Paris
parle :
Me voici revenu ! Je vous
salue, Marie,
Je vous salue, Puissante aux
parterres des Cieux ;
Je vous ai rapporté des
lointains anxieux –
Et je peux la chanter – toute
une litanie.
Je vous salue, bénie entre
toutes les Mères ;
Je vous ai ramené des lointains
alentours
Avec leurs fiers limiers et
leurs ardents pâtours
Vos agneaux égarés dans les
grandes misères.
Je les ai ramenés des pauvres
pâturages,
Et je vous les soumets pour de
plus grands amours,
Et je vous les commets pour de
plus grands labours,
Et je vous les remets pour de
meilleurs herbages ;
Me voici revenu de ces boucles
de Seine,
De ces quais giboyeux et de ces
longs plateaux,
De ce Chaillot splendide et du
pauvre Puteaux
Également chargés d’ignorance
et de peine.
Me voici revenu. Ô Vierge
d’Espérance
Qui protégez Ivry de votre nom
si doux,
Regardez ces gamins qui se
donnent à vous
Avec les Marocains de la
Reconnaissance.
Les voici tous venus. Mère de
toutes Grâces,
Voici votre Perreux aux riantes
couleurs ;
Voici votre Saint-Maur,
Sainte-Marie aux Fleurs,
Entraînez ses enfants au parfum
de vos traces ;
C’est vrai qu’ils sont venus de
leurs champs de carottes,
Mais il en reste encor au
lointain Bobigny ;
C’est vrai qu’ils sont venus du
fond de Champigny,
Mais il en reste encore dans le
fond des roulottes.
C’est vrai qu’à cent clochers,
quand votre tour bourdonne,
Dans les feux des matins, des
midis et des soirs,
Cent nouveaux angélus disent
les purs espoirs
De cent jardins nouveaux qui
font votre couronne ;
Mais vous savez aussi, Mère de
tous les hommes,
Qu’il est tant de jardins qu’il
faut encor semer,
Et que sans l’Esprit Saint rien
ne saurait germer
Quoi que nous extrayions de nos
savantes sommes.
Exaucez-moi, Bénie entre toutes
les femmes :
Priez votre Jésus pour ces gens
rassemblés !
Comme un souffle du soir sur
l’océan des blés,
Que passe son Esprit dans les
moissons des âmes.
*
Louis
Brauquier, Lettre à Gabriel Audisio, 19 novembre 1939
Marseillais, agent des Messageries Maritimes successivement à Sydney,
Nouméa, Alexandrie, Djibouti, Shanghaï et Diégo-Suarez, Louis Brauquier
(1900-1976), grand prix littéraire de Provence en 1962, membre de l’Académie
Ronsard en 1963, grand prix de l’Académie française en 1971 (lire de Gabriel
Audisio Louis Brauquier poète d’aujourd’hui, Seghers, 1966), a notamment
écrit : les poèmes de Et l'au delà de Suez (Aix-en-Provence,
Société de la revue le Feu, 1921 puis 1923), Pythéas (Marseille, Cahiers
du Sud, 1931), Le Pilote... (Tunis, Éditions de mirages, 1935), les
poèmes de Liberté des mers (Alger, Charlot,
1942), Feux d'épaves
(Gallimard, 1970).
Il avait écrit ce court pastiche, qui ne figure pas dans les recueils
de ses poèmes (Louis
Brauquier, Hivernage. Poésies posthumes, Marseille, Sud, 1978 ; « Je connais
des îles lointaines ». Poésies
complètes, La Table Ronde, 1994
puis 2000), alors qu’il était sous
l’uniforme. « Je fais, remarque-t-il, des vers que Péguy voudrait voir
insérer dans ses œuvres complètes. » Iconoclaste, il se moque du poète et
de la sainte patriotes (dans Roger Duchêne, Lettres
de Louis Brauquier à Gabriel Audisio, Marseille, Michel Schefer, 1982, p.
124) : « Et je pense, ajout-t-il provocateur, à ce que l’Histoire en
général et nous en particulier aurions gagné à l’abstention de l’héroïne. Ces
Plantagenet, si Français […], seraient devenus rois de France et d’Angleterre,
Marie Stuart n’aurait pas été décapitée dans son corselet écarlate, le régime
parlementaire se serait établi chez nous sans terreur, nous nous serions
dispensés des vingt-cinq années de guerres napoléoniennes, nous aurions l’Inde,
le Canada, un si puissant Empire que personne n’oserait nous contredire, nous parlerions
une langue assez semblable à celle de Chaucer, et j’écrirais sans doute mes
poèmes en provençal. »
Jeanne, je viens vers vous,
sous ma lourde capote
Par Rigny-Saint-Martin,
Pagny-la-Blanche-Côte,
Dans mes gros godillots et ma
pauvre culotte
Contre le vent de Meuse et
l’éternelle flotte.
Georges
Dalgues (1911-1997), bien connu des péguystes (lire l’« Hommage à Georges
Dalgues » de Jean Bastaire, ACP, n° 80, p. 219), instituteur puis directeur d'école, secrétaire puis trésorier-adjoint de la section orléanaise de l’association
Guillaume-Budé, critique pour qui
« tout poème est d'abord travail d'ouvrier de la langue et, contrairement
à une idée reçue, tout poète est d'abord un versificateur », a publié un
extrait de son pastiche de la « Résurrection des corps »[13]
pour la première fois dans son article sur « Péguy à l’Oflag IV 2 », in La
Réception de Péguy en France et à l’étranger. Colloque de 1988, Ville
d’Orléans, 1991, p. 78. Fait prisonnier en mai 1940 près de Saint-Dizier, il
s’était mis à composer « d’une longue coulée » un pastiche péguien de
forme et pacifiste d’inspiration, dont les vers suivants constituent les
derniers quatrains :
[…]
Et ce n’est point un Dieu apparemment
bonhomme
Qui vous mit dans la terre
avant que d’avoir l’âge ;
Et ce n’est point un Dieu ayant
souci de l’homme
Qui vous mit dans la terre
avant qu’il soit d’usage ;
Et ce n’est point ce Dieu à
l’astucieuse pomme
Qui vous mit dans la terre
avant que d’être vieux ;
Et ce n’est point ce Dieu dont
l’Église est à Rome
Qui vous mit dans la terre afin
que d’être aux cieux ;
Et ce n’est point tel Dieu
empli de toute somme
Qui vous mit dans la terre
avant d’avoir vécu ;
Et ce n’est point tel Dieu
ignoré de tout homme
Qui vous mit dans la terre
avant qu’il ne soit dû ;
Et ce n’est point le Dieu,
n’importe qu’on le nomme,
Qui vous mit dans la terre
avant votre autre mort ;
Et ce n’est point le Dieu à peu
près ou tout comme
Qui vous mit dans la terre
avant votre autre sort ;
Ce ne sont point les Dieux, ô
morts qu’ont les hommes,
Pauvres morts de tendresse et
de maigre mémoire,
Vous, les anciens vivants,
mornes héros des hommes,
Morts de pauvre hautesse et de
plus vaine gloire.
1940
*
Issu d'une nombreuse famille, né à
Charenton dans le Cher, Jean Gaulmier (1905-199?), étudiant à la Sorbonne, suit
les cours d’Étienne Gilson puis entre, sur les conseils de Louis Massignon, à
l’École des langues orientales. En 1928, il s’engage pour deux ans au 17e
régiment de tirailleurs sénégalais à Beyrouth. Enseignant au lycée de jeunes
filles de Damas, puis directeur des études françaises à Hama
(« Hama », Nouvelle Revue Française, 1er mai 1938),
revenant à Damas deux ans pour s’installer à Alep (1934-1939), Jean Gaulmier écrit : dans Terroir (Rieder, 1931 puis Lattès, 1984), salué favorablement par Romain Rolland, Louis Guilloux, Pierre Benoît,
Jean Guéhenno, Henri Pourrat, Isabelle Rivière ou André Sabatier, il décrit son
pays entre Bourbonnais et Berry ; Matricule huit (Rieder, « Prosateurs français
contemporains », 1933 ; Lattès, 1985) est aussi un bon exemple de
littérature prolétarienne ; Hélène ou la Solitude
(Lattès, 1986).
Mobilisé puis se ralliant dès que
démobilisé à la France Libre, il rencontre en 1941 le général de Gaulle, qui le
nomme directeur du musée d’Alep et du cadastre puis directeur du Service
d’information et de radiodiffusion de la France combattante au Levant
(1942-1944). Il propage la pensée de Charles de Gaulle, éditant
Vers l'armée de métier (New Delhi, Bureau d'information de la France
combattante, s. d.), Les Écrits du général de Gaulle (Beyrouth, 1942
puis impr. de la Société d'impression et d'édition 1944), une Anthologie de
Gaulle (Beyrouth, Éditions France-Levant, 1943) et Charles de Gaulle,
écrivain (Alger, Charlot, 1946)[14].
Jean
Gaulmier eut la bonne idée de dresser dans Péguy et nous (Beyrouth, Impr. du journal La Syrie et l'Orient, 1943 puis Impr. de la
Société d'impression et d'édition, 1944) une anthologie de textes de Péguy mobilisés contre
le régime de Vichy. Après cet ouvrage populaire dans la France Libre, nous
devons à ce sympathisant de l’Amitié Charles Péguy plusieurs contributions au
péguysme :
- « Péguy prophète
romantique » (CACP, 1966, p. 300-303 ; repris dans Autour du romantisme, de Volney à Jean-Paul Sartre. Mélanges offerts à
Jean Gaulmier, Ophrys, 1977, p. 367-370 puis p. 35-38 dans le numéro spécial « Jean Gaulmier » des Cahiers Bleus,
Troyes, 4e trimestre 1988 – on y trouvera de nombreuses
photographies de Gaulmier à l’époque de son pastiche de Péguy) ;
- « Sur
une lettre inédite de Gabriel Bounoure à Péguy » dans le recueil d’études
en l’honneur de Bernard Guyon Littérature et société (Desclée de
Brouwer, 1973, p. 191-195) – et le numéro spécial « Jean Gaulmier » des Cahiers Bleus (Troyes, 4e
trimestre 1988, p. 39) donnera le texte d’une conférence sur « Gabriel
Bounoure » donnée à Vichy le 6 juillet 1960 et dans laquelle Gaulmier
évoquait déjà Péguy ;
- « L'Expérience morale, Frédéric
Rauh et Péguy » dans Autour du romantisme, de
Volney à Jean-Paul Sartre. Mélanges offerts à Jean Gaulmier, Ophrys, 1977, p. 359-366.
Le pastiche
de Péguy voyagea : publié d’abord au Scribe
égyptien (au Caire), il fut repris dans Combattants
malgré eux en 1945 par l’éditeur
Charlot à Alger. Le texte rappelle nettement la déploration de la mort (le 21
décembre 1912) de René Bichet, l’ami de Charles Péguy, à la fin de la Présentation
de la Beauce à Notre Dame de Chartres (Po 905-907).
Nous venons vous prier pour ces
pauvres garçons
Qui sont morts à vos pieds dans
un été sans gloire ;
Des bords creux de la Seine aux
bords plats de la Loire,
Ils nous ont prodigué de si
grandes leçons.
Nous venons vous prier pour des
garçons sans haine
Qui sont morts à vos pieds sous
d’incapables chefs,
Ayant fait taire entre eux tous
les anciens griefs
Pour défendre leur sol sans
ménager leur peine.
Comme ceux de naguère, ils sont
morts au combat,
Dans ce large pays paisible et
sans histoire,
Non poussés par l’amour d’un
triomphe illusoire
Ni par le vain plaisir de jouer
au soldat.
Ils étaient les plus doux et
les moins militaires ;
On les avait bercés par vingt
ans de chansons,
On leur a fait payer de
terribles rançons,
On les a jetés nus dans un
sanglant mystère.
C’est la faute des chefs qui
les ont endormis,
Remplaçant la fatigue et les
labeurs utiles
Par tant de bavardage et de
discours futiles
Pour les livrer sans arme aux
mains des ennemis.
C’et la faute des chefs et de
la politique,
C’est la faute des chefs qui
les ont égarés
Et qui, pendant vingt ans, avec
des mots sucrés,
Ont fait luire à leurs yeux
l’espoir démocratique…
On leur avait tant dit, redit
et répété
Qu’on ne reverrait plus les
horreurs de naguère,
On leur avait promis un avenir
sans guerre :
C’est la faute des chefs qu’ils
ont trop écoutés.
Car vous les connaissez, ô
Vierge salutaire,
Vous saviez qu’ils étaient
fiers et pourtant soumis :
Ils croyaient que le monde
abondait en amis
Et que c’était fini de l’âge
militaire.
C’est la faute des chefs qui
leur ont tout promis
Et qui les ont saoulés
d’étranges narcotiques
Et dans l’armée autant que dans
la politique,
C’est la faute des chefs qui
n’avaient rien compris.
Ils se sont défendus parce
qu’ils étaient braves,
Parce qu’un sang chrétien leur
bouillait dans le cœur,
Et, quoique n’ayant point
l’espoir d’être vainqueur,
Ils n’ont pas accepté la chaîne
des esclaves.
Ils se sont défendus parce
qu’ils étaient fiers
Et parce qu’un sang libre emplissait leur poitrine ;
Ils n’ont pas accepté la
nouvelle doctrine,
Ils n’ont pas accepté le boulet
ni les fers.
Ils étaient les enfants d’une
race paisible
Qui travaille en silence et
sans publicité.
Résignés au combat, ils ne
l’ont pas chanté,
Ils devinaient déjà qu’il
serait trop horrible.
Quand l’épreuve est venue, ils
ont serré leur rang,
Réservistes blanchis ou jeunes
de l’active,
Car ils étaient les fils d’une
race pensive
Que toute chose étonne et que
rien ne surprend.
Ils sont venus mourir devant
vous, Vierge Mère :
Accueillez-les ainsi que de
pauvres enfants.
Eux qui furent vaincus,
rendez-les triomphants
Car ils ont tout donné pour
défendre leur terre.
Eux qui furent battus,
couronnez leurs drapeaux,
Car ils ont tout donné pour
défendre la France ;
Eux qui furent trahis,
donnez-leur l’assurance,
Eux qui furent si las,
donnez-leur le repos !
*
s.
n., Faux en écritures, 1947
Les trois vertus de Dieu et la
parabole du fils prodigue, véritables fils rouges des Mystères de Jeanne
d’Arc, se transforment ici en les quatre possibilités de vote lors du
référendum sur la Constitution de la IVe République. Rappelons-en
brièvement le contexte historique…
Le 21 octobre 1945, à
l'initiative du général de Gaulle, les Français et les Françaises (pour la
première fois ) sont à nouveau invités à répondre par oui ou non à un vote qui
comporte deux questions :
- « Voulez-vous que
l'Assemblée élue ce jour soit Constituante ? »
- « Si le Corps
électoral a répondu oui à la première question, approuvez vous que les pouvoirs
publics soient – jusqu'à la mise en vigueur de la nouvelle Constitution –
organisés conformément au projet de loi dont le texte figure au verso de ce
bulletin ? »
Ce référendum
constitutionnel fut un succès[15].
Les Français rejettent le retour aux institutions de la troisième République et
confient à une Assemblée constituante élue le même jour le soin d'élaborer une
nouvelle constitution.
D'octobre 1945 à
octobre 1946, la vie politique française sera largement dominée par les
enjeux de la Constitution. Lors d’un référendum le 5 mai 1946, un premier
projet de constitution qui prévoit une assemblée unique est rejeté par 10 584
359 non (de Gaulle, M.R.P., droite) contre 9 454 034 oui (P.C., S.F.I.O.). Un
nouveau projet de constitution élaboré par le gouvernement Georges Bidault
(M.R.P.), comprenant les communistes et les socialistes, qui institue un
bicamérisme de façade, en réservant le plein exercice du pouvoir législatif à
l’Assemblée nationale, recueille 36,1 % de oui et 31,3 % de non le 13
octobre 1946. La Constitution de la IVe République française sera
promulguée le 27 octobre 1946.
Le Porche du Mystère du premier
referendum (Fragments)
Un homme avait quatre fils
Et ces quatre fils étaient
quarante
Et ces quarante étaient
quarante millions :
Aussi nombreux que les sables
de la mer.
Le Premier
Qui était fidèle à ses
promesses
Il le nomma OUI-OUI.
Le second NON-NON
Parce qu’il était constant avec
lui-même
Et que, n’ayant jamais rien
promis,
Il ne risquait pas de ne pas
tenir ses engagements.
Le troisième, il l’appela
OUI-NON
Parce qu’il était le plus
retors et le moins docile
Et le plus rusé
Et que s’il répondait toujours
oui
À ce que lui demandait son père
Il lui désobéissait avec
persévérance.
Et le quatrième NON-OUI.
Non-Oui, dit dieu, au
quatrième,
Tu es le premier et c’est par
toi que je commence
Et parce que tu es le dernier
Uniquement,
Car telle est la hiérarchie de
ma grâce.
Tu te rebelles et te révoltes
Et tu dételles et tu rigoles
Et me bottèles et tu m’immoles
Et tu grommelles et te
gondoles,
Mais à l’heure du choix,
À l’heure nocturne
Du repentir,
Quand sonne le tocsin de la
grande Urne,
À l’heure du scrutin
(Horresco referendum),
Toi le dernier, le plus petit,
Toi le dernier venu, le dernier
né,
Toi le premier à me désobéir,
Tu retournes au sang de ta
race,
Tu retrouves le sens de mes
traces,
Tu reviens aux chemins de Ma
grâce.
Et quand j’entends ton bêlement
Aux seuils de nos Isoloirs,
Au ciel fumeux de nos
balançoires,
Aux portes de nos bergeries
éternelles,
Alors
Je t’aime entre tous mes fils,
Car tu es la brebis égarée
Pour laquelle le pasteur
Abandonnerait tout le reste du
troupeau
Et dont il se fera une joie de
manger le gigot en famille.
Et toi Oui-Non,
Que je retrouve toujours sur ma
route
Éternellement sur ma route,
Où que je tourne
Et me retourne,
Bien en travers de ma route,
Allongé de tout ton corps sur
ma route,
De tout ton poids,
De toutes tes dents sur ma
croûte,
Tu me passes la main dans le
dos
Par devant
(Quand je te vois,
Quand tu vois que je te vois
Faisant semblant de ne pas te
voir,
Quand je te regarde
Et comme ébloui et fasciné par
mon regard),
Tu me passes la main dans le
dos
Par devant
Et la repasses,
Mais dès que j’ai le dos tourné
(Par derrière),
Tu craches sur mon auguste
face.
Par toi nous avons connu,
Dit Dieu,
De faire voguer nos bateaux
éternels
Sur une mer fermée,
Par toi notre galère
tripartite,
Par toi notre tricolore trirème
Est restée dans le lac
Et n’a pu gagner les larges
océans que
Tu lui boucheras
Éternellement
Comme un isthme.
Et Non-Non,
Qu’il ne faut pas oublier tout
de même,
(Car il compte aussi)
Bien qu’il soit le plus chétif
Et, parce qu’il est le plus
chétif,
Qui me donne tant de fil à
retordre,
À tordre et à détordre,
Et comme une paille dans mon
métal
Et comme une faille dans ma
création
Et comme un grain
Dans la vessie de ma
miséricorde,
Non-Non
Qui ne veut pas risquer le coup
De me suivre les yeux fermés
Comme un aveugle,
Comme un homme qui aurait perdu
la vue,
Comme un homme qui aurait les
yeux crevés,
Comme un homme qui aurait des
trous à la place des yeux.
Comme un homme qui n’aurait
plus d’yeux,
Plus de regard,
Comme un homme qui n’aurait que
des trous,
Comme un trou qui n’aurait plus
de regard,
Non-Non le pharisien
Qui préférerait manger du
saucisson
Sous mes fenêtres
Le vendredi-saint
Plutôt que de me suivre
Et de complaire à ma Grandeur
Et à ma Majesté
Et à ma Gloire.
(Du saucisson… le malheureux
Comme il ne sait pas ce qu’il
dit
Et comme on voit bien
Qu’il ignore tout
Et du secret et du mystère
De notre Sainte-Répartition)
Que ne donnerait-on pas, dit
Dieu,
Pour se faire aimer et obéir
par un tel fils,
Par ce fils à la nuque dure
d’Herriogabale
Qui répond affirmativement Non
À toutes mes questions,
À toutes mes prières
Éternellement
Et (en un sens) me restitue
l’image
De mes propres refus,
Qui est le miroir
Et comme le reflet
De mon originelle liberté.
Que ne donnerait-on pas
Pour gagner cette piétaille,
Pour s’assurer cette
antiquaille,
Pour s’attacher la radicaille.
Mais toi, Oui-Oui,
Dit Dieu,
Tu dis ce que tu fais
Et tu fais ce que tu dis.
Avec toi je sais ce que parler
veut dire,
Avec toi je sais de quoi on
parle.
(Et ce n’est pas vrai seulement
que tu dis ce que tu fais,
Ce que tu feras tout à l’heure,
ce que tu feras ce soir
Dans la solitude du soir,
Quand j’aurai le dos
tourné :
Tu fais ce que tu as dit que tu
ferais).
Et tu ne fais pas que le dire
Tu le fais.
(Or, c’est tout !)
C’est bien.
C’est très bien
De bien réciter mes leçons.
Tu es un bon enfant,
Un bon garçon,
Un brave et bon petit
Qui aura droit à une image,
Un bel et gros joufflu de
patronage.
Tu es un brave fantassin
Sur le champ de bataille,
Qui ne discute pas les ordres.
Tu ne t’es même pas demandé
Si je te faisais faire un
coyonade
Ou si je t’envoyais à la noyade
Ou même si l’ordre n’était pas
exécutable.
Tu as promis et tu as tenu,
Tu as tenu parce que tu avais
promis
Comme ça, sans réfléchir,
Sans mesurer les conséquences,
Sans supputer les incidences,
Comme on tient un pari…
Sans penser, sans disséquer,
Sans peser, sans marchander
L’inconséquence.
Tu es parti les coudes au
corps,
L’âme bien chevillée au corps,
Les ailes bien fixées aux
chevilles,
Les pieds dans de bonnes
chaussures :
Au pas de gymnastique,
Sans savoir où je te demandais
d’aller,
Sans te demander seulement où
cela te mènerait
(Sans savoir si moi-même je le
savais).
Sans hésitation ni murmure.
Tu connais bien le règlement,
Toi.
Tu as bien appris la théorie.
Tu n’as peut-être pas beaucoup
d’imagination
Mais moi je suis ton Général
Et tu as pensé que j’étais là
pour penser à ta place,
Aussi auras-tu ta récompense.
Tu es un bon soldat,
Un bon garçon bien sage,
O Sancta, Sanctissima,
Simplicitas,
Et je te bénis, Oui-Oui,
Car c’est aux simples de ton
espèce que le royaume des cieux est ouvert.
*
Professeur de lettres, archéologue,
président de la Société historique et archéologique du Périgord (la ville de
Périgueux a baptisé une rue de son nom), Jean Secret (1904-1981) est l’auteur
de nombreux ouvrages régionalistes : Promenades littéraires en Périgord. Chez Jacquou
le croquant
(Périgueux, Ribes, 1938), Le Périgord. Périgueux (Périgueux, Havas,
1949), Saint Jacques et les chemins de Compostelle (Horizons de France,
1955), Le Périgord à vol d’oiseau (Fontas, 1957), Les Églises du Ribéracois (Fontas, 1958), Brantôme en Périgord (Périgord noir, 1962), La Dordogne (Horizons
de France, 1962), Brantôme et sa région (Office départemental du
tourisme, 1969), L’Art en Périgord (Nouvelles éditions latines, 1976), Au
pays de Jacquou le croquant (Périgord noir, 1977), Le Périgord. Châteaux ,
manoirs et gentilhommières (Tallandier, 1979) –
et, en collaboration : Visages de la Guyenne (Horizons de France,
1953), Châteaux et manoirs du Périgord (Bordeaux, Delmas, 1938). On
rapprochera de son recueil de pastiches L’Alpiniste. Essai conçu pendant 58
mois de captivité en Westphalie (Bordeaux, Delmas, 1946).
Quand, des milliers de fois, le
long des barbelés,
Ils auront promené leur humeur
monotone,
Quand, des millions de fois,
ils auront ambulé
Par les matins brumeux et
brouillés de l’automne,
Et par les jours d’hiver
empêtrés de froidure
Et dans la molle neige et sur
le dur verglas,
Interminables jours où la vie
semble dure,
Où l’on entend au cœur sonner
comme des glas,
Quand ils auront mangé tant de
mets répugnants,
Quand ils auront mâché tant de
graisse en tartine,
Quand ils auront goûté tant
d’étrange cuisine,
Quand ils auront connu tant de
plats étonnants,
Et quand ils auront bu tant de
cafés saumâtres
Fabriqués sans café, quand ils
seront dolents
D’avoir ingurgité des mets
malodorants,
D’avoir éteint leur soif avec
des thés noirâtres,
Quand ils auront cent fois et
mille fois goûté
De viande synthétique, et
qu’ils seront malades
D’avoir été nourris de fausses
marmelades,
Quand de tous les ersatz
ils seront dégoûtés,
Quand ils seront chargés de
tant de bouthéons,
Et tant de menteries et tant
d’invraisemblance,
Quand ils auront tâté de la
désespérance,
En songeant aux morgen
des libérations,
Et quand ils auront lu tant de Beobachters,
Quand ils auront reçu deux
mille Traits d’union
Et qu’ils pourront enfin se
faire une opinion
Des bouquins que Baader[16]
livre à ses acheteurs…
Suivent 3 975 quatrains avant
la libération, laquelle forme le tome XC du Livre LV des Cahiers
de la Centaine.
*
Sully-André
Peyre, Marsyas, décembre 1948
À ne pas confondre avec l’autre
péguyste André Peyre, Suli-Andriéu Peyre (1890-1961), écrivain gardois, réveilla la poésie
provençale. Il écrivit en français, en provençal (lire son chef d’œuvre : La Cabro d'Or. Pouèmo prouvençau emé la viraduko franceso, « La Chèvre d'Or.
Poèmes provençaux avec traduction
française »,
Aigues-Vives, Marsyas, 1966) et en
anglais. Né au Cailar (Gard), il passa sa jeunesse à Mouriès, au mas du Destet.
Très jeune, il publia son premier poème dans l'Armana Prouvençau. Il
créa dès 1909, avec Élie Vianes (1888-1948, plus connu sous son pseudonyme
Alari Sivanet), La Regalido (« La Flambée »), journal félibréen
mouriésen. En 1918 et 1919, il publia un bulletin en provençal : Lou
Secret. Ayant fondé en 1921 la revue mensuelle bilingue Marsyas (Aigues-Vives), il la dirigea quarante
ans durant ! Il publia notamment un Choix de poèmes (1929), Saint-Jean
d'été (1938), Le grand-père que j'ai en songe (1946), La
branche des oiseaux (1948), Essai sur Frédéric Mistral (1959), Escriveto
et la rose (1963) – œuvre posthume. De nombreux poèmes sont inédits.
Sully-André Peyre meurt à Aigues-Vives, le 13 décembre 1961.
Marsyas fait la part belle à Péguy au moment de la
Seconde Guerre mondiale : alors qu’Amy Sylvel fait claire allusion, dans
« La petite Espérance » (n° 233, mai-décembre 1940), au Porche,
Denis Saurat semble sévère envers Péguy dans « Romain Rolland » (n°
242, février 1946), avant d’étudier par le détail l’œuvre péguienne (« Les
Quatrains et la passion de Péguy », n° 259, mars-avril 1948 ;
« Péguy épique » sur Ève, n° 260, mai 1948 ; « Note
conjointe sur la Suite d’Ève », n° 261, juin-juillet 1948 ;
« Sur quelques vers de Péguy », n° 281, novembre 1950) – tâche que
reprendra Henri Villemot (« Réflexions sur Péguy », n° 341, octobre
1957).
Sur ce terrain favorable, alors que le poème « À quelques
morts » de Peyre (n° 227-228, novembre-décembre 1939) ressemblait déjà
beaucoup à du Péguy, c’est une véritable contagion du pastiche péguien qui saisit
Marsyas après-guerre. Denis Saurat dans « Paul Valéry » (n°
241, janvier 1946) s’y essaie : « Qu’est-ce que vous voulez que je
fasse ? dit Dieu. Aime-t-on à être aimé par des esclaves ? Quand on a
vu Saint-Louis à genoux, on n’a plus envie de voir ces esclaves d’Orient
couchés par terre. » Cela donne des idées à Sully-André Peyre, qui écrit à
la manière de Péguy deux quatrains hermétiques (n° 259, mars-avril 1948) :
« Cherche la grâce, / Nul ne la trouve encore ; / Sa moindre trace /
Dérange le décor. // Les Hypocrites / Doivent te mépriser, / Leurs lois écrites
/ N’ayant pu te briser. » (comparez avec les strophes du n° 293, mai
1952). Ces micropastiches débouchent comme logiquement sur le texte qui suit.
Non solum in memoriam sed in intentionem Charles Péguy
I
Au fond de l’encrier,
Tout noir de gloire,
On entend l’an crier
Sa longue histoire.
On entend mieux prier
L’âme éternelle,
On entend Dieu prier
L’âme charnelle.
On y voit mieux piller
La vaste rose,
On y voit mieux briller
La chaste rose.
On y voit sourciller
Les yeux terribles,
On y voit mieux ciller
Les yeux visibles.
On y voit mieux bayer
Les lourdes bêtes,
On y voit mieux payer
Les vieilles dettes.
On y voit mieux lier
Les gerbes mûres,
On y voit mieux plier
Herbes, ramures.
On y voit employer
Maintes ressources.
On y voit ondoyer
Toutes les sources.
On y voit scintiller
Les calmes astres,
On voit s’incendier
Les brefs désastres.
On y voit mendier
Le vieil Homère,
On y voit l’amandier
Et la chimère.
On y voit le pommier
Et notre mère,
Pendant que vous dormiez
Cœur millénaire.
On voit s’agenouiller
La grand’bergère,
On voit se dépouiller
L’âme étrangère.
On voit encor veiller
L’autre bergère,
On voit s’émerveiller
La harengère.
On y voit s’éveiller
Une grand’mère,
On voit s’envermeiller
Toute grammaire.
On y voit s’éployer
La cathédrale.
La terre rougeoyer,
Si cadastrale.
On y voit le foyer,
Le labourage,
Et la mort tournoyer
Sur le courage.
On y voit guerroyer
Les baïonnettes,
On y voit louvoyer
Les malhonnêtes.
On y voit giroyer
Les girouettes,
Dans le ciel se noyer
Les alouettes.
On y voit l’écolier
Et la science,
Le globe, le boulier,
La patience.
On y voit le palier
Où tout nous tente,
Et le lent sablier
De notre attente.
On y voit pallier
L’intime lèpre,
On y voit s’allier
Vénus et Vêpre.
On y voit oublier
Tout amour-propre,
Et le dur bouclier
Parer l’opprobre.
On y voit rallier
Les traînards sombres,
Jusques à ce hallier
D’épaisses ombres.
On voit s’humilier
L’orgueil antique,
On y voit un millier
Être identique.
On y voit, singulier,
Le solitaire,
De ce mal séculier
Trop solidaire.
On entend s’écrier
La simple strophe,
On entend décrier
La catastrophe.
On voit résilier
Le premier acte,
On voit s’humilier
Le dernier acte.
On voit l’amour trier
Ce qui subsiste,
On voit s’expatrier
Le bonheur triste.
On voit le chandelier
Hausser la flamme,
On voit le chancelier
Que Dieu réclame.
On voit le chamelier
Cueillir la palme,
On voit Dieu familier,
Au matin calme.
On voit l’éclair griller
L’arbre splendide,
Et la mer habiller
Une Atlantide.
On voit le peuplier
Que l’éclair arde,
Le peuple se lier,
Que nul ne garde,
Et puis se délier,
Que nul ne courbe ;
L’or se mésallier
Avec la tourbe.
On voit s’affilier
L’idée au nombre,
Et le mancenillier
Perdre son ombre.
On voit Dieu travailler
Dans sa grand’forge,
On voit Dieu tenailler
L’homme à la gorge.
On voit se fourvoyer
L’homme qui cherche,
On voit l’agent-voyer
Avec sa perche.
On voit s’ingénier
L’homme et sa gloire,
Affirmer et nier,
Douter et croire.
On voit le haut pilier
Et la doloire,
Hugo, le cavalier
D’ombre et de gloire.
On voit dans le grenier,
Sous la charpente,
Une gloire régner,
Que nul n’arpente.
On voit le mal saigner,
Que nul ne panse,
Et le bien dédaigner
Le mal qui pense.
Et le palefrenier
Dans son étable,
Qui récure un denier
Épouvantable.
On voit sur le charnier
Mourir le juste,
Et dans le champ marnier
Pourrir le buste.
On voit le cendrier
De nos fumées,
Et le calendrier
Des renommées.
On voit Dieu, le dernier,
Prendre courage,
Comme un pauvre fermier
Après l’orage.
II
Lorsque vous serez las de cette
forcerie,
Dit dieu, vous reviendrez vers
ma sévérité ;
Lorsque vous serez las de cette
forgerie,
Dit Dieu, vous reviendrez
chercher ma vérité.
Lorsque vous serez las de cette
forgerie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
mon honnêteté ;
Lorsque vous serez las de cette
porcherie,
Dit Dieu, vous reviendrez
trouver ma netteté.
Lorsque vous serez las de cette
porcherie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
le bercail quitté ;
Lorsque vous serez las de cette
écorcherie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
mon humanité.
Lorsque vous serez las de cette
forgerie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
mon identité ;
Lorsque vous serez las de cette
écorcherie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
mon immensité.
Lorsque vous serez las de cette
porcherie,
Dit Dieu, vous reviendrez au
bercail abrité ;
Lorsque vous serez las de cette
écorcherie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
ma paternité.
Lorsque vous serez las de cette
forcerie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
ma tranquillité ;
Lorsque vous serez las de cette
forgerie,
Dit Dieu, vous reviendrez vers
ma simplicité.
III
Ce qui n’était que songe est la
longue pensée,
Ce qui n’était qu’attente est
le commencement,
Ce qui n’était que graine est
l’ensemencement ;
Ce qui n’était que calme est la
force lancée.
Ce qui n’était qu’entaille est
blessure pansée,
Ce qui n’était que vide est
beau foisonnement,
Ce qui n’était que honte est
pur rayonnement,
Ce qui n’était que mort est la
vie avancée.
Ce qui n’était que halte est le
plus large accueil,
Ce qui n’était que porte est un
immense seuil,
Ce qui n’était que lampe est la
plus vaste gloire.
Ce qui n’était qu’enfance est
pure éternité,
Ce qui n’était qu’hier est la
sûre mémoire,
Ce qui n’était que temps est la
fidélité.
IV
Après le jeune Hugo, après le
vieil Hugo,
Péguy marque ses pas de
disciple et d’enfant,
Péguy marque ses pas comme un
alter ego,
Péguy marque ses pas d’écolier
triomphant.
Péguy retrouve encor les jeunes
Feuillantines,
Péguy retrouve encor les
siècles amassés,
Péguy retrouve encor les
vieilles églantines,
Et Ruth avec Booz et les blés
entassés.
Péguy retrouve encor
l’étonnante foison,
Le rajeunissement des mots et
des images ;
Péguy retrouve encor les
antiques hommages,
Et la faucille d’or et la haute
moisson.
Péguy retrouve encor
l’étonnante saison
De ce vieillissement qui n’a
point de dommages ;
Péguy retrouve encor, après
tant de chômages,
La gloire travailleuse et la
haute maison.
Péguy retrouve encor le poète
et le comte,
Péguy retrouve encor les
antiques dommages,
Le pardon éternel, l’apurement
du compte,
Le travail, le cadastre, et les
probes fermages.
Péguy retrouve encor la légende
des siècles,
Et le commencement de l’homme
et des jardins,
Les vastes champs de blé, les
petits champs de seigles,
Et les tendres sainfoins verts
et incarnadins.
Péguy retrouve encor le Verbe
et l’Espérance,
Après le vieil Hugo, après
Victor-Marie ;
Avec tout le réel, avec toute
apparence,
Il fait un reposoir pour Ève et
pour Marie.
Péguy retrouve encor la petite
Espérance,
Et le commencement du
recommencement ;
Péguy retrouve encor, sous la
vieille apparence,
Le rajeunissement et le
renoncement.
Péguy retrouve encor la petite
Espérance
Au recommencement du long
renoncement,
Péguy retrouve encor sous la
dure apparence,
Le recommencement de
l’ensemencement.
Péguy retrouve encor le meurtre
et l’hécatombe,
Après le vieil Hugo de Marine
Terrace,
Péguy retrouve encor l’escalier
de la tombe
Et le cheminement de l’âme et
de la race.
Après le vieil Hugo de la haute
maison,
Après le jeune Hugo des jeunes
Feuillantines,
Péguy retrouve encor les choses
enfantines,
Et l’amour qui nous cherche à
la sobre saison.
Après le vieil Hugo de la
vieille saison,
Après le dur Hugo des jeunes
Feuillantines,
Péguy retrouve encor les
vieilles églantines,
Et l’amour qui nous cherche et
la sobre raison.
Après le vieil Hugo il retrouve
la tombe,
Et la maison de dieu pour tous
les pauvres gens,
Et l’amour qui se lève et
l’amour qui retombe,
Les combats de la guerre et
ceux de Jean Valjean.
Après le vieil Hugo il retrouve
l’épaule
De la cariatide étrange, Jean
Valjean ;
Après le vieil Hugo, de l’un à
l’autre pôle,
La nudité de l’homme et le
grand ciel neigeant.
Après le vieil Hugo, après le
jeune comte,
Péguy retrouve encor le grand
vers éternel,
Le poème sans fin dont chaque
ligne compte,
Le long balancement de l’âme et
du charnel.
Après le jeune Hugo ,après le
vieil Hugo,
Le recommencement de la rime
donnée,
Et le renforcement de la rime
étonnée,
Après le double écho cet
innombrable écho.
Après le jeune Hugo, après le
vieil Hugo,
La rime aux mille aveux, la
rime façonnée,
La rime devant Dieu, la rime
pardonnée,
Après le triple écho, le peuple
de l’écho.
Après le jeune Hugo, après le
vieil Hugo,
La rime aux mille voix, la rime
guerdonnée,
La rime en oraison, la rime
pardonnée,
Après les mille échos, le
patient écho.
Après le comte Hugo, ce paysan
de France,
Après le vieil Hugo, ce jeune
philosophe,
Après le vieux drapeau cette
nouvelle étoffe,
Pour l’adoration cette neuve
souffrance.
Après le comte Hugo, cet artisan
de France,
La rime façonnée et la quatrain
nombreux,
Après le vieil Hugo,
Charlemagne des preux,
Ce jeune Aymerillot et sa jeune
espérance.
Après le comte Hugo, ce
partisan de France,
Après le vieil Hugo, ce jeune
aventurier
Qui suivait un chemin étroit et droiturier,
Après la mort d’Hugo, cette
vive espérance.
Après le vieil Hugo, ce bien
disant de France,
La vieille Geneviève et cette
jeune Jeanne,
Et Joinville et Louis sous
l’orme et le platane,
Et la mère de tous dans sa plus
longue errance.
On oit Jeanne forcer la légende
des siècles,
Avec cette douceur qui forçait
Orléans ;
On voit le vieil Hugo la saluer
céans,
Parmi ses champs de neige et de
sable et de seigles.
Après l’enfant Hugo, après le
vieil Hugo,
Péguy retrouve encor la
vieillesse et l’enfance,
Et la voix solitaire et
l’innombrable écho,
Le génie inconnu et le cœur
sans défense ;
Et la main du Seigneur sur la
croix du plus juste,
Et la main du Seigneur sur les
humbles pardons,
La robe qu’on partage et la
croix qu’on ajuste,
Et la bonté de l’âne et le bleu
des chardons.
Ô terrible Péguy, lorsque vous
empoignâtes
Le grand vers de Hugo de vos
tenaces mains,
On vit les pauvres gens marcher
par les chemins
Parmi les simples fleurs dont
vous les imprégnâtes.
Ô fidèle Péguy, lorsque vous
empoignâtes
Le grand vers de Hugo de vos
mains patientes,
On vit par les chemins les
foules suppliantes :
Avec le vieil Hugo vous les
accompagnâtes.
Laborieux Péguy, lorsque vous
empoignâtes
Le grand vers de Hugo de vos
loyales mains,
On vit un peuple entier monter
par les chemins
Vers la maison de dieu pour qui
vous témoignâtes.
On vit le jeune Hugo, on vit le
vieil Hugo,
S’étonner de vous suivre et de
mieux vous entendre,
Et la voix du Seigneur dans ce
nouvel écho
Bénir la voix profonde et la
voix la plus tendre.
Et la voix du Seigneur dans ce
nouvel écho
Bénir la grande voix, le probe
témoignage,
Et la main du Seigneur mettre
au sommet de l’âge
Et l’éternel Péguy et l’éternel
Hugo.
*
Maurice
Jourjon, texte inédit, juillet 1949
L’abbé Maurice-Claude Jourjon est né
en 1919. Il ne manquait plus à sa bibliographie que de voir son pastiche
publier ! Comme théologien, il écrivit en effet une étude sur Ambroise
de Milan (Éditions ouvrières, 1956), Les Sacrements de la liberté
chrétienne selon l'Église ancienne (Cerf, « Rites et symboles »,
1981), une Histoire de l'Église contemporaine de Léon XIII à Vatican II
(Lyon, Profac, « Cours vermeil », 1986), Trois entretiens sur les
Pères de l'Église de France : Hilaire, Sidoine Apollinaire, Césaire
(Profac, 1992), et recueillit nombre de ses articles dans Traces écrites (Profac,
1992).
Comme éditeur, cet éminent patrologue
présenta, annota ou traduisit Cyprien de Carthage (Éditions
ouvrières,1957), Six traités anti-manichéens de saint Augustin (Desclée
de Brouwer, « Bibliothèque augustinienne », 1961), les Lettres
théologiques (Cerf, « Sources chrétiennes », 1974) et des Discours
théologiques de Grégoire de Nazianze (Cerf, « Sources
chrétiennes », 1978), les Homélies sur saint Paul de Jean
Chrysostome (Desclée de Brouwer, « Les Pères dans la foi », 1980).
Il collabora enfin à divers
essais : Saint Augustin parmi nous (Le Puy, Mappus, 1954), Sens
chrétien du monothéisme : études théologiques interdisciplinaires (Profac
« Essais et recherches / Faculté de théologie de Lyon », 1983), L'Expérience
chrétienne du temps (Cerf, « Cogitatio fidei », 1987),
Les Évêques et l'Église : un problème (Cerf, « Parole
présente », 1989), La Cause des Écritures : l'autorité des
Écritures en christianisme (Profac, 1989), à la réflexion du Groupe des
Dombes sur Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints. I, Une
lecture oecuménique de l'histoire et de l'Écriture (Bayard – Centurion,
1997).
Il est abonné et adhérent de l’Amitié
Charles Péguy depuis les années 1950, alors qu’il enseigne au Séminaire
universitaire de Lyon. Le pastiche qui suit, envoyé en son temps à Auguste
Martin mais sans suite, n’a jamais encore été édité. Remercions Maurice Jourjon
de l’offrir aujourd’hui aux lecteurs de l’ACP.
Cette boutique,
Siècle au matin,
Est république
Du genre humain.
Ce cri de rage,
C’est les Cahiers,
Dernier ouvrage
Encor bien fait.
Cette justice,
Chaque quinzaine,
Est édifice
D’homme de peine.
Ce chant d’honneur,
Il a poussé
Au champ d’honneur
Des ouvriers.
Cette innocence,
C’est les Mystères :
Une partance
Court au travers.
Les Trois Mystères,
Chant catholique,
Ève en sa
sphère
Théologique,
Les Trois Mystères,
Peuple chrétien,
Ève la
terre,
Le genre divin,
Ce Te Deum,
Ève ou
Marie,
Le Fils de l’homme
En a souri.
Ève ou Ave,
Car la victoire
A élevé
Ce reposoir.
Les Trois Mystères,
À tous ouverts ;
Les Quatrains, c’est
Un seul secret.
Ce cœur discret,
C’est les Quatrains,
Mille couplets,
Un seul refrain.
Tous les Canons
Pour l’Évangile,
Pour le Sermon
Tous les Conciles.
Sur le chemin,
Clio délaissée
Garde en sa main
Les Trépassés.
Cœur catholique,
Tu as laissé
Pour Véronique
Tout le passé.
Quand il eut rem-
Paillé sa chaise,
Se mit en rang
Dans la fournaise.
Le cinq septembre,
Son tour survint,
Ô Meuse et Sambre,
Marne demain.
Les cieux nouveaux,
La terre nouvelle,
Les blés tombeaux,
Dernière nouvelle…
Ce chant d’honneur
Vient d’expirer
Au champ d’honneur
Du monde entier,
Où tout est clair,
Tout est facile,
Viens vers le Père,
Ainsi soit-il.
*
s.
n., Le Berry médical, mars 1950
Les refrains d’Ève concourent
ici à un pastiche médical unique mais qui n’a toujours pas trouvé son auteur…
Frères, vous m’entendez, sous
vos lourdes misères,
Frères, vous m’entendez, sous
vos graves tourments :
Que vos poignants ennuis soient
d’ordre alimentaire,
Ou que l’Esprit les nombre en
ses dénombrements,
Que vos pesants ennuis soient
d’ordre alimentaire
Ou que l’Esprit les range en
ses arrangements,
Ce n’est pas le sermon du plus
haut dignitaire
Qui vous viendra porter le
moindre apaisement,
Ce n’est pas le discours d’un
universitaire
Qui vous apportera le moindre
allègement,
Ce n’est pas l’arrêté d’un
grand protonotaire
Qui vous viendra donner un
divertissement,
Ce n’est pas un juriste avec son
pandectaire
Qui vous viendra porter quelque
éclaircissement,
Ce n’est pas un ministre avec
son ministère
Qui vous apportera quelque
soulagement.
Mais ces ennuis charnels et ces
nobles misères,
Les tourments que l’on porte et
les chagrins qu’on a,
Échappant au pouvoir de tous
les magistères,
Méprisant les discours dont on
les malmena,
Ces chagrins résistants, ces
tourments réfractaires,
Dédaignant les sermons dont on
les sermonna,
Subitement vaincus,
s’effondreront par terre,
Dès que vous aurez bu deux doigts
de Pikina !…
*
Sully-André
Peyre, Marsyas, décembre 1950
La Charité de Jeanne d’Arc a
donné à Sully-André Peyre, cette année-là, l’idée de reprendre le récit de la
Passion et de l’appliquer à Charles Péguy et à sa mère Cécile Péguy. Où le
récit se fait donc en même temps courte biographie…
Non solum in memoriam sed in dilectionem Charles Péguy
Ils l’ont pris pour la guerre.
Ils l’ont pris pour leur
guerre.
Ils l’ont pris dans la guerre.
Si on l’avait laissé chez lui
il y serait allé quand même.
Car il était comme ça.
Sa mère était rempailleuse de
chaises près de la Cathédrale d’Orléans.
Il était très-appliqué à
l’école ;
Il dessinait soigneusement des
cartes de France.
Il les enluminait.
Il les illuminait.
De toute sa lumière future.
C’était un travailleur qui
faisait son devoir.
Et qui voulait sa part de toute
la souffrance.
Et qui voulait sa part de toute
l’espérance.
Qui voulait travailler du matin
jusqu’au soir.
Mais on l’a pas laissé finir sa
journée.
Il avait commencé sa tâche à la
première heure.
Mais on l’interrompit avant la
onzième heure.
Bien avant la onzième heure.
Ce n’était pas un ouvrier de la
onzième heure.
Il mourut bien avant.
On le tua bien avant.
Il ne devint pas vieux comme
sainte Geneviève.
Il était presque aussi jeune
que Jeanne d’Arc.
Quand on l’assassina.
Il était jeune comme Ève.
Il était vieux comme Ève.
Et comme Jeanne d’Arc et sainte
Geneviève.
Il aurait pu rester
tranquillement chez lui.
Il aurait pu trouver un biais,
comme tant d’autres.
Pour rester chez lui.
Dans sa maison.
Tranquillement dans sa maison.
Ou bien pour s’embusquer loin
de l’armée active.
Dans une embuscade
administrative.
Dans les ambulanciers ou dans
les brancardiers.
Ce qui est moins dangereux que
de combattre.
Que d’être un fantassin.
Il n’était pas même artilleur.
Et s’il fut officier, c’était
pour risquer davantage.
Sa mère rempaillait des chaises
près de la cathédrale d’Orléans.
Il savait ce que c’est que la
peine.
Il savait ce que c’est que le
devoir.
Du moins il croyait le savoir.
Il aurait pu être journaliste.
Pour bourrer le crâne des
autres.
Et devenir plus tard
académicien.
Mais il est mort quelque part
avant la Marne.
Il a été tué quelque part avant
la Marne.
On l’a assassiné quelque part
avant la Marne.
Il a voulu mourir comme
mouraient les autres.
Mais les autres mouraient
involontairement.
Presque tous les autres.
Il est mort volontairement.
Il croyait que c’était son
devoir de mourir.
Il croyait que son œuvre était
finie.
Puisqu’il est mort.
Puisqu’il s’est laissé
assassiner.
Non par les Allemands, non par
l’état-major.
Par l’imbécillité universelle.
Il est mort pour la France et
pour la liberté.
Pour le pays de France et la
simple fierté.
Il s’y est appliqué comme il
faisait en classe.
Il fut un écolier toute sa vie.
Il avait donné à sa revue le
nom de Cahiers.
Il a toujours bien tenu ses
cahiers.
C’était un pèlerin de
Notre-Dame.
Il a pris le chemin le plus
court vers la croix.
Vers ces petites croix
multiples de la grande.
C’était un ouvrier des grandes
cathédrales.
Un très-bon ouvrier des grandes
cathédrales.
La terre nationale était sa
tombe étroite.
Ila réalisé les grands mots de
Hugo.
Il a toujours suivi la ligne la
plus droite.
Sa mère était rempailleuse de
chaises près de la cathédrale d’Orléans.
Il est allé s’asseoir sur sa
chaise dans l’ombre.
Il a laissé sa femme.
Il a laissé sa femme et ses
enfants.
Il a laissé sa mère.
Qui rempaillait encore des
chaises.
Jusqu’à plus de quatre-vingts
ans.
Et gardait ses cahiers et ses
cartes de France.
Il a laissé ses cahiers.
C’était un home comme ça.
Un enfant sérieux de son vieux
père Hugo.
Un écolier bien appliqué.
Un écolier bien expliqué.
Un écolier de Notre Dame.
Un écolier de France.
Un écolier d’Hugo.
Un écolier de Dieu.
Un écolier avec des coups de
maître.
Il a été tué sur le seuil de la
classe.
Il n’a laissé mourir aucun
autre à sa place.
Sa mère rempaillait des chaises
pour les autres.
Il a été tué parmi les autres.
Avec les autres.
C’était un écolier qui faisait
son devoir.
Ce qu’il regardait son devoir.
Avec une belle calligraphie.
Il a été tué sur la géographie.
Par l’imbécillité universelle.
*
Georges
Griffe, La guirlande de la truite, 1951
On admirera l’humour de ce pastiche de
la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, pastiche qui
appartient à un recueil thématique tout aussi malicieux. Le pastiche fut repris
en 1957 dans Ressemblance garantie,
pastiches (Éditions de Paris).
Georges Griffe, actif de 1950 à 1980,
professeur agrégé, a enseigné le français et le latin au lycée de Montpellier.
Il publia, souvent en collaboration (y compris avec son collègue Marcel
Barral), des
manuels de latin (Grammaire latine, Bordas, « Gérald Bloch », s. d. puis
« Latin », 1964 ; Latin. Classe de 4e, Bordas, « Gérald
Bloch », s. d. puis « Latin », 1967), une édition à succès du Cid (Le Cid de Corneille, Bordas, 1962 puis
« Univers des lettres », 1969, 1972, 1975, 1977 puis 1980) et des manuels de français
(Français.
Classe de 3e, Bordas, « Lagarde et Michard », 1957 ; Français.
Classe de 4e, Bordas, « Lagarde et Michard », 1956
puis 1961 ; Baccalauréats et
grands concours. Explication de textes, Bordas, « Plans
pilotes », s. d.).
Collaborateur
de Marsyas (« Roumanille poète », n° 280, septembre-octobre
1950 ; « Histoire littéraire des Cévennes », n° 282, décembre
1950), il y a connu le pasticheur Sully-André Peyre…
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite
Qui cheminons vers vous
dévotieusement,
Qui vers vous cheminons avec
grand tremblement
Et, cheminant, portons une
offrande prescrite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite
Qui, vers Votre Hautesse, avec
recueillement,
Qui, vers Votre Grandesse, avec
enivrement
Clamons Alleluia suivant un
ancien rite.
Nous voici cheminant, tous les
pêcheurs de truite,
Tous ceux du Hurepoix, tous
ceux du Vermandois,
Tous ceux du Chinonais et tous
ceux du Blésois,
Ceux qui l’aiment bouillie et
ceux qui l’aiment frite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite.
Gloria in cælis deo piscatorum,
Les pêcheurs au lancer et les pêcheurs
au fond,
Les pêcheurs à la main et ceux
de la cheddite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite,
Ceux de la sauterelle et ceux
de la cuiller,
Ceux qui, parmi la ronce et
parmi le hallier,
Accrochent par lambeaux leur
culotte détruite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite,
Ceux qui, parmi la ronce et
parmi le hallier,
Ont perdu leur culotte, ont
perdu leur soulier,
Sans perdre l’illusion qui
soutient leur poursuite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite,
Bien pourvus d’illusions et de
contentement,
Lequel passe richesse, encor
que rarement
Nous vienne contenter une
touche fortuite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite,
Pêcheurs, oui vrais pêcheurs
parce que, trop souvent,
Ne pouvons observer Vigiles ni
Avent
Par faute de poisson dedans
notre marmite.
Nous voici, cheminant, tous les
pêcheurs de truite,
Dévalant les torrents, dévalant
les ravins,
Tantôt sur le derrière et
tantôt sur les mains
Sans que notre illusion s’élime
ni s’effrite.
Aussi cheminerons tout droit
vers la lumière.
Parce qu’avons pêché nous sera
pardonné,
Parce qu’avons peiné, il nous
sera donné
De voir le Seigneur Dieu dans
sa Gloire plénière.
Et puis, en Paradis, à notre
heure dernière,
Ensemble apporterons, sous les
regards ravis
De Madame la Vierge et de son
Très Cher Fils,
Au banquet des élus une truite
meunière.
*
Sully-André
Peyre, Marsyas, juillet 1952
La Passion de Péguy se fait deux ans
plus tard éloge pur et simple de Péguy, à la manière du Dieu qui prend la
parole dans le Porche.
Non solum in memoriam sed in
intentionem Charles Péguy
J’aime ce Péguy, dit Dieu.
Ce Charles Péguy.
Je parle au présent de
l’indicatif,
Puisque l’éternité simplifie la
grammaire,
Et les modes et les temps de la
conjugaison.
Et le temps.
Et puisque ceux que j’aime ne
meurent pas.
Ça, c’est une façon de parler,
C’est ma façon de parler, dit
Dieu.
Car, enfin, je n’ai pu
l’empêcher de mourir,
De mourir à la guerre.
Il est des choses contre
lesquelles moi-même je ne peux rien,
Et Jules Supervielle, qui est
poète aussi, a bien raison de le dire.
Les poètes ont généralement
raison, dit Dieu.
Mon amour pour Péguy, et la
mort de Péguy,
Et ma toute-puissance et la
mort de Péguy,
Et la liberté de Péguy,
Tout cela, c’est un grand
mystère, dit Dieu ;
Que je ne comprends plus
moi-même lorsque j’y réfléchis.
Mais si je n’y réfléchis pas,
je le comprends très bien.
Pourquoi chercher le bout et le
commencement ?
Pourquoi les distinguer ?
Puisque c’est la même chose.
Le vieux théologien Denis
Saurat a expliqué Péguy par la métaphysique.
La vie et la mort de Péguy.
Mais rien n’est expliqué par la
métaphysique.
Ceux que j’aime ne meurent pas,
dit Dieu.
Ils ne meurent jamais.
Il est vrai que Péguy est mort.
Il aurait pu mourir d’une
pneumonie,
De la fièvre typhoïde ou d’un
mauvais mal.
Il est mort à la guerre.
Il a bien moins souffert.
C’est absurde pourtant de
mourir à la guerre,
Plus bête encore que d’un
accident.
Car il y a bien assez avec les
choses nuisibles de la création.
De ma création.
Le chaud, le froid, les
microbes, et la pesanteur,
Et la gravitation universelle.
Pour vous tuer un homme.
Sans parler de la vieillesse.
Pourquoi y ajouter cette force
factice ?
Cet égorgement réciproque des
peuples.
Charles Péguy croyait à la
vertu de la guerre
Pour libérer le monde.
Mais la guerre n’arrange jamais
rien.
Et cela augmente le mal sur la
terre,
Quoiqu’en disent les
bien-pensants.
Les bien-pensants, je les
connais, dit Dieu.
En fait, ils ne pensent pas du
tout.
Ils ne pensent ni mal ni
bien ;
Ils ne pensent même pas que
l’on puisse penser.
Ils sont pourtant nécessaires,
Comme le frein et la prudence.
Ce Péguy n’était qu’un
imprudent.
C’était un homme dans le genre
de mon fils.
C’était aussi mon fils.
Le meilleur de mes autres fils.
Un de ces orphelins hardis, entreprenants,
Qui inventent leur père.
Péguy m’a inventé, dit Dieu.
À sa façon chrétienne,
À sa façon professorale et
paysanne.
À sa façon instruite et simple.
Avec tant de répétitions
Et tant de minuties,
Qua je finis par croire que
j’existe.
Ça, c’est Charles Péguy, dit
Dieu.
*
Charles
Chalmette, Le Courrier (de Limoges), 23 juillet 1952
L’abbé Charles Chalmette, vicaire à
Saint-Pierre, demeura toute sa vie à Limoges et y publia presque tous ses
ouvrages (pour simplifier, le lieu d’édition est donc Limoges sauf mention
contraire). Il a commencé sa carrière d’écrivain en écrivant en 1921 un long
poème intitulé La Cathédrale de Reims puis Valeria, drame chrétien en
cinq actes en 1922 et Le Jardin sacré en 1931 (trois ouvrages
imprimés à Limoges, impr. Perrette). Il tente ensuite L'Enfant, dont il
écrit paroles et musique (impr. de Plagnes, 1942).
Sa production proprement religieuse
est considérable (Gens et choses d'Église, impr. de Bontemps, 1945)
allant d’une fidèle dévotion à Marie – dans Notre-Dame des Champs. Mois de
Marie (Beauchesne, 1939), De l'Évangile à Notre Dame de Fatima
(Beauchesne, 1947) et Laus Mariae (impr. de Touron et fils, 1957) – au
régionalisme : il se spécialise dans les saints du Limousin en écrivant Les
Saints limousins (impr. de Plagues, 1944) puis Les Saints du diocèse de
Limoges (impr. Touron et fils, 1960) et collabore aux Noces de diamant
de M. l'abbé Joseph Delhoume, curé d'Isle, 1895-1955 (Société des Journaux
et publications du Centre, 1956).
Le chanoine Chalmette publie même un Missel
quotidien et vespéral contenant le résumé de la doctrine chrétienne, les
sacrements, les offices (Depelley, 1950). Mais il continue d’écrire de la
poésie, publiant ses Poèmes du soir (impr. Touron et fils, 1957)
jusqu’au triste Souvenance. Dernières lueurs (impr. Touron et fils,
1963).
Il donne le 19 mars 1955 un compte
rendu de la conférence de Pierre Clarac sur « Péguy poète de
l’Espérance » pour Le Courrier de Limoges et le 14 septembre 1955
il écrit, pour le même journal, un vibrant article commémoratif :
« Il y a 45 ans Péguy le poète de l’Espérance tombait au Champ
d’honneur ». Il s’intéressa à Péguy par curiosité intellectuelle et y
trouva un modèle de pensée. Le pastiche qui suit en fit aussi un modèle
stylistique, imité assez librement : comme dans le premier quatrain, les
répétitions de strophe à strophe, moins statiques que dans l’original poétique
péguien, concourent à des progressions peu péguiennes mais aboutissent toujours
à deux derniers vers réussis jusqu’au milieu du pastiche. La fin prosaïque nous
semble s’éloigner de ce qu’aurait pu vraisemblablement écrire d’un pareil
événement, mais il est vrai que Péguy, quoi qu’il en soit, n’aurait jamais
adopté la forme de ses alexandrin religieux pour glorifier de simples sportifs
– idée irrévérencieuse de pasticheur plaisant ! Le « Tour de
France » penche donc parfois vers le pastiche formel de l’alexandrin
péguien, parfois vers l’imitation des accents patriotiques propres à Péguy.
Il est joué, il est fini le
Tour de France,
De ma France jolie avec ses
fleuves bleus,
Avec ses vallons creux, ses
blés tumultueux
Pleins de coquelicots aux
teintes de garance.
Fini, joué le Tour de ma France
jolie,
De ma France jolie aux gracieux
contours
Que dessinent les mers. Les
Géants de retour
Doivent bien regretter leur
immense folie.
Leur immense folie ! Ils
sont partis chez eux,
Sur leur grande folie ils
méditent encor.
Ils sont dans leurs cités avec
leurs vieux décors.
Ils doivent maintenant être
bien malheureux.
Être bien malheureux, car un
seul a gagné.
Car un seul a gagné sur les
monts, dans les plaines.
Ils ont bu du Perrier, l’eau
froide des fontaines ;
Ils sont bien malheureux, car
un seul a gagné.
Ils ont bu du Perrier, l’eau
froide des fontaines
Sur les chemins très longs
comme un vers de Péguy,
Ils ont bu du Perrier pour
rafraîchir leurs peines,
Et les gens voulaient voir
passer Fausto Coppi.
Et les gens voulaient voir
passer Fausto Coppi.
Jaune était son visage ainsi
que son maillot,
Le regard plein de joie, il
avait le maillot,
Et les autres coureurs en
crevaient de dépit.
Les pneus aussi crevaient
souvent les pavés.
Les pneus crevaient, pareils à
des boyaux trop pleins,
Tels des boyaux trop pleins
quelques pneus éclataient,
Et des voix éclataient aussi
sur les chemins.
Sur les chemins, c’étaient des
applaudissements
Pour les coureurs faisant ainsi
leur purgatoire.
Les gens qui les voyaient
racontaient leur histoire
Et c’étaient des paris et des
raisonnements.
Et c’étaient des paris et des raisonnements.
Dense comme la grêle, on voyait
le public
Disant qui gagnera : Coppi
ou bien Robic !
Et c’étaient des paris et des
raisonnements…
On les voyait passer luttant
contre la Montre :
On les chronométrait avec la
Montre en main.
Une seconde était une
seconde : enfin
On les voyait passer luttant
contre la Montre.
Et les coureurs couraient
toujours. D’honnêtes ânes
Qui broutaient des chardons les
regardaient passer.
D’autres ânes aussi, vous et
moi… Voir passer
Les coureurs effrénés avec leur
caravane !
Avec leur caravane ! Ils
portaient leur misère
L’œil en feu, corps bronzé,
jusqu’au dernier venu…
Ah ! Ce dernier venu,
pauvre ver solitaire,
Il s’avançait, disant quelques
mots saugrenus.
Ah ! Ce dernier venu,
pauvre ver solitaire,
Il s’avançait vers le ruban
inévitable.
Sur ce ruban si long de notre
noble terre
Il avançait, poudreux, ce
coureur lamentable !
Puis ils sont revenus, ces
coureurs presque nus,
Dans les belles cités de notre
belle France,
En Bretagne, en Alsace, en
Lorraine, en Provence
De notre belle France aux
charmes inconnus.
Ils sont rentrés chez
eux ; les uns dans leur Belgique
Et dans son Italie, le campionissimo,
Avec son compagnon, Bartali le
dévôt.
Ainsi se termina la lutte
pacifique.
Dans leur chère patrie ils sont
tous revenus,
Ils sont tous revenus pour
embrasser leur mère.
Ils vivent maintenant comme des
inconnus,
Mais les poches remplies de
papier monétaire.
La bicyclette heureuse est
maintenant garée.
Si les corps ont perdu la
moitié de leur poids,
Les coureurs, l’an prochain,
referont leur entrée
En disant : « Nous
ferons bien mieux une autre fois ! »
*
Jean
Yanne, « Le camionneur », 1955
Dans un sketch fameux joué par Jean
Yanne (1933-) son auteur (qui lit notamment le pastiche en question) et son ami
Paul Mercey (dans le rôle du conducteur), Péguy se voit ridiculiser
successivement comme auteur ennuyeux, bigot, et triste à pleurer. Typique d’une
époque qui voyait en Péguy un poète pieux, le pastiche satirique, qui commence
comme les saints Innocents, entremêle deux thèmes péguiens (Jeanne
d’Arc, les cathédrales) d’expressions doloristes. Le sketch sera par la suite
enregistré sur des disques Barclay dans les années 1960, sur cassette dans les
années 1980 et publié enfin dans Sketches joués, non joués ou injouables
(Plon, 1999).
Je suis
la servante du Seigneur, dit Jeanne la pucelle.
Je suis
frêle comme le roseau caressé par les vents.
Je suis
un ciboire dressé ers le royaume des ombres.
[…]
Je
marche pieds nus vers toi, Éternel.
J’use
mes pieds sur la pierre des chemins, sur la route de Tes cathédrales, j’écorche
mes mains aux épines dressées vers Ta sérénité.
Je suis
le calice de Ta douleur, ô Roi céleste.
*
J.-A.
D., Le Valentinois, 21 juin 1958
Derrière ces initiales opaques furent
publiés des vers attribués sans vergogne à Charles Péguy – publication qui fit
peu de bruit mais parce que les spécialistes diagnostiquèrent rapidement que
ces strophes étaient manifestement imitées de l’Ève de Péguy. Comme
souvent en de tels canulars, le manuscrit avait une histoire complexe :
ami du rédacteur en chef du Valentinois, modeste au point de se cacher
derrière des initiales, J.-A. D. était censé avoir recopié à Beyrouth, en 1953,
le texte de poèmes de Péguy sur un manuscrit qu’un homme alors âgé d’une
soixantaine d’années lui aurait montré ; cet homme était censé avoir connu
Péguy à Bourg-la-Reine juste avant la Première Guerre mondiale…
Hymne au soldat et à la France
Ce n’est pas leur doigt flexe
et leurs ongles nacrés
Qui nous indiqueront les voies
de la prière
Ou qui nous montreront la
divine lumière
Donnant un saint réflexe à nos
refrains sacrés.
Ce n’est pas leur doigt flexe
et leurs ongles nacrés
Qui guideront les pas de notre
ultime demeure
Et près d’un encensoir dont le
parfum se meure
Essuieront un pleur vexe de chants
sacrés.
Ce n’est pas leur doigt flexe
et leurs ongles nacrés
Qui auront le mandat de
préparer la tombe
Aux immortels soldats fauchés
dans l’hécatombe
Et d’un geste perplexe oindront
leurs os sacrés.
***
Et dans le même hiver une autre
solitude
Battra le froid sentier de toux
vaux et tous monts
Chantant l’amour entier de nos
chairs à limons
Le long de nos revers et de la
servitude.
Hiver, ô grande mort, toi seul
nous débarrasse
Quand sur nous grelottants tu
mets ton blanc manteau,
Tu prédis le printemps au
dévêtu coteau
Et tes jours sans remords
forgeront nos cuirasses.
Et dans la même France une bien
autre Gaule
Naîtra sur le parterre au vert
brin qui renaît
Et cette adorée terre emplie de
blonds harnais
Claircira l’âpre errance à
l’ombrée d’un vieux saule.
Après le lourd été, le si
troublant automne
Et sur les hivers durs au même
voile blanc
Nous aurons les airs purs du
blizzard accablant
Et la longue nuitée de chaude
amour gloutonne.
Ainsi nos yeux verront les
fleurissants printemps
Et sur le lourd été, les mêmes
moissons mûres
Puis l’automne éventé pleurant
en ses ramures
Et l’hiver à glaçons sous nos
pas cahotants.
Ces routes qui montaient comme
de beaux fils blancs,
Enserrant cette terre apaisée
de verdures,
Portaient la vive artère aux
loyales bordures
Qui d’un sang de bonté a su
combler les Francs
Ces routes plein d’allant
telles de nobles fils
Posés sur le travers des
coteaux et des bois
Ont connu les revers d’une
France aux abois
De Jeanne et de Roland les
saints et clairs profils.
Ces routes qui relient tant de
sommets perdus,
Il allait y planter des héros
de légende
Qui devaient s’incanter pour
que leur mort suspende
Ces vertus qui allient tous nos
cœurs confondus.
Ces routes qui grimpaient
formant d’énormes arches
Se nimbant au couchant de hauts
faits ennoblis
Apportant au levant des
bienfaits établis
Jalonnaient d’épopées nos
uniformes marches.
Ces routes qui allaient en
cadençant leurs arches
Rayonnant au couchant des sons
de Roncevaux
S’éclairant au levant des plus
humains travaux
Pour le futur moulaient le
droit fil de nos marches.
Ces routes qui s’ouvraient
comme des coups de haches
Quand elles abordaient les
roides Pyrénées
Qui droites s’étendaient en
notre Orléanais
Portaient la trace ouvrée du
blanc de nos panaches.
Ces routes qui lançaient de
palpitantes arches
Soutenant au couchant des
révoltes perdues
Éclairant le levant de libertés
rendues
À nos fils cadençaient leurs
éclatantes marches.
Ces routes qui traçaient de
modulantes arches
S’inondant au couchant d’un
inouï passé
S’affirmant au levant un ami
empressé
Notre avenir berçaient de
consolantes marches.
Ces routes qui s’ouvraient
ainsi que des fissures
Quand la horde sauvage
assoiffée de nos champs
Y lançait son ravage aux plus
rouges tranchants
Et nos chairs recouvraient du
sceau des ternissures.
Ces routes qui s’ouvraient
ainsi que des brisures
Quand nos efforts tendus, mais
bientôt épuisés
Par nos morts étendus, nos
esprits divisés
Impuissants se givraient
d’ostensibles usures.
Ces routes qui s’ouvraient
ainsi que des cassures
Quand un orgueilleux prince ou
de trop faibles rois
En laissant la province aux
affreux désarrois
À l’ennemi livraient notre
corps aux blessures.
Ces routes qui s’ouvraient
comme des fermetures
Quand pliant sous le nombre et
des coups et des morts
Il fallait que dans l’ombre aux
plus sombres remords
S’endosse la livrée d’affreuses
dictatures.
Ces routes qui s’ouvraient
comme des porches d’ombre
Quand ce sol ancestral
d’occupants profané
Notre cœur magistral au
crispant condamné
Pour tôt se délivrer se moquait
bien du nombre.
Ces routes qui s’ouvraient
comme s’ouvrent des tombes
Quand au joug du traité d’une
mêlée d’enfers
Une parcelle entée fut
condamnée aux fers
Que nos pleurs enfiévrés sur ce
malheur retombent.
Ces voûtes qui timbraient un
silence profond
Quand la voix du passant
risquait un aveu tendre,
Ont reçu grandissant le vœu
qu’on aime entendre
Et qui ont tant fait vibrer nos
cœurs en leur tréfonds.
Ces voûtes s’entrouvrant ainsi
qu’un soupirail
Il allait y creuser des caves plus profondes
Afin d’y déposer nos douleurs
où se fondent
Les matins enivrants d’un
retour au bercail.
Ces voûtes qui rendaient un
hululement sourd
Rappelant à nos preux le fourbe
Ganelon
Quand sur leur teint terreux
s’éleva du vallon
Les sons graves scandés hachant
leur cœur trop lourd.
Ces voûtes qui portaient de
vives meurtrissures
Quand le Grand Charlemagne, au
son de l’olifant
Alertant la montagne et bientôt
s’étouffant,
La traîtrise a jeté aux viles
flétrissures.
Ces routes qui posaient de si
hautes clôtures
Quand, pleurant, l’Empereur,
près de son Neveu mourant,
Exhala sa fureur et d’un cri
déchirant
Pour toujours a brisé chez nous
les forfaitures !
Ces routes !…
*
J.-A.
D., La République du Centre, 16 juillet 1958
J.-A. D. semblait n’avoir
aucune difficulté à trouver toujours de nouveaux textes inédits de Charles
Péguy : questionné par le grand quotidien régional, qui semble-t-il tomba
dans le panneau, il expliqua l’histoire rocambolesque de ce manuscrit transité
par Beyrouth et fournit à preuve supplémentaire un second texte encore moins
dans le ton des poésies de Péguy, comme si le vocabulaire de la Ballade
se joignait à forme d’Ève dans une inspiration érotique pas même cachée.
Voici monsieur le corps avec sa
jeune dame.
Il veut la présenter parmi
quelques agrestes.
Elle, de dons entés rassemblant
quelques restes,
Regarde le tison et la cendre
et la flamme.
Voici monsieur le corps avec sa
jeune dame.
Il croit l’épouvanter parmi
quelques rustiques.
Elle d’amour hantée redit de
doux distiques,
Regarde le tison et la cendre
et la flamme.
Voici monsieur le corps avec sa
jeune dame.
Il voudrait lamenter le sort du
paysan
Mais elle veut chanter cet
agraire artisan,
Regarde le tison et la cendre
et la flamme.
Voici monsieur le corps avec sa
jeune dame.
Il veut la présenter à quelque
partisan,
Elle dit l’éventé des mots du
courtisan,
Regarde le tison et la cendre
et la flamme.
C’est le jeune homme corps avec
sa jeune femme,
C’est deux cœurs confondus d’un
étroit unisson,
Deux amours pourfendus d’un
unique frisson,
C’est un être en deux corps
ayant brasé leur âme.
***
C’est le jeune homme corps avec
sa jeune femme,
C’est la divine transe offerte
en pur délice,
C’est un instant moins rance en
notre amer calice,
Le son d’un chantant cor dans
la forêt infâme.
C’est le couple de l’âme et le
couple du corps,
Ce sont anneaux de Dieu se
scellant dans la nuit.
En un parfum des cieux dont le
bonheur reluit
Le bleuté d’une flamme aux
éclatants accords.
C’est le couple du corps et le
couple de l’âme,
C’est la double chanson d’une
unique harmonie,
L’ineffable moisson pâmée de
symphonie,
C’est le sublime accord à
l’indicible flamme.
C’est le couple de l’âme et le
couple du corps,
La douceur du baiser qui sur
les lèvres chante
Deux ferveurs mortaisées en la
chair qui enfante,
C’est de Dieu la vraie flamme
et le couple d’accords.
C’est le couple de l’âme et le
couple du corps,
C’est la fusible empreinte où
deux amours se scellent
Et l’indicible étreinte aux
désirs qui excellent,
Le couple qui s’enflamme au feu
de deux accords.
C’est le couple de l’âme et le
couple du corps,
La splendeur d’hyménée au
capiteux délice,
La candeur déchaînée buvant un
pur calice
Un couple en une flamme
illuminée d’accords.
C’est le couple de l’âme et le
couple du corps,
C’est de Dieu l’hyménée que
l’enchantement scelle,
Griserie empennée d’un bonheur
qui ruisselle,
C’est le chant d’une flamme aux
sublimes accords.
C’est le couple du corps et le
couple de l’âme,
L’enivrante toison de céleste
harmonie,
Subtile floraison d’éthérée
symphonie,
C’est le jeune homme corps avec
sa jeune femme.
*
Charles
Bernard, Le Canard enchaîné, 21 janvier 1959
À ne pas confondre avec l’écrivain
belge Charles Bernard (1875-1961), ni avec l’écologiste suisse Charles J.
Bernard (1876-1967), ni avec le directeur de la Revue mensuelle Charles
Bernard (1897-?), ni avec le jésuite français Charles André Bernard
(1923-2001), le chroniqueur français Charles Bernard (1916-1994), chansonnier
et acteur au Théâtre de Dix Heures, collaborateur du Canard enchaîné de
1956 aux derniers mois de 1984 (voir le film de Bernard Baissat, Aux
quatre coins-coins du Canard, 1987), insère d’authentiques vers d’Ève
(Po 1171-1172) dans ce pastiche, qui ne craint pas plus que Péguy de tomber
dans le prosaïque.
Quelque 120 de ses contes du Canard
enchaîné ont paru dans La preuve que la Terre est ronde, c’est que ceux
qui ont les pieds plats ont du mal à marcher (Ellipses, « À point
nommé », 1994 – livre qui donne sa photographie en 4e de
couverture). Jean Amadou dans sa préface (ibidem, p. 5-6) le présente en
quelques mots : « Lui le contestataire un peu anar… le bohême ennemi
des chiffres et des bilans […] »
France, vos godillots
seront-ils remplacés ?
Eux qui ont parcouru tous vos
chemins de terre…
Ces godillots à clous en
losange espacé,
Ainsi que l’exigeait la règle
militaire.
Ils ont tant écrasé la lavande
et le thym
Sous les pieds les plus purs et
sous les plus aimés,
Leurs clous ont résonné dans
tous les chauds matins
Sous les pieds les plus doux et
les plus embaumés.
Ils ont tant étendu une semelle
épaisse
Sous les pieds les plus purs et
sous les plus flétris,
Car s’ils se montraient durs
aux pieds pleins de paresse,
Ils ont eu tant de pitié des
pieds les plus meurtris.
Leur tige a soutenu tous les pieds
trébuchants,
Et leur cuir s’est creusé sous
l’oignon douloureux
Voulant faire une niche au
durillon méchant
Et à l’œil-de-perdrix des pieds
très malheureux.
France qui condamnez les
godillots à mort,
Pour mettre à tous les pieds de
votre armée française
Une chaussure basse à léger
contrefort
Et qui s’embourbera dans la
première glaise…
Quand le pied du soldat courant
au sacrifice
Laissera sa chaussure en la
terre charnelle,
Quand on découvrira après un
exercice
Tant de pieds dénudés chez tant
de sentinelles…
France, vous pleurerez sur ces
pieds boursouflés,
Et vous regretterez les
godillots antiques
À la tige montante et languette
à soufflet,
Au contrefort mouillé de sueurs
aromatiques.
France, ne jetez pas les
godillots français,
Qu’ils ne soient pas jugés sur
leur seule misère,
Ces godillots à clous en
losange espacé
Ainsi que l’exigeait la règle
militaire.
Qu’ils ne soient pas jugés
comme on juge un proscrit
Ou comme un escarpin minable et
décadent,
Qu’ils soient plutôt pesés
comme on pèse un esprit,
Comme on ne peut jamais peser
un adjudant.
Qu’ils soient réhonorés comme
de nobles fils,
Qu’ils soient réexpédiés au
camp de Mourmelon,
Qu’ils posent leur empreinte en
des champs de maïs,
Qu’ils défilent encore avec la
Madelon.
Que ce grand général qui prit
tout un royaume
Comme on gaule une noix avec un
grand épieu,
Vienne verser sur eux la
graisse comme un baume
Et leur cuir assoupli repartira
au feu.
Car ils veulent mourir d’une
mort solennelle,
Aux pieds d’un fantassin, sur
un dernier haut lieu,
Non comme godillots qu’on jette
à la poubelle
Sans même leur offrir la marche
de l’adieu.
*
Charles
Pornon, Chacun son écho. Pastiches
poétiques, 1961
Charles Pornon (1917-1965) naquit à
Limoux d’un père qui – d’une famille originaire de Saône-et-Loire – avait
refait souche, après une blessure reçue à la Première Guerre mondiale, dans le
Midi, à Limoux où il était devenu imprimeur et une manière de notable local.
Charles Pornon épousa une femme originaire pour sa part de Pologne et des
Flandres. Il monta à Toulouse, où il se mêla aux cercles militants
communistes ; il fréquente Léon Moussinac, Georges Sadoul, Sarfati. La
« drôle de guerre » puis 1940 le mène de Carcassonne à Poitiers puis
à Castres. Son refus du S.T.O. lui fait prendre le maquis et entrer dans la
Résistance (il sera médaillé de la Résistance). Dès la Libération, il travaille
à Toulouse au Centre des Intellectuels, en compagnie, notamment, de Tristan
Tzara ; il publie le bulletin de ce Centre ; il anime aussi l’Union
des Intellectuels. Il connaît Aragon et Elsa « chez Marcelle ». Il
anime une émission sur Radio-Toulouse ; il écrit sur le cinéma. Rendu
invalide par une tuberculose dont il faillit mourir au début des années 1950,
il se lance dans divers projets de romans souvent renvoyés par les éditeurs
parisiens : Nocturne (monologues intérieurs d’un homme et d’une
femme), Les Neiges d’antan, Les Remparts d’Avila (resté à l’état
de manuscrit)… Son père étant mort en 1954, toujours installé à Toulouse, il
essaye de prendre sa succession à l’imprimerie, travaille au Syndicat
d’Initiatives de Limoux. Il continue d’écrire ici ou là, en grande
quantité : critique cinématographique, il publie un essai sur L'Écran
Merveilleux. Le Rêve et le Fantastique dans le cinéma français (t. I, La
Nef de Paris, 1959), Dix mille
scénarios en 27 stéréotypes (Toulouse, C.R.D.P., 1964) et des Éléments d'une
esthétique du cinéma (Toulouse, C.R.D.P., s.d.) ; il présente l’étude sur Achille Laugé et ses
amis Bourdelle et Maillol (Toulouse, Musée des Augustins, 1961).
Créateur culturel qui essaya en vain
d’obtenir la reconnaissance de ses talents d’écrivain, il mourut de leucémie à
Toulouse le 9 mai 1965, alors qu’il finissait un article pour L’Œil et
un scénario : La Gifle… Le musée de Limoux, qui se souvient de lui,
possède une salle nommée « salle Charles Pornon ». Son fils Francis
Pornon a évoqué sa vie dans Un homme seul (Vénissieux, Paroles d’Aube,
coll. « Noces », 1995 – lire son compte rendu par Jean Albertini dans
L’Humanité, 4 octobre 1996).
Charles Pornon republia le présent
pastiche dans une Anthologie (apocryphe)
de la poésie française en 1963. Comme son titre l’indique, c’est la Présentation
de la Beauce qui se trouve ici, encore un fois, prise comme modèle.
Vous qui désespérez, voici la
blanche église,
Le chapelet des monts et les
augustes bois
Où la Vierge au rosaire apparut
dix-huit fois
À l’enfant de treize ans,
pantelante et soumise.
Vous qui désespérez voici la
grotte noire,
Voici le seuil sacré des apparitions,
Voici le lieu choisi pour nos
ablutions
Et voici le portail et la
flèche de gloire.
Voici la basilique au porche de
dentelle,
Voici le solennel et le lourd
tabernacle
Et voici la fontaine à
l’incessant miracle
Et voici le salut de notre âme
immortelle.
Voici la pure source où nos
frères nombreux
Ont lavé leur souillure aux
larmes de la Vierge.
Dans votre majesté, dans vos
blancheurs de cierge,
Reine du Ciel, donnez secours
aux malheureux.
Quand nous avons quitté la faux
et l’aiguillon,
Quand nous avons quitté la
charrue et les vignes,
Quand nous avons quitté,
pitoyables et dignes,
La herse et le fléau, la grange
et le sillon,
Nous sommes accourus par les
routes poudreuses,
Nous sommes accourus par les
sentiers herbeux,
Par les champs de maïs et les
troupeaux de bœufs,
Par les coteaux brûlés et les
pentes pierreuses ;
Nous sommes accourus de tous
les lieux de France
Et nous avons marché nos
marches journalières,
Nous sommes accourus tout
chargés de prières
Et nous avons rejoint le Gave
d’espérance.
Nous sommes accourus vers ton
blanc sanctuaire,
Chargés du seul fardeau de nos
renoncements
Et du seul Te Deum de
nos gémissements
Et du seul ornement de notre
scapulaire.
Nous sommes accourus par les
mêmes chemins
Et voici de nos corps la
commune misère
Et voici le moment de la juste
lumière
Et voici l’oraison de nos
tremblantes mains.
Heureux ceux qui suivront tes
lois intemporelles,
Heureux ceux qui verront ton
unique splendeur,
Heureux ceux qui sauront ta
grâce et ta grandeur,
Et qui feront couler tes larmes
corporelles.
Heureux ceux qui verront en
ouvrant leurs yeux morts,
Heureux les cancéreux et les
paralytiques,
Heureux ceux qui viendront,
confiants et mystiques,
T’offrir la plaie ouverte et
vive de leur corps.
Nous plongerons nos chairs dans
tes eaux salutaires,
Nous nous dépouillerons de nos
vieux vêtements,
Nous nous dépouillerons de nos
égarements
Et nous nous plongerons au sein
de tes mystères.
Puis nous repartirons le long
du pâturage.
Nous te remercierons de nous
avoir comblés
Et nous contemplerons
l’immensité des blés
Quand nous repartirons en lent
pèlerinage.
Et nous invoquerons en de
naïves strophes
La Reine de bonté qui connaîtra
pour siens
Tous ceux qui porteront de
lourds sabots anciens
Et qui répèteront les mêmes
apostrophes.
*
Professeur en classes préparatoires au
lycée Dumont d'Urville (Toulon), l’auteur est un critique de cinéma très actif
dans les années 1960 et 1970 : il écrit notamment dans Cinéma (sur Les
Quatre cents coups de François Truffaut dans Cinéma 59, n°37, juin 1959 ; sur L’Ange
exterminateur de Luis Buñuel dans Cinéma 63, n° 110, juin 1966), Le Point (sur La Grande Bouffe, mai 1973 ; sur Que la fête commence, mars 1975 ; sur Le juge et l’assassin,
mars 1976 ; sur Des enfants gâtés, septembre 1977 ;
« Mention bien pour tableau noir »
sur Une semaine de vacances,
juin 1980).
Il publie un
compte rendu original du Festival de courts métrages de Tours (un Festival
international Henri Langlois de cinéma et de télévision depuis 1991 et une Nuit
du court métrage depuis 1997 en ont pris le relais) : sous la forme d’un
pastiche…
Ce dernier cite successivement les noms du dessinateur
et scénographe polonais Jan Lenica (1928-1991), du réalisateur Georges
Dumoulin, de l’initiateur du « cinéma direct » Mario Ruspoli, du
réalisateur indien Barin Saha, du technicien du son Michel Chamard, du cinéaste
polonais Roman Polanski (1933-). Nous ne savons pas à qui fait référence le
prénom ou le nom « Nicole ».
Muse du court métrage, ayez
pour offertoire
Vos fils désassemblés que Tours
rassemble en France.
Pour votre sauvegarde et pour
votre défense,
Reine du huitième art, c’est
votre consistoire.
Les voici devant vous, tous les
conteurs d’histoires,
Ciseleurs de cartoons et de
documentaires,
Mêlant et démêlant leurs
travaux méritoires,
Laçant et délaçant leurs
fugaces mystères.
Les voici devant vous, toux
ceux qui viennent croire,
Qui viennent de respect
reborder votre lit.
Ils ont nom Lenica, Dumoulin,
Ruspoli,
Ils sont du huitième art la
pérenne mémoire.
Ceux du groupe R.T.F., ceux du
groupe des Trente,
Les voici tout mêlés aux
faiseurs de grimoires,
Les Cahiers, Positif
et Cinéma soixante,
Les voici regroupés dans la
lice oratoire.
Ils viennent réparer
l’injustice notoire
Qui fait sombrer d’oubli les
métrages mineurs.
Ils viennent consacrer d’une
étreinte d’honneur
Le petit film qui passe entre
fromage et poire.
L’éternel oublié de nos
Champs-Élysées
Refleurit chaque année en notre
Val de Loire.
C’est là son doux écrin et son
vivant musée,
Et sa cure d’ivresse et sa
haute victoire.
Voici vos pèlerins :
Nicole aux yeux de moire,
Rameutant ses brebis avec
vivacité ;
Barin, Chamard, tenant
l’essentiel, l’accessoire,
Sous leur double houlette et
leur sagacité.
Leur labeur a permis que
brillât ce ciboire,
Leurs efforts ont lustré la
perle de ce val,
Les heures de leur peine ont
fait ce festival,
Sacré comme un mystère et gai
comme une foire.
Et tous avaient bon vent
d’aller de pas prudent
Vers la pierre romane et la
nuit illusoire,
De naviguer de front, le froid
entre les dents,
Vers la nef de Saint-Côme aux
airs de messe noire.
Ils allaient conjuguer leur
chance et leurs déboires
Et leur timide orgueil et leurs
désarmements.
Ils allaient conjuguer avec
ravissement
Les rillettes en pots, le
vouvray bon à boire.
Et Polanski, repu de pompe
ostentatoire
Et de châtaigne chaude et de
succès juteux,
Sur les pas de Ronsard, par les
ombres myrteux,
Battait d’un pied gamin les
sentiers de la gloire.
*
Silvain
Monod, Pastiches, 1963
À ne pas confondre avec l’angliciste Sylvère Monod (1921-),
traductrice et historienne de la littérature anglaise active depuis 1946,
éditrice notamment de Conrad, Galsworthy, Kipling, Poe, Shakespeare, et
spécialiste de Dickens, Silvain Monod (né vers 1920, peut-être d’un père
fabricant d’allumettes), ne nous est guère connu que pour cette édition de
pastiches, préfacée par Paul Reboux en personne, et par quelques autres
publications.
Il édite un choix des œuvres de René Béhaine dans le recueil Pièces à conviction (Éditions du
Milieu du monde, 1960, préfacé par Yves Gandon – autre pasticheur) mais se fait
connaître surtout dans deux
romans : le roman colonial assez fantaisiste Bleu d'outre-mer (Henri Lefebvre, l’éditeur d’Yves
Gandon justement, 1957 – livre dédié à son ami Émile Cuvillier) qui fut salué
en son temps par Jean Giono, Henry Muller, Albert-Marie Schmidt ou André
Thérive ; et Le Saint qui fait la vache (Laffont, 1968 - lire dédié
à son oncle François Monod) qui tire du quotidien des scènes rêvées à la Henri
Monnier.
Le pastiche qui suit est bien dans
l’esprit de Péguy et n’est qu’à peine exagéré si l’on se reporte au
« huitième jour » de la Tapisserie de sainte Geneviève – sa
source la plus nette.
Les
armes de Jésus, c’est le joli paquet
Bien rangé dans l’armoire et
c’est le bon haquet,
Les armes de Jésus, c’est la
fin du hoquet.
Les armes de Satan, c’est le
vilain roquet
Qui vous mord les talons et
c’est le paltoquet,
Les armes de Satan, c’est le
sale quinquet.
Les armes de Jésus, c’est la
fin du caquet
Et c’est la tolérance et c’est
le beau parquet,
Les armes de Jésus, c’est
l’humble bourriquet.
Les armes de Satan, c’est le
regard coquet
Et c’est la médisance et c’est
le freluquet,
Les armes de Satan, c’est le
mauvais Parquet.
Les armes de Jésus, c’est le
riant bosquet
Et c’est l’honnêteté du brave
Bézuquet,
Les armes de Jésus, c’est le
chaste banquet.
Les armes de Satan, c’est le
vil mastroquet
Et le mauvais soldat qui passe au tourniquet,
Les armes de Satan, c’est le
traîtreux bouquet.
Les armes de Jésus, c’est le
bon perroquet
Qui ne renverse pas son mil
dans son baquet,
Les armes de Jésus, c’est le
jeu de croquet.
Les armes de Satan, c’est le
vol du criquet
Et c’est la méfiance et c’est
le sobriquet,
Les armes de Satan, c’est le
jeu de cricket.
Les armes de Jésus, c’est le
joli briquet
Qui part du premier coup et le
beau bilboquet,
Les armes de Jésus, c’est le
gentil biquet.
Les armes de Satan, c’est
lorsqu’il fait frisquet
Et la concupiscence et le
mauvais loquet,
Les armes de Satan, c’est ce
vieux Foutriquet.
Les armes de Jésus, c’est quand
tout est « O. K. ».
III. - « L’anthologie, déjà, ô grande sainte
Barbe ! »[18]
M. le secrétaire perpétuel n’a
pas été tout à fait juste pour le style de M. Péguy, ce style à première vue
étrange, si facile à pasticher et à parodier, mais si fort et émouvant.[19]
Surprise
de notre enquête : le pastiche de Reboux et Müller, que l’on croyait bien
connaître et qui possède une histoire souterraine encore floue, n’est pas le
seul pastiche anthume de Péguy. Une première imitation de taille, en 1911, ne
nous est pas restée ; d’autres restent très courtes ; une dernière en
1914, d’un assez bon volume, nous est restée et n’a que le défaut de venir plus
tard qu’À la manière de… et de
n’appartenir pas à une série. C’est que le pastiche de Reboux et Müller a
déchaîné la critique en lui donnant des idées : en 1913-1914, plusieurs
articliers s’essaient pour quelques lignes de pasticher Péguy – début de la
tradition du « pastiche péguien ».
De
son vivant, plusieurs pastiches montrent que le style de Charles Péguy devient
peu à peu célèbre. La Première Guerre mondiale, qui transforme Péguy en héros
patriotique, empêche, du moins pendant le conflit, toute imitation peu sérieuse
de son style. La timide réapparition de pastiches péguiens en 1920 semble un
rattrapage qui ne peut lutter contre le désintérêt du public envers Péguy,
désintérêt qui suffit à expliquer l’absence de tout pastiche autour de 1930.
Ce
n’est qu’au milieu des années 1930, lorsque Péguy est redécouvert – et
durablement –, que les pasticheurs pensent à imiter Péguy : le pastiche de
Péguy peut alors plaire… Bizarrement, le cinquantenaire de la mort de Péguy en
1964 provoque une troisième éclipse (après 1914 et 1924) dans la tradition du
pastiche péguien : on ne pense tout bonnement pas à Péguy au moment
d’écrire un recueil de pastiches, ou bien on l’ignore. Seul le centenaire de la
naissance de Péguy en 1973 parvient (deux pastiches de relevés en 1973 et un en
1974) à relancer les imitations de Péguy, bien que Péguy ne soit toujours pas
en odeur de sainteté auprès de l’intelligentsia française d’alors. Il faut
attendre un certain changement dans la lecture faite de Péguy pour que les
pastiches reprennent, et 1980 semble la date de ce tournant.
L’imitation
de Péguy retrouve ses lettres de noblesse comme classique du genre, à un tempo plus modéré que dans les années
1940 mais qui fait in extremis de
Péguy l’un des auteurs les plus pastichés du siècle et même un des classiques
du genre (expressions prudentes dues à l’absence d’étude quantitative sérieuse
sur les auteurs pastichés) avec, peut-être, Baudelaire, Corneille, Heredia,
Hugo, Racine, Rimbaud, Ronsard et Villon pour les siècles antérieurs ;
Céline, Claudel, Giraudoux, Proust et Valéry pour le XXe siècle.
De son
vivant, plusieurs pastiches montrent que le style de Charles Péguy devient peu
à peu célèbre (3 pastiches et 3 morts-nés en 4 années de 1911 à 1914). La
Première Guerre mondiale, qui transforme Péguy en héros patriotique, empêche,
du moins pendant le conflit, toute imitation peu sérieuse de son style (0
pastiche en 5 années de 1914 à 1919). La timide réapparition de pastiches
péguiens (2) en 1920 semble un rattrapage qui ne peut lutter contre le désintérêt
du public envers Péguy, désintérêt qui suffit à expliquer l’absence de tout
pastiche en 13 années de 1921à 1933.
Ce
n’est qu’au milieu des années 1930, lorsque Péguy est redécouvert – et
durablement –, que les pasticheurs pensent à imiter Péguy : le pastiche de
Péguy peut alors plaire (23 pastiches et 1 mort-né en 31 années de 1934 à
1964)… Bizarrement, le cinquantenaire de la mort de Péguy en 1964 provoque une
troisième éclipse (après 1914 et 1924) dans la tradition du pastiche
péguien : on ne pense tout bonnement pas à Péguy au moment d’écrire un
recueil de pastiches, ou bien on l’ignore (de 1965 à 1972). Seul le centenaire
de la naissance de Péguy en 1973 parvient (2 pastiches en 1973 et 1 en 1974) à
relancer les imitations de Péguy, bien que Péguy ne soit toujours pas en odeur
de sainteté auprès de l’intelligentsia française d’alors (nul pastiche en 5
années de 1975 à 1979). Il faut attendre un certain changement dans la lecture
faite de Péguy pour que les pastiches reprennent, et 1980 semble la date de ce
tournant.
L’imitation de Péguy retrouve
ses lettres de noblesse comme classique du genre, à un tempo plus rapide que dans les années 1940 (25 pastiches en 23
années de 1980 à 2002) et qui fait in
extremis de Péguy l’un des auteurs les plus pastichés du siècle et même un
des classiques du genre.
périodes |
durée en années |
pastiches recensés |
pastiches morts-nés |
1911-1914 |
4 |
3 |
3 |
1915-1919 |
5 |
0 |
0 |
1920 |
1 |
2 |
0 |
1921-1933 |
13 |
0 |
0 |
1934-1964 |
31 |
23 |
1 |
1965-1972 |
8 |
0 |
0 |
1973-1974 |
2 |
3 |
0 |
1975-1979 |
5 |
0 |
0 |
1980-2002 |
23 |
25 |
0 |
TOTAL[20] |
92 années |
56 pastiches |
4 pastiches morts-nés |
Tableau III :
Périodisation des 90 ans de pastiche
Les
pastiches de Péguy montrent plusieurs choses. Qu’il existe une périodisation
très explicable des imitations en fonction de la réception faite de Péguy à des
époques données. Que Péguy n’est pas un auteur qui revienne à tout coup dans
les groupements de pastiches – soit qu’on le déprécie, soit que son style à
part n’en dissuade beaucoup, soit que la célébrité des « Litanies de sainte
Barbe » n’ait complexé les pasticheurs du XXe siècle. Que
pourtant Péguy est fréquemment pastiché, par des semi-amateurs donc, comme si
l’on faisait ses gammes sur cet auteur par amour pour lui.
D’où
une mutation dans le ton des imitations : la charge implicite qu’est la
répétition dans les imitations de Péguy se retourne souvent, après 1913, moins
contre l’auteur pastiché que contre le locuteur fictif ou contre la situation
que décrit le pastiche. Le jugement de la postérité est donc mitigé, partagé
entre pro et contra. La veine du
pastiche de Péguy, pour être réservée de
facto à des amateurs du pastiche et / ou à des amateurs de Péguy, semble ne
pas se tarir à l’aube du XXIe siècle et la réputation de Reboux et Müller, moins craindre les
imitateurs futurs, à juste titre : la valeur des pastiches, sinon inconnus
du moins méconnus, de Péguy nous a souvent étonné, même si l’on ne relève après
1913 aucun autre essai de pastiche « total » (paratexte, prose et
poésie).
Comment
finir sans avouer que cette étude n’a sans doute pas recensé exhaustivement les
pastiches faits de Péguy depuis sa mort ? Mais un tel rassemblement est-il
possible ? D’avance merci à tous les lecteurs qui voudront bien nous
indiquer tel pastiche oublié, précieux complément pour nous qui songeons
reprendre l’idée qu’a eu Jean Bastaire d’éditer en un recueil toutes les
imitations de Péguy (ainsi qu’il l’avouait publiquement au colloque sur les Cahiers de la quinzaine). Mais en les
commentant, car on ne doit plus publier de ces recueils de pastiches
« purs » qui fleurissaient tant au XIXe qu’au XXe
siècles.
Élargissons
notre propos : les pastiches réels (même les connus) sont sous-étudiés au
motif implicite de « para-littérature » ou de
« sous-littérature » ; les pasticheurs (ou les écrivains en tant
que pasticheurs) restent souvent dans l’ombre et a fortiori leur façon de faire. Il faudrait inverser la
tendance : revenir de la théorie de l’imitation aux textes eux-mêmes et
ensuite pratiquer l’aller-retour de manière incessante. Les typologies théoriques
reçues aujourd’hui ne tiennent pas face aux pastiches réels : la charge se
mêle au respect, le réalisme à la fantaisie pure, le style au plagiat bien plus
que ne le laissent supposer les grilles de lecture générales. On ne doit
plus faire d’études seulement théoriques sur la parodie, le plagiat, le
pastiche, la citation[21].
[1] Roger
Duguet, « Le renouveau littéraire catholique », La Critique du libéralisme, 15 avr. 1914, pp. 6-7 de 1-26.
[2] Alors
que la réflexion théorique marquait le pas depuis le Cahier de l’Association Internationale des Enseignants de Français
(n° 12) sur les « Pastiche et parodie » en 1960, Gérard Genette dans Palimpsestes proposa des définitions
claires, strictes et abstraites de l’imitation littéraire. La Littérature au second degré, Seuil, 1982. Le GROUPAR use,
quant à lui, de notions floues et vastes (mais concrètes) dans les actes d’un
colloque tenu avant la parution du livre de Genette – actes intitulés Le Singe à la porte. Vers une théorie de la
parodie, New York, Peter Lang, 1984 – ou dans « La parodie. Théorie et
lecture », actes publiés par les Études littéraires, Québec, vol.
XIX, n° 1, 1986, p. 9-158. Pascale Hellégouarc’h se situe dans le sillage du
Groupar dans sa thèse sur Les conditions de production et d’édition du pastiche
littéraire au XXe siècle (1908-1989), Paris-III, 1993 (et
l’article qu’elle en tira : « Écriture
mimétique : essai de définition et situation au XXe
siècle », Formules,
« Pastiches, collages et autres réécritures », n° 5, 2001, p.
100-118). Plus claire et stricte est la vision à la fois pédagogique et
historique de Daniel Sangsue dans La
Parodie, Hachette, 1994. Mais sa réflexion reste « genettienne ».
Ont établi les bibliographies les plus complètes
François Caradec dans Trésors du pastiche,
Pierre Horay, 1971, p. 293-317 et Pascale Hellégouarc’h dans « Pastiches,
collages et autres réécritures », Formules. Revue des littératures à
contraintes, n° 5, 2001, p. 145-169.
[3]
Typique à cette égard, la proposition d’Henri Guillemin (Charles Péguy,
Seuil, 1981, p. 40) : « Jetons un voile sur le cruel pastiche de
Péguy, en 1913, par Reboux et Müller : "Sainte Barbe m’a
dit…" », qui n’empêche pas son auteur de mieux revenir cruellement
sur les rimes et le vocabulaire péguiens aux pages 49-51.
Tous mes remerciements vont aux généreux collecteurs de pastiches que sont Yves Avril, Jean Bastaire, Anne-Marie Beau, Alain Brunet, Gaston Boyer, Marie-Hélène Depardon et Michel Leplay, qui ont aidé ce travail de recensement.
[4] Le 22
août 1942, Léon Werth (1878-1955) reconnaît ainsi quelque chose du style de
Péguy dans un monologue répétitif qu’il lui est donné d’entendre, ainsi qu’en
témoigne Déposition, son Journal (1940-1944), Grasset,
1946 ; 2e éd. : Viviane Hamy, 1992, p. 341 :
« Je rencontre, sur le chemin entre deux haies, une femme qui tient un
enfant dans ses bras. Je ne la connais pas. Sans préambule, elle égrène un
chapelet litanique, une cantilène de l’oppression et de la cruauté allemande.
Elle dit sa haine de ceux qui sont pour les Allemands. Elle tourne et
retourne sa pensée, comme si elle pastichait Péguy. Les Allemands ne nous
aiment pas, puisqu’ils nous fusillent. S’ils nous aimaient, ils ne nous
fusilleraient pas. » (cité dans BACP, n° 96, oct.-déc. 2001,
p. 553).
[5] 1892-
?, auteur qui sera élogieux sur Péguy dans la Renaissance contemporaine, 24 avril 1913.
[6]
Procédé que rééditera Frantz Brunet dans En
compagnie de Charles Péguy (Mâcon, impr. Buget-Comptour, 1957), dont la
conclusion est reprise dans La France
catholique, n° 560, 23 août 1957 et qui reçoit un ultime écho dans le Bulletin des Lettres, 15 février 1958.
Le centon s’y fait résumé de la pensée de Péguy.
[7] Écrit
entre septembre 1940 et septembre 1941, publié en avril 1942, le 15 novembre
1942, en février 1943, en octobre 1945 respectivement dans Maîtrises Jeune France, Lyon, n° 2, p. 10-19 ; repris
entièrement dans le Bulletin de l’Office
de Lectures théâtrales ; repris pour l’acte III sc. 5 dans L’Amitié péguyste, n° 6, p. 1-6 ;
et enfin, en entier, sous le titre Jeanne
et de Péguy, légende dramatique en 5 actes, dans Jean Loisy, La Guerre et les amants, Laffont, 1945,
p. 181-257 ; le tapuscrit original de II+94 pages conservé au C.P.O.
donne quelques variantes.
[8] Repris
dans Armand Robin, Écrits oubliés, t.
I : « Essais critiques », édités par Françoise Morvan, Rennes,
Ubacs, 1986, p. 138-141.
[9] Vu le
ton de l’article, Alphonse Séché, André Siegfried, André Spire ni André Suarès
ne semblent se cacher derrière ces initiales, usitées également dans l’Éveil en 1916 ; serait-ce alors
Albert Sauzède voire Albert Sarraut ?
[10] Pages 28-35, in Jean Bastaire (sous la
dir. de), Cahiers de l’Herne, n° 32, éditions de l’Herne, 1977.
[11] « Pas de folles espérances ! », Le Nouvelliste, 27 avril 1910 ; « Adieux aux lecteurs », Le Nouvelliste, 19 décembre 1910 ; « [Le 9 décembre 1910…] », Le Nord patriote, 20 juillet 1912 ; « Barbares ou romains », Le Nouvelliste, 21 septembre 1913 ; « Discours de rentrée », Le Nord patriote, 25 octobre 1913 ; « La fin d’un règne », Le Nouvelliste, 27 octobre 1913 ; « Discours de la rentrée », Courrier de la Lozère, 27 novembre 1913 ; « À l’École normale », Action française, 14 décembre 1919.
[12] Pour
l’intelligence du texte, rappelons le contexte en Allemagne. Le 15 janvier, le
maréchal Foch devient chef de la Commission de surveillance de l’Allemagne. 28
février, contre l’avis du roi, le gouvernement belge décide d’envoyer des
troupes belges occuper Francfort aux côtés de l’armée française. 14 mars,
soulèvement communiste dans la Ruhr. Entre le 17 et le 24 mars, le gouvernement
charge les corps francs contre-révolutionnaires de Lützow de la répression dans
la Ruhr, mais ils doivent battre en retraite. Du 2 au 6 avril, sanglante
répression de l’insurrection communiste dans la Ruhr par les corps francs du
général von Watter : 3 000 morts. 6 avril, suite au renforcement du
dispositif militaire allemand dans la Ruhr, l’armée française intervient,
occupant Francfort, Darmstadt, Hombourg et Hanau jusqu'à ce que l'armée
allemande évacue la Ruhr.
Notons encore qu’André Tardieu (1876-1945), fidèle de
Clemenceau, fut Ministre des Régions libérées de novembre 1919 à janvier 1920
et que le général Degoutte, le 10 juin 1918, prenait la place du général
Duchêne à la tête de la VIe Armée
(c’est lui qui devait la conduire lors de l’offensive victorieuse du 18 juillet
en Champagne, libérer le sud de la Belgique et, le 11 janvier 1923, occuper le
bassin minier de la Ruhr et en saisir la production).
[13]
Rappelons que le 20 janvier 1914 Péguy faisait paraître au Bulletin des
professeurs catholiques de l’Université des extraits d’Ève (CQ
XV-4) intitulés « La
Résurrection des corps » (Po 976-986) & « Prière pour nous autres
charnels » (Po 1031-1041).
[14] Il dirigea ensuite Radio-France Alger (1944), finit
sa thèse sur l’orientaliste Volney (1945-1947), tente de mettre sur pied une
université mixte à Beyrouth (1947-1951), soutient sa thèse (L'Idéologue Volney, 1757-1820. Contribution à
l'histoire de l'orientalisme en France, Beyrouth,
Impr. catholique, 1951) puis se lance dans l’étude de Gobineau à
Strasbourg (1951-1967). Il enseigna dans les universités de Beyrouth,
Strasbourg et finira professeur honoraire à la Sorbonne, vice-président de la
Société des amis de madame de Staël, directeur du Bulletin de la Société des études renaniennes
Il
édita – souvent en collaboration – quantité de textes aussi divers que La
Zubda Kachf al-Mamalik de Khalil Al-Zahiri (1950) ou Les mille et une nuits dans la traduction de Galland, les Poésies d’Hugo, l’Ode
à Charles Fourier de Breton ou Le
Crève-coeur d’Aragon, la Vie
de Jésus et Judaïsme et
christianisme de Renan, le Voyage en Égypte
et en Syrie, les Leçons d'histoire ou La Loi naturelle de
Volney (lire Un Grand témoin de la Révolution et de l'Empire, Volney,
Hachette, 1959), La Renaissance, Ce qui est arrivé à la France en 1870, Les
Pléiades, les Nouvelles asiatiques et d’autres œuvres encore de
Gobineau (lire son Spectre de Gobineau, Pauvert, 1965 ou En
marge de La Chartreuse de Parme : Gobineau et Stendhal, s. l.
n. d.), et d’autres romantiques mineurs. Il
étudia les univers de Michelet, Sand, Sainte-Beuve, Nerval ou encore Jouhandeau
dans plusieurs essais et s’intéressa constamment aux écrivains régionalistes et
prolétariens.
Première
question : élaboration d’une nouvelle Constitution |
||||
abstention |
oui |
non |
oui
dans les votes exprimés |
non
dans les votes exprimés |
20,2 % |
72,9 % |
2,7 % |
96,4 % |
3,6 % |
Seconde
question : organisation provisoire des pouvoirs publics |
||||
20,2 % |
54,1 % |
25,5 % |
66,3 % |
33,7 % |
[16]
Baader : nom du libraire de Münster autorisé quelque temps par l’O.K.W. à
vendre des livres au camp.
[17] Le
Tour 1952, des plus difficiles, comporte notamment des étapes très
montagneuses. Après quelques étapes, le Français Nello Lauredi porte le maillot
jaune. L’équipe de France va épuiser beaucoup de forces dans la défense de ce
maillot, ce que Robic, réintégré chez les Tricolores, n’apprécie que
modérément. Coppi fait forte impression, remporte le contre-la-montre
Metz-Nancy. Les choses sérieuses débutent enfin avec l’étape de l’Alpe d’Huez
où le Tour arrive pour la 1ère fois. Fausto Coppi (1919-1960 ;
vainqueur dans le Tour en 1949) y distance Jean Robic (1921- ; vainqueur
dans le Tour en 1947) de 1’20’’ et Stan Ockers de 3’22’’. L’Italien s’empare du
maillot jaune. Les Français attaquent Coppi à tour de rôle. Au Galibier, sans
doute énervé par la tactique de « guerilla » des Français, Coppi décide de
porter l’estocade à 10 km du sommet et remporte largement la journée. Dans le
final de la 21ème étape, les longues jambes d’échassier de Coppi
laissent sur place des champions tels que Robic et Ockers : Coppi s’en va
seul cueillir les derniers lauriers d’une victoire totale dans le Tour de
France 1952. Premier Fausto Coppi (premier aussi au classement de la
montagne); deuxième le Belge Stan Ockers ; troisième l’Espagnol Bernardo
Ruiz ; quatrième Gino Bartali (qui avait gagné les Tours de 1938 et
1948) ; cinquième Jean Robic à 35’36’’ (troisième de la montagne).
L’équipe de France finit deuxième derrière l’Italie et devant la Belgique. 1952
aura été l’année de Coppi (Grand Prix de Lugano, Tour d’Italie) mais aussi une
bonne année pour Robic (Polymultipliée, Tour de Haute-Savoie, 14e étape
du Tour de France).
[18] C’est
en ces termes que George Delaine, dans L’Homme
libre (21 avril 1914), se moque des Morceaux choisis de Péguy à
paraître.
[19] Paul
Souday, « Académie française. Prix littéraires et prix de vertu », Le Temps, 9 déc. 1911. Thureau-Dangin
dans son rapport avait dit du style péguien : « […] une manière qui
semble bien près d’être une manie » (mot relevé par Louis Joubert dans
« Les œuvres et les hommes », Le
Correspondant, 25 déc. 1911, p. 1222 de pp. 1218-1232).
[20]
Ajoutons qu’un pastiche des Tharaud par André Lang dans Voyage en zigzags
dans la république des lettres (Renaissance du livre, 1922, p. 165) fait la
part belle à Péguy : « [M.
Jérôme Tharaud] – Et le plus grand de nous tous est parti… Charles Péguy
a été tué à l’ennemi… Notre génération est découronnée… Il n’y avait qu’un
homme à la taille de l’époque, c’était lui. M.
Jean Tharaud – …Le public, qui se laissait abuser par des critiques
faciles et justes bien sûr, mais sans portée, sans action sur le fond, sur la
matière… le public n’a pas compris. M.
Jérôme Tharaud – …Ignorant de ces coteries où l’on voulait l’entraîner,
et de ces petites chapelles qui se créaient à son insu, où fréquentait la
clientèle de ses Cahiers, Péguy, esprit classique, nourri des tragiques
grecs, de Pascal et de Descartes, Péguy, lui ,avait du génie. Nous tous, dans
la génération, nous avons du talent, les uns plus, les autres moins ; mais
Péguy avait du génie… C’était le seul, c’était le plus grand… Puissance,
clairvoyance, il avait tout… Relisez son portrait de Renan et celui de
Clemenceau, publié en 1903… Le petit volume de ses Morceaux choisis, publié
chez Grasset, devrait être dans toutes les mains. Qu’on le relise… On
comprendra peut-être qui nous avons perdu, le seul homme, je le répète, qui
était à la taille de son époque ! M.
Jean Tharaud – Nous travaillons à une préface pour ses oeuvres
complètes… Nous le découvrons chaque jour plus grand à chaque nouvelle lecture.
M. Jérôme Tharaud – Oui, répétez
tout ce que vous voudrez de notre conversation désordonnée. Mais n’oubliez pas
notre grand Charles Péguy, dont la mort a décapité cette génération. M. Jean Tharaud – Que, dans votre
enquête, justice lui soit enfin rendue ! »
Comme nous n’avons pas réussi à comprendre pourquoi
Roland de Chaudenay, dans Les Plagiaires.
Nouveau dictionnaire (Perrin, 1re éd. 1990 ; 2e
éd. revue et augmentée, 2001, p. 313), affirme de Jean-Edern Hallier – se fiant
apparemment pour cela à Arnaud Lutin ou à Janos de Parno : « Il
arracha […] quelques pages aux Cahiers
de Péguy pour en garnir sa Fin de Siècle
(Albin Michel, 1980). », ce pastiche supposé n’entre pas en ligne de
compte dans notre tableau.
[21]
Approfondir au contraire les pistes lancées dans les Cahiers du XXe siècle, n° 6 sur « la
parodie », 1976 avec notamment : Claude Abastado, « Situation de
la parodie », p. 9-37 ; Claude Bouché, « L’enjeu d’une écriture
parodique », p. 39-51, Geneviève Idt, « L’autoparodie dans Les Mots de Sartre », p.
53-86 ; Jacques Durrenmatt, « La Parodie », Lettres actuelles, n° 11, mars-avril 1996, p. 40-91 ;
Geneviève Idt, «La parodie : rhétorique ou lecture ? » dans Actes des colloques animés à l’Université
de Nanterre par Raphaël Molho, n° 3 sur « le discours et le
sujet », 1973, p. 128-173 ; Margaret Rose, Parody : Ancient, Modern and Postmodern, Cambridge University
Press, 1993.
Pour le plagiat, partir
d’Hélène Maurel-Indart, Du plagiat,
PUF, 1999 ; et André Monteuuis, Le
Plagiat littéraire, Jouve, 1911.
Pour le pastiche, lire Émile
Faguet, « La parodie, l’imitation et le pastiche à travers les
âges », Revue des deux Mondes,
après mars 1913 ; Pernette Imbert, Enrichir
son style par les pastiches, Retz, 1991.
Il faut analyser la citation à
partir de La Seconde main ou le travail
de la citation d’Antoine Compagnon, Seuil, 1979.