Péguyana

 

Romain VAISSERMANN

 

On m’objecte cent beaux vers [chez Péguy dans Ève] ; j’en accorde mille. Mais faites l’épreuve d’une pièce entière dans le milieu le plus cultivé. Ces beautés ne tarderont pas à succomber sous les bâillements. Au cours du meilleur morceau, le pastiche pourrait s’introduire et tourner longtemps à la charge avant d’exciter, au sein de cette torpeur, l’inquiétude et l'éclat de rire.[1]

 

Une bibliographie critique riche[2] a volontiers proposé des définitions idiolectales du pastiche et de la parodie, pour éviter le flou antérieur, et a pratiqué la littérature comparée, aux dépens d’études de cas précises et au profit d’auteurs (Proust et autres écrivains connus pour autre chose que leurs pastiches) proclamés – on ne sait trop pourquoi – grands pasticheurs, comme il y eut les grands rhétoriqueurs. C’est, selon nous, à tort que Péguy est absent de ces études : notre auteur est un des plus pastichés du XXe siècle – et du XXIe siècle. Mais pourquoi dire pastiché et non parodié ?

Notons d’abord, suivant Gérard Genette, que le pastiche relève des pratiques hypertextuelles, qui font qu’un corps textuel – texte et paratexte – dérive d’un corps textuel antérieur par mutation simple (transformation) ou indirecte (imitation). Selon que le régime de ces relations est ludique, satirique ou sérieux, des genres apparaissent, que peuvent décrire, grosso modo et à titre d’exemples, des œuvres de la littérature française :

 

Régime :

Relation :

ludique

 

satirique

sérieux

Transformation

Parodie

Chapelain décoiffé

Travestissement

Virgile travesti

Transposition

Docteur Faustus

Imitation

Pastiche

L’Affaire Lemoine

Charge

À la manière de…

Forgerie

La Suite d’Homère

 

Où le bât blesse : cette nomenclature diffère de la tradition (de la critique littéraire et du sens commun à la fois) qui voit dans À la manière de Charles Péguy le type du pastiche péguien ; elle ne propose pas de définition nette des régimes ; elle avoue in fine sa relativité. Nous partirons pourtant de ce cadre théorique, faute qu’un autre l’ait remplacé, pour définir les autres pastiches de Charles Péguy que celui fait par Paul Reboux et Charles Müller, affaire à laquelle nous avons déjà consacré un article. Étude sans doute imparfaite mais pionnière du moins, chez les péguystes[3] comme chez les théoriciens de l’imitation.

Voici une suggestion de présentation de la grille genetienne appliquée aux pastiches de Péguy :

 

Régime :

ludique

satirique

sérieux

Imitation :

Pastiche

« Quand Péguy fait sa malle »

Charge

À la manière de Charles Péguy

Forgerie

Pour la canonisation de Jeanne d’Arc

 

Mais d’autres distinctions nous semblent en fin de compte plus utiles à l’analyse des pastiches péguiens. Car il existe les pastiches qui naissent et meurent au détour d’une phrase[4] dans un article critique : leur taille modeste en fait des morceaux de bravoure, sans prouver un réel talent de pasticheur. Il existe les imitations au long cours, impossible sans réelle application à l’imitation. Deux catégories finalement distinctes.

 

I. - Micropastiches

 

Quelles difficultés à faire le départ entre l’imitation voulue et consciente d’une part, l’imitation involontaire d’autre part, qui peut s’emparer de l’écriture au degré zéro du critique et la rapprocher de l’objet de sa critique…

Daniel Halévy lui-même, et du vivant de Péguy, semble avoir cédé à la tentation de suivre le style péguien lorsqu’il déclare dans Le Temps du 12 décembre 1909 (« Les Cahiers de Charles Péguy ») : « comme il serait agréable de composer sur ses cahiers un cahier qui leur serait semblable, où il serait parlé de tout, de Jeanne d’Arc et de la Révolution, des cathédrales et de Versailles, de la Beauce et du Bourbonnais, de la dignité du peuple, de la fréquente indignité de ceux qu’il avoue pour ses guides ; et constamment, à toute ligne, de cette France dont il sent, par toutes fibres, toutes les traditions, les fidèles et les infidèles, les héroïques et les rieuses ; de cette France ancienne, assurément, et c’est tant mieux, car c’est tradition, c’est noblesse ; mais neuve autant qu’ancienne, et c’est tant mieux, car c’est invention, c’est espoir. »

Parfois, un aveu rend explicite cette tentation, comme chez Jules L. Puech (actif de 1907 à 1952) dans Les Droits de l’Homme, le 7 mai 1911 (« Revue des Revues », article « vu » par Péguy) : « Il faudra bien, un jour ou l’autre, – comme dirait Péguy – étudier ici, étudier à notre tour, étudier à la manière des Droits de l’homme, le cas de M. Georges Deherme, et, ce jour-là, on n’aura garde d’oublier la longue discussion sans bienveillance que M. Georges Deherme soutint dans sa petite et remarquable Coopération des idées, avec M. Georges Guy-Grand. »

Souvent, le fait même de parler de parodie y incline l’auteur, comme ce fut le cas d’Yvon Delbos (1885-1956) dans Le Radical du 17 décembre 1911 (« La Revue de l’École normale », article « vu »), rendant compte de la parodie de Péguy faite par les conscrits à l’occasion de la Revue de l’École normale supérieure : « une légère parodie du style tourmenté, rugueux, et ronronnant et balbutiant néanmoins, dont Charles Péguy, un “ancien”, lui aussi, revêt sa mystique républicaine et catholique ».

Plus rarement, certains critiques ont prêté la parole à Péguy dans des dialogues ou monologues fictifs. La part de pastiche y est plus ou moins nette, entre les deux extrêmes du langage de monsieur Tout-le-Monde et de l’idiolecte péguien. Du côté de l’expression idiolectale, à coup sûr satirique, penche « Une séance de la Ligue pour la Culture Française » de Gaston-Louis-Charles Picard[5] – article « vu » paru en janvier 1912 dans L’œil de veau : « M. Charles PÉguy. Je veux, je voudrais, vous voudriez, pourquoi ne voudrions-nous pas, connaître, savoir apprendre, entendre dire, comment, parce que, pourquoi nous sommes ici. / M. Jean Richepin (emballé). Quelle force ! Quelle langue ! » Du côté de l’expression idiolectale sérieuse penche le subtil montage de citations et de pastiche que forme la prosopopée écrite par Frantz Brunet (1879-1965)[6] dans Loisirs et profession (« Péguy parle… », février 1939, p. 1-7) :

M’adressant, dit Péguy, à ceux d’entre eux qui ont d’autres ambitions – notamment celle d’exercer un gouvernement temporel des esprits – je leur disais en bon françois, mais combien me lisaient – c’était en 1913 – combien me lisent aujourd’hui ?… Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout. Et je leur disais encore –, si on me permet de me citer moi-même, – dans une page où l’on appréciera, comme écrivait l’un de mes bienveillants critiques – un gros monsieur de la Sorbonne – une certaine verdeur d’expression, assez d’humour, peu de goût, pas du tout d’esprit, sans parler de mes puérilités typographiques bien connues des psychiatres : Enseigner les éléments, apprendre à des enfants de bonne race ces vieilles vérités sur lesquelles tout le monde est d’accord : (et sur lesquelles est fondé le monde) : que Paris est la capitale de la France ; que Versailles est le chef-lieu du département de la Seine-et-Oise. Pour les tout à fait savants pousser jusqu’à l’extraction de la racine carrée ; et peut-être de la racine cubique, quel sort plus enviable…

Gabriella Balzac (« Villeroy », Les Cahiers d’Île-de-France, Versailles, juillet-septembre 1957) hésite aussi, dans le registre poétique, entre imitation et citation :

Vent de juillet berçant les épis en leur gloire

Les ondant en reflets, comme une blonde moire,

Absinthe en longs cheveux safranant les talus,

L’âme se ramassant, pour un proche salut…

 

Vers le dernier carré du soir d’une bataille

Gravement nous montons… et le champ d’accordailles

Paraît à notre gauche… au solennel sillon,

Du pèlerin-soldat, s’accomplit la moisson.

 

Vinrent ici finir deux âpres trajectoires.

L’une avait pris hauteur aux rives de la Loire,

Et n’était plus qu’un front. Volontaire étendard

Que la balle troua, des hauteurs du Penchard,

 

Et la terre embrassa le cœur sacramentaire

Et l’amour le plus dur et le plus statuaire

Et la rugueuse écorce et l’inviolable honneur,

Et le rouge paraphe du fier Enlumineur.

Du côté du langage commun, relire – la fortune théâtrale de Péguy n’a pas encore fait l’objet d’étude – Le Mystère de Jeanne et de Péguy, légende dramatique en 5 actes[7] de Jean Loisy (1901-1992), texte proche cependant du centon, ou bien écouter la voix d’outre-tombe prêtée à Péguy dans l’article « Péguy » d’Armand Robin (1912-1961) in Comœdia le 28 février 1942[8] :

Pourquoi m’arrêterai-je ? Pourquoi me reprochez-vous ou m’admirez-vous d’écrire deux mille ers, trois mille, six mille vers sur le même sujet ? Pourquoi me rappeler que je voulus composer un sonnet et qu’aussitôt j’écrivis neuf cent soixante-neuf vers ? De Paris jusqu’à Chartres s’allongera mon poème : derrière lui je ferai mon pèlerinage à pied, très lentement ; j’ai le temps ; je suis quelqu’un qui a le temps ; je ne partirai même pas de trop bonne heure ; suffit que je sois aux champs à l’heure où les bons journaliers retroussent leurs manches : voici mes sillons, vers ou lignes tous semblables, tous parfaitement rectilignes : un bon sillon doit venir, joue contre joue, s’appliquer contre son voisin, se confondre avec lui ; oui, c’est toujours le même sillon qui revient : je vous ai dit, je parcours la Beauce, et vous avez cru que j’allais comme ça de Paris à Chartres, tout droit, à vol d’oiseau, comme vous dites ; dans la vie, oui, mais pas dans mes poèmes ; parcourir la Beauce, c’est refaire tous les sillons un par un, ne pas en rater un seul ; j’ai mis quatre percherons à ma strophe : je suis content et tranquille car ils savent tous les quatre d’un même pas tourner à chaque fin de sillon : jamais besoin de leur rien dire : je marche derrière eux, c’est simple : à chaque sillon nouveau, il m’arrive de poser mon pied gauche là où j’ai posé mon pied droit en marchant en sens inverse ; et vous dites encore que je n’avance pas ?

À la frontière du théâtre, la lecture prête encore au personnage Péguy un dialogue exalté avec Daniel Halévy dans l’émission radiophonique consacrée à « Charles Péguy » par Henri-François Rey (1919-1987), et dont l’Écho des étudiants donne le script le 21 novembre 1942. En voici quelques lignes : « Dans mon dernier cahier, j’ai mis que cette affaire avait un virus propre, qu’il y avait dans cette affaire, dans le tissu même de cette affaire un certain virus propre et je viens de l’éprouver beaucoup plus que je m’y attendais. C’est ce dont notre ami Halévy ne veut pas convenir. »

Un compte rendu du Mystère des Saints Innocents » par Gustave-Louis Tautain dans La Renaissance contemporaine (10 avril 1913) semble tourner au pastiche de Charles Péguy – mais, les pensées attribuées à Péguy ne prenant guère la forme de son écriture, il s’agirait plutôt d’un pastiche de sa prière supposée ! Que le lecteur juge :

Il n’est que trois mystères : Trinité, Incarnation et Rédemption. Et même, à ces abyssales profondeurs où l’Homme, agenouillé dans la Ténèbre, adore un Dieu voilé de noir, peut-être n’est-il plus qu’un mystère, celui de l’Absolu, sans chair et sans os, sans ombre ni lumière, sans péché, sans mouvement, sans forme. Car le mystère du Dieu fait homme est celui de l’alliance entre l’Éternel et le Temporel, entre la Toute-Puissance et la faiblesse qui s’avoue. Et le Mystère de l’Espérance qui sauve est pareil au mystère de ma foi et de mon espérance. Or je sais, mon Dieu, qu’un jour de votre Éternité vous serez seul à jamais plus. Votre création tragique aura parcouru les cycles de la douleur et de la mort. Elle reviendra vers vous comme la Chair à la Terre et le fleuve à la mer. Elle entrera dans votre Gloire pour connaître le bonheur d’être éternellement et de n’exister plus. Voici alors que vous serez seul, dans l’Infini du Temps, dans l’Infini de l’Espace, non point comme un soleil désolé dans une nuit sans possible pardon, mais comme un Triomphe chantant et sonore dans une aurore sans chute ni déclin.

Hélas ! sauf en de rares instants où j’entrevois la lumière comme à travers la faille soudaine et sitôt refermée d’un rocher, il m’est interdit, par votre volonté, de scruter les abîmes du Futur autant que les abîmes du Passé. Ma vie n’est point à toujours tissue de craintes ou de regrets. Car vous avez permis que, derrière moi, les misères m’apparaissent seulement comme des souvenirs hésitants, tremblant à peine dans la mouvance large d’un océan de joie. Et vous m’avez révélé de ma destinée à venir trop peu pour que ma chair en soit émue à mourir, assez pour me faire marcher, les yeux agrandis d’espérance, sur des routes solitaires. Je ne penserai donc plus, mon Dieu, au sombre mystère de votre Unité. Mais je regarderai le visage de votre Fils et j’irai consumer mon âme aux flammes de votre Esprit.

Loin de cette faconde, quelques mots suffisent à imiter le style péguien répétitif. À coup d’adverbes : « M. Charles Péguy soigne ses Cahiers de la quinzaine, probablement, vraisemblablement, naturellement, évidemment, tout simplement, tout bonnement, tout uniment. » – lit-on le 28 mars 1914 dans Gil Blas, sous le titre « Le Quinze littéraire » et sous les initiales A. S. non identifiées[9]. À coup de verbes : « Péguy expose ses idées selon son style qui d’abord exprime une idée, puis avec tous les mots et les aspects la ressasse, et enfin la répète, comme conclusion. » – lit-on le 28 avril 1914 dans un article anonyme (« Bergson jugé par Péguy ») de L’Intransigeant.

Ces traits penchent tantôt vers le sérieux tantôt vers le satirique. Louis Beigbeder (Échos et pastiches, Paris-Avignon, Les Livres nouveaux, 1941), semble hésiter entre réminiscence et pastiche sérieux dans « En pensant à Péguy » (signé « Capitaine Athos, Bon Encontre, 14 juillet 1940 ») : « Heureux ceux qui sont morts comme blés moissonnés, / Ceux qui n’ont pas gravi l’humiliant calvaire. / Ayez pitié de nous, Dieu juste, Dieu sévère ! / Ô Seigneur, pourquoi nous avoir abandonnés ? » Frédéric Chateigner fait quant à lui une citation de Péguy aussi improbable qu’irrévérencieuse dans la Nouvelle revue piscimortuaire (mai 2001) : « Vous vous trompez, je ne suis pas du tout un grand écrivain, je suis un emmerdeur. Mais je vous en prie. Tout le monde peut se tromper, cher Monsieur. Dieu vous garde. »

Enfin, vient le tour de ces cas particuliers de tout classement : comment traiter ces auteurs dont le style propre adopte tout bonnement certains stylèmes que l’on trouve déjà chez Péguy…

Que penser de tout le compte rendu de la Note conjointe sur M. Descartes, précédée de la Note sur M. Bergson par Henri Petit (1900-1978) dans la Nouvelle Revue Française du 1er novembre 1924 (p. 611-615) ? N’en donnons qu’un extrait :

Quand on est si honnête, on est optimiste. Il faut être optimiste pour travailler beaucoup, pour pouvoir chanter en poussant la charrue, pour aimer se promener en sabots dans les chemins de terre, dans les terres, sur les mottes grasses où le pied enfonce, où le pied aime la terre, fait geste d’amitié un peu lourde, un peu grasse, mais comme il faut avec la terre. Car il faut aimer la terre avec ses pieds, aimer la terre par terre, la terre qu’on gratte d’après ses chaussures, la terre qu’on touche, ou plutôt qu’on ne touche pas, mais qu’on devrait toucher, la terre qui salit.

Que penser ainsi de l’article de Roger Dadoun « D’une insituation de Péguy socialiste »[10] et notamment de cette phrase initiale qui n’en finit pas :

En conclusion et conclusivement même (et commencer ainsi, c’est d’emblée afficher la marque de Péguy, c’est pour, d’ouverture, nommer son extrême ouverture langagière, inscrire l’efficacité inaltérée de son travail de desserrement des carcans rhétoriques, de démantèlement des tyrannies du discours, de détournement et de sape des pouvoirs établis de l’écriture ; c’est pour contrer sinon contredire l’ordre de l’Exposition, qui forme décorum masquant l’ordre inconscient des impositions profondes et l’ordre politique des positions réelles ; c’est, plus prospectivement, comme il est si beau de dire, pour redire que Péguy, s’il s’offre artistement comme acéré virtuose qui pointille syntaxes et lexiques pour les crever, goguenard, de fuites tordantes, demeure pour vous, singulièrement, magistralement – seul masque de "maître", en vérité, qu’on pourrait peut-être apposer sur son visage rétif, rebelle – l’écrivain qui revendique hardiment, contre les clichés les plus massifs et les plus savants, l’axe scientifique de l’écriture, qui témoigne pour la seule science qui soit irréductible, insurpassable, jamais figée ni acquise : la science d’une vérité langagière, de l’exactitude des termes, de l’interminable et toujours hypothétique et hypothéqué travail d’écriture qui s’acharne à conduire le mot vers la plus proche approximation du réel, de la Femme-Réalité, "Femme sournoise et fausse", de la Mère Création, "Mère outragée", etc.), conclusivement donc, et pour décomposer, expliciter ces fameux titres que l’on compose toujours plus ou moins en fin de partie, de texte, disons qu’à la fois, d’une part Péguy marque et remplit, pénètre et se situe dans – c’est-à-dire s’insitue dans les multiples réseaux (socialisme, christianisme, vitalisme, écritures, quotidienneté, revendications, révoltes, conservations, histoire, justice, école, idéologies, etc.), constitutifs de notre monde moderne (que nous nommerions aussi bien moderne-monde, car la modernité désormais fait monde, fait notre monde tout entier perclus de modernité, d’une modernité, disent-ils, tous azimuts) ; et d’autre part que Péguy démarque et creuse, fait vidage et vidange, récuse toute position et situation faite, tout pouvoir, toute "popularité", toute gloire, tout "entraînement" ; il, comme il dit, se contrarie à toute situation – c’est-à-dire, donc, s’insitue dans, cette fois, "le grand cadavre mort du monde moderne", qu’il a, parmi les premiers (Nietzsche avec) autopsié ante mortem : à quelle nécrose les bavardages politiciens humanistes, "progressistes" ou bigots, de droite ou de gauche, pourraient-ils accorder sa violente pulsation vitale, en quel lieu de sècheresse, de strangulation, de mort pourraient-ils prolonger l’intense et discrète circulation orgastique de ses textes ?

Que dire de la forme dialoguée que choisit de prendre Jean Bastaire dans un « Compte rendu de colloque » paru dans Esprit en novembre 1964 ? En voici le début – mais il faudrait tout citer.

Je vis arriver mon ami péguyste le regard sombre et les traits contractés : « Alors, lui demandai-je, êtes-vous content de ce colloque tenu à Orléans pour le cinquantenaire de la mort de Péguy ? » Il gronda : « Oui, très content. Il y eut d’abord l’inévitable incompétent, l’étranger de rigueur, le Béotien officiel, je veux dire un ministre. Il vient, mince, grand, normalien, sympathique. Il eut immédiatement pour lui non seulement tous les micros, mais tous les cœurs. On le crédita à l’avance de ce qu’il ne semblait pas être radical, ou socialiste, ou indépendant, ou chrétien social, enfin vous voyez ce que j’entends par là, de ce qu’il ne paraissait pas confondre la rue du Tabour avec une tribune parlementaire. Il fait justement carrière dans la critique et la répudiation du parlementarisme. Il n’était littéralement à Orléans que pour répercuter la dénonciation du parlementarisme. Et à peine ouvrit-il la bouche qu’on sentit qu’il n’était venu que pour faire du parlementarisme, pour réaliser une opération parlementaire, pour mettre au point la misérable et démagogique opération de détournement, de rebroussement parlementaire qui consiste à se servir de Péguy au lieu de le servir. Sous prétexte de louer Péguy, il lui demanda frauduleusement une caution. Péguy fut un capital qu’on exploite. L’exploitation, l’aliénation de l’homme par l’homme, de l’homme par la politique, de la mystique par la politique, ce représentant du gouvernement en fournit une démonstration impeccable, habile, sensée, de bon ton, de bonne compagnie, sans aucun doute sincère, qu’on ne pouvait qu’applaudir, car c’était de l’ouvrage bien faite, qu’on ne pouvait que haïr, car c’était une imposture. »

Je fis remarquer à mon ami péguyste que le discours du ministre n’entrait pas dans les actes du colloque, qu’il avait même eu lieu deux jours avant que la réunion ne s’ouvrît. « Et le discours du stylisticien, explosa mon interlocuteur, refuserez-vous de le considérer comme partie intégrante des débats ? Il vint tout à la fin, en couronnement, le troisième jour. Tertia die. Jaurès était resté à la porte. La Sorbonne trôna, et Dieu sait sous quelles espèces. Un éminent professeur déboucha d’une conférence internationale, badina, papota, cabotina, tira la couverture à soi, en prit à son aise, tandis que sa vaste culture éclatait dès la numérotation de ses paragraphes, qu’il ne nomma pas a, b, c, comme l’aurait fait n’importe quel licencié, mais alpha, bêta, gamma, comme devait le faire un directeur de travaux ou un titulaire de chaire. Superbe et généreux, il n’interdit pas de lire Péguy, il conseilla même de l’archilire. Pourvu que, ce faisant, on ne l’entendît pas, qu’on ne cherchât pas à le comprendre, qu’on n’allât pas au cœur de ce qu’il veut dire, qu’on ne l’interrogeât pas sur ses raisons de vivre et de mourir. Cela n’est pas mûr encore, paraît-il. Il faut exposer Notre jeunesse et Le porche du mystère de la deuxième vertu au soleil de la science, placer au besoin leur auteur dans la couveuse d’une machine électronique, capable de répertorier en un clin d’œil son sang et ses larmes. Établir d’abord des inventaires, inventorier la question, telle est la question. Après, on verra. Car, bien sûr, la stylistique reconnaît qu’elle ne touche pas à l’essentiel. Elle est humble, la stylistique. Elle ne prétend qu’à être un préalable, un narthex. Simple catéchumène, elle sait bien qu’elle n’a pas le droit d’entrer dans l’église. Elle laisse à d’autres le soin d’y entrer. Mais en attendant, elle barre le chemin. Elle ne conçoit pas qu’on puisse se passer de son concours, qu’aucune investigation sérieuse puisse être entreprise sans avoir premièrement sacrifié à l’étude de la répétition, de la qualification, de la ponctuation, de la citation, du paragraphe, de la parenthèse, de la parabole, de l’hyperbole, du raide, du souple, du nid, du berceau, du mouvement, de l’arrêt, du jaillissement, de la chute. La fameuse méthode grande ceinture. »

Que dire du style de Michel Quoist (d’autant plus que l’auteur semble par ailleurs s’être exercé véritablement au pastiche de Péguy) ? Ainsi dans ce texte qui, compris comme pastiche de Péguy, utiliserait son style pour donner force à l’affirmation du dogme de l’Immaculée Conception (209.4.185.29/ens/end/Ma_plu_belle.htm) :

Ma plus belle invention, c'est ma Mère.
Il Me manquait une Maman, et Je l'ai faite.
J'ai fait Ma Mère avant qu'elle ne Me fasse.
C'était plus sûr.
Maintenant, Je suis vraiment un homme comme tous les autres hommes.
Je n'ai plus rien à leur envier, car J'ai une Maman, une vraie.
Elle me manquait.
 
Ma Mère, elle s'appelle Marie, dit Dieu.
Son âme est absolument pure et pleine de grâces.
Son corps est vierge et habité d'une telle lumière que sur la terre, Je ne Me suis jamais lassé de la regarder, de l'écouter, de l'admirer.
Elle est belle, Ma Mère, tellement que, laissant les splendeurs du Ciel, Je ne Me suis pas trouvé dépaysé près d'elle.
Pourtant, Je sais ce que c'est, dit Dieu, que d'être porté par les anges : ça ne vaut pas les bras d'une Maman, croyez-Moi.
 
Ma Mère Marie est morte, dit Dieu.
Depuis que j'étais remonté au Ciel, elle Me manquait, Je lui manquais.
Elle M'a rejoint, avec son âme, avec son corps, directement.
Je ne pouvais pas faire autrement. Ca se devait. C'était plus convenable.
Les doigts qui ont touché Dieu ne pouvaient pas s'immobiliser.
Les yeux qui ont contemplé Dieu ne pouvaient rester clos.
Les lèvres qui ont embrassé Dieu ne pouvaient se figer.
Ce corps très pur qui avait donné un corps à Dieu ne pouvait pourrir, mêlé à la terre...
Je n'ai pas pu, ce n'était pas possible, ça M'aurait trop coûté.
J'ai beau être Dieu, Je suis Son Fils, et c'est Moi qui commande.
Et puis, dit Dieu, c'est encore pour mes frères les hommes que J'ai fait cela.
Pour qu'ils aient une Maman au Ciel.
Une vraie, une de chez eux, corps et âme.
La Mienne.
 
C'est fait, Elle est avec Moi, depuis l'instant de sa mort.
Son Assomption, comme disent les hommes.
La Mère a retrouvé son fils et Le fils sa Mère.
Corps et âme, l'Un à côté de l'Autre, éternellement.
Si les hommes devinaient la beauté de ce mystère.
Ils l'ont enfin reconnu officiellement.
Mon représentant sur terre, le pape, l'a proclamé solennellement.
Ca fait plaisir, dit Dieu, de voir apprécier ses dons.
Depuis le temps que le peuple chrétien avait pressenti ce grand mystère de Mon amour filial et fraternel...
Maintenant, qu'ils l'utilisent davantage, dit Dieu.
Au Ciel, ils ont une Maman qui les aime à plein cœur, avec son cœur de chair.
Et cette Maman, c'est la Mienne, qui Me regarde avec les mêmes yeux, qui M'aime avec le même cœur.
Si les hommes étaient malins, ils en profiteraient, ils devraient bien se douter que Je ne peux rien lui refuser.

Tous ces textes, pour réussis qu’ils soient, ne proposent pas véritablement de contrat de pastiche à leurs lecteurs. Or les pasticheurs de Péguy ne se privent pas de montrer qu’ils ne font qu’imiter, et nomment explicitement l’auteur pastiché.

 

II. – La tradition du pastiche péguien

 

1. – Les pastiches morts-nés

 

Tous les pastiches de Péguy prévus n’ont pas paru. Certains ne furent que suggérés à mi-mot, comme les 2-3 septembre 1912 dans le compte rendu de « Comme dirait [Oudin, 1912] par Maurice Guyot [pseudonyme de Pierre Benoit et Marcel Berger] et X… » par Roger Dévigne (1885-1965), article des Nouvelles « vu » par Péguy.

D’autres furent annoncés par des critiques bien informés. Certain pastiche fut même annoncé plusieurs fois : Connais-tu le Péguy ? « Le Masque de Verre » l’annonça dans Comœdia le 6 mai 1913 (« Nouvelle à la main », article « vu ») : « Le Théâtre de la Foi. / On annonce deux autres pièces religieuses : La Crèche de Rolland (Romain) et Connais-tu le Péguy ?» Un auteur anonyme reprit l’annonce cinq jours après dans Le Cri de Paris (article lui aussi « vu »).

D’autres enfin, annoncés pourtant par leur auteur éventuel, eurent moins de persistance. Ainsi La Grande anthologie, la seule qui ne publie que de l’inédit, annonce-t-elle en juillet 1914 (Louis-Michaud éditeur, p. 121), de façon anonyme et en manière de parenthèse : « Son collaborateur [celui de « Francis James »] P.g.y, arrivé en retard, ne paraîtra que dans la prochaine édition. », après avoir flétri l’alliance du sabre et du goupillon sous la plume dudit Péguy (p. 120) : « Péguy, faisant une période au régiment, / Arriva avec un billet de logement ; // Il lut les petits vers légers, badins et tendres / Qu’il écrivit sous la dictée de Jeanne Landre. » Ainsi encore Abel Valabrègue indique-t-il comme à paraître dans X, Y, Z Histoires policières à la manière de (Marseille, Éditions de l’Olivier, 1946) un volume de pastiches intitulé : Trafic d’influences (pastiches) avec un « Charles Péguy » que la mort l’empêchera de faire paraître et que nous avons échoué à retrouver.

 

2. – 50 ans de pastiches

 

Avant de donner les pastiches que nous avons retrouvés, signalons que nous n’avons réussi ni à trouver une version de la parodie de Péguy faite par les conscrits à l’occasion de la Revue de l’École normale supérieure début décembre 1911 (voir ci-dessus) ni à retrouver les strophes inédites écrites à la manière de Péguy par Georges Dalgues en 1940 ni à identifier la première parution du poème « [Nous voici donc partis…] » (1920 ?) écrit par Robert Havard de la Montagne [1877-1963] à la manière de Péguy et cité dans Pierre Dufay et Léon Deffoux, Anthologie du pastiche (t. II, Crès, 1926, p. 109-111).

 

Raphaël Périé, La vie ouvrière, 20 juin 1914

 

Après des études au lycée Lycée Louis-le-Grand et au collège Sainte-Barbe, Raphaël Périé (1855-1938) devint enseignant et finit inspecteur d’académie. Parrain de Marie Noël en 1908, dont, professeur au lycée de Cahors, il avait connu le père alors qu’y enseignait ce dernier avant de partir en 1882 pour Auxerre (Michel Manoll, Marie Noël, 1962), il encouragea la jeune femme dans l’écriture (André Blanchet, Marie Noël, 1975) et, lui-même écrivain, donnait son avis en connaissance de cause : il avait renouvelé Le Roman de Berte aux grands pieds (Hachette, 1900) et, surtout, était l’auteur de cet ouvrage pédagogique à succès L'École du citoyen, histoire et morale, à l'usage des cours d'adultes : leçons, plans de leçons, morceaux à lire... (Gedalge, 3e éd., 1913 ; 4e éd., 1922 ; 5e éd. 1925 ; 1926, 6e éd.).

Il fut l’ami de Maurice Bouchor et abonné de La Vie ouvrière.

Il allait encore écrire, après ce pastiche, Pour la paix (Pontarlier, impr. Vve Thomas, 1919) et La Dernière heure (Pontarlier, impr. Vve Thomas, 1920), avant de réunir ses poèmes dans En souvenir (Rieder, 1928).

Ne pas le confondre avec ce bibliothécaire à Cahors homonyme et peut-être parent, auteur d’une Maladie de la vigne. Sa guérison radicale par un traitement simple et rationel (Cahors, impr. Plantade, 1853), d’une Histoire politique, religieuse et littéraire du Quercy, à partir des temps celtiques jusqu'en 89 (Cahors, Impr. Brassac, 1861-1865) ainsi que d’une Lettre sur Uxellodunum (Cahors, impr. Combarieu, 1863).

 

Quand Péguy fait sa malle, il y met la nature,

Balaam et Jonas, le Verbe et l’Écriture,

Caïphe, la rupture, et Jésus, la suture,

Et la déconfiture et la superstructure ;

 

Il y met le scion de la neuve Sion,

La réédition de la création,

Et la précession dans la régression ;

Il y met l’aliment et la dentition ;

 

Il y met l’hérésie et le sicut est mos,

L’os qui sort de la chair, la chair qui tient à l’os,

Pythagore et Samos, Bergson après Pangloss,

Le flic, la camelot, le cacique et le boss ;

 

Il y met Poutre et Paille, Église et Truandaille,

Il y met Carabas épousant Prétentaille,

Il y met Carnaval caressant Cochonaille,

Et il y met Carême étranglant Boustifaille ;

 

……………………………………….

 

Il y met le printemps, le rhume et le coucou,

Midas et le barbier, les roseaux et le trou,

Et Daudet qui est peu et Maurras qui est prou ;

Il y met Azraël et monsieur Visautrou.

 

Quand Péguy fait sa malle, il y met Notre-Dame,

Tolbiac et Valmy, Ratapoil et Vandamme,

L’oison du Capitole avec son état d’âme,

L’esthète et le marlou, le ponte et le vidame.

 

……………………………………….

 

Quand Péguy fait sa malle, il y met pigeon-vole,

Celui qui caracole et celui qui bricole,

Et celui qui fignole et celui qui rigole,

Et le Sort, flux, reflux, systole et diastole ;

 

……………………………………….

 

Il y a mis de tout et il en remettra.

Quand Péguy fait sa malle, il y met le supra,

L’infra et le contra, et, par-dessus, l’extra…

Et cætera, et cætera, et cætera !

 

*

 

Robert Havard de la Montagne, La revue universelle, 15 mai 1920

 

Journaliste catholique et monarchiste, Robert Havard de la Montagne (1877-1963), fils du publiciste Oscar Havard de la Montagne et de sa femme née Mac Leod (avant son remariage avec Madeleine Arthaud – auteur de Sainte-Claire, de La Vie agonisante des pays occupés. Lille et la Belgique, Perrin, 1918 et de Cardinal), fut l’ami de Charles Maurras et dirigea pendant l'entre-deux-guerres le journal Rome, qui paraissait en langue française dans la capitale italienne. Il se fit historien. On lira encore avec profit son Étude sur le ralliement (À propos d'un centenaire, Librairie de l'Action Française & Perrin, 1926) – ralliement de l'église catholique à la République –, son Histoire de la démocratie chrétienne. De Lamennais à Georges Bidault (Amiot-Dumont, 1948, ouvrage qui cite Péguy aux pages 111-112), son Histoire de l'Action Française, de la fondation du journal quotidien à la condamnation de Charles Maurras et de Maurice Pujo (Amiot-Dumont, « Archives d'Histoire Contemporaine », 1950, ouvrage qui cite Péguy aux pages 83-84), ses Chemins de Rome et de France. Cinquante ans de souvenirs (Nouvelles éditions latines, 1956).

Dans ses articles au Nord patriote de Lille (dont il est le directeur politique), au Nouvelliste de Bordeaux ou dans l’Action française, Havard de la Montagne a souvent cité Péguy, du vivant de ce dernier comme après sa mort[11].

Ce pastiche ne craint pas de faire franchir la frontière franco-italienne à un Péguy très « romain » : n’avait-il pas le poète toute dévotion pour Jeanne ? n’avait-il pas relancé un grand pèlerinage ? On passera alors sur des jeux de mots peu péguiens (« éternels », « s’éternise » ; « geste […] haut » et « haut sacerdoce ») ou à la limite du contresens (« les êtres charnels », « désirs […] éternels ») pour ne remarquer que les rimes riches d’un pastiche amené par un sujet péguien et réussissant quelques bons alexandrins que Péguy n’aurait pas reniés.

 

Pour la canonisation de Jeanne d’Arc

(À la manière de Charles Péguy)

 

Comme vers l’oasis après le grand carnage,

Nous partirons un soir pour le centre romain

Sans nous laisser distraire aux beautés du chemin,

Sans avoir d’autre but que ce pèlerinage ;

 

Sans voir Nice la bleue au décor d’opéra,

Sans donner un sourire aux choses indigènes,

Sans nous laisser tenter par le golfe de Gênes

Étalant ses splendeurs depuis Bordighera ;

 

Sans faire de détours par Florence ou Venise,

Sans jeter de regards sur les êtres charnels,

Sans avoir de désirs qui ne soient éternels,

Nous irons vers la ville où l’homme s’éternise.

 

Nous irons vers la ville où le Pontife blanc

Fera, du trône auquel la chrétienté s’adosse,

Le geste le plus haut de son haut sacerdoce,

Le geste que nos cœurs guetteront en tremblant.

 

Nous irons vers la ville et vers la basilique

Où, le seizième jour de mai dix-neuf-cent-vingt,

Le Pape donnera, selon l’ordre divin,

Une Sainte nouvelle au monde catholique.

 

*

 

Robert Havard de la Montagne, ?, milieu 1920

 

Bizarrement, ce pastiche semble répondre au premier (« Nous partirons », « Nous voici donc partis »). Havard change pourtant de sujet : d’un sujet religieux, il passe à un sujet politique.

Léon Deffoux et Pierre Dufay donnent ce pastiche dans leur Anthologie du pastiche (t. II, Crès, 1926, p. 109-111), sans indiquer la date ni la source du poème… Les allusions historiques[12] nous le font dater de la fin 1920.

 

Nous voici donc partis pour de nouveaux débats

Et pour tous les hasards d’un nouveau branle-bas.

Nous voici donc partis pour de nouveaux combats.

 

Après Darmstadt, Francfort où Degoutte s’installe,

Tandis que dans la Ruhr le désordre s’étale,

Verrons-nous Foch marcher sur Berlin capitale ?

 

C’est la faute des chefs et des gouvernements

Dont les concessions et les lanternements

Ont rendu si hardis ces mauvais garnements.

 

C’est la faute de ceux qui, depuis l’armistice,

Sans voir que le vainqueur, trop doux, se rapetisse,

N’ont pas su faire appel à la main de justice.

 

C’est pour avoir perdu dix-huit mois en chansons

Que le monde bercé par les Anglo-Saxons

Semble comme un volcan sur lequel nous dansons.

 

Nous dansons le fox-trot aux heures défendues.

Nous tournoyons sans cesse en rondes éperdues.

Et les femmes de bien et les filles perdues.

 

Nous dansons le fox-trot, nous dansons le tango.

La France est un dancing en proie au vertigo.

Elle aimait trop le bas, dirait Victor Hugo.

 

Et pendant ce temps-là s’amoncelle l’orage.

Et pendant ce temps-là l’on se dit avec rage

Que la vertu n’est point à hauteur du courage.

 

C’est la faute des chefs qui nous ont endormis.

Ils venaient d’Amérique et se disaient amis.

Et tous leurs racontars, nous les avons admis.

 

C’est la faute des chefs qui venaient d’Amérique

Et qui nous ont transmis leur rêve chimérique

De clore à l’amiable une guerre homérique.

 

C’est la faute de l’homme aux nébuleux accents

Et qui nous entraîna sur les chemins glissants

Où les triomphateurs s’avèrent impuissants.

 

C’est la faute des chefs qui venaient d’Angleterre

Et qui n’ont pas compris la chose élémentaire :

Qu’il eût fallu briser la Prusse militaire.

 

C’est notre faute à tous pour avoir écouté

Ces voix qui nous juraient fausse sécurité

Et pour avoir dansé quand elles ont chanté.

 

C’est notre faute à tous si la race latine

Perd ce bien que le ciel à ses élus destine :

La paix de saint François, la paix bénédictine,

 

Et si la paix nous dit un éternel adieu,

C’est parce qu’ayant cru dans un André Tardieu,

Nous n’avons pas compté sur le secours de Dieu.

 

*

 

Suzanne Mongin, Bulletin des collèges Sainte-Marie, janvier 1934

 

Nous savons très peu sur Suzanne Mongin, sinon que, née vers 1900-1910, elle était professeur de Sainte-Marie du Maine (à Angers, dans le Maine-et-Loire ?) en 1934 et enseignait à l’Université libre de Neuilly-sur-Seine en 1937-1939… Elle doit sa bonne connaissance de Péguy à ses lectures préférées : Notre cher Péguy des Tharaud, Ève et surtout les Mystères de Jeanne d’Arc. On lui doit, outre les deux pastiches qui suivent, un compte rendu de la journée dédiée au souvenir de Péguy le 25 janvier 1939 au 8 rue de la Sorbonne (« En souvenir de Charles Péguy », Culture, février 1939).

 

Pour l’École Charles-Péguy

 

Il y a beaucoup de choses que j’aime, dit Dieu…

… Mais parmi les offrandes et les offertoires,

Il n’y a rien que j’aime autant dans le monde,

Parmi les offrandes de l’homme,

Rien que j’aime autant, ni d’un plus joyeux amour,

Qu’une belle maison d’école pour les petits enfants.

Une belle maison d’école bâtie au bord des chemins,

Claire, et large, et propre,

Et rose ;

Si drôle, en vérité, dans sa couleur de rose,

Dans sa couleur de bonbon – parce que c’est pour les enfants –

Dans sa couleur de bonbon, c’est-à-dire de dragée,

Dans sa couleur de baptême,

Et par conséquent de grâce sanctifiante.

 

Il n’y a rien que j’aime autant, dit Dieu,

Que cette maison d’école qui se dresse dans sa couleur de grâce,

Hautement et droitement,

Sur le bord des chemins des hommes,

Et qui s’avance sur l’océan des villes,

Droitement, solidement, et profondément,

Comme une jetée, et comme un phare,

Sur le bord de la mer mouvante et mille fois murmurante

Des agissements, et des trimballements, et des tourbillonnements des hommes.

Il n’y a rien que j’aime autant que cette maison d’école,

Qui est comme une jetée et comme un phare,

Ou comme une belle villa sur le bord de la mer ;

Et qui rit aux gens qui passent ;

La maison du matin rit au bord de la mer ;

Et qui rit, et qui les fait sourire, les gens qui passent,

Et même qui les fait rire, eux qui ne rient pas toujours ;

(Il s’en faut bien qu’ils rient toujours)

Et qui les fait rire, car ils savent bien, les gens qui passent,

Les hommes qui passent, et qui se hâtent vers le travail

Des quotidiens labeurs (qui eux non plus ne rient pas toujours)

Et les femmes qui passent, mais qui se hâtent peut-être moins ;

Elles ont peut-être moins besoin de se hâter au-devant de la fatigue,

De leur sœur, la fatigue

Des jours ;

Parce que c’est elle la fatigue, leur sœur la fatigue prévenante des jours,

Qui vient à elles avec fidélité ;

(Or, moi j’aime cela aussi, dit Dieu ; c’est dans les choses que j’aime, cette sainte fatigue de l’homme qui s’est usé dans mes sentiers).

 

Il savent bien ces gens qui passent, que leurs enfants sont là,

Dedans ;

Dans cette rose maison d’école,

Ouverte à toute joie, à tout soleil, à toute innocence,

Avec sa rotonde qui s’offre à toute la grâce de mon soleil ;

Avec sa terrasse qui est comme un nid posé sur une main

Et tout tourné vers moi ;

Ils savent cela les gens qui passent ;

Et  que leurs enfants, là, dedans, sont heureux,

Parce qu’ils sont sages,

Et tranquilles,

Et gardés.

Car : j’enverrai mes anges, ai-je dit, moi, Dieu,

Et j’ai envoyé mes anges,

Et mes anges vont et viennent au milieu de cette rose école,

Comme ils allaient, autrefois, au milieu du matin de ma création,

Dans le jardin matutinal de ma création radieuse,

Quand tout était pur, et premier ;

Quand le péché n’avait pas encore apporté la mort,

La maladie, l’ignorance, la concupiscence et la mort,

Et que, joyeux comme un enfant,

Et lui aussi premier, et pur,

Comme un enfant qui ne sait rien que sa prière,

Heureux comme un tout pur enfant,

L’homme innocent s’y promenait.

 

C’est pour ça qu’il y a des écoles, dit Dieu,

À condition que ce soient des écoles

À l’imitation de ce jardin de Paradis,

Qui était si ouvert,

Si gratuit,

Si joyeux,

Et si libre ;

À condition que ce soient des écoles comme ça,

Qui soient des Paradis,

Des Paradis, c’est-à-dire des jardins ;

Des jardins, c’est-à-dire des Paradis

D’enfants.

C’est pour ça qu’il y a des écoles,

Pour que le Paradis, qui était un si beau jardin,

Que j’avais planté, moi, Dieu ;

Pour que les Paradis perdus

Qui ont été de si beaux jardins

Que j’avais si bien arrangés, moi, Dieu,

(Car je vous en refais des Paradis, tout le long de ma création, tout le long de mon éternité, en vos jours de baptême ; mais vous n’y comprenez jamais rien)

Pour que les Paradis perdus

Soient retrouvés,

Soient replantés,

Soient re-sablés

Pour les enfants.

Et pour que moi, Dieu,

Je m’y retrouve et je m’y reconnaisse,

– En vérité je ne me reconnais plus dans ma création –

Pour que je m’y reconnaisse, enfin,

Et que je m’y retrouve,

Et que, comme autrefois,

Au premier feu du monde,

Dans mon premier jardin,

Je puisse m’y promener à la brise du jour.

 

C’est pour ça qu’il y a des écoles.

 

Et c’est aussi parce que, un jour,

(Il faudra bien, n’est-ce pas)

Un jour, ils grandiront, les petits enfants ;

Ils auront grandi, un jour qu’ils seront des hommes ;

Et la vie ne sera plus pour eux que dans les chemins des  hommes.

Et elle les aura pris, la vie des hommes ;

Et elle les roulera,

Et elle les brisera, dans son roulement sans fin ni cesse ;

C’est-à-dire qu’elle en aura fait des hommes, quoi,

Des hommes roulés,

Des hommes brisés,

Des hommes emmenés.

Et elle les aura conduits sur des rivages

Qu’ils n’auraient point aimés, peut-être,

Qu’ils n’auraient point cherchés ;

Et peut-être qu’ils n’auraient point voulus,

Et qu’ils ont détestés, peut-être, (qui sait ?) d’avance,

Quand ils étaient premiers et purs,

Dans le reflet de ma grâce et de leur baptême,

Et dans la fraîcheur de ce doux Paradis,

Devant cette maison rose, sur le bord de la route.

 

Mais maintenant, peut-être,

Ils en sont lassés de la vie des hommes,

Qui est si différente de la vie de ma grâce ;

Et ils sont prêts, peut-être, à tout laisser,

À tout oublier,

À tout renier, d’un coup, en bloc,

Comme on jette une vieille chose usée, dont on ne veut plus,

Parce qu’ils en ont assez – voilà ! –

De la vie, des hommes.

Alors, en cette heure-là, je vous le dis, moi, Dieu,

S’ils revoient en passant la maison d’école,

Cette rose maison d’école, tout embaumée,

Toute parfumée,

Tout enrobée de ma présence ;

S’ils la revoient en passant sur le bord de la route,

Sur le bord de leur âme,

Sur le bord de la route de leur vie et de leur âme,

Je vous le dis, ce sera comme si, tout à coup,

Dans la grande ténèbre de la vie

Et peut-être de leur vie,

Dans la tristesse, et le labeur, et la lourdeur de la vie,

Et sûrement de leur vie,

Ce sera comme si, tout à coup, une porte de lumière et de joie,

D’appel à la lumière et à la joie,

À grands battants

S’ouvrait

Sur un jardin de Paradis.

 

Parce qu’aux jours lointains, et proches,

Si lointains, et soudain si proches,

De leur aimable enfance,

Cette rose maison d’école où passait, où régnait

La joie de ma présence,

Aura été, pour eux, comme une percée, d’avance,

Comme une visée, comme une trouée, d’avance,

C’est-à-dire, d’avance, comme une espérance,

Comme une assurance d’entrée, d’avance,

Dans ma maison éternelle ;

Et qu’elle aura jeté, en eux, d’avance,

Comme un regret de moi,

Comme une nostalgie de moi ;

C’est-à-dire comme un regret,

Comme une nostalgie

De la joyeuse maison de mon amour éternel.

 

C’est pour ça que j’aime tant les maisons d’école,

À l’imitation de mon jardin de Paradis.

 

21 novembre 1933

 

*

 

Claire Bonvoisin, Almanach des Françaises catholiques, 1937

 

Nous ne savons de cette collaboratrice de l’Almanach de l’œuvre de saint François de Sales

Les saints Innocents suscitent de nombreuses réminiscences dans ce pastiche, qui s’inspire également des réflexions sur les morales raides et souples dans la Note conjointe et de l’éloge des Français pris au Porche (Po 633-660).

À l’actif du pastiche : les allusions au « tout fait », les nombreuses parenthèses, les répétitions – dont les anaphores, le vocabulaire familier (les « gros paroissiens », la « tête dure », « dégringoler »). Au passif du pastiche : la présence des realia trop modernes « plage » et « casino » rompt le pacte d’imitation, la majuscule mise pour désigner Dieu ne correspond guère au ton familier pris par l’interlocuteur divin, les termes dans lesquels il est fait référence aux négresses et aux nègres choquent le lecteur d’aujourd’hui.

 

À la manière de Péguy

« Je n’aime pas les gens vertueux, dit Dieu… »

 

Je n’aime pas les gens vertueux, dit Dieu.

Les gens qui ont de la vertu,

Les jeunes filles vertueuses,

Qui ont trouvé une certaine vertu toute faite dans leur berceau,

Qui ont à la messe le dimanche,

Avec de jolis petits paroissiens,

Ou même quelquefois avec de gros paroissiens,

De gros paroissiens bien détaillés.

C’est-à-dire qui contiennent beaucoup de détails

Sur le culte et la liturgie

(On dit les ornements qu’il faut pour les fêtes),

Et beaucoup d’explications

Pour les jeunes filles vertueuses

Qui vont à la messe le dimanche

(Et même quelquefois en semaine)

Et qui font le catéchisme aux enfants,

Aux enfants du peuple

(Ils ont leur nez sale et leur blouse déchirée,

Ils ont la tête dure et ne retiennent rien,

Ils ne comprennent pas les mots,

Ils se trompent de mots).

C’est très ennuyeux de leur faire le catéchisme

Pour les jeunes filles vertueuses,

Les jeunes filles vertueuses qui vont parfois communier

Puis qui s’en vont prendre des bains de soleil sur la plage,

Qui vont étaler leur peau sur la plage,

Comme les sauvages,

Comme les négresses des pays chauds.

Ce n’est pas pour Moi que Je dis cela, dit Dieu,

Moi, ça M’est égal,

Puisque c’est Moi qui les ai faites

Je les connais bien

Dans tous les détails de leur être

Et les replis de leur cœur.

Je vois bien que ce sont de bonnes filles

(C’est-à-dire à peu près de bonnes filles).

Et pourtant, elles me font de la peine, dit Dieu,

C’est-à-dire que cela me fait de la peine

De voir qu’elles n’ont plus de pudeur,

Pas plus de pudeur que les nègres

Qui vivent dans des huttes

Et poussent des cris de sauvages,

Et s’amusent comme des enfants

Et raisonnent comme des enfants.

Mais eux, cela se comprend, dit Dieu,

Ils ne sont pas baptisés,

Ils ne me dégoûtent pas,

On ne leur apprend pas la vertu.

Alors ce n’est pas étonnant

Qu’ils n’aient pas de pudeur,

Ils ne savent pas ce que c’est,

On ne leur a pas appris ce que c’est,

Ils vivent un peu comme des animaux.

Mais les jeunes filles vertueuses, dit Dieu,

Celles qui ont trouvé de la vertu toute faite dans leur berceau,

Celles qui viennent quelquefois recevoir mon Corps très pur,

(Moi qui suis la Pureté même,

Elles s’approchent de Moi,

Elles deviennent un peu Moi).

Et c’est cela qui m’est pénible,

Qui me fait de la peine,

Elles me disent, deux fois par jour :

« Ne m’induisez pas en tentation… »,

Et elles y induisent les autres,

Elles sont pour les autres une cause de péché,

Une cause que des âmes s’éloignent de Moi

Peut-être définitivement,

Une cause que des âmes dégringolent.

Elles sont un rempart entre les âmes et Moi,

Quelque chose qui s’interpose entre des âmes et Moi

À cause de leur corps,

De leurs corps qu’elles étalent à plaisir

Sans savoir,

(Ou peut-être en sachant,

Ou même sans savoir,

Ou en le sachant un peu mais sans vouloir s’y arrêter)

Sans savoir, dis-Je,

Qu’elles excitent les passions et provoquent au péché,

Je le sais bien, dit Dieu,

À cause de ce qu’on me dit à confesse,

Là on ne joue plus la comédie,

On dit le péché, comme il est,

Alors, on le voit bien qu’elles induisent les autres en tentation.

Mais elles ne veulent pas le croire ;

Elles disent que c’est la Mode

(Je me moque bien de la mode, Moi),

Et elles continuent tout le temps

À se mettre entre des âmes et Moi ;

C’est décourageant, dit Dieu.

Moi qui fais tout mon possible pour sauver les âmes,

Qui ai versé Mon sang pour elles,

Parce que Je voulais les avoir,

Ce sont les jeunes filles vertueuses qui Me les enlèvent.

Sans le vouloir, sans doute,

Sans s’en rendre compte ;

C’est décourageant !

Il y a de bons jeunes hommes,

Je les connais bien,

(C’est Moi qui les ai faits),

Ils voudraient bien se conduire,

Mais ils succombent à la tentation…

À cause de celles qui disent tous les jours :

« Ne m’induisez pas en tentation ».

Elles disent cela pour elles,

Parce qu’elles sont vertueuses

Et qu’elles ne veulent pas être tentées ;

Seulement, elles tentent les autres ;

Sans savoir

(Ou peut-être en sachant,

Mais même sans savoir,

Ou en le sachant un peu, mais sans vouloir s’y arrêter).

C’est décourageant, dit Dieu.

Moi qui cherche à attirer les âmes,

Elles M’en enlèvent au fur et à mesure,

C’est effrayant,

Pour des jeunes filles vertueuses

Qui apprennent ce que c’est que la vertu aux enfants du catéchisme,

Et qui leur disent de bien se tenir,

Et qui font du mal, sans le savoir.

À cause d’elles, des âmes sont moins belles,

Elles qui devraient chercher à les rendre plus belles,

Et qui le cherchent peut-être,

D’une autre façon.

(En faisant le catéchisme, par exemple).

Mais elles détruisent, par leur tenue,

Le bien qu’elles pourraient faire autrement ;

Les jeunes filles vertueuses, qui se promènent

Presque sans être vêtues,

Sur la plage,

Ou au casino,

Et un peu partout,

Ça, des jeunes filles vertueuses ?…

C’est pour cela que Je n’aime pas les gens vertueux, dit Dieu.

 

*

 

Suzanne Mongin, Culture. Revue de l’Université de Neuilly, octobre 1937

 

L’auteur (dont nous ne savons rien) désigne nommément les deux Tapisseries – celles de Notre-Dame et de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc – comme le texte pastiché. Mais Ève, « tapisserie » de l’aveu même de Péguy, a aussi fourni quelques modèles d’expressions, ne seraient-ce que les didascalies introductives ; La Banlieue également reparaît dans cette poétique des noms propres péguiens (Châtillon, Nanterre, Suresnes) reprise et comme complétée par les banlieues oubliées de Péguy (Bobigny, Chaillot, Champigny, Choisy, Clichy, Drancy, Épinay, Ivry, Le Perreux, Orly). Deux invraisemblances, dont la première est stylistique et la seconde idéologique : la prosopopée de la cathédrale et la parole laissée par Péguy au cardinal de Paris ! Seul anachronisme, un trop récent « scout » (1922) – à comparer au fox-trot (1912) d’Havard de la Montagne– dans cette très bonne imitation, que Péguy aurait autrement pu signer.

 

À la manière de Péguy

Tapisserie des cent clochers

 

Le poète parle :

 

Notre-Dame de paix, Notre-Dame de Seine.

Si tendrement posée au plein cœur de Paris,

Si puissamment venue au fond du Paradis,

Si tendrement bâtie pour la paix souveraine ;

 

Si puissamment chantée par les grands de ce monde,

Si tendrement priée par le pauvre à genoux,

Si puissamment bordée par ce fleuve humble et doux,

Si tendrement bercée par cette eau vagabonde ;

 

Si puissamment tranquille au bord cette Seine,

Si tendrement tendue aux cris de vos enfants,

Si puissamment prêtée aux hymnes triomphants,

Si tendrement dressée au bord de toute peine ;

 

Si puissamment louée aux orgues solennelles,

Si tendrement nimbée des reflets des couchants,

Si puissamment bercée aux souffles des beaux chants,

Si tendrement comblée de tant de ritournelles ;

 

Si puissamment visée par l’Anglais impassible,

Si tendrement offerte au scout envahisseur,

Si puissamment ouverte au public oppresseur,

Si tendrement livrée au flot inadmissible ;

 

Si puissamment pourvue de si saintes reliques,

Si tendrement baignée de l’ombre de la Croix,

Si puissamment dotée des trésors de nos rois,

Si tendrement vantée par les bon catholiques ;

 

Si puissamment parée de vos saints stratagèmes,

Si tendrement servie par vos frères prêcheurs,

Si puissamment ouïe par les pauvres pécheurs,

Si tendrement cherchée les soirs de vos Carêmes ;

 

Si bonnement veillée par la gendarmerie,

Si savamment gardée par le vol des pigeons,

Si bien auréolée dans les brillants plongeons

Qu’ils font jusqu’aux abords de la Conciergerie ;

 

Notre-Dame de paix, Notre-Dame de Seine,

Que cherchez-vous encor du haut des lourdes tours ?

Quel regard jetez-vous sur tous ces alentours ?

Quels enfants quêtez-vous, ô Vierge souveraine ?

 

Du fond de vos deux tours qui consacrent la ville

Comme deux doigts levés de la main d’un pasteur,

Du fond de votre amour et de votre hauteur,

Qu’espérez-vous, plongée en attente immobile ?

 

Quels appels jetez-vous de votre cathédrale ?

Quels échos tentez-vous aux chants du pur Credo

Quand l’airain bondissant du vieux Quasimodo

Gronde, appelle et gémit dans l’ombre marginale ?

 

La cathédrale parle :

 

J’attends que vienne à moi le plus fervent pâtour

Que j’aie jamais placé dedans mes métairies,

Que j’aie jamais commis au soin des mes prairies,

Le plus grand ménager des agneaux d’alentour.

 

J’attends que vienne à moi le plus hardi guetteur

Que j’aie jamais posté sur mon chemin de ronde,

J’attends que vienne à moi, après son tour du monde,

De tous mes pèlerins, le plus hardi quêteur.

 

J’attends que vienne à moi le plus grand régisseur

Que j’aie jamais planté au cœur de toute angoisse,

Que j’aie jamais logé au cœur de ma paroisse,

J’attends que vienne à moi le plus grand bâtisseur.

 

J’attends que vienne à moi le plus hardi verrier

Que j’aie jamais commis au soin de mes rosaces ;

J’attends que vienne à moi, parmi les Saintes Faces,

De tous mes artisans le meilleur imagier.

 

Puisque Dieu ne fait rien que par simples bergers

Et que rien ne grandit que par sollicitude,

Puisque rien ne fleurit qu’en la béatitude

Et que Dieu ne descend que dans les beaux vergers ;

 

J’attends que vienne à moi du mouvant Parisis,

Suivi de ses troupeaux comme au long des campagnes,

Le pâtre descendu des ferventes montagnes,

Et gardien désormais de bien autres pâtis.

 

Puisque Dieu ne veut pas de jardin mensonger,

Et que rien ne se fait que par exactitude,

Puisque nul ne vaut rien qu’en toute plénitude

Et que Dieu ne fait rien par mauvais ménager ;

 

Les voici tous venus. Notre-Dame de Lourdes,

Du fin fond de la Seine arrive ici Choisy ;

Vierge des Missions, Épinay vient aussi

Pour son peuple à bénir dans ses carrioles lourdes ;

 

Les voici tous venus. Ô Marie des Vallées,

Colombes vous salue et vous tient ses discours ;

Ô Vierge de la Route, en Perpétuel Secours

Qu’Asnières soit tenue en ses berges dallées.

 

Les voici tous venus. Vierge libératrice

Délivrez du Malin les gars de Champigny ;

Et veillez doublement sur le rouge Clichy,

Défendez-le du mal, Marie-Auxiliatrice.

 

Les voici tous venus. Ô Marie du Calvaire

Que votre Châtillon voie ses chagrins fleurir ;

Ô Reine des Enfants, qu’Issy vous voie bénir

Tous les lévites blancs de votre séminaire.

 

Oui, je suis revenu. Et je vous les ramène

Et je vous les confie, Mère de tous soldats ;

Nous avons beau fouiller nos savants concordats,

Nous savons qu’il n’est rien que la souffrance humaine ;

 

Nous savons qu’il n’est rien que la mort souveraine

À moins que votre fils, ô Reine du Salut,

En chacun de vos fils ne couronne un élu,

À moins que son amour ne brise toute haine.

 

C’est vrai qu’ils sont venus. Que d’Orly à Nanterre

À la voix du berger ils se sont rabattus ;

Et qu’ils ont apporté dans leurs regards battus

De Suresnes au Drancy leur appel solitaire.

 

C’est vrai qu’ils sont venus. Mais je les ai laissés

S’égailler au parvis de votre cathédrale,

S’amuser aux rinceaux de la grise astragale,

Et toucher de leurs doigts vos vieux arceaux blessés.

 

C’est vrai qu’ils sont venus. Mais je les ai laissés

Se divertir un peu aux mufles des gargouilles,

Imaginer un peu qu’ils retournent des fouilles,

Détendre un peu leurs cœurs, si pesamment lassés ;

 

Mais moi je suis venu jusqu’à l’antique image

Où depuis sept cents ans on a tant demandé ;

Où l’on a tant gémi ; où l’on a tant bandé

De regards attendris sur votre pur visage.

 

C’est vrai qu’ils sont venus de leurs pauvres ferrailles,

Mais il en reste encor dans les buissons noueux ;

C’est vrai qu’ils sont venus en légions, ces boueux,

Mais il en reste encor dans les sombres limailles ;

 

J’attends que vienne enfin le plus fier ouvrier

Qui soit monté pour moi des jardins de la terre,

Courbé sous les rameaux de mon mouvant parterre,

J’attends que vienne à moi ce simple jardinier ;

 

J’attends que vienne à moi le plus sûr moniteur

Que j’aie jamais donné à ce jardin rebelle,

À ce figuier stérile, à ce peuple rebelle,

J’attends que vienne à moi le plus docte orateur ;

 

J’attends que vienne à moi le plus savant pasteur

Que j’aie jamais dressé contre toute injustice,

Qui ait su distinguer charité de justice,

J’attends que vienne à moi ce parfait protecteur ;

 

J’attends qu’il vienne à moi dans ce remous épais

Des troupeaux de tous bords gardés sous sa houlette,

Des troupeaux apaisés de ma terre inquiète ;

Car : « Moi je suis, dit Dieu, le Seigneur de la Paix ».

 

Le Cardinal de Paris parle :

 

Me voici revenu ! Je vous salue, Marie,

Je vous salue, Puissante aux parterres des Cieux ;

Je vous ai rapporté des lointains anxieux –

Et je peux la chanter – toute une litanie.

 

Je vous salue, bénie entre toutes les Mères ;

Je vous ai ramené des lointains alentours

Avec leurs fiers limiers et leurs ardents pâtours

Vos agneaux égarés dans les grandes misères.

 

Je les ai ramenés des pauvres pâturages,

Et je vous les soumets pour de plus grands amours,

Et je vous les commets pour de plus grands labours,

Et je vous les remets pour de meilleurs herbages ;

 

Me voici revenu de ces boucles de Seine,

De ces quais giboyeux et de ces longs plateaux,

De ce Chaillot splendide et du pauvre Puteaux

Également chargés d’ignorance et de peine.

 

Me voici revenu. Ô Vierge d’Espérance

Qui protégez Ivry de votre nom si doux,

Regardez ces gamins qui se donnent à vous

Avec les Marocains de la Reconnaissance.

 

Les voici tous venus. Mère de toutes Grâces,

Voici votre Perreux aux riantes couleurs ;

Voici votre Saint-Maur, Sainte-Marie aux Fleurs,

Entraînez ses enfants au parfum de vos traces ;

 

C’est vrai qu’ils sont venus de leurs champs de carottes,

Mais il en reste encor au lointain Bobigny ;

C’est vrai qu’ils sont venus du fond de Champigny,

Mais il en reste encore dans le fond des roulottes.

 

C’est vrai qu’à cent clochers, quand votre tour bourdonne,

Dans les feux des matins, des midis et des soirs,

Cent nouveaux angélus disent les purs espoirs

De cent jardins nouveaux qui font votre couronne ;

 

Mais vous savez aussi, Mère de tous les hommes,

Qu’il est tant de jardins qu’il faut encor semer,

Et que sans l’Esprit Saint rien ne saurait germer

Quoi que nous extrayions de nos savantes sommes.

 

Exaucez-moi, Bénie entre toutes les femmes :

Priez votre Jésus pour ces gens rassemblés !

Comme un souffle du soir sur l’océan des blés,

Que passe son Esprit dans les moissons des âmes.

 

*

 

Louis Brauquier, Lettre à Gabriel Audisio, 19 novembre 1939

 

Marseillais, agent des Messageries Maritimes successivement à Sydney, Nouméa, Alexandrie, Djibouti, Shanghaï et Diégo-Suarez, Louis Brauquier (1900-1976), grand prix littéraire de Provence en 1962, membre de l’Académie Ronsard en 1963, grand prix de l’Académie française en 1971 (lire de Gabriel Audisio Louis Brauquier poète d’aujourd’hui, Seghers, 1966), a notamment écrit : les poèmes de Et l'au delà de Suez (Aix-en-Provence, Société de la revue le Feu, 1921 puis 1923), Pythéas (Marseille, Cahiers du Sud, 1931), Le Pilote... (Tunis, Éditions de mirages, 1935), les poèmes de Liberté des mers (Alger, Charlot, 1942), Feux d'épaves (Gallimard, 1970).

Il avait écrit ce court pastiche, qui ne figure pas dans les recueils de ses poèmes (Louis Brauquier, Hivernage. Poésies posthumes, Marseille, Sud, 1978 ; « Je connais des îles lointaines ». Poésies complètes, La Table Ronde, 1994 puis 2000), alors qu’il était sous l’uniforme. « Je fais, remarque-t-il, des vers que Péguy voudrait voir insérer dans ses œuvres complètes. » Iconoclaste, il se moque du poète et de la sainte patriotes (dans Roger Duchêne, Lettres de Louis Brauquier à Gabriel Audisio, Marseille, Michel Schefer, 1982, p. 124) : « Et je pense, ajout-t-il provocateur, à ce que l’Histoire en général et nous en particulier aurions gagné à l’abstention de l’héroïne. Ces Plantagenet, si Français […], seraient devenus rois de France et d’Angleterre, Marie Stuart n’aurait pas été décapitée dans son corselet écarlate, le régime parlementaire se serait établi chez nous sans terreur, nous nous serions dispensés des vingt-cinq années de guerres napoléoniennes, nous aurions l’Inde, le Canada, un si puissant Empire que personne n’oserait nous contredire, nous parlerions une langue assez semblable à celle de Chaucer, et j’écrirais sans doute mes poèmes en provençal. »

 

Jeanne, je viens vers vous, sous ma lourde capote

Par Rigny-Saint-Martin, Pagny-la-Blanche-Côte,

Dans mes gros godillots et ma pauvre culotte

Contre le vent de Meuse et l’éternelle flotte.

 

*

 

Georges Dalgues, La Réception de Péguy en France et à l’étranger, 1988

 

Georges Dalgues (1911-1997), bien connu des péguystes (lire l’« Hommage à Georges Dalgues » de Jean Bastaire, ACP, n° 80, p. 219), instituteur puis directeur d'école, secrétaire puis trésorier-adjoint de la section orléanaise de l’association Guillaume-Budé, critique pour qui « tout poème est d'abord travail d'ouvrier de la langue et, contrairement à une idée reçue, tout poète est d'abord un versificateur », a publié un extrait de son pastiche de la « Résurrection des corps »[13] pour la première fois dans son article sur « Péguy à l’Oflag IV 2 », in La Réception de Péguy en France et à l’étranger. Colloque de 1988, Ville d’Orléans, 1991, p. 78. Fait prisonnier en mai 1940 près de Saint-Dizier, il s’était mis à composer « d’une longue coulée » un pastiche péguien de forme et pacifiste d’inspiration, dont les vers suivants constituent les derniers quatrains :

 

[…]

 

Et ce n’est point un Dieu apparemment bonhomme

Qui vous mit dans la terre avant que d’avoir l’âge ;

Et ce n’est point un Dieu ayant souci de l’homme

Qui vous mit dans la terre avant qu’il soit d’usage ;

 

Et ce n’est point ce Dieu à l’astucieuse pomme

Qui vous mit dans la terre avant que d’être vieux ;

Et ce n’est point ce Dieu dont l’Église est à Rome

Qui vous mit dans la terre afin que d’être aux cieux ;

 

Et ce n’est point tel Dieu empli de toute somme

Qui vous mit dans la terre avant d’avoir vécu ;

Et ce n’est point tel Dieu ignoré de tout homme

Qui vous mit dans la terre avant qu’il ne soit dû ;

 

Et ce n’est point le Dieu, n’importe qu’on le nomme,

Qui vous mit dans la terre avant votre autre mort ;

Et ce n’est point le Dieu à peu près ou tout comme

Qui vous mit dans la terre avant votre autre sort ;

 

Ce ne sont point les Dieux, ô morts qu’ont les hommes,

Pauvres morts de tendresse et de maigre mémoire,

Vous, les anciens vivants, mornes héros des hommes,

Morts de pauvre hautesse et de plus vaine gloire.

 

1940

 

*

 

Jean Gaulmier, À la manière de… 1942, 1942

 

Issu d'une nombreuse famille, né à Charenton dans le Cher, Jean Gaulmier (1905-199?), étudiant à la Sorbonne, suit les cours d’Étienne Gilson puis entre, sur les conseils de Louis Massignon, à l’École des langues orientales. En 1928, il s’engage pour deux ans au 17e régiment de tirailleurs sénégalais à Beyrouth. Enseignant au lycée de jeunes filles de Damas, puis directeur des études françaises à Hama (« Hama », Nouvelle Revue Française, 1er mai 1938), revenant à Damas deux ans pour s’installer à Alep (1934-1939), Jean Gaulmier écrit : dans Terroir (Rieder, 1931 puis Lattès, 1984), salué favorablement par Romain Rolland, Louis Guilloux, Pierre Benoît, Jean Guéhenno, Henri Pourrat, Isabelle Rivière ou André Sabatier, il décrit son pays entre Bourbonnais et Berry ; Matricule huit (Rieder, « Prosateurs français contemporains », 1933 ; Lattès, 1985) est aussi un bon exemple de littérature prolétarienne ; Hélène ou la Solitude (Lattès, 1986).

Mobilisé puis se ralliant dès que démobilisé à la France Libre, il rencontre en 1941 le général de Gaulle, qui le nomme directeur du musée d’Alep et du cadastre puis directeur du Service d’information et de radiodiffusion de la France combattante au Levant (1942-1944). Il propage la pensée de Charles de Gaulle, éditant Vers l'armée de métier (New Delhi, Bureau d'information de la France combattante, s. d.), Les Écrits du général de Gaulle (Beyrouth, 1942 puis impr. de la Société d'impression et d'édition 1944), une Anthologie de Gaulle (Beyrouth, Éditions France-Levant, 1943) et Charles de Gaulle, écrivain (Alger, Charlot, 1946)[14].

Jean Gaulmier eut la bonne idée de dresser dans Péguy et nous (Beyrouth, Impr. du journal La Syrie et l'Orient, 1943 puis Impr. de la Société d'impression et d'édition, 1944) une anthologie de textes de Péguy mobilisés contre le régime de Vichy. Après cet ouvrage populaire dans la France Libre, nous devons à ce sympathisant de l’Amitié Charles Péguy plusieurs contributions au péguysme :

- « Péguy prophète romantique » (CACP, 1966, p. 300-303 ; repris dans Autour du romantisme, de Volney à Jean-Paul Sartre. Mélanges offerts à Jean Gaulmier, Ophrys, 1977, p. 367-370 puis p. 35-38 dans le numéro spécial « Jean Gaulmier » des Cahiers Bleus, Troyes, 4e trimestre 1988 – on y trouvera de nombreuses photographies de Gaulmier à l’époque de son pastiche de Péguy) ;

- « Sur une lettre inédite de Gabriel Bounoure à Péguy » dans le recueil d’études en l’honneur de Bernard Guyon Littérature et société (Desclée de Brouwer, 1973, p. 191-195) – et le numéro spécial « Jean Gaulmier » des Cahiers Bleus (Troyes, 4e trimestre 1988, p. 39) donnera le texte d’une conférence sur « Gabriel Bounoure » donnée à Vichy le 6 juillet 1960 et dans laquelle Gaulmier évoquait déjà Péguy ;

- « L'Expérience morale, Frédéric Rauh et Péguy » dans Autour du romantisme, de Volney à Jean-Paul Sartre. Mélanges offerts à Jean Gaulmier, Ophrys, 1977, p. 359-366.

Le pastiche de Péguy voyagea : publié d’abord au Scribe égyptien (au Caire), il fut repris dans Combattants malgré eux en 1945 par l’éditeur Charlot à Alger. Le texte rappelle nettement la déploration de la mort (le 21 décembre 1912) de René Bichet, l’ami de Charles Péguy, à la fin de la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres (Po 905-907).

 

Prière à Notre-Dame de Chartres pour ceux qui sont tombés en défendant la Beauce

 

Nous venons vous prier pour ces pauvres garçons

Qui sont morts à vos pieds dans un été sans gloire ;

Des bords creux de la Seine aux bords plats de la Loire,

Ils nous ont prodigué de si grandes leçons.

 

Nous venons vous prier pour des garçons sans haine

Qui sont morts à vos pieds sous d’incapables chefs,

Ayant fait taire entre eux tous les anciens griefs

Pour défendre leur sol sans ménager leur peine.

 

Comme ceux de naguère, ils sont morts au combat,

Dans ce large pays paisible et sans histoire,

Non poussés par l’amour d’un triomphe illusoire

Ni par le vain plaisir de jouer au soldat.

 

Ils étaient les plus doux et les moins militaires ;

On les avait bercés par vingt ans de chansons,

On leur a fait payer de terribles rançons,

On les a jetés nus dans un sanglant mystère.

 

C’est la faute des chefs qui les ont endormis,

Remplaçant la fatigue et les labeurs utiles

Par tant de bavardage et de discours futiles

Pour les livrer sans arme aux mains des ennemis.

 

C’et la faute des chefs et de la politique,

C’est la faute des chefs qui les ont égarés

Et qui, pendant vingt ans, avec des mots sucrés,

Ont fait luire à leurs yeux l’espoir démocratique…

 

On leur avait tant dit, redit et répété

Qu’on ne reverrait plus les horreurs de naguère,

On leur avait promis un avenir sans guerre :

C’est la faute des chefs qu’ils ont trop écoutés.

 

Car vous les connaissez, ô Vierge salutaire,

Vous saviez qu’ils étaient fiers et pourtant soumis :

Ils croyaient que le monde abondait en amis

Et que c’était fini de l’âge militaire.

 

C’est la faute des chefs qui leur ont tout promis

Et qui les ont saoulés d’étranges narcotiques

Et dans l’armée autant que dans la politique,

C’est la faute des chefs qui n’avaient rien compris.

 

Ils se sont défendus parce qu’ils étaient braves,

Parce qu’un sang chrétien leur bouillait dans le cœur,

Et, quoique n’ayant point l’espoir d’être vainqueur,

Ils n’ont pas accepté la chaîne des esclaves.

 

Ils se sont défendus parce qu’ils étaient fiers

Et parce qu’un sang libre emplissait leur poitrine ;

Ils n’ont pas accepté la nouvelle doctrine,

Ils n’ont pas accepté le boulet ni les fers.

 

Ils étaient les enfants d’une race paisible

Qui travaille en silence et sans publicité.

Résignés au combat, ils ne l’ont pas chanté,

Ils devinaient déjà qu’il serait trop horrible.

 

Quand l’épreuve est venue, ils ont serré leur rang,

Réservistes blanchis ou jeunes de l’active,

Car ils étaient les fils d’une race pensive

Que toute chose étonne et que rien ne surprend.

 

Ils sont venus mourir devant vous, Vierge Mère :

Accueillez-les ainsi que de pauvres enfants.

Eux qui furent vaincus, rendez-les triomphants

Car ils ont tout donné pour défendre leur terre.

 

Eux qui furent battus, couronnez leurs drapeaux,

Car ils ont tout donné pour défendre la France ;

Eux qui furent trahis, donnez-leur l’assurance,

Eux qui furent si las, donnez-leur le repos !

 

*

 

s. n., Faux en écritures, 1947

 

Les trois vertus de Dieu et la parabole du fils prodigue, véritables fils rouges des Mystères de Jeanne d’Arc, se transforment ici en les quatre possibilités de vote lors du référendum sur la Constitution de la IVe République. Rappelons-en brièvement le contexte historique…

Le 21 octobre 1945, à l'initiative du général de Gaulle, les Français et les Françaises (pour la première fois ) sont à nouveau invités à répondre par oui ou non à un vote qui comporte deux questions :

- « Voulez-vous que l'Assemblée élue ce jour soit Constituante ? »

- « Si le Corps électoral a répondu oui à la première question, approuvez vous que les pouvoirs publics soient – jusqu'à la mise en vigueur de la nouvelle Constitution – organisés conformément au projet de loi dont le texte figure au verso de ce bulletin ? »

Ce référendum constitutionnel fut un succès[15]. Les Français rejettent le retour aux institutions de la troisième République et confient à une Assemblée constituante élue le même jour le soin d'élaborer une nouvelle constitution.

D'octobre 1945 à octobre 1946, la vie politique française sera largement dominée par les enjeux de la Constitution. Lors d’un référendum le 5 mai 1946, un premier projet de constitution qui prévoit une assemblée unique est rejeté par 10 584 359 non (de Gaulle, M.R.P., droite) contre 9 454 034 oui (P.C., S.F.I.O.). Un nouveau projet de constitution élaboré par le gouvernement Georges Bidault (M.R.P.), comprenant les communistes et les socialistes, qui institue un bicamérisme de façade, en réservant le plein exercice du pouvoir législatif à l’Assemblée nationale, recueille 36,1 % de oui et 31,3 % de non le 13 octobre 1946. La Constitution de la IVe République française sera promulguée le 27 octobre 1946.

 

Le Porche du Mystère du premier referendum (Fragments)

 

Un homme avait quatre fils

Et ces quatre fils étaient quarante

Et ces quarante étaient quarante millions :

Aussi nombreux que les sables de la mer.

 

Le Premier

Qui était fidèle à ses promesses

Il le nomma OUI-OUI.

Le second NON-NON

Parce qu’il était constant avec lui-même

Et que, n’ayant jamais rien promis,

Il ne risquait pas de ne pas tenir ses engagements.

Le troisième, il l’appela OUI-NON

Parce qu’il était le plus retors et le moins docile

Et le plus rusé

Et que s’il répondait toujours oui

À ce que lui demandait son père

Il lui désobéissait avec persévérance.

Et le quatrième NON-OUI.

 

Non-Oui, dit dieu, au quatrième,

Tu es le premier et c’est par toi que je commence

Et parce que tu es le dernier

Uniquement,

Car telle est la hiérarchie de ma grâce.

Tu te rebelles et te révoltes

Et tu dételles et tu rigoles

Et me bottèles et tu m’immoles

Et tu grommelles et te gondoles,

Mais à l’heure du choix,

À l’heure nocturne

Du repentir,

Quand sonne le tocsin de la grande Urne,

À l’heure du scrutin

(Horresco referendum),

Toi le dernier, le plus petit,

Toi le dernier venu, le dernier né,

Toi le premier à me désobéir,

Tu retournes au sang de ta race,

Tu retrouves le sens de mes traces,

Tu reviens aux chemins de Ma grâce.

Et quand j’entends ton bêlement

Aux seuils de nos Isoloirs,

Au ciel fumeux de nos balançoires,

Aux portes de nos bergeries éternelles,

Alors

Je t’aime entre tous mes fils,

Car tu es la brebis égarée

Pour laquelle le pasteur

Abandonnerait tout le reste du troupeau

Et dont il se fera une joie de manger le gigot en famille.

 

Et toi Oui-Non,

Que je retrouve toujours sur ma route

Éternellement sur ma route,

Où que je tourne

Et me retourne,

Bien en travers de ma route,

Allongé de tout ton corps sur ma route,

De tout ton poids,

De toutes tes dents sur ma croûte,

Tu me passes la main dans le dos

Par devant

(Quand je te vois,

Quand tu vois que je te vois

Faisant semblant de ne pas te voir,

Quand je te regarde

Et comme ébloui et fasciné par mon regard),

Tu me passes la main dans le dos

Par devant

Et la repasses,

Mais dès que j’ai le dos tourné

(Par derrière),

Tu craches sur mon auguste face.

Par toi nous avons connu,

Dit Dieu,

De faire voguer nos bateaux éternels

Sur une mer fermée,

Par toi notre galère tripartite,

Par toi notre tricolore trirème

Est restée dans le lac

Et n’a pu gagner les larges océans que

Tu lui boucheras

Éternellement

Comme un isthme.

 

Et Non-Non,

Qu’il ne faut pas oublier tout de même,

(Car il compte aussi)

Bien qu’il soit le plus chétif

Et, parce qu’il est le plus chétif,

Qui me donne tant de fil à retordre,

À tordre et à détordre,

Et comme une paille dans mon métal

Et comme une faille dans ma création

Et comme un grain

Dans la vessie de ma miséricorde,

Non-Non

Qui ne veut pas risquer le coup

De me suivre les yeux fermés

Comme un aveugle,

Comme un homme qui aurait perdu la vue,

Comme un homme qui aurait les yeux crevés,

Comme un homme qui aurait des trous à la place des yeux.

Comme un homme qui n’aurait plus d’yeux,

Plus de regard,

Comme un homme qui n’aurait que des trous,

Comme un trou qui n’aurait plus de regard,

Non-Non le pharisien

Qui préférerait manger du saucisson

Sous mes fenêtres

Le vendredi-saint

Plutôt que de me suivre

Et de complaire à ma Grandeur

Et à ma Majesté

Et à ma Gloire.

(Du saucisson… le malheureux

Comme il ne sait pas ce qu’il dit

Et comme on voit bien

Qu’il ignore tout

Et du secret et du mystère

De notre Sainte-Répartition)

Que ne donnerait-on pas, dit Dieu,

Pour se faire aimer et obéir par un tel fils,

Par ce fils à la nuque dure d’Herriogabale

Qui répond affirmativement Non

À toutes mes questions,

À toutes mes prières

Éternellement

Et (en un sens) me restitue l’image

De mes propres refus,

Qui est le miroir

Et comme le reflet

De mon originelle liberté.

Que ne donnerait-on pas

Pour gagner cette piétaille,

Pour s’assurer cette antiquaille,

Pour s’attacher la radicaille.

 

Mais toi, Oui-Oui,

Dit Dieu,

Tu dis ce que tu fais

Et tu fais ce que tu dis.

Avec toi je sais ce que parler veut dire,

Avec toi je sais de quoi on parle.

(Et ce n’est pas vrai seulement que tu dis ce que tu fais,

Ce que tu feras tout à l’heure, ce que tu feras ce soir

Dans la solitude du soir,

Quand j’aurai le dos tourné :

Tu fais ce que tu as dit que tu ferais).

Et tu ne fais pas que le dire

Tu le fais.

(Or, c’est tout !)

C’est bien.

C’est très bien

De bien réciter mes leçons.

Tu es un bon enfant,

Un bon garçon,

Un brave et bon petit

Qui aura droit à une image,

Un bel et gros joufflu de patronage.

Tu es un brave fantassin

Sur le champ de bataille,

Qui ne discute pas les ordres.

Tu ne t’es même pas demandé

Si je te faisais faire un coyonade

Ou si je t’envoyais à la noyade

Ou même si l’ordre n’était pas exécutable.

Tu as promis et tu as tenu,

Tu as tenu parce que tu avais promis

Comme ça, sans réfléchir,

Sans mesurer les conséquences,

Sans supputer les incidences,

Comme on tient un pari…

Sans penser, sans disséquer,

Sans peser, sans marchander

L’inconséquence.

Tu es parti les coudes au corps,

L’âme bien chevillée au corps,

Les ailes bien fixées aux chevilles,

Les pieds dans de bonnes chaussures :

Au pas de gymnastique,

Sans savoir où je te demandais d’aller,

Sans te demander seulement où cela te mènerait

(Sans savoir si moi-même je le savais).

Sans hésitation ni murmure.

Tu connais bien le règlement,

Toi.

Tu as bien appris la théorie.

Tu n’as peut-être pas beaucoup d’imagination

Mais moi je suis ton Général

Et tu as pensé que j’étais là pour penser à ta place,

Aussi auras-tu ta récompense.

Tu es un bon soldat,

Un bon garçon bien sage,

O Sancta, Sanctissima, Simplicitas,

Et je te bénis, Oui-Oui,

Car c’est aux simples de ton espèce que le royaume des cieux est ouvert.

 

*

 

Jean Secret, Les Classiques embarbelés, 1947

 

Professeur de lettres, archéologue, président de la Société historique et archéologique du Périgord (la ville de Périgueux a baptisé une rue de son nom), Jean Secret (1904-1981) est l’auteur de nombreux ouvrages régionalistes : Promenades littéraires en Périgord. Chez Jacquou le croquant (Périgueux, Ribes, 1938), Le Périgord. Périgueux (Périgueux, Havas, 1949), Saint Jacques et les chemins de Compostelle (Horizons de France, 1955), Le Périgord à vol d’oiseau (Fontas, 1957), Les Églises du Ribéracois (Fontas, 1958), Brantôme en Périgord (Périgord noir, 1962), La Dordogne (Horizons de France, 1962), Brantôme et sa région (Office départemental du tourisme, 1969), L’Art en Périgord (Nouvelles éditions latines, 1976), Au pays de Jacquou le croquant (Périgord noir, 1977), Le Périgord. Châteaux , manoirs et gentilhommières (Tallandier, 1979) – et, en collaboration : Visages de la Guyenne (Horizons de France, 1953), Châteaux et manoirs du Périgord (Bordeaux, Delmas, 1938). On rapprochera de son recueil de pastiches L’Alpiniste. Essai conçu pendant 58 mois de captivité en Westphalie (Bordeaux, Delmas, 1946).

 

La Tapisserie de notre drame

 

Quand, des milliers de fois, le long des barbelés,

Ils auront promené leur humeur monotone,

Quand, des millions de fois, ils auront ambulé

Par les matins brumeux et brouillés de l’automne,

 

Et par les jours d’hiver empêtrés de froidure

Et dans la molle neige et sur le dur verglas,

Interminables jours où la vie semble dure,

Où l’on entend au cœur sonner comme des glas,

 

Quand ils auront mangé tant de mets répugnants,

Quand ils auront mâché tant de graisse en tartine,

Quand ils auront goûté tant d’étrange cuisine,

Quand ils auront connu tant de plats étonnants,

 

Et quand ils auront bu tant de cafés saumâtres

Fabriqués sans café, quand ils seront dolents

D’avoir ingurgité des mets malodorants,

D’avoir éteint leur soif avec des thés noirâtres,

 

Quand ils auront cent fois et mille fois goûté

De viande synthétique, et qu’ils seront malades

D’avoir été nourris de fausses marmelades,

Quand de tous les ersatz ils seront dégoûtés,

 

Quand ils seront chargés de tant de bouthéons,

Et tant de menteries et tant d’invraisemblance,

Quand ils auront tâté de la désespérance,

En songeant aux morgen des libérations,

 

Et quand ils auront lu tant de Beobachters,

Quand ils auront reçu deux mille Traits d’union

Et qu’ils pourront enfin se faire une opinion

Des bouquins que Baader[16] livre à ses acheteurs…

 

Suivent 3 975 quatrains avant la libération, laquelle forme le tome XC du Livre LV des Cahiers de la Centaine.

 

*

 

Sully-André Peyre, Marsyas, décembre 1948

 

À ne pas confondre avec l’autre péguyste André Peyre, Suli-Andriéu Peyre (1890-1961), écrivain gardois, réveilla la poésie provençale. Il écrivit en français, en provençal (lire son chef d’œuvre : La Cabro d'Or. Pouèmo prouvençau emé la viraduko franceso, « La Chèvre d'Or. Poèmes provençaux avec traduction française », Aigues-Vives, Marsyas, 1966) et en anglais. Né au Cailar (Gard), il passa sa jeunesse à Mouriès, au mas du Destet. Très jeune, il publia son premier poème dans l'Armana Prouvençau. Il créa dès 1909, avec Élie Vianes (1888-1948, plus connu sous son pseudonyme Alari Sivanet), La Regalido (« La Flambée »), journal félibréen mouriésen. En 1918 et 1919, il publia un bulletin en provençal : Lou Secret. Ayant fondé en 1921 la revue mensuelle bilingue Marsyas (Aigues-Vives), il la dirigea quarante ans durant ! Il publia notamment un Choix de poèmes (1929), Saint-Jean d'été (1938), Le grand-père que j'ai en songe (1946), La branche des oiseaux (1948), Essai sur Frédéric Mistral (1959), Escriveto et la rose (1963) – œuvre posthume. De nombreux poèmes sont inédits. Sully-André Peyre meurt à Aigues-Vives, le 13 décembre 1961.

Marsyas fait la part belle à Péguy au moment de la Seconde Guerre mondiale : alors qu’Amy Sylvel fait claire allusion, dans « La petite Espérance » (n° 233, mai-décembre 1940), au Porche, Denis Saurat semble sévère envers Péguy dans « Romain Rolland » (n° 242, février 1946), avant d’étudier par le détail l’œuvre péguienne (« Les Quatrains et la passion de Péguy », n° 259, mars-avril 1948 ; « Péguy épique » sur Ève, n° 260, mai 1948 ; « Note conjointe sur la Suite d’Ève », n° 261, juin-juillet 1948 ; « Sur quelques vers de Péguy », n° 281, novembre 1950) – tâche que reprendra Henri Villemot (« Réflexions sur Péguy », n° 341, octobre 1957).

Sur ce terrain favorable, alors que le poème « À quelques morts » de Peyre (n° 227-228, novembre-décembre 1939) ressemblait déjà beaucoup à du Péguy, c’est une véritable contagion du pastiche péguien qui saisit Marsyas après-guerre. Denis Saurat dans « Paul Valéry » (n° 241, janvier 1946) s’y essaie : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? dit Dieu. Aime-t-on à être aimé par des esclaves ? Quand on a vu Saint-Louis à genoux, on n’a plus envie de voir ces esclaves d’Orient couchés par terre. » Cela donne des idées à Sully-André Peyre, qui écrit à la manière de Péguy deux quatrains hermétiques (n° 259, mars-avril 1948) : « Cherche la grâce, / Nul ne la trouve encore ; / Sa moindre trace / Dérange le décor. // Les Hypocrites / Doivent te mépriser, / Leurs lois écrites / N’ayant pu te briser. » (comparez avec les strophes du n° 293, mai 1952). Ces micropastiches débouchent comme logiquement sur le texte qui suit.

 

Non solum in memoriam sed in intentionem Charles Péguy

 

I

 


Au fond de l’encrier,

Tout noir de gloire,

On entend l’an crier

Sa longue histoire.

 

On entend mieux prier

L’âme éternelle,

On entend Dieu prier

L’âme charnelle.

 

On y voit mieux piller

La vaste rose,

On y voit mieux briller

La chaste rose.

 

On y voit sourciller

Les yeux terribles,

On y voit mieux ciller

Les yeux visibles.

 

On y voit mieux bayer

Les lourdes bêtes,

On y voit mieux payer

Les vieilles dettes.

 

On y voit mieux lier

Les gerbes mûres,

On y voit mieux plier

Herbes, ramures.

 

On y voit employer

Maintes ressources.

On y voit ondoyer

Toutes les sources.

 

On y voit scintiller

Les calmes astres,

On voit s’incendier

Les brefs désastres.

 

On y voit mendier

Le vieil Homère,

On y voit l’amandier

Et la chimère.

 

On y voit le pommier

Et notre mère,

Pendant que vous dormiez

Cœur millénaire.

 

On voit s’agenouiller

La grand’bergère,

On voit se dépouiller

L’âme étrangère.

 

On voit encor veiller

L’autre bergère,

On voit s’émerveiller

La harengère.

 

On y voit s’éveiller

Une grand’mère,

On voit s’envermeiller

Toute grammaire.

 

On y voit s’éployer

La cathédrale.

La terre rougeoyer,

Si cadastrale.

 

On y voit le foyer,

Le labourage,

Et la mort tournoyer

Sur le courage.

 

On y voit guerroyer

Les baïonnettes,

On y voit louvoyer

Les malhonnêtes.

 

On y voit giroyer

Les girouettes,

Dans le ciel se noyer

Les alouettes.

 

On y voit l’écolier

Et la science,

Le globe, le boulier,

La patience.

 

On y voit le palier

Où tout nous tente,

Et le lent sablier

De notre attente.

 

On y voit pallier

L’intime lèpre,

On y voit s’allier

Vénus et Vêpre.

 

On y voit oublier

Tout amour-propre,

Et le dur bouclier

Parer l’opprobre.

 

On y voit rallier

Les traînards sombres,

Jusques à ce hallier

D’épaisses ombres.

 

On voit s’humilier

L’orgueil antique,

On y voit un millier

Être identique.

 

On y voit, singulier,

Le solitaire,

De ce mal séculier

Trop solidaire.

 

On entend s’écrier

La simple strophe,

On entend décrier

La catastrophe.

 

On voit résilier

Le premier acte,

On voit s’humilier

Le dernier acte.

 

On voit l’amour trier

Ce qui subsiste,

On voit s’expatrier

Le bonheur triste.

 

On voit le chandelier

Hausser la flamme,

On voit le chancelier

Que Dieu réclame.

 

On voit le chamelier

Cueillir la palme,

On voit Dieu familier,

Au matin calme.

 

On voit l’éclair griller

L’arbre splendide,

Et la mer habiller

Une Atlantide.

 

On voit le peuplier

Que l’éclair arde,

Le peuple se lier,

Que nul ne garde,

 

Et puis se délier,

Que nul ne courbe ;

L’or se mésallier

Avec la tourbe.

 

On voit s’affilier

L’idée au nombre,

Et le mancenillier

Perdre son ombre.

 

On voit Dieu travailler

Dans sa grand’forge,

On voit Dieu tenailler

L’homme à la gorge.

 

On voit se fourvoyer

L’homme qui cherche,

On voit l’agent-voyer

Avec sa perche.

 

On voit s’ingénier

L’homme et sa gloire,

Affirmer et nier,

Douter et croire.

 

On voit le haut pilier

Et la doloire,

Hugo, le cavalier

D’ombre et de gloire.

 

On voit dans le grenier,

Sous la charpente,

Une gloire régner,

Que nul n’arpente.

 

On voit le mal saigner,

Que nul ne panse,

Et le bien dédaigner

Le mal qui pense.

 

Et le palefrenier

Dans son étable,

Qui récure un denier

Épouvantable.

 

On voit sur le charnier

Mourir le juste,

Et dans le champ marnier

Pourrir le buste.

 

On voit le cendrier

De nos fumées,

Et le calendrier

Des renommées.

 

On voit Dieu, le dernier,

Prendre courage,

Comme un pauvre fermier

Après l’orage.


 

II

 

Lorsque vous serez las de cette forcerie,

Dit dieu, vous reviendrez vers ma sévérité ;

Lorsque vous serez las de cette forgerie,

Dit Dieu, vous reviendrez chercher ma vérité.

 

Lorsque vous serez las de cette forgerie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers mon honnêteté ;

Lorsque vous serez las de cette porcherie,

Dit Dieu, vous reviendrez trouver ma netteté.

 

Lorsque vous serez las de cette porcherie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers le bercail quitté ;

Lorsque vous serez las de cette écorcherie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers mon humanité.

 

Lorsque vous serez las de cette forgerie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers mon identité ;

Lorsque vous serez las de cette écorcherie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers mon immensité.

 

Lorsque vous serez las de cette porcherie,

Dit Dieu, vous reviendrez au bercail abrité ;

Lorsque vous serez las de cette écorcherie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers ma paternité.

 

Lorsque vous serez las de cette forcerie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers ma tranquillité ;

Lorsque vous serez las de cette forgerie,

Dit Dieu, vous reviendrez vers ma simplicité.

 

III

 

Ce qui n’était que songe est la longue pensée,

Ce qui n’était qu’attente est le commencement,

Ce qui n’était que graine est l’ensemencement ;

Ce qui n’était que calme est la force lancée.

 

Ce qui n’était qu’entaille est blessure pansée,

Ce qui n’était que vide est beau foisonnement,

Ce qui n’était que honte est pur rayonnement,

Ce qui n’était que mort est la vie avancée.

 

Ce qui n’était que halte est le plus large accueil,

Ce qui n’était que porte est un immense seuil,

Ce qui n’était que lampe est la plus vaste gloire.

 

Ce qui n’était qu’enfance est pure éternité,

Ce qui n’était qu’hier est la sûre mémoire,

Ce qui n’était que temps est la fidélité.

 

IV

 

Après le jeune Hugo, après le vieil Hugo,

Péguy marque ses pas de disciple et d’enfant,

Péguy marque ses pas comme un alter ego,

Péguy marque ses pas d’écolier triomphant.

 

Péguy retrouve encor les jeunes Feuillantines,

Péguy retrouve encor les siècles amassés,

Péguy retrouve encor les vieilles églantines,

Et Ruth avec Booz et les blés entassés.

 

Péguy retrouve encor l’étonnante foison,

Le rajeunissement des mots et des images ;

Péguy retrouve encor les antiques hommages,

Et la faucille d’or et la haute moisson.

 

Péguy retrouve encor l’étonnante saison

De ce vieillissement qui n’a point de dommages ;

Péguy retrouve encor, après tant de chômages,

La gloire travailleuse et la haute maison.

 

Péguy retrouve encor le poète et le comte,

Péguy retrouve encor les antiques dommages,

Le pardon éternel, l’apurement du compte,

Le travail, le cadastre, et les probes fermages.

 

Péguy retrouve encor la légende des siècles,

Et le commencement de l’homme et des jardins,

Les vastes champs de blé, les petits champs de seigles,

Et les tendres sainfoins verts et incarnadins.

 

Péguy retrouve encor le Verbe et l’Espérance,

Après le vieil Hugo, après Victor-Marie ;

Avec tout le réel, avec toute apparence,

Il fait un reposoir pour Ève et pour Marie.

 

Péguy retrouve encor la petite Espérance,

Et le commencement du recommencement ;

Péguy retrouve encor, sous la vieille apparence,

Le rajeunissement et le renoncement.

 

Péguy retrouve encor la petite Espérance

Au recommencement du long renoncement,

Péguy retrouve encor sous la dure apparence,

Le recommencement de l’ensemencement.

 

Péguy retrouve encor le meurtre et l’hécatombe,

Après le vieil Hugo de Marine Terrace,

Péguy retrouve encor l’escalier de la tombe

Et le cheminement de l’âme et de la race.

 

Après le vieil Hugo de la haute maison,

Après le jeune Hugo des jeunes Feuillantines,

Péguy retrouve encor les choses enfantines,

Et l’amour qui nous cherche à la sobre saison.

 

Après le vieil Hugo de la vieille saison,

Après le dur Hugo des jeunes Feuillantines,

Péguy retrouve encor les vieilles églantines,

Et l’amour qui nous cherche et la sobre raison.

 

Après le vieil Hugo il retrouve la tombe,

Et la maison de dieu pour tous les pauvres gens,

Et l’amour qui se lève et l’amour qui retombe,

Les combats de la guerre et ceux de Jean Valjean.

 

Après le vieil Hugo il retrouve l’épaule

De la cariatide étrange, Jean Valjean ;

Après le vieil Hugo, de l’un à l’autre pôle,

La nudité de l’homme et le grand ciel neigeant.

 

Après le vieil Hugo, après le jeune comte,

Péguy retrouve encor le grand vers éternel,

Le poème sans fin dont chaque ligne compte,

Le long balancement de l’âme et du charnel.

 

Après le jeune Hugo ,après le vieil Hugo,

Le recommencement de la rime donnée,

Et le renforcement de la rime étonnée,

Après le double écho cet innombrable écho.

 

Après le jeune Hugo, après le vieil Hugo,

La rime aux mille aveux, la rime façonnée,

La rime devant Dieu, la rime pardonnée,

Après le triple écho, le peuple de l’écho.

 

Après le jeune Hugo, après le vieil Hugo,

La rime aux mille voix, la rime guerdonnée,

La rime en oraison, la rime pardonnée,

Après les mille échos, le patient écho.

 

Après le comte Hugo, ce paysan de France,

Après le vieil Hugo, ce jeune philosophe,

Après le vieux drapeau cette nouvelle étoffe,

Pour l’adoration cette neuve souffrance.

 

Après le comte Hugo, cet artisan de France,

La rime façonnée et la quatrain nombreux,

Après le vieil Hugo, Charlemagne des preux,

Ce jeune Aymerillot et sa jeune espérance.

 

Après le comte Hugo, ce partisan de France,

Après le vieil Hugo, ce jeune aventurier

Qui suivait un chemin étroit et droiturier,

Après la mort d’Hugo, cette vive espérance.

 

Après le vieil Hugo, ce bien disant de France,

La vieille Geneviève et cette jeune Jeanne,

Et Joinville et Louis sous l’orme et le platane,

Et la mère de tous dans sa plus longue errance.

 

On oit Jeanne forcer la légende des siècles,

Avec cette douceur qui forçait Orléans ;

On voit le vieil Hugo la saluer céans,

Parmi ses champs de neige et de sable et de seigles.

 

Après l’enfant Hugo, après le vieil Hugo,

Péguy retrouve encor la vieillesse et l’enfance,

Et la voix solitaire et l’innombrable écho,

Le génie inconnu et le cœur sans défense ;

 

Et la main du Seigneur sur la croix du plus juste,

Et la main du Seigneur sur les humbles pardons,

La robe qu’on partage et la croix qu’on ajuste,

Et la bonté de l’âne et le bleu des chardons.

 

Ô terrible Péguy, lorsque vous empoignâtes

Le grand vers de Hugo de vos tenaces mains,

On vit les pauvres gens marcher par les chemins

Parmi les simples fleurs dont vous les imprégnâtes.

 

Ô fidèle Péguy, lorsque vous empoignâtes

Le grand vers de Hugo de vos mains patientes,

On vit par les chemins les foules suppliantes :

Avec le vieil Hugo vous les accompagnâtes.

 

Laborieux Péguy, lorsque vous empoignâtes

Le grand vers de Hugo de vos loyales mains,

On vit un peuple entier monter par les chemins

Vers la maison de dieu pour qui vous témoignâtes.

 

On vit le jeune Hugo, on vit le vieil Hugo,

S’étonner de vous suivre et de mieux vous entendre,

Et la voix du Seigneur dans ce nouvel écho

Bénir la voix profonde et la voix la plus tendre.

 

Et la voix du Seigneur dans ce nouvel écho

Bénir la grande voix, le probe témoignage,

Et la main du Seigneur mettre au sommet de l’âge

Et l’éternel Péguy et l’éternel Hugo.

 

*

 

Maurice Jourjon, texte inédit, juillet 1949

 

L’abbé Maurice-Claude Jourjon est né en 1919. Il ne manquait plus à sa bibliographie que de voir son pastiche publier ! Comme théologien, il écrivit en effet une étude sur Ambroise de Milan (Éditions ouvrières, 1956), Les Sacrements de la liberté chrétienne selon l'Église ancienne (Cerf, « Rites et symboles », 1981), une Histoire de l'Église contemporaine de Léon XIII à Vatican II (Lyon, Profac, « Cours vermeil », 1986), Trois entretiens sur les Pères de l'Église de France : Hilaire, Sidoine Apollinaire, Césaire (Profac, 1992), et recueillit nombre de ses articles dans Traces écrites (Profac, 1992).

Comme éditeur, cet éminent patrologue présenta, annota ou traduisit Cyprien de Carthage (Éditions ouvrières,1957), Six traités anti-manichéens de saint Augustin (Desclée de Brouwer, « Bibliothèque augustinienne », 1961), les Lettres théologiques (Cerf, « Sources chrétiennes », 1974) et des Discours théologiques de Grégoire de Nazianze (Cerf, « Sources chrétiennes », 1978), les Homélies sur saint Paul de Jean Chrysostome (Desclée de Brouwer, « Les Pères dans la foi », 1980).

Il collabora enfin à divers essais : Saint Augustin parmi nous (Le Puy, Mappus, 1954), Sens chrétien du monothéisme : études théologiques interdisciplinaires (Profac « Essais et recherches / Faculté de théologie de Lyon », 1983), L'Expérience chrétienne du temps (Cerf, « Cogitatio fidei », 1987), Les Évêques et l'Église : un problème (Cerf, « Parole présente », 1989), La Cause des Écritures : l'autorité des Écritures en christianisme (Profac, 1989), à la réflexion du Groupe des Dombes sur Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints. I, Une lecture oecuménique de l'histoire et de l'Écriture (Bayard – Centurion, 1997).

Il est abonné et adhérent de l’Amitié Charles Péguy depuis les années 1950, alors qu’il enseigne au Séminaire universitaire de Lyon. Le pastiche qui suit, envoyé en son temps à Auguste Martin mais sans suite, n’a jamais encore été édité. Remercions Maurice Jourjon de l’offrir aujourd’hui aux lecteurs de l’ACP.

 

Charles Péguy

 


Cette boutique,

Siècle au matin,

Est république

Du genre humain.

 

Ce cri de rage,

C’est les Cahiers,

Dernier ouvrage

Encor bien fait.

 

Cette justice,

Chaque quinzaine,

Est édifice

D’homme de peine.

 

Ce chant d’honneur,

Il a poussé

Au champ d’honneur

Des ouvriers.

 

Cette innocence,

C’est les Mystères :

Une partance

Court au travers.

 

Les Trois Mystères,

Chant catholique,

Ève en sa sphère

Théologique,

 

Les Trois Mystères,

Peuple chrétien,

Ève la terre,

Le genre divin,

 

Ce Te Deum,

Ève ou Marie,

Le Fils de l’homme

En a souri.

 

Ève ou Ave,

Car la victoire

A élevé

Ce reposoir.

 

Les Trois Mystères,

À tous ouverts ;

Les Quatrains, c’est

Un seul secret.

 

Ce cœur discret,

C’est les Quatrains,

Mille couplets,

Un seul refrain.

 

Tous les Canons

Pour l’Évangile,

Pour le Sermon

Tous les Conciles.

 

Sur le chemin,

Clio délaissée

Garde en sa main

Les Trépassés.

 

Cœur catholique,

Tu as laissé

Pour Véronique

Tout le passé.

 

Quand il eut rem-

Paillé sa chaise,

Se mit en rang

Dans la fournaise.

 

Le cinq septembre,

Son tour survint,

Ô Meuse et Sambre,

Marne demain.

 

Les cieux nouveaux,

La terre nouvelle,

Les blés tombeaux,

Dernière nouvelle…

 

Ce chant d’honneur

Vient d’expirer

Au champ d’honneur

Du monde entier,

 

Où tout est clair,

Tout est facile,

Viens vers le Père,

Ainsi soit-il.

 


 

*

 

s. n., Le Berry médical, mars 1950

 

Les refrains d’Ève concourent ici à un pastiche médical unique mais qui n’a toujours pas trouvé son auteur…

 

L’homme de bon conseil parle

 

Frères, vous m’entendez, sous vos lourdes misères,

Frères, vous m’entendez, sous vos graves tourments :

Que vos poignants ennuis soient d’ordre alimentaire,

Ou que l’Esprit les nombre en ses dénombrements,

 

Que vos pesants ennuis soient d’ordre alimentaire

Ou que l’Esprit les range en ses arrangements,

Ce n’est pas le sermon du plus haut dignitaire

Qui vous viendra porter le moindre apaisement,

 

Ce n’est pas le discours d’un universitaire

Qui vous apportera le moindre allègement,

Ce n’est pas l’arrêté d’un grand protonotaire

Qui vous viendra donner un divertissement,

 

Ce n’est pas un juriste avec son pandectaire

Qui vous viendra porter quelque éclaircissement,

Ce n’est pas un ministre avec son ministère

Qui vous apportera quelque soulagement.

 

Mais ces ennuis charnels et ces nobles misères,

Les tourments que l’on porte et les chagrins qu’on a,

Échappant au pouvoir de tous les magistères,

Méprisant les discours dont on les malmena,

 

Ces chagrins résistants, ces tourments réfractaires,

Dédaignant les sermons dont on les sermonna,

Subitement vaincus, s’effondreront par terre,

Dès que vous aurez bu deux doigts de Pikina !…

 

*

 

Sully-André Peyre, Marsyas, décembre 1950

 

La Charité de Jeanne d’Arc a donné à Sully-André Peyre, cette année-là, l’idée de reprendre le récit de la Passion et de l’appliquer à Charles Péguy et à sa mère Cécile Péguy. Où le récit se fait donc en même temps courte biographie…

 

Non solum in memoriam sed in dilectionem Charles Péguy

 

Ils l’ont pris pour la guerre.

Ils l’ont pris pour leur guerre.

Ils l’ont pris dans la guerre.

Si on l’avait laissé chez lui il y serait allé quand même.

Car il était comme ça.

Sa mère était rempailleuse de chaises près de la Cathédrale d’Orléans.

Il était très-appliqué à l’école ;

Il dessinait soigneusement des cartes de France.

Il les enluminait.

Il les illuminait.

De toute sa lumière future.

C’était un travailleur qui faisait son devoir.

Et qui voulait sa part de toute la souffrance.

Et qui voulait sa part de toute l’espérance.

Qui voulait travailler du matin jusqu’au soir.

Mais on l’a pas laissé finir sa journée.

Il avait commencé sa tâche à la première heure.

Mais on l’interrompit avant la onzième heure.

Bien avant la onzième heure.

Ce n’était pas un ouvrier de la onzième heure.

Il mourut bien avant.

On le tua bien avant.

Il ne devint pas vieux comme sainte Geneviève.

Il était presque aussi jeune que Jeanne d’Arc.

Quand on l’assassina.

Il était jeune comme Ève.

Il était vieux comme Ève.

Et comme Jeanne d’Arc et sainte Geneviève.

Il aurait pu rester tranquillement chez lui.

Il aurait pu trouver un biais, comme tant d’autres.

Pour rester chez lui.

Dans sa maison.

Tranquillement dans sa maison.

Ou bien pour s’embusquer loin de l’armée active.

Dans une embuscade administrative.

Dans les ambulanciers ou dans les brancardiers.

Ce qui est moins dangereux que de combattre.

Que d’être un fantassin.

Il n’était pas même artilleur.

Et s’il fut officier, c’était pour risquer davantage.

Sa mère rempaillait des chaises près de la cathédrale d’Orléans.

Il savait ce que c’est que la peine.

Il savait ce que c’est que le devoir.

Du moins il croyait le savoir.

Il aurait pu être journaliste.

Pour bourrer le crâne des autres.

Et devenir plus tard académicien.

Mais il est mort quelque part avant la Marne.

Il a été tué quelque part avant la Marne.

On l’a assassiné quelque part avant la Marne.

Il a voulu mourir comme mouraient les autres.

Mais les autres mouraient involontairement.

Presque tous les autres.

Il est mort volontairement.

Il croyait que c’était son devoir de mourir.

Il croyait que son œuvre était finie.

Puisqu’il est mort.

Puisqu’il s’est laissé assassiner.

Non par les Allemands, non par l’état-major.

Par l’imbécillité universelle.

Il est mort pour la France et pour la liberté.

Pour le pays de France et la simple fierté.

Il s’y est appliqué comme il faisait en classe.

Il fut un écolier toute sa vie.

Il avait donné à sa revue le nom de Cahiers.

Il a toujours bien tenu ses cahiers.

C’était un pèlerin de Notre-Dame.

Il a pris le chemin le plus court vers la croix.

Vers ces petites croix multiples de la grande.

C’était un ouvrier des grandes cathédrales.

Un très-bon ouvrier des grandes cathédrales.

La terre nationale était sa tombe étroite.

Ila réalisé les grands mots de Hugo.

Il a toujours suivi la ligne la plus droite.

Sa mère était rempailleuse de chaises près de la cathédrale d’Orléans.

Il est allé s’asseoir sur sa chaise dans l’ombre.

Il a laissé sa femme.

Il a laissé sa femme et ses enfants.

Il a laissé sa mère.

Qui rempaillait encore des chaises.

Jusqu’à plus de quatre-vingts ans.

Et gardait ses cahiers et ses cartes de France.

Il a laissé ses cahiers.

C’était un home comme ça.

Un enfant sérieux de son vieux père Hugo.

Un écolier bien appliqué.

Un écolier bien expliqué.

Un écolier de Notre Dame.

Un écolier de France.

Un écolier d’Hugo.

Un écolier de Dieu.

Un écolier avec des coups de maître.

Il a été tué sur le seuil de la classe.

Il n’a laissé mourir aucun autre à sa place.

Sa mère rempaillait des chaises pour les autres.

Il a été tué parmi les autres.

Avec les autres.

C’était un écolier qui faisait son devoir.

Ce qu’il regardait son devoir.

Avec une belle calligraphie.

Il a été tué sur la géographie.

Par l’imbécillité universelle.

 

*

 

Georges Griffe, La guirlande de la truite, 1951

 

On admirera l’humour de ce pastiche de la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, pastiche qui appartient à un recueil thématique tout aussi malicieux. Le pastiche fut repris en 1957 dans Ressemblance garantie, pastiches (Éditions de Paris).

Georges Griffe, actif de 1950 à 1980, professeur agrégé, a enseigné le français et le latin au lycée de Montpellier. Il publia, souvent en collaboration (y compris avec son collègue Marcel Barral), des manuels de latin (Grammaire latine, Bordas, « Gérald Bloch », s. d. puis « Latin », 1964 ;  Latin. Classe de 4e, Bordas, « Gérald Bloch », s. d. puis « Latin », 1967), une édition à succès du Cid (Le Cid de Corneille, Bordas, 1962 puis « Univers des lettres », 1969, 1972, 1975, 1977 puis 1980) et des manuels de français (Français. Classe de 3e, Bordas, « Lagarde et Michard », 1957 ; Français. Classe de 4e, Bordas, « Lagarde et Michard », 1956 puis 1961 ; Baccalauréats et grands concours. Explication de textes, Bordas, « Plans pilotes », s. d.).

Collaborateur de Marsyas (« Roumanille poète », n° 280, septembre-octobre 1950 ; « Histoire littéraire des Cévennes », n° 282, décembre 1950), il y a connu le pasticheur Sully-André Peyre…

 

Offrande des pêcheurs de truite à leur saint patron

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite

Qui cheminons vers vous dévotieusement,

Qui vers vous cheminons avec grand tremblement

Et, cheminant, portons une offrande prescrite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite

Qui, vers Votre Hautesse, avec recueillement,

Qui, vers Votre Grandesse, avec enivrement

Clamons Alleluia suivant un ancien rite.

 

Nous voici cheminant, tous les pêcheurs de truite,

Tous ceux du Hurepoix, tous ceux du Vermandois,

Tous ceux du Chinonais et tous ceux du Blésois,

Ceux qui l’aiment bouillie et ceux qui l’aiment frite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite.

Gloria in cælis deo piscatorum,

Les pêcheurs au lancer et les pêcheurs au fond,

Les pêcheurs à la main et ceux de la cheddite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite,

Ceux de la sauterelle et ceux de la cuiller,

Ceux qui, parmi la ronce et parmi le hallier,

Accrochent par lambeaux leur culotte détruite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite,

Ceux qui, parmi la ronce et parmi le hallier,

Ont perdu leur culotte, ont perdu leur soulier,

Sans perdre l’illusion qui soutient leur poursuite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite,

Bien pourvus d’illusions et de contentement,

Lequel passe richesse, encor que rarement

Nous vienne contenter une touche fortuite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite,

Pêcheurs, oui vrais pêcheurs parce que, trop souvent,

Ne pouvons observer Vigiles ni Avent

Par faute de poisson dedans notre marmite.

 

Nous voici, cheminant, tous les pêcheurs de truite,

Dévalant les torrents, dévalant les ravins,

Tantôt sur le derrière et tantôt sur les mains

Sans que notre illusion s’élime ni s’effrite.

 

Aussi cheminerons tout droit vers la lumière.

Parce qu’avons pêché nous sera pardonné,

Parce qu’avons peiné, il nous sera donné

De voir le Seigneur Dieu dans sa Gloire plénière.

 

Et puis, en Paradis, à notre heure dernière,

Ensemble apporterons, sous les regards ravis

De Madame la Vierge et de son Très Cher Fils,

Au banquet des élus une truite meunière.

 

*

 

Sully-André Peyre, Marsyas, juillet 1952

 

La Passion de Péguy se fait deux ans plus tard éloge pur et simple de Péguy, à la manière du Dieu qui prend la parole dans le Porche.

 

Non solum in memoriam sed in intentionem Charles Péguy

 

J’aime ce Péguy, dit Dieu.

Ce Charles Péguy.

Je parle au présent de l’indicatif,

Puisque l’éternité simplifie la grammaire,

Et les modes et les temps de la conjugaison.

Et le temps.

Et puisque ceux que j’aime ne meurent pas.

Ça, c’est une façon de parler,

C’est ma façon de parler, dit Dieu.

Car, enfin, je n’ai pu l’empêcher de mourir,

De mourir à la guerre.

Il est des choses contre lesquelles moi-même je ne peux rien,

Et Jules Supervielle, qui est poète aussi, a bien raison de le dire.

Les poètes ont généralement raison, dit Dieu.

Mon amour pour Péguy, et la mort de Péguy,

Et ma toute-puissance et la mort de Péguy,

Et la liberté de Péguy,

Tout cela, c’est un grand mystère, dit Dieu ;

Que je ne comprends plus moi-même lorsque j’y réfléchis.

Mais si je n’y réfléchis pas, je le comprends très bien.

Pourquoi chercher le bout et le commencement ?

Pourquoi les distinguer ?

Puisque c’est la même chose.

Le vieux théologien Denis Saurat a expliqué Péguy par la métaphysique.

La vie et la mort de Péguy.

Mais rien n’est expliqué par la métaphysique.

Ceux que j’aime ne meurent pas, dit Dieu.

Ils ne meurent jamais.

Il est vrai que Péguy est mort.

Il aurait pu mourir d’une pneumonie,

De la fièvre typhoïde ou d’un mauvais mal.

Il est mort à la guerre.

Il a bien moins souffert.

C’est absurde pourtant de mourir à la guerre,

Plus bête encore que d’un accident.

Car il y a bien assez avec les choses nuisibles de la création.

De ma création.

Le chaud, le froid, les microbes, et la pesanteur,

Et la gravitation universelle.

Pour vous tuer un homme.

Sans parler de la vieillesse.

Pourquoi y ajouter cette force factice ?

Cet égorgement réciproque des peuples.

Charles Péguy croyait à la vertu de la guerre

Pour libérer le monde.

Mais la guerre n’arrange jamais rien.

Et cela augmente le mal sur la terre,

Quoiqu’en disent les bien-pensants.

Les bien-pensants, je les connais, dit Dieu.

En fait, ils ne pensent pas du tout.

Ils ne pensent ni mal ni bien ;

Ils ne pensent même pas que l’on puisse penser.

Ils sont pourtant nécessaires,

Comme le frein et la prudence.

Ce Péguy n’était qu’un imprudent.

C’était un homme dans le genre de mon fils.

C’était aussi mon fils.

Le meilleur de mes autres fils.

Un de ces orphelins hardis, entreprenants,

Qui inventent leur père.

Péguy m’a inventé, dit Dieu.

À sa façon chrétienne,

À sa façon professorale et paysanne.

À sa façon instruite et simple.

Avec tant de répétitions

Et tant de minuties,

Qua je finis par croire que j’existe.

Ça, c’est Charles Péguy, dit Dieu.

 

*

 

Charles Chalmette, Le Courrier (de Limoges), 23 juillet 1952

 

L’abbé Charles Chalmette, vicaire à Saint-Pierre, demeura toute sa vie à Limoges et y publia presque tous ses ouvrages (pour simplifier, le lieu d’édition est donc Limoges sauf mention contraire). Il a commencé sa carrière d’écrivain en écrivant en 1921 un long poème intitulé La Cathédrale de Reims puis Valeria, drame chrétien en cinq actes en 1922 et Le Jardin sacré en 1931 (trois ouvrages imprimés à Limoges, impr. Perrette). Il tente ensuite L'Enfant, dont il écrit paroles et musique (impr. de Plagnes, 1942).

Sa production proprement religieuse est considérable (Gens et choses d'Église, impr. de Bontemps, 1945) allant d’une fidèle dévotion à Marie – dans Notre-Dame des Champs. Mois de Marie (Beauchesne, 1939), De l'Évangile à Notre Dame de Fatima (Beauchesne, 1947) et Laus Mariae (impr. de Touron et fils, 1957) – au régionalisme : il se spécialise dans les saints du Limousin en écrivant Les Saints limousins (impr. de Plagues, 1944) puis Les Saints du diocèse de Limoges (impr. Touron et fils, 1960) et collabore aux Noces de diamant de M. l'abbé Joseph Delhoume, curé d'Isle, 1895-1955 (Société des Journaux et publications du Centre, 1956).

Le chanoine Chalmette publie même un Missel quotidien et vespéral contenant le résumé de la doctrine chrétienne, les sacrements, les offices (Depelley, 1950). Mais il continue d’écrire de la poésie, publiant ses Poèmes du soir (impr. Touron et fils, 1957) jusqu’au triste Souvenance. Dernières lueurs (impr. Touron et fils, 1963).

Il donne le 19 mars 1955 un compte rendu de la conférence de Pierre Clarac sur « Péguy poète de l’Espérance » pour Le Courrier de Limoges et le 14 septembre 1955 il écrit, pour le même journal, un vibrant article commémoratif : « Il y a 45 ans Péguy le poète de l’Espérance tombait au Champ d’honneur ». Il s’intéressa à Péguy par curiosité intellectuelle et y trouva un modèle de pensée. Le pastiche qui suit en fit aussi un modèle stylistique, imité assez librement : comme dans le premier quatrain, les répétitions de strophe à strophe, moins statiques que dans l’original poétique péguien, concourent à des progressions peu péguiennes mais aboutissent toujours à deux derniers vers réussis jusqu’au milieu du pastiche. La fin prosaïque nous semble s’éloigner de ce qu’aurait pu vraisemblablement écrire d’un pareil événement, mais il est vrai que Péguy, quoi qu’il en soit, n’aurait jamais adopté la forme de ses alexandrin religieux pour glorifier de simples sportifs – idée irrévérencieuse de pasticheur plaisant ! Le « Tour de France » penche donc parfois vers le pastiche formel de l’alexandrin péguien, parfois vers l’imitation des accents patriotiques propres à Péguy.

 

Le Tour de France[17] à la manière de… Charles Péguy

 

Il est joué, il est fini le Tour de France,

De ma France jolie avec ses fleuves bleus,

Avec ses vallons creux, ses blés tumultueux

Pleins de coquelicots aux teintes de garance.

 

Fini, joué le Tour de ma France jolie,

De ma France jolie aux gracieux contours

Que dessinent les mers. Les Géants de retour

Doivent bien regretter leur immense folie.

 

Leur immense folie ! Ils sont partis chez eux,

Sur leur grande folie ils méditent encor.

Ils sont dans leurs cités avec leurs vieux décors.

Ils doivent maintenant être bien malheureux.

 

Être bien malheureux, car un seul a gagné.

Car un seul a gagné sur les monts, dans les plaines.

Ils ont bu du Perrier, l’eau froide des fontaines ;

Ils sont bien malheureux, car un seul a gagné.

 

Ils ont bu du Perrier, l’eau froide des fontaines

Sur les chemins très longs comme un vers de Péguy,

Ils ont bu du Perrier pour rafraîchir leurs peines,

Et les gens voulaient voir passer Fausto Coppi.

 

Et les gens voulaient voir passer Fausto Coppi.

Jaune était son visage ainsi que son maillot,

Le regard plein de joie, il avait le maillot,

Et les autres coureurs en crevaient de dépit.

 

Les pneus aussi crevaient souvent les pavés.

Les pneus crevaient, pareils à des boyaux trop pleins,

Tels des boyaux trop pleins quelques pneus éclataient,

Et des voix éclataient aussi sur les chemins.

 

Sur les chemins, c’étaient des applaudissements

Pour les coureurs faisant ainsi leur purgatoire.

Les gens qui les voyaient racontaient leur histoire

Et c’étaient des paris et des raisonnements.

 

Et c’étaient des paris et des raisonnements.

Dense comme la grêle, on voyait le public

Disant qui gagnera : Coppi ou bien Robic !

Et c’étaient des paris et des raisonnements…

 

On les voyait passer luttant contre la Montre :

On les chronométrait avec la Montre en main.

Une seconde était une seconde : enfin

On les voyait passer luttant contre la Montre.

 

Et les coureurs couraient toujours. D’honnêtes ânes

Qui broutaient des chardons les regardaient passer.

D’autres ânes aussi, vous et moi… Voir passer

Les coureurs effrénés avec leur caravane !

 

Avec leur caravane ! Ils portaient leur misère

L’œil en feu, corps bronzé, jusqu’au dernier venu…

Ah ! Ce dernier venu, pauvre ver solitaire,

Il s’avançait, disant quelques mots saugrenus.

 

Ah ! Ce dernier venu, pauvre ver solitaire,

Il s’avançait vers le ruban inévitable.

Sur ce ruban si long de notre noble terre

Il avançait, poudreux, ce coureur lamentable !

 

Puis ils sont revenus, ces coureurs presque nus,

Dans les belles cités de notre belle France,

En Bretagne, en Alsace, en Lorraine, en Provence

De notre belle France aux charmes inconnus.

 

Ils sont rentrés chez eux ; les uns dans leur Belgique

Et dans son Italie, le campionissimo,

Avec son compagnon, Bartali le dévôt.

Ainsi se termina la lutte pacifique.

 

Dans leur chère patrie ils sont tous revenus,

Ils sont tous revenus pour embrasser leur mère.

Ils vivent maintenant comme des inconnus,

Mais les poches remplies de papier monétaire.

 

La bicyclette heureuse est maintenant garée.

Si les corps ont perdu la moitié de leur poids,

Les coureurs, l’an prochain, referont leur entrée

En disant : « Nous ferons bien mieux une autre fois ! »

 

*

 

Jean Yanne, « Le camionneur », 1955

 

Dans un sketch fameux joué par Jean Yanne (1933-) son auteur (qui lit notamment le pastiche en question) et son ami Paul Mercey (dans le rôle du conducteur), Péguy se voit ridiculiser successivement comme auteur ennuyeux, bigot, et triste à pleurer. Typique d’une époque qui voyait en Péguy un poète pieux, le pastiche satirique, qui commence comme les saints Innocents, entremêle deux thèmes péguiens (Jeanne d’Arc, les cathédrales) d’expressions doloristes. Le sketch sera par la suite enregistré sur des disques Barclay dans les années 1960, sur cassette dans les années 1980 et publié enfin dans Sketches joués, non joués ou injouables (Plon, 1999).

 

Je suis la servante du Seigneur, dit Jeanne la pucelle.

Je suis frêle comme le roseau caressé par les vents.

Je suis un ciboire dressé ers le royaume des ombres.

[…]

Je marche pieds nus vers toi, Éternel.

J’use mes pieds sur la pierre des chemins, sur la route de Tes cathédrales, j’écorche mes mains aux épines dressées vers Ta sérénité.

Je suis le calice de Ta douleur, ô Roi céleste.

 

*

 

J.-A. D., Le Valentinois, 21 juin 1958

 

Derrière ces initiales opaques furent publiés des vers attribués sans vergogne à Charles Péguy – publication qui fit peu de bruit mais parce que les spécialistes diagnostiquèrent rapidement que ces strophes étaient manifestement imitées de l’Ève de Péguy. Comme souvent en de tels canulars, le manuscrit avait une histoire complexe : ami du rédacteur en chef du Valentinois, modeste au point de se cacher derrière des initiales, J.-A. D. était censé avoir recopié à Beyrouth, en 1953, le texte de poèmes de Péguy sur un manuscrit qu’un homme alors âgé d’une soixantaine d’années lui aurait montré ; cet homme était censé avoir connu Péguy à Bourg-la-Reine juste avant la Première Guerre mondiale…

 

Hymne au soldat et à la France

 

Ce n’est pas leur doigt flexe et leurs ongles nacrés

Qui nous indiqueront les voies de la prière

Ou qui nous montreront la divine lumière

Donnant un saint réflexe à nos refrains sacrés.

 

Ce n’est pas leur doigt flexe et leurs ongles nacrés

Qui guideront les pas de notre ultime demeure

Et près d’un encensoir dont le parfum se meure

Essuieront un pleur vexe de chants sacrés.

 

Ce n’est pas leur doigt flexe et leurs ongles nacrés

Qui auront le mandat de préparer la tombe

Aux immortels soldats fauchés dans l’hécatombe

Et d’un geste perplexe oindront leurs os sacrés.

 

***

 

Et dans le même hiver une autre solitude

Battra le froid sentier de toux vaux et tous monts

Chantant l’amour entier de nos chairs à limons

Le long de nos revers et de la servitude.

 

Hiver, ô grande mort, toi seul nous débarrasse

Quand sur nous grelottants tu mets ton blanc manteau,

Tu prédis le printemps au dévêtu coteau

Et tes jours sans remords forgeront nos cuirasses.

 

Et dans la même France une bien autre Gaule

Naîtra sur le parterre au vert brin qui renaît

Et cette adorée terre emplie de blonds harnais

Claircira l’âpre errance à l’ombrée d’un vieux saule.

 

Après le lourd été, le si troublant automne

Et sur les hivers durs au même voile blanc

Nous aurons les airs purs du blizzard accablant

Et la longue nuitée de chaude amour gloutonne.

 

Ainsi nos yeux verront les fleurissants printemps

Et sur le lourd été, les mêmes moissons mûres

Puis l’automne éventé pleurant en ses ramures

Et l’hiver à glaçons sous nos pas cahotants.

 

Ces routes qui montaient comme de beaux fils blancs,

Enserrant cette terre apaisée de verdures,

Portaient la vive artère aux loyales bordures

Qui d’un sang de bonté a su combler les Francs

 

Ces routes plein d’allant telles de nobles fils

Posés sur le travers des coteaux et des bois

Ont connu les revers d’une France aux abois

De Jeanne et de Roland les saints et clairs profils.

 

Ces routes qui relient tant de sommets perdus,

Il allait y planter des héros de légende

Qui devaient s’incanter pour que leur mort suspende

Ces vertus qui allient tous nos cœurs confondus.

 

Ces routes qui grimpaient formant d’énormes arches

Se nimbant au couchant de hauts faits ennoblis

Apportant au levant des bienfaits établis

Jalonnaient d’épopées nos uniformes marches.

 

Ces routes qui allaient en cadençant leurs arches

Rayonnant au couchant des sons de Roncevaux

S’éclairant au levant des plus humains travaux

Pour le futur moulaient le droit fil de nos marches.

 

Ces routes qui s’ouvraient comme des coups de haches

Quand elles abordaient les roides Pyrénées

Qui droites s’étendaient en notre Orléanais

Portaient la trace ouvrée du blanc de nos panaches.

 

Ces routes qui lançaient de palpitantes arches

Soutenant au couchant des révoltes perdues

Éclairant le levant de libertés rendues

À nos fils cadençaient leurs éclatantes marches.

 

Ces routes qui traçaient de modulantes arches

S’inondant au couchant d’un inouï passé

S’affirmant au levant un ami empressé

Notre avenir berçaient de consolantes marches.

 

Ces routes qui s’ouvraient ainsi que des fissures

Quand la horde sauvage assoiffée de nos champs

Y lançait son ravage aux plus rouges tranchants

Et nos chairs recouvraient du sceau des ternissures.

 

Ces routes qui s’ouvraient ainsi que des brisures

Quand nos efforts tendus, mais bientôt épuisés

Par nos morts étendus, nos esprits divisés

Impuissants se givraient d’ostensibles usures.

 

Ces routes qui s’ouvraient ainsi que des cassures

Quand un orgueilleux prince ou de trop faibles rois

En laissant la province aux affreux désarrois

À l’ennemi livraient notre corps aux blessures.

 

Ces routes qui s’ouvraient comme des fermetures

Quand pliant sous le nombre et des coups et des morts

Il fallait que dans l’ombre aux plus sombres remords

S’endosse la livrée d’affreuses dictatures.

 

Ces routes qui s’ouvraient comme des porches d’ombre

Quand ce sol ancestral d’occupants profané

Notre cœur magistral au crispant condamné

Pour tôt se délivrer se moquait bien du nombre.

 

Ces routes qui s’ouvraient comme s’ouvrent des tombes

Quand au joug du traité d’une mêlée d’enfers

Une parcelle entée fut condamnée aux fers

Que nos pleurs enfiévrés sur ce malheur retombent.

 

Ces voûtes qui timbraient un silence profond

Quand la voix du passant risquait un aveu tendre,

Ont reçu grandissant le vœu qu’on aime entendre

Et qui ont tant fait vibrer nos cœurs en leur tréfonds.

 

Ces voûtes s’entrouvrant ainsi qu’un soupirail

Il allait y creuser des caves plus profondes

Afin d’y déposer nos douleurs où se fondent

Les matins enivrants d’un retour au bercail.

 

Ces voûtes qui rendaient un hululement sourd

Rappelant à nos preux le fourbe Ganelon

Quand sur leur teint terreux s’éleva du vallon

Les sons graves scandés hachant leur cœur trop lourd.

 

Ces voûtes qui portaient de vives meurtrissures

Quand le Grand Charlemagne, au son de l’olifant

Alertant la montagne et bientôt s’étouffant,

La traîtrise a jeté aux viles flétrissures.

 

Ces routes qui posaient de si hautes clôtures

Quand, pleurant, l’Empereur, près de son Neveu mourant,

Exhala sa fureur et d’un cri déchirant

Pour toujours a brisé chez nous les forfaitures !

 

Ces routes !…

 

*

 

J.-A. D., La République du Centre, 16 juillet 1958

 

J.-A. D. semblait n’avoir aucune difficulté à trouver toujours de nouveaux textes inédits de Charles Péguy : questionné par le grand quotidien régional, qui semble-t-il tomba dans le panneau, il expliqua l’histoire rocambolesque de ce manuscrit transité par Beyrouth et fournit à preuve supplémentaire un second texte encore moins dans le ton des poésies de Péguy, comme si le vocabulaire de la Ballade se joignait à forme d’Ève dans une inspiration érotique pas même cachée.

 

Hymne à l’amour

 

Voici monsieur le corps avec sa jeune dame.

Il veut la présenter parmi quelques agrestes.

Elle, de dons entés rassemblant quelques restes,

Regarde le tison et la cendre et la flamme.

 

Voici monsieur le corps avec sa jeune dame.

Il croit l’épouvanter parmi quelques rustiques.

Elle d’amour hantée redit de doux distiques,

Regarde le tison et la cendre et la flamme.

 

Voici monsieur le corps avec sa jeune dame.

Il voudrait lamenter le sort du paysan

Mais elle veut chanter cet agraire artisan,

Regarde le tison et la cendre et la flamme.

 

Voici monsieur le corps avec sa jeune dame.

Il veut la présenter à quelque partisan,

Elle dit l’éventé des mots du courtisan,

Regarde le tison et la cendre et la flamme.

 

C’est le jeune homme corps avec sa jeune femme,

C’est deux cœurs confondus d’un étroit unisson,

Deux amours pourfendus d’un unique frisson,

C’est un être en deux corps ayant brasé leur âme.

 

***

 

C’est le jeune homme corps avec sa jeune femme,

C’est la divine transe offerte en pur délice,

C’est un instant moins rance en notre amer calice,

Le son d’un chantant cor dans la forêt infâme.

 

C’est le couple de l’âme et le couple du corps,

Ce sont anneaux de Dieu se scellant dans la nuit.

En un parfum des cieux dont le bonheur reluit

Le bleuté d’une flamme aux éclatants accords.

 

C’est le couple du corps et le couple de l’âme,

C’est la double chanson d’une unique harmonie,

L’ineffable moisson pâmée de symphonie,

C’est le sublime accord à l’indicible flamme.

 

C’est le couple de l’âme et le couple du corps,

La douceur du baiser qui sur les lèvres chante

Deux ferveurs mortaisées en la chair qui enfante,

C’est de Dieu la vraie flamme et le couple d’accords.

 

C’est le couple de l’âme et le couple du corps,

C’est la fusible empreinte où deux amours se scellent

Et l’indicible étreinte aux désirs qui excellent,

Le couple qui s’enflamme au feu de deux accords.

 

C’est le couple de l’âme et le couple du corps,

La splendeur d’hyménée au capiteux délice,

La candeur déchaînée buvant un pur calice

Un couple en une flamme illuminée d’accords.

 

C’est le couple de l’âme et le couple du corps,

C’est de Dieu l’hyménée que l’enchantement scelle,

Griserie empennée d’un bonheur qui ruisselle,

C’est le chant d’une flamme aux sublimes accords.

 

C’est le couple du corps et le couple de l’âme,

L’enivrante toison de céleste harmonie,

Subtile floraison d’éthérée symphonie,

C’est le jeune homme corps avec sa jeune femme.

 

*

 

Charles Bernard, Le Canard enchaîné, 21 janvier 1959

 

À ne pas confondre avec l’écrivain belge Charles Bernard (1875-1961), ni avec l’écologiste suisse Charles J. Bernard (1876-1967), ni avec le directeur de la Revue mensuelle Charles Bernard (1897-?), ni avec le jésuite français Charles André Bernard (1923-2001), le chroniqueur français Charles Bernard (1916-1994), chansonnier et acteur au Théâtre de Dix Heures, collaborateur du Canard enchaîné de 1956 aux derniers mois de 1984 (voir le film de Bernard Baissat, Aux quatre coins-coins du Canard, 1987), insère d’authentiques vers d’Ève (Po 1171-1172) dans ce pastiche, qui ne craint pas plus que Péguy de tomber dans le prosaïque.

Quelque 120 de ses contes du Canard enchaîné ont paru dans La preuve que la Terre est ronde, c’est que ceux qui ont les pieds plats ont du mal à marcher (Ellipses, « À point nommé », 1994 – livre qui donne sa photographie en 4e de couverture). Jean Amadou dans sa préface (ibidem, p. 5-6) le présente en quelques mots : « Lui le contestataire un peu anar… le bohême ennemi des chiffres et des bilans […] »

 

Deux grolles

 

France, vos godillots seront-ils remplacés ?

Eux qui ont parcouru tous vos chemins de terre…

Ces godillots à clous en losange espacé,

Ainsi que l’exigeait la règle militaire.

 

Ils ont tant écrasé la lavande et le thym

Sous les pieds les plus purs et sous les plus aimés,

Leurs clous ont résonné dans tous les chauds matins

Sous les pieds les plus doux et les plus embaumés.

 

Ils ont tant étendu une semelle épaisse

Sous les pieds les plus purs et sous les plus flétris,

Car s’ils se montraient durs aux pieds pleins de paresse,

Ils ont eu tant de pitié des pieds les plus meurtris.

 

Leur tige a soutenu tous les pieds trébuchants,

Et leur cuir s’est creusé sous l’oignon douloureux

Voulant faire une niche au durillon méchant

Et à l’œil-de-perdrix des pieds très malheureux.

 

France qui condamnez les godillots à mort,

Pour mettre à tous les pieds de votre armée française

Une chaussure basse à léger contrefort

Et qui s’embourbera dans la première glaise…

 

Quand le pied du soldat courant au sacrifice

Laissera sa chaussure en la terre charnelle,

Quand on découvrira après un exercice

Tant de pieds dénudés chez tant de sentinelles…

 

France, vous pleurerez sur ces pieds boursouflés,

Et vous regretterez les godillots antiques

À la tige montante et languette à soufflet,

Au contrefort mouillé de sueurs aromatiques.

 

France, ne jetez pas les godillots français,

Qu’ils ne soient pas jugés sur leur seule misère,

Ces godillots à clous en losange espacé

Ainsi que l’exigeait la règle militaire.

 

Qu’ils ne soient pas jugés comme on juge un proscrit

Ou comme un escarpin minable et décadent,

Qu’ils soient plutôt pesés comme on pèse un esprit,

Comme on ne peut jamais peser un adjudant.

 

Qu’ils soient réhonorés comme de nobles fils,

Qu’ils soient réexpédiés au camp de Mourmelon,

Qu’ils posent leur empreinte en des champs de maïs,

Qu’ils défilent encore avec la Madelon.

 

Que ce grand général qui prit tout un royaume

Comme on gaule une noix avec un grand épieu,

Vienne verser sur eux la graisse comme un baume

Et leur cuir assoupli repartira au feu.

 

Car ils veulent mourir d’une mort solennelle,

Aux pieds d’un fantassin, sur un dernier haut lieu,

Non comme godillots qu’on jette à la poubelle

Sans même leur offrir la marche de l’adieu.

 

*

 

Charles Pornon, Chacun son écho. Pastiches poétiques, 1961

 

Charles Pornon (1917-1965) naquit à Limoux d’un père qui – d’une famille originaire de Saône-et-Loire – avait refait souche, après une blessure reçue à la Première Guerre mondiale, dans le Midi, à Limoux où il était devenu imprimeur et une manière de notable local. Charles Pornon épousa une femme originaire pour sa part de Pologne et des Flandres. Il monta à Toulouse, où il se mêla aux cercles militants communistes ; il fréquente Léon Moussinac, Georges Sadoul, Sarfati. La « drôle de guerre » puis 1940 le mène de Carcassonne à Poitiers puis à Castres. Son refus du S.T.O. lui fait prendre le maquis et entrer dans la Résistance (il sera médaillé de la Résistance). Dès la Libération, il travaille à Toulouse au Centre des Intellectuels, en compagnie, notamment, de Tristan Tzara ; il publie le bulletin de ce Centre ; il anime aussi l’Union des Intellectuels. Il connaît Aragon et Elsa « chez Marcelle ». Il anime une émission sur Radio-Toulouse ; il écrit sur le cinéma. Rendu invalide par une tuberculose dont il faillit mourir au début des années 1950, il se lance dans divers projets de romans souvent renvoyés par les éditeurs parisiens : Nocturne (monologues intérieurs d’un homme et d’une femme), Les Neiges d’antan, Les Remparts d’Avila (resté à l’état de manuscrit)… Son père étant mort en 1954, toujours installé à Toulouse, il essaye de prendre sa succession à l’imprimerie, travaille au Syndicat d’Initiatives de Limoux. Il continue d’écrire ici ou là, en grande quantité : critique cinématographique, il publie un essai sur L'Écran Merveilleux. Le Rêve et le Fantastique dans le cinéma français (t. I, La Nef de Paris, 1959), Dix mille scénarios en 27 stéréotypes (Toulouse, C.R.D.P., 1964) et des Éléments d'une esthétique du cinéma (Toulouse, C.R.D.P., s.d.) ; il présente l’étude sur Achille Laugé et ses amis Bourdelle et Maillol (Toulouse, Musée des Augustins, 1961).

Créateur culturel qui essaya en vain d’obtenir la reconnaissance de ses talents d’écrivain, il mourut de leucémie à Toulouse le 9 mai 1965, alors qu’il finissait un article pour L’Œil et un scénario : La Gifle… Le musée de Limoux, qui se souvient de lui, possède une salle nommée « salle Charles Pornon ». Son fils Francis Pornon a évoqué sa vie dans Un homme seul (Vénissieux, Paroles d’Aube, coll. « Noces », 1995 – lire son compte rendu par Jean Albertini dans L’Humanité, 4 octobre 1996).

Charles Pornon republia le présent pastiche dans une Anthologie (apocryphe) de la poésie française en 1963. Comme son titre l’indique, c’est la Présentation de la Beauce qui se trouve ici, encore un fois, prise comme modèle.

 

Présentation des pèlerins à la Vierge de Lourdes

 

Vous qui désespérez, voici la blanche église,

Le chapelet des monts et les augustes bois

Où la Vierge au rosaire apparut dix-huit fois

À l’enfant de treize ans, pantelante et soumise.

 

Vous qui désespérez voici la grotte noire,

Voici le seuil sacré des apparitions,

Voici le lieu choisi pour nos ablutions

Et voici le portail et la flèche de gloire.

 

Voici la basilique au porche de dentelle,

Voici le solennel et le lourd tabernacle

Et voici la fontaine à l’incessant miracle

Et voici le salut de notre âme immortelle.

 

Voici la pure source où nos frères nombreux

Ont lavé leur souillure aux larmes de la Vierge.

Dans votre majesté, dans vos blancheurs de cierge,

Reine du Ciel, donnez secours aux malheureux.

 

Quand nous avons quitté la faux et l’aiguillon,

Quand nous avons quitté la charrue et les vignes,

Quand nous avons quitté, pitoyables et dignes,

La herse et le fléau, la grange et le sillon,

 

Nous sommes accourus par les routes poudreuses,

Nous sommes accourus par les sentiers herbeux,

Par les champs de maïs et les troupeaux de bœufs,

Par les coteaux brûlés et les pentes pierreuses ;

 

Nous sommes accourus de tous les lieux de France

Et nous avons marché nos marches journalières,

Nous sommes accourus tout chargés de prières

Et nous avons rejoint le Gave d’espérance.

 

Nous sommes accourus vers ton blanc sanctuaire,

Chargés du seul fardeau de nos renoncements

Et du seul Te Deum de nos gémissements

Et du seul ornement de notre scapulaire.

 

Nous sommes accourus par les mêmes chemins

Et voici de nos corps la commune misère

Et voici le moment de la juste lumière

Et voici l’oraison de nos tremblantes mains.

 

Heureux ceux qui suivront tes lois intemporelles,

Heureux ceux qui verront ton unique splendeur,

Heureux ceux qui sauront ta grâce et ta grandeur,

Et qui feront couler tes larmes corporelles.

 

Heureux ceux qui verront en ouvrant leurs yeux morts,

Heureux les cancéreux et les paralytiques,

Heureux ceux qui viendront, confiants et mystiques,

T’offrir la plaie ouverte et vive de leur corps.

 

Nous plongerons nos chairs dans tes eaux salutaires,

Nous nous dépouillerons de nos vieux vêtements,

Nous nous dépouillerons de nos égarements

Et nous nous plongerons au sein de tes mystères.

 

Puis nous repartirons le long du pâturage.

Nous te remercierons de nous avoir comblés

Et nous contemplerons l’immensité des blés

Quand nous repartirons en lent pèlerinage.

 

Et nous invoquerons en de naïves strophes

La Reine de bonté qui connaîtra pour siens

Tous ceux qui porteront de lourds sabots anciens

Et qui répèteront les mêmes apostrophes.

 

*

 

Michel Flacon, Cinéma 63, février 1963

 

Professeur en classes préparatoires au lycée Dumont d'Urville (Toulon), l’auteur est un critique de cinéma très actif dans les années 1960 et 1970 : il écrit notamment dans Cinéma (sur Les Quatre cents coups de François Truffaut dans Cinéma 59, n°37, juin 1959 ; sur L’Ange exterminateur de Luis Buñuel dans Cinéma 63, n° 110, juin 1966), Le Point (sur La Grande Bouffe, mai 1973 ; sur Que la fête commence, mars 1975 ; sur Le juge et l’assassin, mars 1976 ; sur Des enfants gâtés, septembre 1977 ; « Mention bien pour tableau noir » sur Une semaine de vacances, juin 1980).

Il publie un compte rendu original du Festival de courts métrages de Tours (un Festival international Henri Langlois de cinéma et de télévision depuis 1991 et une Nuit du court métrage depuis 1997 en ont pris le relais) : sous la forme d’un pastiche…

Ce dernier cite successivement les noms du dessinateur et scénographe polonais Jan Lenica (1928-1991), du réalisateur Georges Dumoulin, de l’initiateur du « cinéma direct » Mario Ruspoli, du réalisateur indien Barin Saha, du technicien du son Michel Chamard, du cinéaste polonais Roman Polanski (1933-). Nous ne savons pas à qui fait référence le prénom ou le nom « Nicole ».

 
Présentation de Tours 1962 à la muse du court métrage

 

Muse du court métrage, ayez pour offertoire

Vos fils désassemblés que Tours rassemble en France.

Pour votre sauvegarde et pour votre défense,

Reine du huitième art, c’est votre consistoire.

 

Les voici devant vous, tous les conteurs d’histoires,

Ciseleurs de cartoons et de documentaires,

Mêlant et démêlant leurs travaux méritoires,

Laçant et délaçant leurs fugaces mystères.

 

Les voici devant vous, toux ceux qui viennent croire,

Qui viennent de respect reborder votre lit.

Ils ont nom Lenica, Dumoulin, Ruspoli,

Ils sont du huitième art la pérenne mémoire.

 

Ceux du groupe R.T.F., ceux du groupe des Trente,

Les voici tout mêlés aux faiseurs de grimoires,

Les Cahiers, Positif et Cinéma soixante,

Les voici regroupés dans la lice oratoire.

 

Ils viennent réparer l’injustice notoire

Qui fait sombrer d’oubli les métrages mineurs.

Ils viennent consacrer d’une étreinte d’honneur

Le petit film qui passe entre fromage et poire.

 

L’éternel oublié de nos Champs-Élysées

Refleurit chaque année en notre Val de Loire.

C’est là son doux écrin et son vivant musée,

Et sa cure d’ivresse et sa haute victoire.

 

Voici vos pèlerins : Nicole aux yeux de moire,

Rameutant ses brebis avec vivacité ;

Barin, Chamard, tenant l’essentiel, l’accessoire,

Sous leur double houlette et leur sagacité.

 

Leur labeur a permis que brillât ce ciboire,

Leurs efforts ont lustré la perle de ce val,

Les heures de leur peine ont fait ce festival,

Sacré comme un mystère et gai comme une foire.

 

Et tous avaient bon vent d’aller de pas prudent

Vers la pierre romane et la nuit illusoire,

De naviguer de front, le froid entre les dents,

Vers la nef de Saint-Côme aux airs de messe noire.

 

Ils allaient conjuguer leur chance et leurs déboires

Et leur timide orgueil et leurs désarmements.

Ils allaient conjuguer avec ravissement

Les rillettes en pots, le vouvray bon à boire.

 

Et Polanski, repu de pompe ostentatoire

Et de châtaigne chaude et de succès juteux,

Sur les pas de Ronsard, par les ombres myrteux,

Battait d’un pied gamin les sentiers de la gloire.

 

*

 

Silvain Monod, Pastiches, 1963

 

À ne pas confondre avec l’angliciste Sylvère Monod (1921-), traductrice et historienne de la littérature anglaise active depuis 1946, éditrice notamment de Conrad, Galsworthy, Kipling, Poe, Shakespeare, et spécialiste de Dickens, Silvain Monod (né vers 1920, peut-être d’un père fabricant d’allumettes), ne nous est guère connu que pour cette édition de pastiches, préfacée par Paul Reboux en personne, et par quelques autres publications.

Il édite un choix des œuvres de René Béhaine dans le recueil Pièces à conviction (Éditions du Milieu du monde, 1960, préfacé par Yves Gandon – autre pasticheur) mais se fait connaître surtout dans deux romans : le roman colonial assez fantaisiste Bleu d'outre-mer (Henri Lefebvre, l’éditeur d’Yves Gandon justement, 1957 – livre dédié à son ami Émile Cuvillier) qui fut salué en son temps par Jean Giono, Henry Muller, Albert-Marie Schmidt ou André Thérive ; et Le Saint qui fait la vache (Laffont, 1968 - lire dédié à son oncle François Monod) qui tire du quotidien des scènes rêvées à la Henri Monnier.

Le pastiche qui suit est bien dans l’esprit de Péguy et n’est qu’à peine exagéré si l’on se reporte au « huitième jour » de la Tapisserie de sainte Geneviève – sa source la plus nette.

 

Présentez armes !

 

Les armes de Jésus, c’est le joli paquet

Bien rangé dans l’armoire et c’est le bon haquet,

Les armes de Jésus, c’est la fin du hoquet.

 

Les armes de Satan, c’est le vilain roquet

Qui vous mord les talons et c’est le paltoquet,

Les armes de Satan, c’est le sale quinquet.

 

Les armes de Jésus, c’est la fin du caquet

Et c’est la tolérance et c’est le beau parquet,

Les armes de Jésus, c’est l’humble bourriquet.

 

Les armes de Satan, c’est le regard coquet

Et c’est la médisance et c’est le freluquet,

Les armes de Satan, c’est le mauvais Parquet.

 

Les armes de Jésus, c’est le riant bosquet

Et c’est l’honnêteté du brave Bézuquet,

Les armes de Jésus, c’est le chaste banquet.

 

Les armes de Satan, c’est le vil mastroquet

Et le mauvais soldat qui passe au tourniquet,

Les armes de Satan, c’est le traîtreux bouquet.

 

Les armes de Jésus, c’est le bon perroquet

Qui ne renverse pas son mil dans son baquet,

Les armes de Jésus, c’est le jeu de croquet.

 

Les armes de Satan, c’est le vol du criquet

Et c’est la méfiance et c’est le sobriquet,

Les armes de Satan, c’est le jeu de cricket.

 

Les armes de Jésus, c’est le joli briquet

Qui part du premier coup et le beau bilboquet,

Les armes de Jésus, c’est le gentil biquet.

 

Les armes de Satan, c’est lorsqu’il fait frisquet

Et la concupiscence et le mauvais loquet,

Les armes de Satan, c’est ce vieux Foutriquet.

 

Les armes de Jésus, c’est quand tout est « O. K. ».

 

III. - « L’anthologie, déjà, ô grande sainte Barbe ! »[18]

 

M. le secrétaire perpétuel n’a pas été tout à fait juste pour le style de M. Péguy, ce style à première vue étrange, si facile à pasticher et à parodier, mais si fort et émouvant.[19]

 

Surprise de notre enquête : le pastiche de Reboux et Müller, que l’on croyait bien connaître et qui possède une histoire souterraine encore floue, n’est pas le seul pastiche anthume de Péguy. Une première imitation de taille, en 1911, ne nous est pas restée ; d’autres restent très courtes ; une dernière en 1914, d’un assez bon volume, nous est restée et n’a que le défaut de venir plus tard qu’À la manière de… et de n’appartenir pas à une série. C’est que le pastiche de Reboux et Müller a déchaîné la critique en lui donnant des idées : en 1913-1914, plusieurs articliers s’essaient pour quelques lignes de pasticher Péguy – début de la tradition du « pastiche péguien ».

De son vivant, plusieurs pastiches montrent que le style de Charles Péguy devient peu à peu célèbre. La Première Guerre mondiale, qui transforme Péguy en héros patriotique, empêche, du moins pendant le conflit, toute imitation peu sérieuse de son style. La timide réapparition de pastiches péguiens en 1920 semble un rattrapage qui ne peut lutter contre le désintérêt du public envers Péguy, désintérêt qui suffit à expliquer l’absence de tout pastiche autour de 1930.

Ce n’est qu’au milieu des années 1930, lorsque Péguy est redécouvert – et durablement –, que les pasticheurs pensent à imiter Péguy : le pastiche de Péguy peut alors plaire… Bizarrement, le cinquantenaire de la mort de Péguy en 1964 provoque une troisième éclipse (après 1914 et 1924) dans la tradition du pastiche péguien : on ne pense tout bonnement pas à Péguy au moment d’écrire un recueil de pastiches, ou bien on l’ignore. Seul le centenaire de la naissance de Péguy en 1973 parvient (deux pastiches de relevés en 1973 et un en 1974) à relancer les imitations de Péguy, bien que Péguy ne soit toujours pas en odeur de sainteté auprès de l’intelligentsia française d’alors. Il faut attendre un certain changement dans la lecture faite de Péguy pour que les pastiches reprennent, et 1980 semble la date de ce tournant.

L’imitation de Péguy retrouve ses lettres de noblesse comme classique du genre, à un tempo plus modéré que dans les années 1940 mais qui fait in extremis de Péguy l’un des auteurs les plus pastichés du siècle et même un des classiques du genre (expressions prudentes dues à l’absence d’étude quantitative sérieuse sur les auteurs pastichés) avec, peut-être, Baudelaire, Corneille, Heredia, Hugo, Racine, Rimbaud, Ronsard et Villon pour les siècles antérieurs ; Céline, Claudel, Giraudoux, Proust et Valéry pour le XXe siècle.

De son vivant, plusieurs pastiches montrent que le style de Charles Péguy devient peu à peu célèbre (3 pastiches et 3 morts-nés en 4 années de 1911 à 1914). La Première Guerre mondiale, qui transforme Péguy en héros patriotique, empêche, du moins pendant le conflit, toute imitation peu sérieuse de son style (0 pastiche en 5 années de 1914 à 1919). La timide réapparition de pastiches péguiens (2) en 1920 semble un rattrapage qui ne peut lutter contre le désintérêt du public envers Péguy, désintérêt qui suffit à expliquer l’absence de tout pastiche en 13 années de 1921à 1933.

Ce n’est qu’au milieu des années 1930, lorsque Péguy est redécouvert – et durablement –, que les pasticheurs pensent à imiter Péguy : le pastiche de Péguy peut alors plaire (23 pastiches et 1 mort-né en 31 années de 1934 à 1964)… Bizarrement, le cinquantenaire de la mort de Péguy en 1964 provoque une troisième éclipse (après 1914 et 1924) dans la tradition du pastiche péguien : on ne pense tout bonnement pas à Péguy au moment d’écrire un recueil de pastiches, ou bien on l’ignore (de 1965 à 1972). Seul le centenaire de la naissance de Péguy en 1973 parvient (2 pastiches en 1973 et 1 en 1974) à relancer les imitations de Péguy, bien que Péguy ne soit toujours pas en odeur de sainteté auprès de l’intelligentsia française d’alors (nul pastiche en 5 années de 1975 à 1979). Il faut attendre un certain changement dans la lecture faite de Péguy pour que les pastiches reprennent, et 1980 semble la date de ce tournant.

L’imitation de Péguy retrouve ses lettres de noblesse comme classique du genre, à un tempo plus rapide que dans les années 1940 (25 pastiches en 23 années de 1980 à 2002) et qui fait in extremis de Péguy l’un des auteurs les plus pastichés du siècle et même un des classiques du genre.

 

 

périodes

durée en années

pastiches recensés

pastiches morts-nés

1911-1914

4

3

3

1915-1919

5

0

0

1920

1

2

0

1921-1933

13

0

0

1934-1964

31

23

1

1965-1972

8

0

0

1973-1974

2

3

0

1975-1979

5

0

0

1980-2002

23

25

0

TOTAL[20]

92 années

56 pastiches

4 pastiches morts-nés

Tableau III : Périodisation des 90 ans de pastiche

 

Les pastiches de Péguy montrent plusieurs choses. Qu’il existe une périodisation très explicable des imitations en fonction de la réception faite de Péguy à des époques données. Que Péguy n’est pas un auteur qui revienne à tout coup dans les groupements de pastiches – soit qu’on le déprécie, soit que son style à part n’en dissuade beaucoup, soit que la célébrité des « Litanies de sainte Barbe » n’ait complexé les pasticheurs du XXe siècle. Que pourtant Péguy est fréquemment pastiché, par des semi-amateurs donc, comme si l’on faisait ses gammes sur cet auteur par amour pour lui.

D’où une mutation dans le ton des imitations : la charge implicite qu’est la répétition dans les imitations de Péguy se retourne souvent, après 1913, moins contre l’auteur pastiché que contre le locuteur fictif ou contre la situation que décrit le pastiche. Le jugement de la postérité est donc mitigé, partagé entre pro et contra. La veine du pastiche de Péguy, pour être réservée de facto à des amateurs du pastiche et / ou à des amateurs de Péguy, semble ne pas se tarir à l’aube du XXIe siècle et la réputation de Reboux et Müller, moins craindre les imitateurs futurs, à juste titre : la valeur des pastiches, sinon inconnus du moins méconnus, de Péguy nous a souvent étonné, même si l’on ne relève après 1913 aucun autre essai de pastiche « total » (paratexte, prose et poésie).

Comment finir sans avouer que cette étude n’a sans doute pas recensé exhaustivement les pastiches faits de Péguy depuis sa mort ? Mais un tel rassemblement est-il possible ? D’avance merci à tous les lecteurs qui voudront bien nous indiquer tel pastiche oublié, précieux complément pour nous qui songeons reprendre l’idée qu’a eu Jean Bastaire d’éditer en un recueil toutes les imitations de Péguy (ainsi qu’il l’avouait publiquement au colloque sur les Cahiers de la quinzaine). Mais en les commentant, car on ne doit plus publier de ces recueils de pastiches « purs » qui fleurissaient tant au XIXe qu’au XXe siècles.

Élargissons notre propos : les pastiches réels (même les connus) sont sous-étudiés au motif implicite de « para-littérature » ou de « sous-littérature » ; les pasticheurs (ou les écrivains en tant que pasticheurs) restent souvent dans l’ombre et a fortiori leur façon de faire. Il faudrait inverser la tendance : revenir de la théorie de l’imitation aux textes eux-mêmes et ensuite pratiquer l’aller-retour de manière incessante. Les typologies théoriques reçues aujourd’hui ne tiennent pas face aux pastiches réels : la charge se mêle au respect, le réalisme à la fantaisie pure, le style au plagiat bien plus que ne le laissent supposer les grilles de lecture générales. On ne doit plus faire d’études seulement théoriques sur la parodie, le plagiat, le pastiche, la citation[21].



[1] Roger Duguet, « Le renouveau littéraire catholique », La Critique du libéralisme, 15 avr. 1914, pp. 6-7 de 1-26.

[2] Alors que la réflexion théorique marquait le pas depuis le Cahier de l’Association Internationale des Enseignants de Français (n° 12) sur les « Pastiche et parodie » en 1960, Gérard Genette dans Palimpsestes proposa des définitions claires, strictes et abstraites de l’imitation littéraire. La Littérature au second degré, Seuil, 1982. Le GROUPAR use, quant à lui, de notions floues et vastes (mais concrètes) dans les actes d’un colloque tenu avant la parution du livre de Genette – actes intitulés Le Singe à la porte. Vers une théorie de la parodie, New York, Peter Lang, 1984 – ou dans « La parodie. Théorie et lecture », actes publiés par les Études littéraires, Québec, vol. XIX, n° 1, 1986, p. 9-158. Pascale Hellégouarc’h se situe dans le sillage du Groupar dans sa thèse sur Les conditions de production et d’édition du pastiche littéraire au XXe siècle (1908-1989), Paris-III, 1993 (et l’article qu’elle en tira : « Écriture mimétique : essai de définition et situation au XXe siècle », Formules, « Pastiches, collages et autres réécritures », n° 5, 2001, p. 100-118). Plus claire et stricte est la vision à la fois pédagogique et historique de Daniel Sangsue dans La Parodie, Hachette, 1994. Mais sa réflexion reste « genettienne ».

Ont établi les bibliographies les plus complètes François Caradec dans Trésors du pastiche, Pierre Horay, 1971, p. 293-317 et Pascale Hellégouarc’h dans « Pastiches, collages et autres réécritures », Formules. Revue des littératures à contraintes, n° 5, 2001, p. 145-169.

[3] Typique à cette égard, la proposition d’Henri Guillemin (Charles Péguy, Seuil, 1981, p. 40) : « Jetons un voile sur le cruel pastiche de Péguy, en 1913, par Reboux et Müller : "Sainte Barbe m’a dit…" », qui n’empêche pas son auteur de mieux revenir cruellement sur les rimes et le vocabulaire péguiens aux pages 49-51.

Tous mes remerciements vont aux généreux collecteurs de pastiches que sont Yves Avril, Jean Bastaire, Anne-Marie Beau, Alain Brunet, Gaston Boyer, Marie-Hélène Depardon et Michel Leplay, qui ont aidé ce travail de recensement.

[4] Le 22 août 1942, Léon Werth (1878-1955) reconnaît ainsi quelque chose du style de Péguy dans un monologue répétitif qu’il lui est donné d’entendre, ainsi qu’en témoigne Déposition, son Journal (1940-1944), Grasset, 1946 ; 2e éd. : Viviane Hamy, 1992, p. 341 : « Je rencontre, sur le chemin entre deux haies, une femme qui tient un enfant dans ses bras. Je ne la connais pas. Sans préambule, elle égrène un chapelet litanique, une cantilène de l’oppression et de la cruauté allemande. Elle dit sa haine de ceux qui sont pour les Allemands. Elle tourne et retourne sa pensée, comme si elle pastichait Péguy. Les Allemands ne nous aiment pas, puisqu’ils nous fusillent. S’ils nous aimaient, ils ne nous fusilleraient pas. » (cité dans BACP, n° 96, oct.-déc. 2001, p. 553).

[5] 1892- ?, auteur qui sera élogieux sur Péguy dans la Renaissance contemporaine, 24 avril 1913.

[6] Procédé que rééditera Frantz Brunet dans En compagnie de Charles Péguy (Mâcon, impr. Buget-Comptour, 1957), dont la conclusion est reprise dans La France catholique, n° 560, 23 août 1957 et qui reçoit un ultime écho dans le Bulletin des Lettres, 15 février 1958. Le centon s’y fait résumé de la pensée de Péguy.

[7] Écrit entre septembre 1940 et septembre 1941, publié en avril 1942, le 15 novembre 1942, en février 1943, en octobre 1945 respectivement dans Maîtrises Jeune France, Lyon, n° 2, p. 10-19 ; repris entièrement dans le Bulletin de l’Office de Lectures théâtrales ; repris pour l’acte III sc. 5 dans L’Amitié péguyste, n° 6, p. 1-6 ; et enfin, en entier, sous le titre Jeanne et de Péguy, légende dramatique en 5 actes, dans Jean Loisy, La Guerre et les amants, Laffont, 1945, p. 181-257 ; le tapuscrit original de II+94 pages conservé au C.P.O. donne quelques variantes.

[8] Repris dans Armand Robin, Écrits oubliés, t. I : « Essais critiques », édités par Françoise Morvan, Rennes, Ubacs, 1986, p. 138-141.

[9] Vu le ton de l’article, Alphonse Séché, André Siegfried, André Spire ni André Suarès ne semblent se cacher derrière ces initiales, usitées également dans l’Éveil en 1916 ; serait-ce alors Albert Sauzède voire Albert Sarraut ?

[10] Pages 28-35, in Jean Bastaire (sous la dir. de), Cahiers de l’Herne, n° 32, éditions de l’Herne, 1977.

[11] « Pas de folles espérances ! », Le Nouvelliste, 27 avril 1910 ; « Adieux aux lecteurs », Le Nouvelliste, 19 décembre 1910 ; « [Le 9 décembre 1910…] », Le Nord patriote, 20 juillet 1912 ; « Barbares ou romains », Le Nouvelliste, 21 septembre 1913 ; « Discours de rentrée », Le Nord patriote, 25 octobre 1913 ; « La fin d’un règne », Le Nouvelliste, 27 octobre 1913 ; « Discours de la rentrée », Courrier de la Lozère, 27 novembre 1913 ; « À l’École normale », Action française, 14 décembre 1919.

[12] Pour l’intelligence du texte, rappelons le contexte en Allemagne. Le 15 janvier, le maréchal Foch devient chef de la Commission de surveillance de l’Allemagne. 28 février, contre l’avis du roi, le gouvernement belge décide d’envoyer des troupes belges occuper Francfort aux côtés de l’armée française. 14 mars, soulèvement communiste dans la Ruhr. Entre le 17 et le 24 mars, le gouvernement charge les corps francs contre-révolutionnaires de Lützow de la répression dans la Ruhr, mais ils doivent battre en retraite. Du 2 au 6 avril, sanglante répression de l’insurrection communiste dans la Ruhr par les corps francs du général von Watter : 3 000 morts. 6 avril, suite au renforcement du dispositif militaire allemand dans la Ruhr, l’armée française intervient, occupant Francfort, Darmstadt, Hombourg et Hanau jusqu'à ce que l'armée allemande évacue la Ruhr.

Notons encore qu’André Tardieu (1876-1945), fidèle de Clemenceau, fut Ministre des Régions libérées de novembre 1919 à janvier 1920 et que le général Degoutte, le 10 juin 1918, prenait la place du général Duchêne à la tête de la VIe Armée (c’est lui qui devait la conduire lors de l’offensive victorieuse du 18 juillet en Champagne, libérer le sud de la Belgique et, le 11 janvier 1923, occuper le bassin minier de la Ruhr et en saisir la production).

[13] Rappelons que le 20 janvier 1914 Péguy faisait paraître au Bulletin des professeurs catholiques de l’Université des extraits d’Ève (CQ XV-4) intitulés « La Résurrection des corps » (Po 976-986) & « Prière pour nous autres charnels » (Po 1031-1041).

[14] Il dirigea ensuite Radio-France Alger (1944), finit sa thèse sur l’orientaliste Volney (1945-1947), tente de mettre sur pied une université mixte à Beyrouth (1947-1951), soutient sa thèse (L'Idéologue Volney, 1757-1820. Contribution à l'histoire de l'orientalisme en France, Beyrouth, Impr. catholique, 1951) puis se lance dans l’étude de Gobineau à Strasbourg (1951-1967). Il enseigna dans les universités de Beyrouth, Strasbourg et finira professeur honoraire à la Sorbonne, vice-président de la Société des amis de madame de Staël, directeur du Bulletin de la Société des études renaniennes

Il édita – souvent en collaboration – quantité de textes aussi divers que La Zubda Kachf al-Mamalik de Khalil Al-Zahiri (1950) ou Les mille et une nuits dans la traduction de Galland, les Poésies d’Hugo, l’Ode à Charles Fourier de Breton ou Le Crève-coeur d’Aragon, la Vie de Jésus et Judaïsme et christianisme de Renan, le Voyage en Égypte et en Syrie, les Leçons d'histoire ou La Loi naturelle de Volney (lire Un Grand témoin de la Révolution et de l'Empire, Volney, Hachette, 1959), La Renaissance, Ce qui est arrivé à la France en 1870, Les Pléiades, les Nouvelles asiatiques et d’autres œuvres encore de Gobineau (lire son Spectre de Gobineau, Pauvert, 1965 ou En marge de La Chartreuse de Parme : Gobineau et Stendhal, s. l. n. d.), et d’autres romantiques mineurs. Il étudia les univers de Michelet, Sand, Sainte-Beuve, Nerval ou encore Jouhandeau dans plusieurs essais et s’intéressa constamment aux écrivains régionalistes et prolétariens.

[15]

Première question : élaboration d’une nouvelle Constitution

abstention

oui

non

oui dans les votes exprimés

non dans les votes exprimés

20,2 %

72,9 %

2,7 %

96,4 %

3,6 %

Seconde question : organisation provisoire des pouvoirs publics

20,2 %

54,1 %

25,5 %

66,3 %

33,7 %

 

[16] Baader : nom du libraire de Münster autorisé quelque temps par l’O.K.W. à vendre des livres au camp.

[17] Le Tour 1952, des plus difficiles, comporte notamment des étapes très montagneuses. Après quelques étapes, le Français Nello Lauredi porte le maillot jaune. L’équipe de France va épuiser beaucoup de forces dans la défense de ce maillot, ce que Robic, réintégré chez les Tricolores, n’apprécie que modérément. Coppi fait forte impression, remporte le contre-la-montre Metz-Nancy. Les choses sérieuses débutent enfin avec l’étape de l’Alpe d’Huez où le Tour arrive pour la 1ère fois. Fausto Coppi (1919-1960 ; vainqueur dans le Tour en 1949) y distance Jean Robic (1921- ; vainqueur dans le Tour en 1947) de 1’20’’ et Stan Ockers de 3’22’’. L’Italien s’empare du maillot jaune. Les Français attaquent Coppi à tour de rôle. Au Galibier, sans doute énervé par la tactique de « guerilla » des Français, Coppi décide de porter l’estocade à 10 km du sommet et remporte largement la journée. Dans le final de la 21ème étape, les longues jambes d’échassier de Coppi laissent sur place des champions tels que Robic et Ockers : Coppi s’en va seul cueillir les derniers lauriers d’une victoire totale dans le Tour de France 1952. Premier Fausto Coppi  (premier aussi au classement de la montagne); deuxième le Belge Stan Ockers ; troisième l’Espagnol Bernardo Ruiz ; quatrième Gino Bartali (qui avait gagné les Tours de 1938 et 1948) ; cinquième Jean Robic à 35’36’’ (troisième de la montagne). L’équipe de France finit deuxième derrière l’Italie et devant la Belgique. 1952 aura été l’année de Coppi (Grand Prix de Lugano, Tour d’Italie) mais aussi une bonne année pour Robic (Polymultipliée, Tour de Haute-Savoie, 14e étape du Tour de France).

[18] C’est en ces termes que George Delaine, dans L’Homme libre (21 avril 1914), se moque des Morceaux choisis de Péguy à paraître.

[19] Paul Souday, « Académie française. Prix littéraires et prix de vertu », Le Temps, 9 déc. 1911. Thureau-Dangin dans son rapport avait dit du style péguien : « […] une manière qui semble bien près d’être une manie » (mot relevé par Louis Joubert dans « Les œuvres et les hommes », Le Correspondant, 25 déc. 1911, p. 1222 de pp. 1218-1232).

[20] Ajoutons qu’un pastiche des Tharaud par André Lang dans Voyage en zigzags dans la république des lettres (Renaissance du livre, 1922, p. 165) fait la part belle à Péguy : « [M. Jérôme Tharaud] – Et le plus grand de nous tous est parti… Charles Péguy a été tué à l’ennemi… Notre génération est découronnée… Il n’y avait qu’un homme à la taille de l’époque, c’était lui. M. Jean Tharaud – …Le public, qui se laissait abuser par des critiques faciles et justes bien sûr, mais sans portée, sans action sur le fond, sur la matière… le public n’a pas compris. M. Jérôme Tharaud – …Ignorant de ces coteries où l’on voulait l’entraîner, et de ces petites chapelles qui se créaient à son insu, où fréquentait la clientèle de ses Cahiers, Péguy, esprit classique, nourri des tragiques grecs, de Pascal et de Descartes, Péguy, lui ,avait du génie. Nous tous, dans la génération, nous avons du talent, les uns plus, les autres moins ; mais Péguy avait du génie… C’était le seul, c’était le plus grand… Puissance, clairvoyance, il avait tout… Relisez son portrait de Renan et celui de Clemenceau, publié en 1903… Le petit volume de ses Morceaux choisis, publié chez Grasset, devrait être dans toutes les mains. Qu’on le relise… On comprendra peut-être qui nous avons perdu, le seul homme, je le répète, qui était à la taille de son époque ! M. Jean Tharaud – Nous travaillons à une préface pour ses oeuvres complètes… Nous le découvrons chaque jour plus grand à chaque nouvelle lecture. M. Jérôme Tharaud – Oui, répétez tout ce que vous voudrez de notre conversation désordonnée. Mais n’oubliez pas notre grand Charles Péguy, dont la mort a décapité cette génération. M. Jean Tharaud – Que, dans votre enquête, justice lui soit enfin rendue ! »

Comme nous n’avons pas réussi à comprendre pourquoi Roland de Chaudenay, dans Les Plagiaires. Nouveau dictionnaire (Perrin, 1re éd. 1990 ; 2e éd. revue et augmentée, 2001, p. 313), affirme de Jean-Edern Hallier – se fiant apparemment pour cela à Arnaud Lutin ou à Janos de Parno : « Il arracha […] quelques pages aux Cahiers de Péguy pour en garnir sa Fin de Siècle (Albin Michel, 1980). », ce pastiche supposé n’entre pas en ligne de compte dans notre tableau.

[21] Approfondir au contraire les pistes lancées dans les Cahiers du XXe siècle, n° 6 sur « la parodie », 1976 avec notamment : Claude Abastado, « Situation de la parodie », p. 9-37 ; Claude Bouché, « L’enjeu d’une écriture parodique », p. 39-51, Geneviève Idt, « L’autoparodie dans Les Mots de Sartre », p. 53-86 ; Jacques Durrenmatt, « La Parodie », Lettres actuelles, n° 11, mars-avril 1996, p. 40-91 ; Geneviève Idt, «La parodie : rhétorique ou lecture ? » dans Actes des colloques animés à l’Université de Nanterre par Raphaël Molho, n° 3 sur « le discours et le sujet », 1973, p. 128-173 ; Margaret Rose, Parody : Ancient, Modern and Postmodern, Cambridge University Press, 1993.

Pour le plagiat, partir d’Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, PUF, 1999 ; et André Monteuuis, Le Plagiat littéraire, Jouve, 1911.

Pour le pastiche, lire Émile Faguet, « La parodie, l’imitation et le pastiche à travers les âges », Revue des deux Mondes, après mars 1913 ; Pernette Imbert, Enrichir son style par les pastiches, Retz, 1991.

Il faut analyser la citation à partir de La Seconde main ou le travail de la citation d’Antoine Compagnon, Seuil, 1979.