En Société
Apollinaire. Que
vlo-ve ? Bulletin international des études sur Guillaume Apollinaire,
n° 17, janvier-mars 2002 ; n° 18, avril-juin 2002 ; n° 19,
juillet-septembre 2002 (60 rue de Fécamp, 75012 Paris). Ce bulletin, qui paraît
à une régularité métronomique (comme Histoires
littéraires…), souffre un peu de la modestie de sa
présentation mais apporte toujours des éléments utiles sur Apollinaire et son
œuvre. Une rubrique, « Apollinaire au jour le jour », constituera un
jour une somme sur la réception du poète dans le monde.
Aragon. Faites entrer l’Infini, n° 33,
juin 2002 (Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 42 rue du Stade,
78120 Rambouillet ; 74 p., 8,5 €). Ce numéro présente de très mélancoliques
tableaux d’Anne-Françoise Couloumy, à laquelle Éric-Emmanuel Schmitt et Jacques
Moano consacrent chacun un article. Le cahier Elsa
Triolet comporte un article
de Jacky Gilbert sur Roses à
crédit et une présentation
par Vassili Katanian de la correspondance entre Lili Brik et Elsa Triolet. On
notera, dans le cahier « Louis Aragon », la lettre étonnante
qu’Aragon envoya en 1954 à Louis Thibaut, à l’époque secrétaire de section
d’Aniche, qui avait fait parvenir ses poésies au directeur des Lettres françaises :
Aragon y justifie de manière extrêmement précise son refus de publier ce
camarade et s’explique sur son rôle au journal, qu’il refuse de voir comme
« l’organe du parti ». Un cahier est consacré au poète Hikmet et le
discours d’Aragon au Congrès des écrivains américains en 1939 est reproduit en
fin de volume. Article de Bernard Leuilliot sur les rapports d’Aragon avec
l’écrivain Hugo ; entretien avec François Eychart qui apporte son
témoignage sur quelques personnalités communistes, notamment Doriot et Gitton.
Bibliophilie. Le Livre et l’Estampe, n° 157,
2002 (Société royale des bibliophiles et iconophiles de Belgique, 4 Boulevard
de l’Empereur, 1000 Bruxelles). Au sommaire : un article d’Adrienne
Fontainas sur l’éditeur « Edmond Deman et les artistes » (ces
derniers sont Khnopff, Redon, Rops, Van Rysselberghe, Rassenfosse, etc.), une
étude d’Auguste Grisay sur « La Bibliothèque de Charles Hayoit »
(passée récemment en vente à Paris chez Sotheby’s) et un texte d’Émile van
Balgerghe, « Léon Bloy et Octave Mirbeau en enfer ? À propos d’un
livre récent et de quelques autres », long plaidoyer en faveur de Pierre Michel,
le spécialiste de Mirbeau.
Claudel. Bulletin de la Société Paul Claudel,
n° 165, 1er trimestre
2002, « Claudel et le principe de contradiction » (13 rue du
Pont-Louis-Philippe, 75004 Paris ; 68 p.). Claude-Pierre Pérez
rappelle les rapports houleux de Claudel avec les Surréalistes, mais aussi
l’admiration d’Éluard (à Noël Arnaud : « il ne faut pas traiter
Claudel comme cela »). Jean Bastaire évoque un « Claudel
résistant ? » moins paradoxal qu’il ne semble, et Louis Fournier
raconte son travail sur le texte imprimé des Mémoires
improvisés. En outre, recension des nombreuses reprises théâtrales récentes
montrant Claudel plus vivant que jamais.
Commune. La Commune, Bulletin de l’Association
des Amis de la Commune de Paris, 2002, n° 16 (46 rue des Cinq-Diamants, 75013 Paris ;
cotisation annuelle : 19 €). L’Association
des Amis de la Commune de Paris (1871), la plus ancienne organisation du
mouvement ouvrier français, a été créée en 1882 par des Communards de retour d’exil ou
de déportation. Elle publie un bulletin d’informations destiné à perpétuer
l’esprit de ce grand moment historique et compte plus d’un
millier d’adhérents. Le numéro 16 contient plusieurs articles
consacrés à Louise Michel. L’Association assure deux permanences hebdomadaires à son
siège. Pour en savoir plus : www.commune1871.org
Gide. Bulletin des
Amis d’André Gide, n° 134, avril 2002, Le
Journal du Foyer franco-belge (La
Grange Berthière, 69420 Tupin et Semons). Le principal intérêt de ce bulletin
est la publication d’une grande partie du
Journal inédit que Gide a tenu durant sa période de collaboration au Foyer
Franco-Belge, destiné aux réfugiés de guerre d’origine belge, couvrant l’année 1915 (de
janvier à novembre). Ce texte a été commencé dans son Journal puis rédigé séparément : selon
Pierre Masson, qui le présente, ce texte souffre de n’être « trop souvent qu’une simple
énumération de noms et de menus faits, parfois de minuscules drames ». C’est pour cette raison que Gide ne l’a pas publié et que Pierre Masson en résume des pans entiers, non
sans frustration pour le lecteur. Ce Journal, au moins documentaire, est-il une
des sources de l’œuvre gidienne ? Pierre Masson
semble le penser et le rapproche des Faux-Monnayeurs.
Autre Journal proposé dans ce même numéro, celui de Robert Levesque, dont la
publication, commencée en juillet 1983 dans le Bulletin n° 59, s’achève ici avec le carnet XXXII (à la date du 7 juin 1944). Enfin,
signalons la publication du texte de trois conférences prononcées lors de l’hommage à Gide à la BnF le 29 mars 2001 (« Gide mort ou
vif »), le premier de Pierre Masson, « Gide et la mort
surmontée », le deuxième d’Alain Goulet,
« Gide à l’œuvre » sur l’écriture de Gide, et le troisième de Martine Sagaert sur « L’Œuvre ultime », enrichissants.
Guillaume. Carnets de l’association des Amis
de Louis Guillaume, n° 26, 2001 (114 ter avenue de Versailles, 75016
Paris). Cet ancien directeur d’école et poète est mis à l’honneur chaque année
depuis 1973 par ses Amis : se sont ainsi succédé la publication de lettres
avec Gaston Bachelard, dont Guillaume était un grand admirateur, Max Jacob et
Senghor, celle de parties de son Journal et des informations sur son actualité.
Ce numéro offre, avec la suite de son Journal (du 30 juillet au 31 décembre 1940),
longue mais intéressante au moins d’un point de vue historique, quatre textes
de Guillaume. On appréciera la reproduction des documents (lettres, articles),
témoins souvent émouvants d’une histoire d’amis (écrivains et poètes) et de
famille. Mais les textes de Guillaume sont traités davantage comme des sources
d’inspiration par ses Amis que comme des poèmes à interpréter – c’est dommage.
Car au lieu de s’éclaircir, l’œuvre de Guillaume s’obscurcit sous leur plume.
Histoires littéraires. Littérature, n° 124, décembre 2001, « Histoires
littéraires » (Larousse, 128 p., 15 €). « Histoires
littéraires » : on connaît ce titre, dont le pluriel sert ici aussi à
repenser les découpages et les périodisations de l’histoire littéraire
conventionnelle. L’extrême hétérogénéité des huit articles en disent bien la
complexité : récrire aujourd’hui l’histoire littéraire vise d’abord à
redéfinir le concept de littéraire, au carrefour de l’anthropologie et de
l’histoire des idées (c’est l’ambition de l’article de J.-L. Diaz consacré à
démontrer « l’autonomisation du littéraire » entre 1760 et 1860), à
en repenser la cartographie générique (c’est le but d’une étude de M. Cohen sur
le roman réaliste, visant à considérer Balzac et Stendhal « comme des
producteurs parmi d’autres producteurs à la recherche d’un "créneau"
offrant à la fois récompense économique et culturelle sur le marché des
genres », où l’on nous permettra de trouver systématique et forcé l’usage
de la sociologie), à en redéfinir la théorie (déconstructrice et féministe,
pour M. Cambron, qui se demande comment raconter l’histoire de la littérature
contemporaine québécoise malgré son « malaise à l’égard du récit »),
ou encore à en quantifier l’économie (à penser, selon A. Vaillant, par rapport
« au marché du travail en l’an 2000 » de « l’édition des textes passés »).
Mais il s’agit également ici d’en ranimer les héros morts au combat (œuvre de
C. Pradeau, dans une belle histoire de l’Histoire de la littérature
française de Thibaudet), d’en
énumérer les exemples les plus surprenants (tel est le projet d’un article de
F. Thumerel sur Sartre lecteur et continuateur de Maupassant), d’en chanter les
mythes fondateurs (c’est évidemment Borges, homme à tout faire de la théorie
littéraire depuis vingt-cinq ans, et sa conception cyclique de l’Histoire, qui
se trouvent invoqués par M. Cambron), voire d’en déclamer la liturgie (tel est
sans doute le projet de l’étude de S. Meitinger sur le « logos du monde
esthétique chez J. Garelli », pour ce que nous avons pu en comprendre).
Bref, si histoires littéraires nouvelles il y a bien lieu de faire, c’est sans
doute autant par une utilisation renouvelée de certains concepts conventionnels
(la mémoire culturelle, la périodisation, la transmission intertextuelle, les
systèmes génériques, etc.) que par l’élaboration d’outils inédits.
Lautréamont. Cahiers
Lautréamont, n° 57-58 (1er semestre
2001, 98 p.), n° 59-60 (2e semestre
2001, 86 p.). Dans chaque numéro, de précieuses découvertes qui aident à la
compréhension des textes. Dans le n° 57-58, Jean-Pierre
Lassalle propose une clef à l’expression de Poésies I, Poe vu comme
« Mameluck des rêves d’alcool ».
Naruhiko Teramoto a retrouvé ce dont on soupçonnait l’existence sans l’avoir prouvée, une
publication en feuilleton du Corsaire
aux cheveux d’or de Louis Noir, qui inspira des passages du dernier Chant de Maldoror. Dans le n° 59-60, l’origine du
« Beau comme un vice de conformation congénital… » retrouvé par Y. Vassielsky chez E. F. Buisson ; et
une correspondance intéressante entre Alain Chevrier et Sylvain-Christian
David, à propos d’une lettre de Gustave
Hinstin dénonçant l’antisémitisme de
Jules Verne dans Hector
Servadac. On regrette que plus de la moitié de chaque livraison soit
occupée par l’interminable « Dictionnaire du
Cacique » de Jacques Noizet qui, pour quelques entrées intéressantes,
multiplie le verbiage et la complaisance avec une agressivité digne du
professeur Choron.
Musée. 48-14. La Revue du musée d’Orsay,
n° 15, automne 2002, Espagnes (Réunion des Musées nationaux,
116 p., 11 €). La dernière livraison de 48-14, malgré une couverture un
peu tristounette, est en grande partie espagnole, l’exposition Manet-Vélasquez
oblige. Le dossier des nouvelles acquisitions permet de découvrir un étonnant
portrait d’Yvette Guilbert, des photographies du jardin du Palais Rose de
Montesquiou, ainsi qu’une photographie d’Alexandre Dumas en couleur. La partie
des études est entièrement consacrée à l’Espagne fin-de-siècle, avec, entre
autres, un article sur La
Réception française de l’architecture du modernisme catalan par Noémie Girard.
Péguy. L’Amitié Charles Péguy, n° 98,
avril-juin 2002, Nouveaux
regards sur Péguy poète ; n° 99, juillet-septembre 2002, Péguy pastiché (12 rue Notre-Dame-des-Champs,
75006 Paris, 268 p., 12 €). Heureux
les admirateurs de Péguy poète qui n’ont pas pu assister au colloque organisé à
ce sujet par l’Amitié Charles Péguy et la Sorbonne (Paris IV), car le numéro 98
de L’Amitié Charles Péguy en publie les actes ! On
relèvera, parmi les pistes les plus intéressantes de ce renouvellement de
l’image de Péguy, les liens entre prose et poésie, repérés chez l’essayiste
(une réflexion sur De la
situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les
accidents de la gloire temporelle menée
par Julie Bertrand-Sabiani dans « Portrait de l’essayiste en poète »)
et chez le poète, par Michel Murat (« La Forme du Porche du mystère de la deuxième
vertu »). Celui-ci en profite pour faire une mise au point sur les
formes poétiques utilisées par Péguy : selon lui, il n’écrit pas de
versets (malgré tout ce qui en a été dit) mais suit une combinatoire mêlant
vers et vers libre. Péguy lui-même parlait de « prose musicale »,
comme le prouve par ailleurs ce deuxième axe exploratoire de son écriture :
les rapports d’Eve avec
l’hymnologie latine médiévale (par Dominique Millet-Gérard). Enfin, Romain
Vaissermann, dont l’article « Péguy, pastiche, parodie » clôt ce
dossier, ne se contente pas de commenter le À
la manière de… de Reboux et
Müller imité dudit, mais entreprend une explication linéraire qui apprend
autant sur le style de Péguy, si critiqué, que sur la façon de faire des
pastiches. C’est précisément à Péguy
pastiché qu’est consacré le
bulletin suivant : comme Romain Vaissermann le fait remarquer, Péguy a été
l’un des auteurs les plus pastichés au XXe siècle. Face à l’ampleur de la tâche,
notre auteur s’arme de références et convoque Gérard Genette : c’est pour
déplorer que l’illustre critique ait défini le pastiche par la relation
d’imitation en régime ludique, alors que la tradition comme le sens commun
voient dans le À la manière
de… le type du pastiche
péguien. Romain Vaissermann adopte donc la grille genetienne aux textes
considérés et nous annonce trois types d’imitations : le pastiche, la
charge et la forgerie. Las ! c’est pour abandonner aussitôt d’aussi
louables intentions théoriques et en revenir à un classement plus proche du
sens commun : les « micropastiches », qui « naissent et
meurent au détour d’une phrase » ou d’un texte, les « pastiches
mort-nés » et les « pastiches publiés ». Que Gérard Genette ne
s’inquiète pas, ce n’est pas dans ce volume que sa typologie sera remise en
cause. Mais on y trouvera des textes introduits avec les précisions
biographiques et philologiques nécessaires.
Pergaud. Les Amis de Louis Pergaud,
bulletin n° 8, 2002 (178 rue de la Convention, 75015 Paris). Un poème inédit de
Pergaud, Le Chapeau. Poème
unanimiste, est publié dans ce bulletin. Il est dédié « au maître
Jules Pipi », allusion irrévérencieuse et détournée (Giulio Pippi, dit
Giulio Romano, était un peintre de la Renaissance italienne) à Jules Romains,
fondateur de l’Unanimisme. Ce poème figurait dans un cahier manuscrit
appartenant à la famille Duboz. Autres apports : La Rouille des pampres, recueil
partiellement inédit de poèmes et qui apparaît comme l’ébauche deL’Herbe
d’avril, et des lettres de Pergaud à Gaston de Pawlowski (en remerciement
pour son compte rendu du Roman
de Miraut dans Cœmedia), à Marie Sauguet
(après lecture de son livre À
travers le voile). Fort nécrologique, par ailleurs, ce bulletin, mais
malgré tout plein d’un entrain p’titgibusien.
Poésie. Le Coin de table. La Revue de
poésie, n° 11, juillet 2002 (11 bis rue Ballu, 75009 Paris ;
120 p., 14 €). Les numéros se succèdent et le Coin de table reste La revue de La Poésie. Cette
formule frappée au coin de l’exclusive (la poésie est une et le Coin son unique serviteur authentique), on
peut la trouver désolante, autant que la revendication concomitante d’une
« poésie de qualité », dont la qualité se mesurerait à l’émotion
procurée. Les textes de Jacques Charpentreau (membre du comité de direction)
donnent le ton, et il est détestable. Pas seulement parce qu’ils sont mauvais,
mais parce qu’ils n’ont d’autre objet que de dénigrer ce qui leur est étranger,
les écrits d’autrui, la culture d’autrui. Dommage pour les autres auteurs,
dommage pour Bernard Lorraine qui présente le peintre-poète brésilien Vincent
Monteiro, dommage pour Achaltchi Oki et pour tous les poètes d’hier et
d’aujourd’hui qui se trouvent rassemblés sous cette pauvre bannière – et qui ne
demandent sans doute qu’à être lus, et à laisser lire.
Portugal. Arsenal,
n°6, Littératures/Portugal,
2001 (BP 66614, 29266 Brest cedex, 15 €). Quand on reçoit
une revue comme celle-ci, élégante, ouverte et généreuse, on voudrait mettre au
coin les pleureuses professionnelles d’une littérature crue
morte. Rangeons donc les mouchoirs, mieux vaut lire Jean-Claude Pinson
(« Du fait poétique aujourd’hui »), ou la
poésie-fiction de Jean-Luc Caizergues. Et ce n’est pas parce qu’ils n’entrent pas dans les territoires arpentés par Histoires littéraires qu’on se privera de dire au passage le plaisir de relire les poèmes
de Keith Barnes, déjà parus chez Maurice Nadeau, ou de recommander la lecture d’un bon dossier sur la « littérature portugaise ». On y
découvrira les textes, entre autres, de José Ricardo Nunes et de Fernando
Guerreiro. Un regret seulement : l’absence de références
bibliographiques précises – et une
suggestion : donner quelques textes en version originale, pour le ton et
la couleur.
Rimbauverlainomania. Les
Amis de La Grive, n° 165, juin 2002, Rimbaldomania, Verlainomania (16 rue Kennedy, 08000 Charleville-Mézières ;
125 p., 8 €). Moins réussi que
le précédent, ce numéro de La
Grive. Entre une étude compassée sur la ridicule statue de Rimbaud qui
trône à Paris en face de la Bibliothèque de l’Arsenal – l’œuvre très Jacklanguienne intitulée « L’Homme aux semelles devant » – et une interminable série de poèmes saugrenus et tape-à-l’œil de Gaston Compère, est présentée une prétendue
« photographie inédite de la mère de Paul Verlaine, extraite de l’album personnel de P.V. » Ce document, qui provient de la
collection de Jean-François Colléaux, président du Cercle du Bibliophile
ardennais, montre une vieillarde dont les traits ne rappellent, ni de près ni
de loin, ceux de la mère du poète. D’après un spécialiste
du poète maudit, elle n’a pas plus d’authenticité que la photographie de Germain Nouveau qui figurait
dans le même album, passé en vente à Paris il y a quelques années. « On
voulait un numéro drôle », annonce la rédaction de La Grive dans l’avant-propos du bulletin. Objectif atteint ?
Romantisme. Romantisme, Revue du
dix-neuvième siècle, n° 115 « De ceci à cela » (Sedes, 1er trimestre 2002, 128 p., 15 €). Curieux titre que celui de ce « numéro
libre » de Romantisme,
mais qui dit bien finalement le hasard qui préside à la juxtaposition d’articles
échappant à la contrainte du thème imposé. Le hasard faisant bien les choses,
il offre surtout une belle occasion de relire Les
Travailleurs de la mer, avec Claude Millet qui met au jour les trois
schémas d’intrigue amoureuse dont la combinaison façonne ce roman
d’amour foutraque : roman courtois, comédie
moliéresque, histoire de Rebecca et Isaac dans la Genèse. Un Hugo venant rarement
sans son Dumas ces temps-ci, Frank Wagner s’efforce de rééquilibrer les
comptes en revenant sur Les
Trois Mousquetaires à la
faveur d’une revue des lectures psychanalytiques, notamment, de l’œuvre,
pour en analyser la littérarité. Dans l’article qui donne son titre au
recueil, Isabelle Daunais consacre une étude aussi subtile qu’un peu
byzantine du vitrail de La
Légende de Saint Julien l’Hospitalier comme objet modèle de la lecture
des Trois Contes. Les
études féminines ne sont pas en reste, avec Pierre Laforgue qui prend appui sur
les Portraits de femme pour révéler au cœur du projet de
Sainte-Beuve les rapports entre critique et féminin ; et Nicole Cadène
offre aux béotiens l’occasion de découvrir un versant de l’historiographie
féminine du XIXe siècle
victorien, en analysant les spécificités du récit de la Vie de Marie Stuart par Agnès Strickland. Dans une
perspective historiographique toujours, Laurent Fédi expose le programme de
moralisation et de rationalisation de la vie politique proposé par la Critique philosophique de Renouvier et Pillon, ses acteurs,
et les raisons de son échec. Nous n’avons pas très bien saisi les
enjeux du dernier article, basé sur un rapprochement entre Baudelaire et
Nietszche. En somme, un numéro composite mais plein d’intérêt,
sous une belle couverture due à Gustave Moreau, dont la facture évoque
curieusement les marbres paysagers italiens. Sans que rien de ceci ait
réellement rapport avec cela.
Stendhal. L’Année stendhalienne, n° 1,
2002 (Champion, 352 p., 40 €). On peut payer ce prix, et même davantage,
pour un travail d’impression de qualité, une conception éditoriale sérieuse ou
inventive, mais pour cette chose-là ? En couverture, du rouge et noir,
évidemment, sous la forme de deux éclaboussures d’encre. L’intérieur est
imprimé (en Suisse) dans un caractère indéterminé et hideux, une mise en page
déséquilibrée et indigeste tant les marges ressemblent à celles d’un livre de
poche, l’encrage est épais, écrasé, sur un papier offset on ne peut plus
ordinaire, quasiment du papier d’élection (mais d’un grammage supérieur tout de
même) que les marchands soldent massivement après chaque grand-messe
républicaine. Le brochage est cousu, ce qui serait un bon point, mais par
cahiers de trente-deux pages qui coûtent moins cher. La vénérable maison Honoré
Champion semble avoir perdu le goût du livre bien fait et opté pour la
production rapide à base d’informatique. Or l’informatique est, en typographie,
un outil sans finesse ; utilisé à la va-vite, comme c’est le cas pour la plupart
des publications savantes aujourd’hui, il donne des résultats aisément
repérables par leur aspect uniformément triste et gauche. La négation même du
livre ! Mais quelle proportion de lecteurs est-elle sensible à cette
décadence ? Dans L’Année
stendhalienne, on trouve les fautes « typographiques » (ce terme
convient mal quand il s’agit de « brut de disquettes ») les plus
répandues dans ce genre, telles qu’elles apparaissent inévitablement lorsque le
travail est à base de fichiers produits par des logiciels peu ou mal maîtrisés,
que l’éditeur se contente de faire assembler et approximativement homogénéiser.
Parmi les scories les mieux caractérisées : les numéros des notes sont en
exposant, comme les appels ; il y a un espace inutile entre l’apostrophe et
le guillemet ouvrant, parce que, sans cet espace, le logiciel composerait un
guillemet fermant, ce qui serait fâcheux pour un début de citation ; les
points de suspension sont soit un signe typographique unitaire, soit trois
points successifs, etc., etc. On échappe aux insupportables caractères
« génériques » sans valeur typographique, dus au passage d’un système
informatique à un autre, souvent imprimés tels quels. Il ne semble pas que
l’évolution récente de maisons très anciennes soit le fait d’une usure ou d’un
laisser-aller à la facilité, mais reflète bien une politique éditoriale
élaborée par de nouvelles équipes ignorantes du livre, des
« commerciaux » qui pensent probablement que le domaine
« savant », traité et maltraité comme on l’a dit, peut lui aussi,
moins bien peut-être que le roman de plage et l’album de cuisine, produire
argent et cotation boursière. L’équipe de L’Année
stendhalienne, publication
qui « prend le relais de L’Année
Stendhal, victime de tribulations éditoriales qui la dépassent », n’en
peut mais, bien sûr. Son rédacteur Philippe Berthier se charge de la
« chronique » d’actualité, dans un style alerte (voir l’exécution
nécrologique de Jacques Laurent) ; le « carnet critique »
recense des volumes parus entre 1999 et 2001 en France et à l’étranger ;
en continuant à remonter dans le volume, on trouve en « notes et
documents » une description des fonctions remplies par Stendhal à
Brunswick en 1807 et de ses rapports avec Pierre Daru, avec des lettres
inédites. Les 280 pages restantes sont constituées d’études dont les quatre
premières, toutes dues à de savants Japonais, sont rassemblées sous le titre
« Stendhal au Japon ». Le volume se continue avec des textes dont la
qualité d’écriture et la finesse d’interprétation font honneur à l’écrivain, et
dont la variété de sujets rend la lecture plaisante, depuis l’étude d’Yves
Ancel consacrée au goût, ou plutôt au manque de goût de Stendhal pour la forme
poétique, à l’exception de La Fontaine, jusqu’à l’analyse du « dossier de
presse de La Chartreuse de
Parme » par Jacques Houbert.
Verlaine. Revue Verlaine,
n° 7-8, 2002 (Musée-Bibliothèque
Rimbaud, BP 490, 08109 Charleville-Mézières ; 365 p., 22,87 €). Pas moins de quatre auteurs de
cette revue sont des collaborateurs réguliers ou occasionnels d’Histoires littéraires. Ils doivent se sentir un peu laids,
sous cette couverture jaune pisse à la maquette innommable, et dans cette
typographie d’une infinie tristesse, imprimée par un
artisan rural de la Loire, et éditée par le Musée-Bibliothèque Rimbaud de
Charleville, qui nous avait habitués à des productions plus soignées. Le
contenu est extrêmement savant et métrique.
Vigny. Association des
Amis d’Alfred de Vigny, bulletin n° 31, 2002 (6, avenue Constant-Coquelin, 75007 Paris ; 96 p.).
Cette livraison vaut surtout par la présentation, par Jacques Charpentreau, de
cinquante-trois lettres inédites d’Alfred de Vigny à une
jeune femme jusqu’alors inconnue, Mme
Cécile Chollet, née de Labattut, d’une famille
méridionale établie à la Martinique. Vigny a dû la rencontrer chez les
Clérembault qui avaient des attaches avec les familles établies dans les
Antilles et à Charleston aux États-Unis, ville où naquit la jeune Cécile.
Jacques Charpentreau, qui dirige la Maison
de poésie, a publié ce lot de lettres en volume, comme la même maison l’avait fait en 1997 pour cinquante lettres inédites de Juliette
Drouet à Victor Hugo. Dans le cas de Vigny, les lettres de Cécile Chollet
semblent avoir été détruites à la mort du poète. Sophie Marchal publie ses
premières recherches sur la famille de Cécile Chollet, avec un tableau
généalogique et la reproduction d’une miniature
représentant la correspondante de Vigny, qui figure aussi en médaillon sur la
première de couverture. Ce dossier confirme que nombre de correspondances de
grand intérêt dorment encore dans des collections privées.
[Michel Braudeau,
Alexandre Gefen, Jean-Louis Jeannelle, Jean-Pierre Lassalle, Jean-Jacques Lefrère,
Muriel Louâpre, Jean-Paul Louis, Sandrine Raffin, Éric Walbecq, etc.]
Livres reçus
Comptes rendus
Amour. Alain Vaillant, L’Amour-fiction. Discours amoureux
et poétique du roman à l’époque
moderne (Presses
universitaires de Vincennes, 2002, 236 p., 22 €). Que voici un ouvrage éclairant,
roboratif, et qui situe l’étude
littéraire, avec une grande science et une franche et fraîche témérité, dans un
rôle primordial. La littérature a sa place dans l’ordre épistémologique comme « discours particulier qui aurait
pour tâche de combler les lacunes dans un système de savoirs positifs ».
Voici que devient nécessaire ce regard neuf sur l’alliance fondatrice du discours sur l’amour et du roman, et
réhabilitée la fiction, autant celle de l’amour que celle que déploie le roman. « Deux illusions, l’amour et le roman, dont nous
savons à quel point elles sont entachées d’irréalité et de fausseté, se font le don mutuel de l’existence. […] Le roman, lui, aurait continué
à s’amuser du
jeu combinatoire, stérile et figé, du conte, s’il n’avait
accueilli cette parole qui, sans doute, n’est vraie que par lui, qui est tout mensonge. » L’étude porte principalement sur
un ensemble de romans français du XIXe siècle, car il ne s’agit pas de dégager une poétique
générale ou une topique du discours amoureux ou de l’amour, mais de cerner un ou des
moments de transformations perceptibles dans la définition même de la
littérature comme parole immédiate, éloquente, efficace à la littérature comme
livre, indépendante du code de l’éloquence.
Le roman, du Siècle des lumières à la fin du XIXe siècle, tire sa force, loin des codes,
de la liberté et de sa précarité. Si la pensée fondatrice de l’ouvrage est historique,
historienne (comment et pourquoi le roman explore-t-il le domaine de l’amour ?), le discours ne
repose pas sur un ordre chronologique, et encore moins évolutionniste. Certes,
une étude de Diderot (Supplément au voyage de Bougainville et autres œuvres
morales, Jacques le fataliste), est placée en tête,
et une sur Proust en fin d’ouvrage,
mais Laclos suit Zola (Une page
d’amour), et
Fromentin (Dominique) suit Flaubert (Madame Bovary, L’Éducation sentimentale). C’est qu’il s’agit de cerner des stratégies
fictionnelles ; la défaite de l’éloquence du sujet parlant chez Zola et la complexité de la
machine argumentative mènent à la substitution de la « description à
connotation érotique […] au
discours amoureux » ; la transformation du discours amoureux en
discours énigmatique dans Les
Liaisons dangereuses a ouvert
au roman moderne le champ infini des interprétations contradictoires ;
toute une conception du pouvoir de la parole se met en scène, entre confiance,
utopie, ironie et sublimation esthétique, de Balzac (Le Lys dans la vallée)
à Flaubert. C’est à
Proust (Un amour de Swann, entre autres) qu’il revient de fermer l’étude, lui qui établit l’analogie entre ces deux
illusions, l’amour et
l’art et
qui, dans le personnage de Swann, « incarne le meilleur de l’utopie amoureuse du XIXe siècle », les plaçant à l’intersection de la raison, de l’émotion et de la mémoire. Au
passage, des analyses de Dominique et des Misérables, lumineuses,
montrent les codages, les cryptages qui organisent une fiction, non sur un mode
allégorique et, par conséquent, lisible, mais selon une forme d’hermétisme imperceptible et qui
autorise un rapprochement, en toute dissimulation, entre biographie et discours
amoureux : l’un et l’autre « marquent en fait l’aboutissement d’un processus commencé dès le
début du siècle, chez Mme de Staël ou Chateaubriand, et continué […] chez Balzac et Flaubert ;
désormais, il n’y aura de
discours amoureux possible que cautionné par la parole du sujet écrivant. Faire
parler d’amour
dans un roman reviendra alors, pour le romancier, à raconter ses amours.
Autrement dit : l’aboutissement
littéraire du discours fictionnel de l’amour est l’autobiographie. »
Censure. Bernard
Joubert, Anthologie érotique
de la censure (La Musardine,
2001, 374 p., 18,29 €). Ce livre très documenté, de surcroît fort amusant (pourrait-il
en être autrement ?), est surtout une histoire de la censure des livres en
France depuis 1945. On y apprend bien des choses curieuses, notamment le détail
des mécanismes ayant abouti aux interdictions, reposant souvent sur la fameuse
loi du 16 juillet 1949 « sur les publications destinées à la
jeunesse ». On ne sera pas surpris de trouver, dans les commissions de
censure, des gens venant de Vichy et de la Ligue au Secrétariat général de la
Jeunesse, métamorphosée après la guerre en Cartel d’action morale et sociale,
animé par le pétainiste Daniel Parker. Gauche et droite fraternisaient
d’ailleurs allègrement dans les commissions, où l’on trouvait côte à côte
l’indéboulonnable abbé Pihan et le communiste Raoul Dubois. Et, dans sa
préface, Jean-Jacques Pauvert rappelle utilement que « ce sont les
hurlements de la presse communiste […] qui ont empêché, à l’époque, la
législation du planning familial, la retardant de vingt ans » : la
contraception, quelle perversion capitaliste, camarades ! Certains hommes
politiques s’illustrèrent aussi dans la croisade : Marcellin bien sûr,
Frey, mais aussi Robert Schuman (« père de l’Europe et père
fouettard ») et Mitterrand (une cinquantaine de livres interdits alors
qu’il était ministre de la police, en 1954-55). Quant aux auteurs condamnés, le
livre fait alterner les noms célèbres (Miller, Réage, Nabokov, Sade, Noël,
Hardellet, etc.) avec d’autres moins connus, pornographes occasionnels ou
tâcherons des curiosa : Grey, Foëx, Jourdan, Loulot, Genka, Oncle Henri,
Esparbec, Ernest Ernest, Bouyxou (ombre de Le Gloupier, que me veux-tu ?).
Au passage, une mise au point : contrairement à ce qui s’est parfois dit,
Bataille n’eut jamais l’honneur d’être traîné devant les tribunaux. Pour chaque
auteur et livre étudié, on nous donne en extrait les pages scandaleuses, ce qui
permet de faire des réflexions. Très détaillées, les notes de l’auteur sont
précieuses et nous promènent dans les coulisses de bien des interdictions. Très
utile aussi, le double index des auteurs et des titres. Chronologiquement, le
dernier ouvrage examiné est La
Veuve et l’orphelin d’Esparbec,
interdit à l’exposition en 1995 pour incitation à la pédophilie. Irait-on vers
la fin de la censure ? Bernard Jourdan ne le croit pas, qui note que la
loi de 1949 n’a jamais été abrogée. Et ce sont les plaintes d’associations
(généralement familiales et catholiques) qui permettent à présent de poursuivre
un livre ou une revue. Il serait à cet égard intéressant de savoir dans quelle
mesure ces associations sont représentatives, et de combien d’adhérents (ne
disons pas de membres !) elles peuvent se réclamer. Toujours est-il que,
globalisation ou pas, la censure est loin d’avoir dit son dernier mot et que
des cohortes de nouveaux abbés Pihan ou de Daniel Parker, déguisés en libéraux,
sont sans doute impatients de prendre la relève. Rien de plus normal, au
demeurant, car, comme le disait un charmant auteur, « la censure est une
institution admirable, parce qu’elle fait croire qu’il existe des livres
dangereux. »
Dali. Jean-Louis Gaillemin, Désirs
inassouvis. Du Purisme au Surréalisme 1925-1935 (Le Passage, 2002, 250 p., 35 €). Cette étude très fouillée et très nuancée
représente une étape nouvelle dans la connaissance de Dali et ouvre des
perspectives particulièrement intéressantes sur le Surréalisme lui-même. Mieux
encore, la lecture en est stimulante. Le chemin qui conduisit Dali de sa
Catalogne natale jusqu’au Paris
des Surréalistes se trouve remarquablement éclairé, non moins que toute sa
période parisienne. L’auteur se
concentre plus particulièrement sur les rapports du peintre avec l’architecte Emilio Terry, dont se
trouve reproduit un portrait resté inconnu (1934), qui est peut-être l’un des chefs-d’œuvre de Dali. Cependant, nous n’avons pas affaire ici à une
banale monographie artistique, mais à un véritable essai, qui concerne aussi au
premier chef l’histoire
littéraire, comme le montrent par exemple les évocations de Crevel, très lié
lui aussi avec Terry et qui servit de lien entre celui-ci et Dali. On y voit
aussi comment, en 1929, Breton fit tout pour essayer d’attirer à lui un Dali très
séduit par Bataille et dont les théories paranoïaques s’éloignaient assez de ses
conceptions de l’automatisme.
Il est par ailleurs intéressant d’observer comment le Surréalisme sut mettre à profit un certain
monde très parisien (les Noailles, Faucigny-Lucinge, etc.), ravi de jouer aux
mécènes. Mécénat qui fut parfois très efficace, comme l’a montré la récente biographie
de Marie-Laure de Noailles par Laurence Benaïm, et qui nous ferait appeler de
nos vœux quelque bonne Histoire
sociale du Surréalisme… Revenons
à Dali, pour dire que l’étude de
Jean-Louis Gaillemin est aussi un véritable essai esthétique, qui montre
comment l’artiste
parvint à subvertir le paysage architectonique classique, pour revendiquer une
« esthétique de la répugnance » et imposer l’ornementation Art Nouveau
(Guimard, Gaudi). Mais il y eut chez lui toute une évolution, parfois bien
contradictoire, mais jusqu’ici peu
étudiée et que l’auteur
retrace magistralement, en évoquant notamment l’amitié qui unit Lorca et Dali. Répétons-le, ce livre ressortit de
l’histoire
littéraire non moins que de celle de l’art ou même de la société. Richement illustré (in-texte en noir et
blanc, et hors-texte en couleur), l’ouvrage abonde en analyses précises et éclairantes, en citations,
en références, en documents. Citons au hasard tel développement sur
Lautréamont : « LesChants de Maldoror contiennent une théorie
anthropologique qui n’a rien à
envier aux déclarations parcimonieuses de Rimbaud sur l’hallucination volontaire. […] Mais si Lautréamont est proche
de la théorie rimbaldienne de "l’hallucination volontaire", sa conclusion est inverse. Loin du
"Je est un autre", elle se traduit par cette affirmation
contraire : "Si j’existe,
je ne suis pas un autre". Cri solipsiste et anarchiste, loin de cette
volonté surréaliste de mettre la poésie (ou la peinture) à la portée de
tous. » L’auteur,
qui est historien d’art, est
parvenu à un éclairage neuf, riche et suggestif, sur un aspect et un moment
capital du Surréalisme. On ne saurait en dire autant de la quasi-totalité de
ces innombrables ouvrages, qui, chaque année, chaque mois, presque chaque jour,
paraissent sur le Surréalisme, comme des moulins débitant désespérément la même
farine…
Décadents. Julia
Przybos, Zoom sur les
Décadents (Corti, 2002,
297 p., 19 €). On se
préoccupe de plus en plus, chez les dix-neuviémistes, de l’interaction des
techniques optiques du XIXe siècle
avec sa littérature, ce qui a pu donner lieu à d’intéressants ouvrages (de
Philippe Hamon à Philippe Ortel, disons). Ici, l’optique est surtout une
métaphore, et une technique d’exposition, qui tient d’ailleurs autant du roman
que de la pédagogie. Le principe en est le zoom,
qui permet d’approfondir progressivement un panorama initial, en explorant des
détails isolés et jugés révélateurs. Bien qu’elle ne soit réellement mise en
oeuvre que dans les derniers chapitres, où l’on va du panorama à des études de
textes, l’idée n’est pas mauvaise et donne à l’ouvrage un tour original. Pour
autant, sa contribution aux études de la décadence s’avère mince, en dépit de
la masse de références brassées. Oscillant entre l’image du zoom et celle du
kaléidoscope, l’auteur s’est donné pour tâche de lire la presse (corpus non
précisé) et la production populaire (pas de bibliographie), estimant y trouver
l’expression des préoccupations du temps, ce qui se conçoit, même si on dispose
déjà des travaux de Marc Angenot sur ce principe. En revanche, on conçoit moins
le lien établi avec les œuvres dites décadentes, qui sont mises « en
résonance » avec ce premier corpus. La production décadente se trouve
alors donner l’image de « ce que ressent une partie importante de la
population », ce qui ne manque pas de sel. Ou faut-il supposer que
l’époque est elle-même décadente, et surtout unanime ? L’absence de
définition du corpus, de principes de sélection des articles (sauf
tautologique : à partir de ce qu’on sait de la décadence) et de l’objectif
poursuivi, condamnait l’auteur à accumuler les citations et les références sans
perspective. À cette première difficulté s’en ajoute une autre, qui tient au
manque de recul historique, lequel empêche de distinguer ce qui appartient en
propre à l’époque, que ce soit dans le discours social ou dans les œuvres
littéraires (par exemple la culture du récit de sang dans la presse est loin
d’être une spécificité de la seule fin de siècle, si l’on songe aux
« canards sanglants »). De là, sans doute, les nombreux
à-peu-près : Baudelaire aurait affirmé que la mode est « le moyen de
faire du nouveau » et se serait trompé dans la mesure où l’on constate
trente ans plus tard l’uniformisation du costume par la mode. Il nous souvient
pourtant avoir lu l’évocation de cette uniformisation vestimentaire sous la
plume de... Baudelaire en 1846 (l’habit noir, « expression de l’égalité
universelle », est devenu la « livrée uniforme de désolation »).
On pourrait citer encore le contresens sur Villiers, vu comme un zélateur de la
science et des savants, à contre-courant de son époque. Ce ne sont là que de
minces détails, mais qui ajoutent au sentiment de vague du propos. Ces
approximations sont accentuées par le choix de l’auteur de procéder par
collage, par juxtaposition, ce qui lui permet de faire l’économie des
transitions (et donc du sens). De temps en temps, les morceaux choisis sont
articulés par... d’autres citations, d’ouvrages critiques à présent, qui ne
peuvent guère se substituer à un point de vue, surtout lorsqu’ils ajoutent aux
imprécisions de l’ouvrage. Ainsi, à propos du rôle de la métaphore :
identifiant dès l’abord la métaphore, la comparaison et l’analogie, l’auteur se
contente de citer à l’appui des travaux qui confondent eux-mêmes pensée métaphorique
et rationalité imaginative (Lakoff et Johnson). On renverrait volontiers aux
analyses autrement plus éclairantes de J. Schlanger sur la pensée analogique.
Or cela n’est plus un détail, car le traitement de l’analogie est la clef de
voûte de tout ouvrage qui se donne pour objet la prolifération décadente des
images, qu’on l’appelle éclectisme ou, comme ici, kaléidoscope. On ne demandera
par conséquent rien d’autre à cet ouvrage que de présenter à sa mode,
c’est-à-dire avec vivacité et entrain, des faits déjà bien connus sur la
confusion fin-de-siècle (quelques passages nous ont néanmoins semblé neufs,
notamment celui consacré à la manie de la statufication des grands hommes),
Paris entre Babylone et Babel, le scepticisme, le voyage et la religion, et on
pourra y puiser quelques citations originales, car Julie Przybos a eu le mérite
de remonter aux sources. Reste que l’absence de propos se mesure à l’incapacité
de l’auteur à conclure : la conclusion de l’ouvrage est moitié moins
longue que ce compte rendu.
Dumas (I).
Alexandre Dumas, Le Maître
d’armes, introduction de Michel Cadot (Maisonneuve et Larose, 2002,
313 p., 11,5 €) ;
Alexandre Dumas, Souvenirs
dramatiques, préface de Pierre-Louis Rey (Maisonneuve et Larose, 2002,
323 p., 22 €) ;
Catherine Toesca, Les 7
Monte-Cristo d’Alexandre Dumas (Maisonneuve
et Larose, 2002, 311 p., 15 €). La
météo des grands hommes est chargée cette année : voilà qu’après la
tornade Hugo il se met à pleuvoir des Dumas, dans de petits formats trapus et
colorés. Un roman d’abord, Le
Maître d’armes, qui exploite très librement les souvenirs du célèbre
Grisier, que fréquenta Dumas et qui avait connu quelque célébrité en Russie
alors qu’il enseignait son art à la jeunesse de Saint-Pétersbourg : là, il
avait lié amitié avec un jeune officier, Annenkov, impliqué dans un complot qui
lui vaudra la déportation en Sibérie, où le rejoindra courageusement sa jeune
compagne, la Française Pauline Gueuble. Tout ceci donne à Dumas l’occasion de
quelques belles scènes (les ridicules de la communauté française, la famille
impériale, la chasse à l’ours, l’attaque du convoi par les loups) dans un roman
pas trop soigneusement ficelé, mais qui se laisse lire. On lira surtout lesSouvenirs
dramatiques du même, qui
mêlent lectures critiques ou comparées (Sophocle contre Voltaire, Casimir
Delavigne contre Mély-Janin, Pichat et son Léonidas),
réflexions sur des contemporains (Scribe), souvenirs de théâtre (récit des
relations houleuses entre Dumas et les acteurs de la Comédie-Française,
notamment Mlle Mars). On y trouve aussi quelques pages d’histoire, soit
pour raconter la curieuse équipée du baron Taylor, homme de théâtre et
expéditionnaire en Égypte, chargé de ramener de fameux obélisques, soit pour
relater des débats oubliés (devant le Conseil d’État à propos des théâtres
subventionnés) auxquels il prit part, aux côtés de Hugo notamment. Tout cela
est très cavalier de ton, Dumas n’hésitant pas à recopier des pages entières
des œuvres citées, quand ce ne sont pas les minutes du Conseil d’État... mais
aussi à laisser le lecteur en plan lorsqu’il arrive à un épisode déjà raconté
ailleurs : allez voir, dit-il, mes mémoires. À noter que ce volume, comme
le précédent, est une réimpression en l’état de l’édition originale, ce qui
explique les facéties de pagination (apparition prématurée, p. 401 du
t. I, de la p. 315 du t. II) et les coquilles nombreuses.
L’ouvrage n’en est pas moins d’un grand intérêt. On n’en pourra dire autant du
troisième opus dont nous gratifient les éditions Maisonneuve et Larose, dont on
serait bien en peine de distinguer le propos, tant l’ouvrage est confus et peu
maîtrisé. Il devait y avoir là le dessein d’évoquer Dumas à travers un
personnage qui semble surgir de son passé et lui offrir ensuite un modèle. Mais
la passion exclusive de l’auteur pour Dumas et le peu de rigueur de ses
analyses font dévier le projet vers on ne sait quel mélange d’hagiographie et
de spéculations hasardeuses. On pourra sans dommage limiter sa lecture à
l’iconographie et aux annexes, pour le moins curieuses et bien documentées,
présentant tout ce que Dumas baptisa Monte-Cristo : le roman, mais aussi
un bateau, un château, un journal, des cigares...
Dumas
(II). Bernard Fillaire, Alexandre
Dumas et associés (Bartillat,
2002, 143 p., 14 €). Alors
qu’à la faveur d’un bicentenaire où l’on s’aperçoit qu’Alexandre Dumas n’est
pas un écrivain aussi dénigré qu’il y paraissait il y a quelques mois, alors
que les Dumasiens commencent à reprendre espoir, Bernard Fillaire lance dans la
mare un gravillon qui se rêve pavé. Cet essai « entend rétablir la
vérité en apportant une note différente dans une symphonie unanime » et
« envisage aussi plus largement de lancer une réflexion sur la question de
la collaboration littéraire ». Le propos est simple : Dumas, dont les
œuvres principales ont été écrites par d’autres, principalement par Auguste
Maquet, est l’exemple-type de l’imposteur que l’intelligentsia littéraire se
plaît à honorer, refusant de voir la vérité en face, « non que les
universitaires craignent qu’en éclairant les collaborateurs, cette lumière
fasse de l’ombre à leur auteur, mais que cet auteur ne devienne l’ombre de ses
collaborateurs ». Se plaçant de lui-même sous l’égide du
« truqueur » Eugène de Mirecourt, dont le pamphlet de 1845, Maison Alexandre Dumas et Cie, ouvre la longue série des
écrits anti-Dumas, Bernard Fillaire, quelque quatre-vingts années après Gustave
Simon et son Histoire d’une
collaboration. Alexandre Dumas et Auguste Maquet (1919), tente à son tour de rendre en
totalité à Maquet ce qui ne lui appartient qu’à demi. Apparemment, tout est bon
à prendre pour pourfendre « la négritude littéraire » dans ce factum
sans queue ni tête : couverture opportuniste en ces périodes de
célébration, où s’étale en grosses lettres « Alexandre Dumas », et
dessous, en plus petit, « et associés », le tout surplombant le
portrait de l’écrivain par Gustave Le Gray ; délires narratifs en
italiques où un homme mystérieux déguisé en stylo demande à l’auteur de devenir
le sien (cf. pp. 29-30) ; attaques contre les éditeurs et les biographes
de Dumas ; comparaisons hasardeuses ; amalgames discutables entre
adaptation, plagiat, imitation – avec une pique à Guy Debord qui n’avait rien
demandé ; copiés-collés de correspondances diverses censés démontrer
l’usurpation ; bibliographie des œuvres de Maquet suivies, pour celles
dont la paternité revient à Dumas, de la mention « avec Alexandre
Dumas », etc. Personne n’ignore que Dumas s’est le plus souvent fait aider
par de nombreux collaborateurs, mais de là à dire que Maquet, le plus zélé d’entre
eux, a rédigé pratiquement seul les plus grands romans de l’écrivain... L’étude
comparative des manuscrits de Maquet et de Dumas, que réclame Bernard Fillaire,
a toujours fait long feu quand elle essayait de prouver cette accusation (Simon
lui-même s’y risque à partir des manuscrits du chapitre
« L’Exécution » des Trois
Mousquetairesdans les pages 34 à 49 de l’édition originale d’Histoire
d’une collaboration, mais le résultat n’est pas probant). Certes, Dumas
demandait à Maquet d’effectuer les recherches préparatoires, de lui soumettre
un plan et de rédiger une première version, mais il retravaillait le tout, ce
qui l’autorisait à signer de son seul nom. Bernard Fillaire jugera sans doute
cet argument irrecevable, les Dumasiens étant pour lui les adeptes aveugles
d’une secte dont « Dumas, gourou littéraire » serait le guide. On
s’étonne par ailleurs que Bernard Fillaire, qui semble si pointilleux sur
l’honnêteté intellectuelle, se contente, dans son essai, d’une si pauvre
rigueur scientifique. Les à-peu-près historiques côtoient les a priori violents, trop de sources ne sont pas
citées, certaines références sont vagues et les lieux communs abondent
(« Quand on écrit, tout est présent, tout s’arrête. Les jours sont
identiques »). Le plus embarrassant est que, tout en prétendant rompre
avec les discours officiels sur l’auteur de Monte-Cristo,
l’auteur n’en finit pas de voir en Dumas l’image d’Épinal que certains amateurs
continuent de répandre. On aurait préféré que la réhabilitation de Maquet,
romantique engagé et auteur compétent – sur ce point notre essayiste
iconoclaste a peut-être raison, « Maquet eut une œuvre. Il eut un style,
une musique » –, que cette réhabilitation, donc, se fasse de façon moins
violente vis-à-vis de Dumas et de ses admirateurs. L’agressivité nuit à la
pertinence. Pauvre Maquet, cette fois encore. La réédition n’est pas encore
pour demain.
États
d’âme. Vicomte
Phoebus, Retoqué de Saint-Réac, Mes
États d’âme ou Les Sept Chrysalides de l’Extase, suivi de À la poursuite de Retoqué de Stéphane Le Couëdic et
Christian Soulignac (Fornax, 2002, 256 p., s.p.m.) ; Carnets du Collège de ’Pataphysique, n° 8 (15
juin 2002). L’existence duSpicilège des œuvres incomplètes du Vicomte
Phoebus, Retoqué de Saint-Réac, daté
de 1995 (lisez 1904), était connue depuis que les auteurs de l’Encyclopédie
des farces, attrapes et mystifications lui
avaient consacré une notice en 1964. Durant près de quarante ans, un silence
prudent avait accompagné les chercheurs. Et voici que paraissent simultanément
trois publications consacrées au vicomte (il n’y a pas que des comtes en
littérature), sans omettre les accessoires habituels, lettres ouvertes, tracts
et bilboquets. Tout avait commencé dans les années 50, rue du Théâtre, dans le
petit appartement-bibliothèque de Lucien Biton qui abritait ses trésors
asiatiques, voire rousseliens (on les a vus depuis circuler sur catalogues), et
l’emplacement suffisant, entre deux épis, pour poser les verres et une
bouteille de blanc sec. Mes
États d’âme ou Les Sept Chrysalides de l’Extase, sans être le seul prétexte des visites
de N.A. et F.C. à Lucien Biton (les Japonais qui venaient fouiner dans ses
livres rares notamment s’en foutaient complètement), revenaient finalement
toujours sur la carpette. D’une voix nasalo-vibrante, Lucien Biton débitait ces
pastiches d’un Robert de Montesquiou mâtiné de Gabriel de Lautrec et de
Laforgue, de Jean Lahor et de son ami Stéphane, d’Emmanuel Signoret et de
Jarry, Tailhade, Dujardin, Maeterlinck, sur fond publicitaire de Plotin,
Nietzsche, Schopenhauer, Joubert, Fouillée et autre Cousin de la famille, dans
un tel foisonnement de vocables symbolards qu’il paraît difficile d’y retrouver
ses petits, autrement dit les auteurs supposés. Comment ! il y avait donc
encore des Symbolistes en 1904 ? On en apprend tous les jours. Ce retard à
l’allumage prouverait que le ou les auteurs appartiennent vraiment à la
génération suivante. Mais alors, quel intérêt de pasticher des œuvres dont on a
eu le temps depuis vingt ans de se moquer ? Jeux de Normaliens ? Les
clefs de Mes États d’âme sont molles et les serrures
bouchées. Bien sûr, il y a chez Saint-Réac du Montesquiou (Fézensac), mais il
ne faut pas oublier que, depuis 1849, Nadar a fait de M. Réac un type
nouveau sans noblesse aucune. Et la baronne bas-bleu qui « a le sac »
rime-t-elle agréablement avec Diane de Beausacq ? La cible était-elle
alors plus visible qu’elle ne l’est devenue aujourd’hui ? Si le vicomte a
fait scandale, ce fut dans un milieu bien restreint, car le livre à peine paru
semble être déjà tombé dans l’oubli, à part son annonce parmi les publications
récentes dans le Mercure de
France du 1er janvier 1905. Il y avait trop de monde
là-dedans pour qu’on puisse s’y intéresser. Depuis que Stéphane Le Couëdic a
reconnu qu’il ne savait rien à son sujet au cours du Colloque des Invalides de
novembre 2001 (Du Lérot, éditeur)
a paru l’édition fac-similé de Christian Laucou (Fornax éditeur) dont les notes
typographiques sont précieuses (réimposition du premier cahier, identification
des caractères, la Française légère et les vignettes d’Auriol, et quelques
autres en provenance d’une fonderie allemande), car ce sont les exercices
typographiques, avec ou sans filet, qui font tout le charme de ce curieux
bouquin. On suivrait volontiers Christian Laucou dans son identification des auteurs,
Georges Chennevière et Louis Farigoule, si vraiment celui-ci ne finissait pas
par être un peu trop gâté par la postérité. En même temps ou quasi, le n° 8 des Carnets trimestriels du Collège de ‘Pataphysique (1
gidouille 129 EP, vulg. 15 juin 2002) publie seize pages, et en couleurs, de Mes États d’âme précédées d’une minutieuse étude de
Barbara Pascarel, qui ne détesterait pas voir ici la main de Jean Dayros,
l’auteur des Solitaires. Alors qui ? Les supputations
iront encore leur train tant qu’on n’aura pas découvert une preuve externe, à
défaut d’une revendication de paternité. Enfin, le bibliomane cherchera à se
procurer la Lettre ouverte à
Monsieur Gilles Firmin […] par le sieur Christian Laucou (Fornax, 2002), qui complètera, s’il
est un jour achevé, le dossier des Affaires qui constituent, si l’on en croit
l’auteur d’un essai à paraître, l’histoire authentique du Collège de
’Pataphysique…
Gide. Gide aux
miroirs : le roman du XXe siècle :
mélanges offerts à Alain Goulet (Presses
universitaires de Caen, 2002, 356 p., 28 €). Ce recueil donne l’occasion de comprendre le mot
fameux de Malraux sur Gide : « le contemporain capital ». Mot
qui semble excessif à qui n’a pas
connu le temps où le seul nom de Gide embaumait le soufre, les épais sourcils
noirs coopérant à diaboliser le regard oblique de ce Satan sentencieux. L’admirable, chez Gide, c’est d’abord sa faculté d’admirer et, se mirant, de s’admirer en train d’admirer. Un feed-back s’amorce, car Narcisse séduit
entre tous. Un Narcisse assez singulier puisqu’il ne s’aime qu’en retour, au terme d’une double réflexion. Il est
justement ce miroir, rêvé par Cocteau, qui réfléchit très bien avant de
renvoyer ses images. Conséquence : savoir vampiriser à point nommé le
disciple admiré. Le rapport à Malraux illustre cela à merveille. Lors de l’affaire des sculptures volées au
temple de Bantaï-Srey, le témoignage de Gide en faveur du jeune aventurier
encore presque inconnu vient à point. S’ensuit quelque correspondance, où André M. raille un peu André
G. : « Il y a deux sortes de romanciers d’aventures, ceux qui ont des
aventures et ceux qui n’en ont
pas… M. André
Gide, je vous respecte et je vous admire ; mais vous êtes, dans l’ordre de l’esprit, un romancier d’aventures de la seconde
catégorie. […] Vous
considérez l’homme qui
agit comme le disciple du maître qui n’agit pas, et [faites preuve ainsi] d’une psychologie dont s’attristent les anges » (Jean-Claude Larrat cite là un
brouillon retrouvé d’une
lettre non forcément envoyée, mais, en janvier 1925, Malraux avait déjà la
langue bien pendue). Jean-Claude Larrat relève judicieusement que c’est dès lors que Gide, jusque là
simple aventurier de la drague, devient voyageur témoin, se mêle de dénoncer l’oppression en URSS, les colons
du Congo ou du Tchad, mille exactions, bref s’engage, gêne, préfigure Sartre aux cent colères. Certes, sur sa
pirogue africaine, Gide ne lit pas Marx, mais Bossuet. C’est son côté Raymond Roussel.
Moins composite, Gide serait moins comique, et moins charmant. Très
solide : le même Gide de 1890 à 1950, mais aussi très variable suivant l’admiré du moment. Le talent de
se faire le disciple de ses disciples n’a peut-être jamais été mieux incarné. Rien de plus flatteur pour
la jeunesse. Gide ne fait pas là du jeunisme : c’est sa nature, comme disait
Léautaud qui honorait la nature partout, même chez les
« anti-naturels » (mot daté). Chose pratique, il paraît influencer
sans même qu’on l’ait lu. Étonne moins dès lors l’ampleur si diverse d’une influence – ou d’une inflexion – qu’on serait bien en peine de
caractériser dogmatiquement. Il y a du Gide dans Queneau, qui, lui, a lu tout
Gide quand ils se croisent (aux échecs) dans un hôtel de Torri del Benaco au
bord du lac de Garde, l’été 1948.
Les trente auteurs de ces mélanges unis vers six terres (que dis-je ? six
cent soixante six !) en décèlent des échos, des traces indirectes,
Ménalque ou Édouard, Lafcadio ou Nathanaël, chez Robbe-Grillet, chez Duras,
chez Barthes, chez Christiane Rochefort, chez Modiano, chez Philip Roth, jusque
chez Cixous, au « sujet dés-assujetti »… Bref Gide, c’est
Dieu : le dieu caché, celui qui a brisé son miroir. Vous ne perdrez pas
votre temps avec ce livre, qui s’apparente
davantage à un numéro spécial de revue qu’à un traité : gros avantage pour le lecteur qui aime saisir
les choses par n’importe
quel bout. À qui aura eu le mauvais esprit de pénétrer par l’arrière ce gros volume d’hommage à deux A.G., au corps
réparti en cinq sections principales (influences, œuvres, rencontres, miroirs,
sujet de l’écriture),
la récompense sera d’un accord
de Brassens : ce lecteur sera entré par la section annexe « Images et
regards croisés » où Suarès, la photographie, Bernard Noël, Perec, Gracq
et Albert Cohen précèdent « le modeste » auteur du Bulletin de santé – chanson où se trouvent en fait « les tas de bouillons »
que l’auteur,
Jean-François Jeandillou, du savant article « Un prêt-à-chanter : la
locution défigée », a cru ouïr dans Les Trompettes de la renommée.
Au-delà du renom, ce qu’il faut
saluer chez Gide, c’est la
santé.
Louÿs. Mille lettres
inédites de Pierre Louÿs à Georges Louis. 1890-1917, édition établie,
présentée et annotée par Jean-Paul Goujon (Fayard,
2002, 1314 p., 45 €). Quel
boulot ! Il fallait toute la patience de saint Jean-Paul Goujon pour
dater, classer cette hénaurme, prolifique et quasi monstrueuse correspondance.
Mille lettres, plus quatre-vingt-douze encore inédites, et encore rien qu’à son frère ! Monstrueuse quand
on pense qu’en plus
Pierre Louÿs, sur la fin de sa vie, relisait ces lettres pour les annoter et
les enrichir de nouveaux commentaires ! Il est vrai qu’il avait participé (en 1908) au
concours du mot le plus long, mais quelle frénésie aura-t-il mis à vouloir
ainsi narrer sa vie par le menu (mais qui ne consiste pas pour autant en
moindres détails) et à vouloir encore par suite se la remémorer. Pour être
vraiment honnête avec ce double travail de Pénélope, il faudrait lui consacrer
presque autant de pages que l’ouvrage
lui-même. Le revuiste, qui ne craignait pas de devoir s’atteler à la tâche, mais qui ne
voulait pas entraîner une double fatigue pour le lecteur, a jugé qu’il valait mieux essayer d’en revenir à l’essentiel après la lecture de
ces 1316 pages. Comme par hasard, il s’agit d’une
lettre du début, datée du 16 avril 1890, où Louÿs, dans la fleur de ses vingt
ans, dit résumer ses principes après les avoir longtemps ruminés :
« Je ne ferai rien pour me faire connaître. Je supprimerai toute espèce de
réclame, et comme première mesure, je ne me ferai pas éditer, mais imprimer à
mes frais pour des distributions entre amis, afin que pas un volume ne soit mis
en vente. Je ne veux pas qu’un
Lemerre ou un Vanier mette son nom sur la première page d’un ouvrage de moi. Je ne veux
pas être un numéroté dans leur catalogue. Je ne veux pas qu’un inconnu ou un ennemi puisse
acheter sous l’Odéon
pour 3,50 f le volume où je me serai mis tout entier et que je ne veux
confier qu’à des
mains chères. Je ne veux surtout pas être nommé dans un article de
critique ; pas même dans les bulletins bibliographiques [...]. Ce n’est pas tout. Je changerai de
pseudonyme à chaque ouvrage afin de dérouter encore plus ce public que je hais.
Comme je m’écarte de
lui, je ne lui reconnais pas le droit de me juger, pas même pour dire du bien
de moi. Je me révolterais sous une fausse critique, mais je serais encore plus
blessé d’une
louange tombant à côté. [...] Ah ! si j’était sûr de moi, Georges, quel rêve je ferais !
Écrire ! Écrire ! Vivre pour écrire. [...] Ne montrer jamais, à
personne, un vers de soi. Rester pour les autres un homme du monde à vue
étroite, et, enfermé dans son cabinet, accoucher des chefs-d’œuvre. Mais brûler tout avant de
mourir, avec la satisfaction de se dire que l’Œuvre sera restée vierge, qu’on aura été seul à la connaître comme on avait été seul à la
créer, et qu’on a
condensé en soi-même la joie la plus grande qu’un cœur humain ait éprouvée, et d’autant plus immensément grande, qu’elle n’aura pas
été prostituée ! » La question n’est pas de savoir si Louÿs s’est ou non contredit dans ses actes ; l’homme a bien, d’une certaine façon, brûlé sa
vie ; elle est d’une
vibrante contemporanéité : quel écrivain aujourd’hui souscrirait à un tel
évangile ? Maintenant, comme dit le proverbe qui n’en est peut-être pas un, trop de
richesse nuit (enfin, il n’a pas été
émis par les pauvres !). On en est paradoxalement, après cet
extraordinaire voyage dans la vie d’un homme qui n’a fait
que multiplier les aventures alors qu’il ne rêvait que de vivre en ermite, à regretter le non-dit. Pas
tellement l’absence
de notes un peu nourries, non (on comprend que l’éditeur ait mis son couperet, on ne comprend pas, en revanche, qu’il n’ait pas mis d’index – et l’on s’étonnera que le correcteur ait
laissé passer bien des fautes dans les translations et traductions de l’allemand et du latin). On en est
à regretter de ne pas en apprendre plus sur les amours dissimulées, sur les
projets avortés, comme ce Dictionnaire
historique des femmes, projeté en 1904, qui devait être réalisé
collectivement et comporter quatre volumes de 1200 pages chacun ! Car
Louÿs est bien aussi tout entier dans ce qu’il n’a pas
réalisé.
Nodier. Vincent Laisney, L’Arsenal romantique. Le salon de
Charles Nodier (1824-1834). Présentation de Bernard Leuilliot
(Champion, 2002, 840 p., s.p.m.). Si toutes les histoires du Romantisme
font référence à Nodier et au rôle capital du salon de l’Arsenal dans la genèse du
mouvement, aucun travail de synthèse n’avait été réalisé récemment pour nous permettre d’en comprendre le fonctionnement
et d’en
mesurer avec précision le retentissement. C’est ce que propose Vincent Laisney dans un travail qui se situe au
carrefour de l’histoire
littéraire, de la sociologie et de l’étude des œuvres. Étudiant les « rites de sociabilité »
déployés le dimanche soir dans une étonnante variété d’activités, il nous montre quelle
formule originale Nodier avait élaborée, quel espace de liberté et d’invention fut l’Arsenal dans les dix premières
années de son activité. L’étude se
fonde sur l’ensemble
des mémoires et souvenirs publiés, mais aussi sur des documents inédits (en
particulier un volume inexploité du journal d’Antoine Fontaney). L’une des singularités de l’Arsenal fut l’accueil
toujours libéral fait aux inconnus et aux petits provinciaux. Le livre leur
consacre un chapitre important : certes, Aloysius Bertrand est devenu
célèbre, mais voici son ami Théodore Foisset (auteur d’un curieux faux Nodier), le
breton Édouard Turquéty ou Jasmin le poète ouvrier d’Agen. Comme il y a de
« grands hommes de province à Paris », l’Arsenal est au fond un
« grand salon de province » installé dans la capitale ; cela ne
tenait pas à une simple générosité de Nodier ou au souvenir de sa jeunesse
bisontine, mais surtout à de précises raisons stratégiques et pour ainsi dire
philosophiques. À côté des « oubliés », on guette bien sûr les grands
noms. Le rapport Hugo-Nodier était bien connu, mais l’analyse fouillée qu’en donne Vincent Laisney permet
de mieux comprendre les crises qui ont marqué leur relation si profonde. Pour d’autres écrivains, tout aussi
proches de Nodier, la relation ne peut aboutir pleinement pour des raisons de
susceptibilité ou par crainte de rivaliser avec Hugo : on le voit dans la
place très difficile à définir que tiennent à l’Arsenal un Vigny ou un Lamartine. Pour les participants plus
jeunes, la situation n’est pas
moins complexe, et il faut des analyses très nuancées pour échapper aux
catégories toutes faites : sur le duo Gautier-Nerval, en particulier, quelques
pages inventives et perspicaces expliquent le curieux sort fait à l’Arsenal dans leurs écrits :
Nerval recourt à l’imaginaire
et à la fiction, Gautier se mure dans un silence énigmatique. Aux dimanches de
l’Arsenal,
on ne rencontre pas seulement les écrivains, mais aussi des musiciens (en ce
domaine, c’est Marie
Nodier, « muse-icienne », compositrice et interprète, qui vole la
vedette à tous les autres ; on eût aimé plus de détails sur la présence
évoquée de Liszt et surtout sur le mystérieux Zimmermann, mentionné plusieurs
fois sans qu’il soit
présenté), des peintres, des artistes en général, des éditeurs, des directeurs
de revue. Se constitue ainsi un véritable panorama de l’activité romantique. Quoiqu’il s’agisse d’une thèse, l’auteur a su faire place à une
certaine fantaisie, par nécessaire fidélité à Nodier : ainsi, l’intitulé des sept parties de son
livre est-il calqué sur l’Histoire du roi de Bohème et de
ses sept châteaux et l’étude s’ouvre-t-elle sur un amusant (et
authentique) sujet de dissertation. On ne verra pas là un mimétisme laborieux,
mais une intime compréhension de l’esprit même de Nodier et de sa modestie : si, dans sa
conclusion, Vincent Laisney reconnaît ne pas livrer de « résultats
spectaculaires », il fait mieux : il donne à comprendre de l’intérieur un moment capital de
la vie littéraire.
Perec. Isabelle Dangy-Scaillierez, L’Énigme criminelle dans les
romans de Georges Perec (Champion,
2002, 387 p., 64 €). Avec
le RomPol, Perec a trouvé une forme en adéquation avec certaines de ses
préoccupations (la quête, la perte, l’énigme), tout en les distanciant par la dégradation du
pastiche : la formule policière est en effet souvent traitée de façon
irrespectueuse, Perec semblant se plaire à insérer dans ses textes de mauvais
romans policiers, des caricatures du genre. Que représente donc pour Perec ce
modèle qu’il
maltraite ? Isabelle Dangy-Scaillierez répond à cette question à partir de
trois directions de recherche, le roman policier comme modèle narratif, l’imaginaire de la transgression,
l’imaginaire
de l’enquête.
Il s’agit d’une thèse dans les règles de l’art, remaniée efficacement, et
qui procède systématiquement par inventaire précis suivi d’analyses solides évoluant du
plus simple au plus métatextuel. Si l’ensemble, d’une
grande clarté, se lit avec intérêt, on peut regretter l’usage fait, un chapitre durant,
de la notion fatiguée de « subversion d’un genre », fragile en ce qu’elle implique préalablement de figer le « policier »
dans des figures canoniques, et d’autant plus contestable qu’elle le réduit au roman de détective, en laissant de côté toute
une tradition française qui rattacherait le policier au roman populaire (alors
même que l’auteur
souligne le style « roman populaire » de certains emprunts, mais en
le rattachant au feuilleton). Cela mis à part, Isabelle Dangy-Scaillierez
montre de façon convaincante que la forme policière sert d’abord à ruiner le mythe de l’auteur au profit d’un artisanat revendiqué, le
ressassement et les répétitions typiques du roman populaire, liés aux
stéréotypes et la bouffonnerie, pouvant être associés à une pratique
adolescente – ou
délibérément immature – de l’écriture et de ses pouvoirs
(auxquelles on pourrait rattacher la multiplication par les personnages de
systèmes de contraintes qui évoquent le jeu enfantin). Cette prédilection a des
résonances métaphysiques, tant la solution de l’enquête apparaît généralement insignifiante par rapport à l’ampleur de l’énigme traversée. Puis le roman
de détective, parce que la subtilité de l’auteur s’y mesure
à la sagacité du lecteur, au-dessus du duel entre détective et coupable, est
considéré de façon métatextuelle comme un modèle de la lecture. Le RomPol
fournit également à Perec un univers, celui de l’interdit, de la violence, de la clandestinité, qui sera présenté
dans une seconde partie, sans grande surprise quant à ses thèmes (« l’imaginaire » du meurtre, du
vol, de la loi absente suppléée par la contrainte auto-appliquée) mais toujours
pertinente dans le détail des analyses : en particulier, la donnée
fondamentale du roman policier – la
présence du crime, toujours déjà là au moment où s’engage l’enquête – est réinterprétée à l’aide des outils de la
psychanalyse, comme symbole d’une
culpabilité associée au langage et à sa duplicité, à sa prétention à tenir lieu
de réel. L’auteur
estimant à bon droit que l’intérêt
de Perec pour les concepts de la psychanalyse permet de supposer la présence
sous-jacente de ce type de démarche investigatrice en deçà de l’enquête policière proprement
dite, elle s’appuie à
nouveau sur la psychanalyse à propos du faux et de la falsification (rattachée
à la filiation, elle apparaît comme l’indice d’un
sentiment d’usurpation
à l’égard d’un moi authentique et perdu).
Cette approche prend de l’importance
dans la troisième partie, qui s’attache à
« l’imaginaire
de l’anamnèse »
(exploration nostalgique d’un passé
enfoui, voire tentative de prise de contrôle sur un passé qui résiste),
« l’imaginaire
visuel » et celui de « l’énigme », le désir de savoir débouchant à son tour sur un
désir de maîtrise qui se résout dans les constructions imaginaires. Le récit
policier souligne ainsi, conclut l’auteur, les mécanismes de séduction à l’œuvre dans l’écriture, l’auteur offrant au lecteur un
double dont il est convié à se délivrer, ou avec qui il plongera, au contraire,
dans le plaisir narcissique des constructions fantasmatiques.
Peinture. L’Écran de la représentation.
Théorie littéraire. Littérature et peinture du XVIe au XXe siècle, sous la direction de Stéphane
Lojkine (L’Harmattan, 2001.
455 p., s.p.m.). On pourrait s’étonner de l’empan de ce volumineux ouvrage
qui couvre pas moins de cinq siècles et deux arts (de Brantôme à Rushdie, en
passant par Léonard de Vinci), n’était la volonté de Stéphane Lojkine de démontrer
que la fonction de l’écran est intrinsèque à la représentation, et partant,
concerne n’importe laquelle de ses réalisations. C’est ici que le bât blesse,
et que le recueil déçoit : si la théorie proposée ici a quelque validité
(ce qu’on ne conteste pas), il ne reste plus guère aux contributeurs qu’à
l’appliquer au mieux de leurs capacités, chacun s’évertuant à retrouver dans
son territoire de recherche favori la fameuse structure voile/projection, ce
qui au mieux donne à beaucoup d’articles l’aspect d’une guère enthousiasmante
application, au pire d’une fastidieuse tentative de raccrocher ses propres
wagons à la locomotive lojkinienne (est-ce pour cette raison que l’introduction
théorique réinscrit et reformule longuement chaque étude dans la ligne orthodoxe
présentée par le directeur du recueil ?). Néanmoins ce volume propose
quelques articles essentiels pour qui s’intéresse aux rapports entre
représentation littéraire et image, à commencer par ceux de Stéphane Lojkine
lui-même, en dépit d’un style guère engageant. À partir d’une lecture subtile
des deux morts de Julie dans La
Nouvelle Héloïse, l’auteur tente de dégager le concept d’écran qui articule
selon lui deux ordres de la représentation, le géométral qui régit l’espace et
le symbolique qui construit le sens. Cet écran qui délimite et signifie est
d’abord analysé comme ce qui manifeste l’occultation, la perte du référent
réel, que suppose la représentation, mais aussi ce qui permet, du fait de cette
occultation et contre elle, une représentation, l’occultation et la projection
se réalisant sur la même surface (qu’elle soit thématisée ou qu’elle reste
symbolique). L’écran s’avère alors davantage qu’une métaphore, une fonction de
la représentation, proposition appuyée par le rapprochement avec la théorie de la
vision d’Alberti (l’écran étant ce plan qui coupe le cône de projection de la
vision pour que s’y forme une image). L’écran devient donc la limite, seuil et
enveloppe tout la fois de deux espaces, reliés et séparés par lui, celui d’un
espace vague qui peut être le réel, et d’un espace restreint : on retrouve
alors la structure constitutive du moi freudien (qui n’est pas pour rien
présenté dans une topique), interface unissant un surmoi conçu comme projection
et un ça comme inclusion. De ces stimulantes analyses, la plupart des
contributeurs retiendront surtout le jeu sur occultation et projection, qui
leur donne parfois l’occasion de lectures convaincantes, comme celle que M.-T.
Mathet consacre à la visite d’Emma à Binet à la fin de Madame Bovary. Les introductions
théoriques menant à tout pourvu qu’on en sorte, il était judicieux d’en sortir
en découpant dans le vaste champ de la représentation une période
singulièrement sensible à cette problématique. C’est ce que fait Philippe
Ortel, auteur d’un ouvrage paru depuis sur des questions proches, et qui donne
un article de synthèse sur l’écriture et la projection au XIXe siècle. À partir de la critique du
daguerréotype, dispositif technique faisant l’économie de l’homme, de la main
(Focillon) pour devenir pure trace (impression), Philippe Ortel analyse la
fortune du concept de transparence, en peinture d’abord, puis dans la
littérature, par le biais des préfaces et textes théoriques. C’est l’occasion
de redécouvrir le lien secret du lyrisme romantique aux réalistes, chacun
s’efforçant de réduire la distance entre le moi et le monde, en faisant du
corps du poète la « lyre sensible » où jouera la nature, pour les
uns, en se faisant miroir, vitre, écran sensible pour les autres. Nous
atteignons ainsi la fin du siècle, où s’affirmera simultanément une prose
visant à la transparence, et une poésie choisissant avec Mallarmé de fétichiser
l’écran lui-même. Une fois ces maîtres articles traversés, nos lecteurs
pourront à leur gré butiner de plus brèves études (Gautier, Giono, Aragon et
Breton pour nos siècles), en regrettant que l’abondant dossier iconographique
soit desservi par la médiocre qualité des reproductions, comme pour illustrer
le destin tragique de la représentation… entre voile et trame.
Notes de lecture
Adam. Anne Hogenhuis-Seliverstoff, Juliette
Adam (1836-1936) : l’instigatrice (L’Harmattan, 2002, 305 p.,
24,40 €). Le
sujet – un
siècle de vie politique et littéraire – justifiait une biographie fouillée. Ce n’en est pas une. L’auteur, qui a précédemment
publié des ouvrages sur les relations franco-russes de jadis, a consacré une
part qu’on peut
trouver excessive à la Russie dans l’existence de Juliette Adam, à propos de laquelle le cruel Tailhade
susurrait que, pour elle, Adam n’était pas
le premier homme. Quelques coquilles (le pauvre Coppée perd un p, le terrible
Quesnay de Beaurepaire, persécuteur des compagnons anarchistes, devient
« Beaurepère »), quelques erreurs : Sagallo n’était pas un roitelet des côtes
de Somalie, mais une localité de la région ; le général Seliverstoff ne
fut pas occis « en plein boulevard » mais dans sa chambre de l’Hôtel de Bade (il est curieux
que l’auteur,
qui porte son nom, soit imprécise sur cet ancien chef de la police politique
russe qui réprima sans douceur l’agitation
anti-tsariste), de même qu’il est
improbable que les autorités françaises aient permis à l’assassin Padlewski, comme l’affirme Anne
Hogenhuis-Seliverstoff, de disparaître après son méfait. En réalité, Padlewski
avait réussi à s’enfuir à
l’étranger
avec la complicité ouvertement revendiquée de l’épouse d’Albert
Duc-Quercy, chroniqueur du Cri
du Peuple, et avec celle du compagnon de Séverine, le journaliste Georges
de Labruyère, qui signa peu après dans l’Éclair un article au titre-pétard : Comment j’ai fait évader Padlewski.
Alcool. Michel
Covin, Les Écrivains et
l’alcool (L’Harmattan, 2002,
491 p., 39,50 €). « Mais comment font-ils pour
continuer d’écrire en buvant autant ? […] Comment les roses de la
littérature peuvent-elles naître sur le fumier de l’alcoolisme ? »
C’est ainsi que Michel Covin pose dès ses premières lignes les termes du
problème qui l’occupe. Des écrivains aussi différents que Marguerite Duras et
Joseph Kessel, Michel Leiris et Hemingway, en passant par Michel Déon, Bukowski
et une dizaine d’autres, sont rapprochés dans une analyse des rapports de
l’alcool au corps, à l’identité, aux femmes, à l’homosexualité, à la mort, à la
religion, à la résolution, au sentiment de culpabilité, à la violence, au
voyage. Un livre dense, pertinent dans ses choix et ses analyses, sans
conclusion comme il est sans ordre de composition, selon l’aveu de l’auteur lui-même.
À consommer avec modération.
Analyse. Éric
Bordas, Claire Barel-Moisan, Gilles Bonnet, Aude Déruelle, Christine
Marcandier-Colard, L’Analyse
littéraire. Notions et repères (Nathan,
2002, 232 p., s.p.m.). A l’ère des grands systèmes succèdent, on le sait,
l’émiettement, le pragmatisme et l’éclectisme des idées, mouvement dont on doit
sans doute se réjouir, mais qui ne facilite pas le travail des pédagogues
contraints à rassembler pour les étudiants du premier cycle en moins de 240
pages assorties d’exemples et d’une bibliographie, tous les concepts et les
méthodes nécessaires de cet exercice étrange, mi-technique, mi-herméneutique,
qu’est « l’analyse littéraire » telle qu’elle est aujourd’hui
pratiquée à l’Université. Envisageant avec lucidité et courage la difficulté
intrinsèque qu’il y a à réunir « la pluralité d’approches »
(sémiotique, narratologique, stylistique, etc.) dont nous sommes désormais
coutumiers et l’embarras encore plus grand qu’il y a à les intégrer de manière
globalisante, Éric Bordas propose de les mettre « au service de la
lecture d’un texte dont la richesse est telle qu’elle nécessite des savoirs
pluriels pour en rendre compte ». Entreprise modeste et démocratique de
balisage et de compromis dont les auteurs de ce manuel, visiblement jeunes et
courageux, se tirent fort honorablement
Anthologie. Réalisme et Naturalisme.
Anthologie, présentation et
dossier par Éléonore Roy-Reverzy (GF Flammarion, 2002, 126 p., 3,30 €). Cette
anthologie n’apprendra rien aux initiés. Les profanes, en revanche, trouveront
dans ce petit volume une synthèse utile, littérature et peinture mêlées, sur le
Réalisme et le Naturalisme : après les problématiques d’usage sur
« littérature et réalité », un choix de textes pertinent, du côté de
la théorie comme du roman ; un dossier iconographique qui, de L’Enterrement à Ornans à L’Absinthe,
présente les grands classiques du genre ; un dossier chronologique et des
notices biographiques sur ces peintres et romanciers, autrefois si scandaleux,
aujourd’hui bien établis. Un peu court (c’est la contrainte de la collection),
mais efficace.
Apollinaire (I). Michel Décaudin, Apollinaire (Le Livre de poche, 2002,
283 p., 7,20 €). L’un des meilleurs spécialistes d’Apollinaire rassemble en ce
volume dense l’essentiel
de ce qu’il faut
savoir de l’auteur d’Alcools. Il s’attache non seulement aux
aspects les plus connus de l’œuvre,
mais aussi au journalisme, au théâtre et au cinéma sans jamais donner la
sensation du recopiage ou du résumé. Bibliographie commentée, chronologie
détaillée et « petit bottin apollinarien », ainsi qu’un index et quelques
illustrations, enrichissent ce modèle de vulgarisation aussi utile qu’agréable.
Apollinaire (II). Laurence Campa, Apollinaire critique littéraire (Champion, 2002, 270 p.,
s.p.m.). Excellent travail que cet Apollinaire,
critique littéraire, sérieux, fouillé, nourri, réfléchi. On y examine le
poète faisant le critique et le critique en profitant pour faire le poète, le
renifleur d’œuvres en
devenir, guidé parfois par l’amitié
plus que par l’esthétique,
le contempteur de l’Académie,
le portraitiste inlassable et le fantaisiste qui invente des ouvrages
imaginaires (Marninx, Le
Pont Chinois et Tzimin-Chac qu’il ne reste donc plus qu’à écrire) lorsque les services de presse viennent à manquer. Sans
compter son fameux pseudonyme Louise Lalanne, signataire des chroniques sur La Littérature féminine publiées dans les Marges ou les articles signés Pascal Hédégat.
La bibliographie est riche comme la curiosité de cet homme captivant, les
commentaires éloquents, les conclusions claires : « ici on invente
une nouvelle critique » aurait-on pu indiquer sous le titre de ce livre.
Art justicier. Chaké Matossian, Saturne et le Sphinx. Proudhon,
Courbet et l’art
justicier (Droz,
2002, 226 p., 16 €).
Curieux ouvrage que celui que Chakè Matossian donne dans la jolie collection Titre courant de Droz. L’objet est en multiple et
insaisissable : il s’agit d’abord de lire un texte de
Proudhon (Du principe de l’art et de sa destination sociale) écrit sur ou à
partir de Courbet, sans se
priver d’intégrer
à la réflexion du philosophe sur le peintre une réflexion sur la représentation
du premier par le second. Mais il s’agit aussi plus largement de répondre à une question effectivement
séduisante, l’art
peut-il se soustraire à la tyrannie ? Par la complicité qu’entretiennent la fascination de
l’image et
la servitude volontaire, l’art revêt
en effet une dimension hautement politique, qui sera étudiée ici grâce à un
concept-pivot – de la
théorie de Proudhon comme du présent essai – très curieux, « l’esthésie ». Le concept d’esthésie, faculté esthétique en tant qu’elle se rattache à la sexualité,
permet d’arracher
l’art aux
spécialistes d’esthétique,
et de l’inscrire
dans un référent scientifique physico-médical. Il explique le pouvoir
tyrannique exercé par l’image, c’est-à-dire la nature de la
croyance sur laquelle se fonde tout pouvoir. On conçoit que Proudhon soit amené
à développer ce concept par une réflexion croisée sur le réalisme d’une part (qui met en évidence la
réalité de l’esthésie,
dépouillant l’art de
ses mirages), par la Révolution d’autre part, identifiée au degré zéro « jaculatoire » du
langage symbolisé par le juron du Père Duchêne. Ce résumé permettra peut-être
de mesurer l’intérêt
des questions abordées ici, mais donnera une faible idée du caractère
compliqué, voire biscornu, de la pensée de l’auteur. Jonglant entre le texte de Proudhon, les tableaux de
Courbet et les références, réelles ou supposées, encodées par l’un et par les autres, Chakè
Matossian produit à la fois de nombreuses analyses très pertinentes (Proudhon
peint par Courbet en Mélancolie,
la démonstration de l’esthésie
à partir du rapprochement pictural de la femme et du cheval, etc.), et s’égare avec la même aisance à
prendre des analogies pour des raisonnements (lecture du Retour de la conférence), ou
ses propres métaphores pour des éléments constitutifs des objets étudiés. Au
lecteur donc de faire le tri, d’exercer
sa vigilance, et de renouer seul les fils d’une réflexion dont on perçoit par moment la cohérence malgré l’éparpillement du texte (l’absence de conclusion nous
semble symptomatique du refus de l’auteur de construire réellement et méthodiquement son objet). Ces
réserves faites, on signalera la qualité des nombreuses illustrations, et l’intérêt de l’ensemble : il n’est d’ailleurs pas exclu que les
défauts de méthode soient la conséquence du caractère complexe de l’objet que s’est donné l’auteur, entre esthétique et
philosophie politique. Il convient donc de mesurer les réussites et les failles
de l’ouvrage à
l’aune des
difficultés de ce projet ambitieux.
Artaud et alii. Nathalie Barberger, Le Réel de traviole : Artaud,
Bataille, Leiris, Michaux et alii (Presses
universitaires du Septentrion, 2002, 231 p., 21 €). Le livre de Nathalie Barberger commence
très fort : par une citation de Roland Barthes qui ne peut que faire sortir
illico de ses gonds tout lecteur sensible. Barthes assène comme une
évidence : « La littérature s’affaire à représenter quelque
chose. » Erreur étrange. Celui qui écrit (ce qui s’appelle écrire) veut,
voudra toujours, infiniment plus : il
veut modifier le métabolisme
du lecteur. Sans la connaître – et pour cause –, la chimie intime du corps
d’autrui le navre. Masquer sous des dehors enveloppants ce projet mutagène
participe d’une hypocrisie des plus communes, sinon de la plus sale
inconscience. À elle seule, elle justifie la fuite des illettrés devant les
lettres : n’est-il pas loyal de prévenir avant d’attaquer ? Et si l’acide
se conduit sans la conscience d’être acide, en s’offrant comme du miel,
n’est-il pas encore plus virulent ? Ainsi la victime visée préfère, judicieusement,
croquer des chips en visionnant le Loft. C’est à peu près la vie du joyeux
Bonobo dans sa clairière, idéal adolescent. Le caramel de la vie semble
meilleur que le vitriol de la langue ; il est plus digeste. Marquant cet
interventionnisme, on peut en situer le projet dans la structure du langage.
Si vous estimez que le langage est impropre à de tels ravages, comparez la
physionomie et les mœurs de l’homme avant et après que sa structure ait
commencé d’être hantée par les catégories d’une grammaire. Les manipulations du
cadre qui, soit par le biais d’une drogue, soit par un jeu photographique, soit
à travers toute sorte de transformation arbitraire propre à désorienter,
bientôt débiliter le lecteur, lui feront voir le « réel » de traviole, causeront
l’égarement ou la perte du sens : ces effets, certes en nombre infiniment
supérieur à ceux de nature à produire l’effet contraire, sont aussi infiniment
plus faciles à produire. Bataille ne s’avisa jamais de poser la question de
Malraux quant à la vertu de l’œuvre d’art, laquelle continue d’agir à travers
les mutations du contexte, bénéficie en ses métamorphoses d’une valeur
ultraculturelle qui, depuis que nous avons ouvert les yeux sur la totalité des
œuvres, nous rend contemporains d’un artiste de la préhistoire comme de celui
qu’on appelle fou. Le nihilisme documentaire opère à l’inverse, l’anamorphose
va dans le sens de l’entropie, de la dévalorisation. S’il est sensible, le
lecteur avide de sens s’effondre, empoisonné. L’absurde assomme ou il tue. Voilà
où conduit « le refus de tout système fabricateur de réalité ».
Autant user d’un pistolet. Réagissant à cette sorte de tentative, Isidore
Ducasse écrivait : « il semble parfois qu’on tuerait un livre. »
Augiéras.
François Augiéras, Le Diable
ermite. Lettres à Jean Chalon 1968-1971 (La
Différence, 2002, 256 p., 18 €). Pierre Leyris rappelle dans son volume
de souvenirs Pour
mémoire un adage qui convient
à merveille à François Augiéras : lorsque le diable a mal il se fait
ermite, lorsqu’il va mieux il redevient le diable. Ermite ou artiste, c’est un
Augiéras en chair et en action – il est dragueur en diable et ne manque pas de
rappeler qu’il fit le trottoir à Tanger – qui apparaît dans ces lettres. On le
découvre aux aguets, coincé en hospice, en butte aux incompréhensions locales,
ce qui nous vaut ce « rapport de la gendarmerie de Domme déclar[ant] que
l’on me voyait souvent cet été, "torse
nu, immobile en haut des falaises", je faisais tout simplement du
yoga ». Il est désireux de voir encore la Grèce, d’écrire, de peindre, il
est inspiré, habité. Une saine vitalité. Reste l’impécuniosité. De ce point de
vue, il semble avoir été secouru. Il faut reconnaître que le rôle joué par Jean
Chalon et par quelques autres, son éditeur Étienne Lalou, et son proche
entourage – on pense à Paul Placet, par exemple – ne peut pas être oublié.
Cette correspondance montre qu’il faut se méfier de la figure du poète maudit,
du bohème, du déclassé. Ce mythe littéraire est trop parfait, trop confortable.
Aymé. Michel
Lécureur et Thierry Petit, Les
Chemins et les rues de Marcel Aymé (Tigibus,
2002, 139 p., 39 €).
Itinéraire luxueusement illustré dans la vie et les livres de Marcel
Aymé : la province (Joigny, Villers-Robert, Dole, La Vouivre) et Paris
(Montmartre, les théâtres de l’écrivain et, bien sûr, la traversée de Paris).
C’est avec un plaisir de curiosité que le familier de l’œuvre d’Aymé se laisse
conduire de la rue Poliveau où habite l’épicier Jamblier
(« Jamblier ! 45 rue Poliveau », hurlait Grangil-Gabin dans La Traversée de Paris d’Autant-Lara) au bistrot du quartier
Saint-Gervais où Martin-Bourvil s’effare d’entendre son compagnon de route
traiter de « salauds de pauvres » les consommateurs miteux d’un
bistrot à leur image. L’album est beau, mais un regret : l’absence
d’images des films La Jument
verte et La Traversée de Paris. Préface
de Benoît Duteurtre.
Balzac. Arlette Michel, Le
Réel et la beauté dans le roman balzacien (Champion,
2001, 328 p., 54,88 €). On
aurait pu croire Balzac insoucieux de la beauté, tout occupé qu’il était à décrire une création
médiocre, mesquine et laide. Si la beauté n’est pas l’objet
premier de ses travaux, il existe pourtant une poétique du beau chez Balzac,
dont Arlette Michel montre qu’elle est
le fruit d’un
dialogue du réel et de l’idée
amorcé dès les premières œuvres. Aussi cet ouvrage opte-t-il pour un parcours
qui suit le développement chronologique de l’œuvre : les premiers apprentissages mettent déjà en évidence
une réflexion naissante sur les pouvoirs de l’image, et la découverte d’une forme très moderne de « beauté du médiocre »,
identifiée à la manifestation d’une
vérité du réel. C’est donc
dans des formes clefs du réalisme, comme la description, que l’auteur va chercher dans une
seconde partie la beauté balzacienne entendue comme rencontre de l’effet de réel et du symbolisme,
avant d’étendre
la démarche à d’autres
formes dont la référence est picturale, le portrait et le paysage. Mais la
beauté typiquement balzacienne est avant tout expression : exaltée par le
pathétique, elle atteint au sublime, qu’il soit sublime de la terreur ou de l’arrachement à soi, comme le
montre Arlette Michel en s’attachant,
dans les études philosophiques et les études de mœurs, à la beauté tragique du
drame. La beauté de l’idée, cet
envers analogique du réel, est enfin d’ordre métaphysique : la dernière partie dépeint un Balzac
mythographe, travaillé par les images du sublime christique, et par la
tentation du désespoir, de plus en plus pressante après 1842. Dans l’assombrissement d’une œuvre qui semble n’avoir plus à dire que la
destruction, l’effort de
l’espérance
échoue contre le spectacle d’un mal
que la beauté ne transcende plus.
Barricades.
Alexandre Hurel, Carnet de
barricades : des écrivains dans la mêlée (1830-1871) (Pimientos, 2002, 221 p., 18 €). Voici les circonstances qui ont conduit
l’auteur à entreprendre cette anthologie : « Sous les pavés la
misère. Plaisanterie de potache, ainsi je me représentais les pages qui suivent,
avant de plonger dans le sujet et d’appréhender sa consistance de gravats et de
sang. Les événements de 1986 auxquels je participai, sitôt passés, sitôt
oubliés, en la matière furent une mauvaise école. Alors on ne risquait pas
grand-chose à faire le zozo du côté du boulevard Saint-Michel. […] Quinze ans
plus tard, l’heure vient enfin pour moi de me plonger dans ces barricades, non
pas dans celles que j’avais pu fréquenter, dont on a compris qu’elle relevaient
principalement du folklore, mais bien dans celles de mes aînés, qui
m’apparaissaient comme pétries des promesses d’un romantisme pour partie
littéraire : les Trois Glorieuses, nerveuses syllabes claquées au vent, la
Commune, vibrant souffle de basse. » Ce volume réunit ainsi les récits,
les dialogues, les portraits les plus vifs et les plus représentatifs des
écrivains du XIXe siècle
sur les luttes révolutionnaires de 1830, 1848, 1851 et 1871. Le choix est
clair : pas question de privilégier la reconstitution historique ou de
faire entendre la voix des opprimés ; il s’agit, certes, de témoignages de
première main, mais de grande valeur littéraire et capables de donner toute
leur dimension épique aux événements. Chaque temps du processus révolutionnaire
est décrit à l’aide d’extraits tirés des Mémoires, Souvenirs ou Journaux de
Dumas, Chateaubriand, Vallès, Flaubert et autres ; parmi la quinzaine de
textes sélectionnés, c’est l’Histoire d’un crime (1851) de Hugo qui revient le plus.
Les écrivains mettent en valeur la scénographie révolutionnaire, dont les
principales étapes sont la préparation des barricades, les scènes de
fraternisation, « l’heure de s’enivrer », l’héroïsme et la lâcheté,
la violence, la capture ou la fuite. Le parcours se termine par le
chapitre Les Comptes de l’amère loi, « dans lequel on constate
que chacun tire le bilan qui lui sied des événements passés, et que Rimbaud
achève de jeter la poésie dans la rue ».
Baudelaire. Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète
lyrique à l’apogée du
capitalisme (Payot,
2002, 291 p., 9,75 €). Walter
Benjamin reste pour les historiens du XIXe siècle l’un des grands passeurs vers cette époque et un penseur sans cesse
à méditer. Le Charles
Baudelaire comme Paris Capitale du XIXe siècle est inachevé, et cet inachèvement
confère à ce texte une magie plus importante encore. Des textes comme Le Flâneur, La Modernité et surtout Zentralpark ne font que dessiner les fondations du
grand livre que Benjamin rêvait sur Baudelaire. Souvent citée, voire pillée, l’œuvre de Benjamin dessine un
autre XIXe que celui
que la commémoration hugolienne laisse deviner, davantage placé sous le signe
de Saturne, ouvert à cette certitude que, comme l’écrit Jean Lacoste dans sa préface, l’histoire « est un enfer
toujours renouvelé, l’éternel
retour du même, c’est-à-dire
des vainqueurs ».
Beckett. Samuel Beckett à Roussillon (Séguier/Archimbaud, 2002,
75 p., 12 €). Une
référence à la ville de Roussillon dans En
attendant Godot peut
intriguer le lecteur qui ne sait pas que l’écrivain y séjourna de 1942 à 1945
pour s’y cacher de la Gestapo. C’est à Roussillon que
Beckett, encore inconnu en France, choisit d’écrire dans la langue de ce pays.
Il y travailla comme ouvrier agricole et y jeta les bases de son œuvre. Sa
demeure existe toujours (une association s’est constituée pour la sauvegarder
et en faire un centre d’études). Aussi la Maison Samuel-Beckett, outre diverses
manifestations, a-t-elle décidé de lancer une revue, dont cette plaquette
constitue en quelque sorte le numéro zéro. On y trouvera le récit de ce projet,
ainsi que quelques premières approches critiques de cette œuvre (Beckett et la
peinture, théâtre et roman, création, sens et éthique), hélas un peu trop
canoniques. De l’histoire littéraire que diable !
Blin. Hermine Karagheuz, Roger
Blin (Séguier/Archimbaud,
2002, 80 p., 12 €).
Évocation pleine de sensibilité des derniers jours et des obsèques de l’acteur-metteur en scène Roger
Blin, qui fut le compagnon de l’auteur.
Un ton juste dans l’émotion,
sans pathos ni grandiloquence. On croise des silhouettes attachantes ou
intéressantes, comme Alain Cuny, Samuel Beckett, Jean-Louis Barrault, Paule
Thévenin, Marias Casarès, sans oublier le grand Artaud.
Borel (I). Pétrus
Borel, Champavert :
Contes immoraux, texte établi
d’après l’édition originale, présenté et annoté par Jean-Luc Steinmetz (Phébus, 2002, 309 p., 20 €). Bien plus que de contes immoraux, il
s’agit de contes cruels avant la lettre, si l’on ose dire. Mais, comme nous y
invite Jean-Luc Steinmetz dans sa vigoureuse préface, il faut dépasser l’image
de « sadien inconditionnel » qui reste trop souvent attachée à Borel.
Publiés en 1833, ces sept récits attestent une vision, une allure et un style
bien personnels ; ils révèlent aussi un écrivain plus complexe que ne le
veut sa légende bousingote. Ne le voit-on pas, par exemple, faire, au détour
d’une page, l’éloge senti de « l’immortel et délicieux Watteau »,
bien avant les Goncourt, Houssaye et Michelet ? Ces contes cruels, dont la
langue charrie volontiers des vocables étrangers, expriment un exotisme
particulier, souvent hispanique (l’Espagne, Cuba, la Jamaïque), et leur
romantisme est pimenté par une ironie qui se teinte d’humour noir. Champavert, qui n’est certes
pas écrit par le premier venu, aura des lecteurs d’exception : Baudelaire,
d’abord, qui y prendra notamment cet obi qu’il introduira dans Sed non satiatia ;
Swinburne, ensuite, qui écrira sarcastiquement que le Lycanthrope « se
suicida par presses interposées ». L’édition de Jean-Luc Steinmetz mérite
des éloges, à la fois par la correction du texte et par les cinquante pages de
notes très précises qui le suivent.
Borel
(II). Pétrus Borel, Écrits
drolatiques, édition de Jean-Luc Steinmetz (La Chasse au Snark, 2002,
176 p., 16 €).
L’offensive Borel se poursuit, ce dont on doit se féliciter. Voici donc un
savoureux recueil de textes peu connus, voire inédits, qui complètent et
nuancent l’image que l’on a ordinairement du Lycanthrope. Ce qui frappe
peut-être le plus est la verve dont ne cesse de faire preuve l’écrivain, qui
n’écoute que son humeur sarcastique et tape allègrement sur les gens et les
choses. Parfois, il est injuste, comme dans son évocation de Balzac aux Jardies
ou sa caricature des Anglais en France. Mais, le plus souvent, il fait mouche,
qu’il tonne contre l’installation de l’obélisque de Louqsor, tourne en ridicule
le mariage du duc d’Orléans ou vitupère la ville d’Oran. Encore plus curieuses
sont ses « physionomies » comme Le
Gniaffe et surtout Le Croque-mort, où la satire se
change en humour noir. On remarquera aussi les textes de la période algérienne,
dont le long poème inédit Le
Voyageur qui raccommode ses souliers (1850).
Vers pédestres à souhait, mais d’une cocasserie endiablée : « Or donc ce
pèlerin, voyageant pour les mœurs / Des fleuves et des gens, pour l’étymologie
/ Des cours d’eau, des torrents, des lacs et des humeurs, / Un soir – non rien
n’est beau comme l’Ethnologie ! – / Était, jambes en croix, assis dans un
gourbi... » Borel aura décidément été fidèle à lui-même presque jusqu’à la
fin. Presque, car le recueil se clôt sur un autre poème inédit, écrit en 1858
pour la fille du sous-préfet de Mostaganem. Loin d’y badiner, l’écrivain y
jette un regard en arrière sur sa vie passée, répétant tristement : « Mon
âme a perdu ses ailes ! » Assagi, Borel ? Non, mais désabusé, et sentant
soudain tout le poids et l’usure du temps. Au reste, les textes réunis ici ne
reflètent pas que son humour bien particulier, et lorsque, par exemple, il
stigmatise, dans L’Obélisque
de Louqsor, le pillage des antiquités et l’abandon des monuments français,
on croirait souvent entendre un de nos contemporains dénoncer les excès du
Patrimoine ou les trafics archéologiques : « C’est au nom de la science et
du progrès que la plupart de ces crimes sont consommés. » Excellente
édition de Jean-Luc Steinmetz, qui, outre sa préface, a enrichi chaque texte de
notes et d’une substantielle présentation. Fruit de longues recherches et d’une
véritable réflexion sur Borel, ce petit paquet irrespectueux mérite de se
trouver dans toutes les mains.
Calet. Henri
Calet, Poussières de la route (Dilettante, 2002, 317 p.,
18,50 €).
« Vous êtes en train de surclasser tout le lot de ceux qui écrivent
actuellement dans les journaux. Je serais directeur de journal, d’hebdo ou de
revue, je vous attacherais aux destinées de ma feuille à prix d’or »,
confiait Raymond Guérin à Henri Calet en 1945. Poussières de la route est le titre d’un des vingt-sept
récits de ce recueil préfacé et annoté par Jean-Pierre Baril. Ce sont des
sujets de la vie quotidienne, des petits faits, contés avec un style sans heurt
ni pointe. Mais Calet avait lui aussi sa petite musique. Il avait en outre le
talent, peu commun, de donner l’impression à son lecteur qu’il ne s’adressait
qu’à lui, qu’il n’écrivait que pour lui. « Dans un bureau de tabac niçois,
j’ai observé un vieux monsieur qui s’obstinait à vouloir un timbre-poste de 40
centimes pour affranchir une carte postale. Il semblait ne pouvoir admettre que
cela coûtât 8 francs ; il n’avait pas dû envoyer de cartes postales depuis
une vingtaine d’années. C’était touchant. "Ah, je ne savais pas, répétait-il,
vous êtes sûre ?" Et il s’en est allé, sans acheter son timbre »
(Poussières de la route). Cela, c’est du pur Calet. Notre époque le
redécouvre, et c’est heureux. Pour lui, le purgatoire est terminé.
Camus. Denis
Salas, Albert Camus. La juste
révolte (Michalon, 2002,
125 p., 9 €). Cette
austère petite collection est « animée par l’Institut des Hautes Études
sur la justice » et l’auteur est un magistrat : on ne s’étonnera pas
que le ton ne soit pas spécialement léger. L’essentiel est d’expliquer le
rapport paradoxal de Camus à la justice par le rappel des épisodes historiques
qu’il a vécus : des années 30 à sa mort, la guerre, la résistance,
l’épuration, la décolonisation, la guerre froide, autant de questions réelles
que la vie posait et qui entraînaient de douloureux débats. Camus est ainsi
parfois conduit à « penser la justice contre elle-même ».
Céline. Actualité de Céline, études
réunies par Alain Cresciucci (Du Lérot, 2002, 239 p., 30,49 €). Ce recueil d’études est assez inégal,
dont la moitié n’illumine guère et se borne souvent à moudre du grain déjà bien
connu, voire bien émietté. Par exemple, l’article de Véra Maurice sur la figure
du médecin dans les œuvres de Céline : on recense les médecins, on les
caractérise, on passe au suivant. Ou bien, comme le fait Catherine Rouayrenc,
on se livre à une analyse des syllabes et des allitérations. Il y en a ici 36
pages, sans doute utiles pour les spécialistes, mais d’une lecture fastidieuse.
Et puis toujours la « petite musique », toujours l’antisémitisme,
comme s’il n’y avait rien d’autre à étudier dans cet océan. La palme en revient
à Greg Hainge, qui établit un long parallèle entre les pamphlets et le film Shining de Kubrick !
Destouches-Nicholson, même combat, en somme ? Tout cela est enrobé, ainsi
qu’il convient, dans une sauce de « feed-back » et de
Deleuze-Guattari des plus postmodernes. Loin de ces lassants exercices
prétendument savants et qui ne nous renseignent que sur leurs auteurs, A.
Vergneault s’interroge sur « Céline paradoxe », homme et écrivain également
voués à la solitude et au scandale. Un parallèle pas si absurde avec Pascal et
le Jansénisme, porteurs d’une idée pessimiste de l’homme assez analogue – à
ceci près que, chez Céline, tout se résout en une synthèse comique. Article
beaucoup trop compartimenté et théorique de J. Bénard sur la correspondance de
Céline, correspondance sur l’édition de laquelle Jean-Paul Louis fait par
ailleurs le point, tout en en précisant les contrastes (ensembles conservés
intégralement, ensembles disparus ou détruits). Assez instructive est l’étude
d’Alain Cresciucci, « Céline à l’école », autrement dit dans les
manuels scolaires. On en apprend de belles, mais qui, dans le fond, n’ont rien
de surprenant : tout comme les critiques textuels, les pédagogues ne font
que débiter inlassablement la doxa et la vulgate. Céline avait eu beau nous
avertir que les idées ne valent pas grand-chose, elles triomphent, d’une
certaine manière, à notre époque.
Chéret.
Ségolène Le Men, Jules
Chéret : affiches de cirque. Exposition, Namur, Musée Félicien-Rops (Somogy, 2002, 64 p., 19 €). Jules Chéret (1836-1932), que l’on
surnomma le Watteau des palissades, fut de son vivant un affichiste célèbre,
dont l’œuvre avait déjà ses collectionneurs. Ce petit album très bien ficelé
reflète le charme des affiches de cirque, d’art forain, de music-hall, conçues
par cet artiste un peu oublié aujourd’hui. L’utilisation de la couleur et le
sens du mouvement sont aussi vigoureux dans son art que dans celui d’un
Toulouse-Lautrec. Qui mieux que Chéret a illustré les exploits de Miss Lala aux
Folies-Bergère, ceux des frères Leopold, « acrobates grotesques
musicaux », à l’Horloge des Champs-Élysées, ceux d’Holtum, l’homme aux
boulets de canon, à l’Hippodrome, ceux de l’Homme-obus au Cirque d’hiver ?
Dans son introduction, Ségolène Le Men rappelle la place de l’œuvre de
l’affichiste dans la vie artistique de son temps. O Seurat ! O
Champsaur !
Cocteau-Genet. Pierre-Marie Héron, Cahiers Jean Cocteau. 1. Genet et
Cocteau : traces d’une
amitié littéraire. Textes inédits et retrouvés de Cocteau (Passage du Marais, 2002,
240 p., 21,20 €). Un volume consacré à la forte et houleuse amitié qui lia, du 14
février 1943 à la mort de Cocteau, le 11 octobre 1963, deux des poètes les plus
libres de leur siècle. Les faits sont pour la plupart déjà rapportés dans les
biographies qui leur sont consacrées, mais il faut tenir compte de l’ajout de documents inédits assez
nombreux, des références à des témoignages comme celui de François Sentein
(tiré des Nouvelles Minutes d’un libertin) et de l’insertion des vingt-neuf
illustrations de Cocteau pour Querelle
de Brest. On y découvre un Genet exigeant et injuste, et un Cocteau qui se
montre d’un grand
dévouement, fasciné par les audaces de son protégé et, sur la fin de sa vie,
plein d’amertume.
Le 19 juillet 1943, Cocteau avait déclaré au procès de Genet : « Que
vous dire de Jean Genet ? C’est le
plus grand écrivain du siècle et, croyez-moi, je m’y connais… » Le 10 septembre 1960, le
même Cocteau note dans son journal : « C’est maintenant Genet qu’on porte aux nues et moi qu’on défenestre. Ma vie a
peut-être été trop longue. » Quatre jours plus tard, il ajoute :
« Ils viennent de "découvrir" Jean Genet. J’ai bien peur de n’être jamais
"découvert". Il y a en moi quelque chose à quoi ils sont allergiques
et resteront allergiques. Mathieu dirait : l’art de vivre. »
Collectionneurs. Maurice
Rheims, Les Collectionneurs.
De la curiosité, de la beauté, du goût, de la mode et de la spéculation (Ramsay, 2002, 363 p., 22,30 €). Aimable promenade au pays des antiquités
à travers une série de propos généraux et décousus sur l’histoire des biens,
des objets, des œuvres, émaillés d’anecdotes et de repères chiffrés. On savait
le commissaire-priseur Rheims amateur d’objets de prix, on le découvre ici
compilateur. Après Paul Eudel, son livre n’apprendra pas grand-chose aux
spécialistes de la chaise Louis XVI ou du timbre à deux sous de 1842, néanmoins
il plaira aux bourgeois désireux de trouver un placement sûr à leur épargne.
Sûr, c’est vite dit : comme le précise Maurice Rheims, les cotes sont
comme les desseins de Dieu : imprévisibles et, pis, elles sont soumises à
la mode. N’empêche, tout à son audience du Figaro,
notre académicien ne mélange pas les torchons et les serviettes : un
collectionneur de Série noire ou de jouets Kinder n’entrera pas
ainsi dans le club merveilleux du monde des collectionneurs qui, on le comprend
vite, sont gens de bien. À en juger par l’ultime état des tendances récentes de
la collection papetière, le livre est cher ou n’est pas (pseudo Malraux) :
« D’une façon générale, le nombre de livres désiré par les amateurs se
restreint infiniment, ne serait-ce que par le fait que pratiquement personne ne
lit plus couramment le latin et que l’époque ne se prête plus guère à la
méditation, à la rêverie. En revanche, la hausse des magnifiques livres
illustrés par les grands peintres modernes s’explique par l’extraordinaire
intérêt porté à l’expression artistique contemporaine. » Encore eût-il
fallu préciser quelles tendances de l’art contemporain. Notre nouvel Yvonne de
Brémond d’Ars touche parfois au sublime lorsqu’il émet des pronostics (guère
mieux écrits que le reste du livre) : « Que le mode de vie journalier
change, que les hommes s’assagissent, et le cours de certains livres délaissés
reprendra une ascension justifiée. » Madame Soleil n’aurait pas dit mieux.
Mais les affaires sont les affaires – on regrette à ce propos que Maurice
Rheims ne s’ouvre pas sur les mystères de l’Hôtel des ventes qui n’ont pas
grandement changé depuis Rochefort – et l’on parle beaucoup d’argent dans ce
livre. C’est aussi frappant que le portrait de certains collectionneurs
maniaques à n’y pas croire. Et là on regrette encore que la plupart des
personnages apparaissent masqués, que les anecdotes ne soient pas livrées avec
la mention de leur source, enfin que l’index attendu soit absent. Du travail de
vulgarisateur. Bel exemplaire toutefois. Pas rare.
Comédiens.
Christian Gilles, Théâtre.
Passions (L’Harmattan, 2002,
213 p., 19,80 €).
Christian Gilles a beaucoup écrit sur le cinéma (plusieurs volumes chez cet
éditeur) et produit des biographies d’Arletty et de Ginette Leclerc. Il donne
ici des « portraits-entretiens » de dix-neuf comédiens, de Pierre
Arditi à Georges Wilson (par ordre alphabétique), sans aucune indication des
lieux et des dates où ces entretiens ont été recueillis. Réalisés sur une
période de vingt ans, ils tiennent chacun pour l’essentiel en deux pages,
complétées d’un bref portrait et d’une chronologie. Les questions sont
télégraphiques, les réponses le sont parfois aussi (« Naît-on
comédien ? » – « Je le crois », Suzanne Flon). Il s’agit
avant tout, comme en prévient l’interviewer, d’« hommages »
respectueux. Tout le monde est beau, gentil, extraordinaire, dans le monde
mer-veilleux de la scène et de l’écran. On s’en doutait.
Commune. Paule
Lejeune, Louise Michel
l’indomptable (L’Harmattan,
2002, 332 p., 27,45 €). Réédition d’un ouvrage paru en 1978. Le texte, très Veillées des chaumières, est
d’une platitude qui confine à l’indigence. Un si beau sujet ! Quant à
l’éditeur, il ne s’est pas foulé : la composition du texte, qui sent son reprint vite fait mal fait, tient de la
machine à écrire des années 70.
Dames
surréalistes. Whitney Chadwick, Les
Femmes dans le mouvement surréaliste (Thames
et Hudson, 2002, 256 p., 25 €).
Problématique. Le titre français, déjà, généralise indûment « les
femmes » quand le titre original indique « Women artists », ce
qui restreignait fortement le champ de l’étude. Ce livre mélange tout, opérant,
à partir de l’œuvre d’une vingtaine de women
artists, des regroupements thématiques et des réflexions sur le Surréalisme
et les femmes. Breton est le grand accusé, pris dans ses contradictions entre
libération et puritanisme, entre son aspiration à l’amour unique et la
pluralité de ses expériences (on lui reproche ses trois mariages). Whitney
Chadwick entend montrer combien plus libres sont toutes ces femmes, de Leonora
Carrington à Lee Miller (« belle et rebelle » [sic]), de Remedios
Varo à Frida Kahlo, et elle accuse Breton de les avoir en général brimées et
méconnues. L’exploration de l’œuvre de ces femmes se résume alors en dérives
vers l’hermétisme et les rivages jungiens : chapitre 4, « La Femme et
la terre » ; chapitre 5, « Les Femmes artistes et la tradition
hermétique ». Le celtisme n’est pas loin ! L’éternel féminin de
Whitney Chadwick nous attire ainsi vers d’infâmes marécages où la pensée se
perd. Elle était prévenue pourtant, comme elle a l’honnêteté de nous le
dire : plusieurs des artistes contactées, Dorothea Tanning, Léonor Fini,
Meret Oppenheim, ont dit leur refus de se laisser enfermer dans une telle cage,
et la troisième a interdit toute reproduction de ses œuvres dans ce livre. Les
illustrations, justement, donnent peut-être la clé du volume ; au nombre
de deux-cent vingt, c’est par elles qu’il existe, et pour elles. Relativement
bon marché, l’ouvrage se vend certainement bien aux stands de livres des musées
et des « grandes expositions », mais le texte ne doit pas être
destiné à la lecture. Sur ce sujet complexe, on en restera au numéro déjà
ancien d’Obliques, autrement
vif et intelligent, où Annie Le Brun dénonçait violemment le
« concept » de « femmes surréalistes ».
Darien. Georges Darien, Florentine (Finitude, 2002, 44 p., 9 €). Publiée en 1890 dans la Revue indépendante, la nouvelle Florentine n’avait été reprise que par Auriant dans les deux versions de son
livre sur Darien. On y retrouve l’atmosphère de Biribi et le ton naturaliste : Florentine est
une sœur tunisienne de Carmen. Il s’agit d’un
complément utile aux diverses rééditions de Darien. Regrettons que la quatrième
de couverture reprenne le ton d’Auriant,
dont la grandiloquence a trop nui à Darien.
Dumas (I).
Alexandre Dumas, François
Picaud. Histoire contemporaine (Mille
et une nuits, 2002, 62 p., 2,50 €). Le
lecteur de hasard risque de s’interroger sur la nécessité de rééditer François Picaud, une nouvelle
qui ressemble davantage à un synopsis rapidement noté, mais le chercheur s’en
réjouira : il s’agit du premier canevas du Comte de Monte-Cristo, absent
même de la Pléiade, nous dit René Godenne, qui présente ce texte.
Dumas (II). Alexandre Dumas, Les Morts vont vite, préface de Francis Lacassin (Rocher, 2002, 438 p., 21 €). Bien qu’on la doive en grande part au bicentenaire, c’est une riche idée que la
réédition de ce recueil de souvenirs, qui montre l’auteur d’Antony sous son meilleur
jour : aussi sûr en amitié qu’il put être infidèle en amour. Sous un beau titre emprunté à une
énigmatique ballade germanique, Dumas avait rassemblé une série de portraits ou
de souvenirs, sous forme de biographie ici (Chateaubriand, Béranger, Hégésippe
Moreau...), là d’anecdotes
et de souvenirs personnels (Marie Dorval, le duc et la duchesse d’Orléans) auxquels l’éditeur a ajouté deux morceaux
sur Gérard de Nerval et Nodier. Le tout paraît écrit au fil de la plume, ou du
moins se lit comme tel, avec le plaisir qu’on aurait à entendre causer. Il a beau se comparer sévèrement au
génial et doux causeur qu’était
Nodier, la conversation de Dumas est pleine de charme sinon d’exactitude, et ce n’est pas un mauvais guide que l’amitié pour entrer un instant
dans l’intimité
du salon de l’Arsenal
ou du duc d’Orléans.
Dumas (III). Michel Cazenave, Alexandre Dumas, le château des
folies (Christian Pirot,
2002, 192 p., 16,80 €). Au fil
de la plume, une évocation de Dumas à partir de son fabuleux château de
Monte-Cristo, folie centrale ouvrant comme un fenestron sur le génie débraillé
et prolifique du maître des lieux. La minceur du propos explique sans doute l’excès de la célébration, qui
pioche au hasard dans les œuvres et les documents de quoi alimenter la
circulation de quelques lieux communs (la revanche trop éclatante du génial
quarteron consumant sa fortune en un potlatch qui signe son irrémissible
altérité). Comme il est courant dans ce contexte hagiographique, rien ne
résiste à l’exclusive
passion de l’auteur :
ce Vallès est un raciste, ce Balzac n’est qu’un
jaloux, voyez les témoignages d’admiration
signés Hugo, Baudelaire, Nerval. Curieux comme on ne se lasse pas d’évoquer Dumas : sans doute serait-il trop exotique de s’intéresser à l’écrivain pour autre chose que
son succès et sa prodigalité ? La question, entrevue page 202, reste sans
réponse. À lire les pages enthousiastes consacrées au trop symptomatique
château de l’entrepreneur
des lettres, on se demande ce que les critiques du siècle prochain écriront sur
la dispendieuse épopée de Jean-Marie Messier.
Flaubert
(I). Pierre-Marc de Biasi, Flaubert (Découvertes-Gallimard, 2002, 128
p., 11,60 €).
Flaubert-sa-vie-son-œuvre selon le principe de la désormais consacrée
collection Découvertes.
C’est concis, précis, bien structuré. Peut-être un peu trop de fac-similés de
manuscrits – dans génétique il y a tic – et pas assez de portraits
photographiques, mais, comme toujours dans cette série, la qualité des
illustrations est irréprochable.
Flaubert
(II). Sylvie Triaire, Une
esthétique de la déliaison : Flaubert, 1870-1880 (Champion, 2002, 477 p., 69 €). La mélancolie n’empêche pas de travailler
ni de créer, au contraire : à preuve Flaubert. Sylvie Triaire en fait la
démonstration, d’un fort niveau d’abstraction, grâce à l’étude de La Tentation de saint Antoine,
de Bouvard et Pécuchet et de Trois contes. Pour la suivre,
disons tout de suite qu’il faut être très versé dans le travail universitaire
actuel sur Flaubert, sans compter une solide familiarité avec la psychanalyse
et la logique deleuzienne, plus quelques autres byzantinismes théoriques
incontournables. À ce prix, on saura tout sur l’accumulation, la brisure et la circulation – trois « mouvements fondamentaux
de l’écriture flaubertienne », de même que sur l’« abdication
identitaire » ou « l’évidement mélancolique » qui la
soutiennent. Malgré la pesanteur laborieuse de certains chapitres où l’on sent
la thésarde transpirer d’ennui, beaucoup de passages sont pleins d’intérêt, par
exemple à propos de peinture, du « choix oriental » de Flaubert ou de
l’« acédie », intrigante mais féconde pathologie. Difficile de ne pas
tomber sur ce dernier terme, d’ailleurs, car l’auteur l’emploie à tout bout de
champ avec une délectation manifeste, encore qu’elle s’abstienne de le définir
avant la page 224. Pour traduire la chose de manière peu académique, disons que
c’est ce qui arrive au convaincu le jour où la conviction l’abandonne et où
l’anachorète se demande soudain ce qu’il fait là. Moment critique où le
thésard, lui aussi, doit résister à la brusque envie de balancer ses fiches à
la poubelle ; moment bien connu du recenseur également, qui préférerait
parfois être ailleurs. Mais quand on s’appelle Flaubert, cela donne des
chefs-d’œuvre.
Flaubert (III). Gustave Flaubert, Correspondance, première édition scientifique, texte établi sur les autographes,
annoté et présenté par Giovanni Bonaccorso (Nizet, 2001, 2 vol., 869 et
1108 p., 150 €). Dans
un préambule, le maître d’œuvre de
cette nouvelle édition de la correspondance de Flaubert donne les raisons qui l’ont incité à se lancer dans
cette aventure, à fournir aux chercheurs de l’avenir « un instrument de travail fiable ». Selon lui,
les éditions précédentes ne répondent pas « aux exigences de la recherche
scientifique », leur texte « souffre encore de manipulations et d’erreurs de lectures de toutes
sortes », les lettres sont souvent mal datées et l’on a parfois dénaturé le style
même de l’épistolier.
Ses reproches s’adressent
même à l’édition
de la Pléiade (où une lettre adressée à Mme des Genettes est publiée deux fois,
avec des dates différentes). Les exemples de bévues qu’il donne sont édifiants. Au
début, il y eut la censure exercée par Caroline de Commanville, nièce de
Flaubert, qui a sabré sans état d’âme toute marque des gauloiseries avunculaires (ah ! la
censure familiale !… Ombre de
Paterne Berrichon, que me veux-tu ?). Par la suite, les passages sautés,
volontairement ou non, et les erreurs de lecture se sont multipliés (un exemple
entre cent : « la fameuse bouteille qui se soûlait » quand il
fallait lire « la fameuse bouteille qui se roulait »), la
ponctuation, certes très personnelle, de Flaubert a été
« améliorée ». Cela dit, pour « scientifique » qu’elle prétende être, cette
nouvelle édition des lettres de Flaubert n’est pas non plus d’une
fidélité absolue au texte original. Giovanni Bonaccorso reconnaît qu’il s’est permis de corriger
« les archaïsmes d’orthographe »
de Flaubert, et il se trouvera probablement des exégètes pour lui en tenir
rigueur. Pour l’heure, il
convient de saluer le travail accompli et la patience requise pour une telle
entreprise. Gustave lui-même ne rechignait pas à se lancer dans de tels bagnes
dès que la littérature était en jeu. Un index des noms cités est donné à la fin
de chaque volume, mais un index général à la fin du second eût sans doute été
préférable.
Frank. Bernard Frank, Vingt
ans avant. Chroniques du « Matin de Paris », 1981-1985 (Grasset, 2002, 477 p., 21,90 €). Après une préface virevoltante et
narquoise, une suite de coq-à-l’âne à
laquelle il n’est
nullement défendu de prendre plaisir. L’auteur, vieille carpe frétillant dans le milieu littéraire de son
arrondissement, débite un bavardage continu mais qui n’ennuie pas. On parcourt cela
avec la même délectation distraite avec laquelle on écoute, par la fenêtre, une
fin d’après-midi
ensoleillée d’été, les
considérations sans fin de la concierge avec sa collègue de la maison voisine.
On se dit que c’est
idiot, que ça n’a aucun
intérêt, mais on écoute quand même. Ah ! une précaution : M. le
typographe d’Histoires
littéraires, veillez bien à ce que le nom de Bernard Frank soit correctement
orthographié, pour ne pas vous attirer une réprimande comme celle qu’on peut lire à la page 41 :
« Lorsque j’ai reçu
ce carton [d’invitation],
ce qui en a gâché un peu la lecture, c’est de voir qu’on avait
mis un "c" à mon nom. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond au
service du protocole. Des changements s’imposent. Des têtes doivent tomber. Déjà, Jack Lang, avant les
élections, lorsqu’il m’envoyait des invitations, des
circulaires, avait cette fichue manie. On ne sait pas orthographier
correctement les noms des écrivains qui comptent et on devient ministre de la
Culture ! » (chronique du 10 juillet 1981). Bernard sans K sait avoir
la dent dure et a ses têtes de Turc. Philippe Sollers en est une : dès que
ce nom vient sous sa plume, on le sent remuer ses bottes. Il n’est pas le seul : depuis
des années, Annie Le Brun ne parvient pas à publier une chronique sans y
glisser une vacherie contre Sollers. Il leur en impose donc tant, le gros
Philippe ?
Gide. André Gide et l’écriture de soi : actes du
colloque de Paris, 2 et 3 mars 2001, textes réunis et présentés par
Pierre Masson et Jean Claude (Presses universitaires de Lyon, 2002,
262 p., 20 €). On a
les amis que l’on
mérite, surtout à titre posthume, quand l’admiration peut s’exprimer
de manière désintéressée. Gide, qui suscita de vives inimitiés, voire des haines,
à la mesure de sa gloire et sous le prétexte de ses mœurs (qu’en serait-il aujourd’hui, à lire la bile vertueuse de
certains hebdomadaires patrouillotiques !), possède un noyau ferme de lecteurs
que son ouverture d’esprit et
sa générosité continuent de souder autour de la lecture ou de la relecture de
ses écrits. En témoignent les actes de ce colloque, dont on ne peut tout citer,
bien entendu, mais où l’on notera
les interventions d’Alain
Goulet (« L’Écriture
du moi dans les fictions gidiennes ») et d’Amon Alblas (« Le N’importe quoi, le n’importe
comment et le n’importe
où : trois dimensions de l’écriture
du Journal de Gide »), qui sont
particulièrement pertinentes et permettent de replacer dans un contexte
historique plus cohérent, plus large (tout simplement plus cultivé), la béate
tarte à la crème du jour niaisement baptisée « autofiction ». On y
trouvera aussi maintes pistes intéressantes sur la place centrale du désir,
assez « particulier » en l’occurrence, dans l’élaboration
et la structuration de l’œuvre
gidienne. L’ensemble
est remarquable et prouve l’excellente
santé du défunt.
Glissant.
Dominique Chancé, Édouard
Glissant. Un traité du « déparler » (Karthala,
2002, 280 p., 23 €). Cet
essai sur l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant a pour centre La Case du commandeur, publié
en 1981, en même temps que Le
Discours antillais. S’y impose le thème du « délire verbal » ou
« déparler » qui touche la société antillaise. Autour de ce noyau,
les romans de cet auteur sont ordonnés en un minutieux parcours :
précédant La Case du
commandeur, La Lézarde, Le Quatrième siècle et Malemort, qui mettent en scène les causes de la
propagation du mal. L’événement central est celui de la mort de Papa Longoué,
le vieux quimboiseur capable de révéler l’avenir, guérisseur et mémoire
incarnée de l’identité antillaise et des souffrances vécues. Dépositaire de la
parole vraie, sa mort voue les individus à l’errance d’un discours divisé et
incertain, un réseau de fausses évidences. Sont ensuite étudiés les romans qui
ont suivi La Case du
commandeur : Mahagony (1987), Tout-monde (1993) et Sartorius (1999). Dominique Chancé y voit la
réalisation quelque peu modifiée du « Traité du déparler »
qu’annonçait La Case du
commandeur. Cela lui permet de relire la théorie du
« tout-monde » comme un « déparler » à l’œuvre dans les
romans de l’écrivain. L’intérêt évident de cette lecture d’ensemble et la
finesse de certaines analyses ne font que plus regretter que l’auteur se soit
limité à une analyse des thèmes à l’œuvre dans les romans de Glissant. Il
aurait été intéressant de relire les thèses de l’écrivain sur la société
antillaise à la lumière de considérations sociologiques ou historiques plus
précises. Sans rien ôter à l’intérêt de l’étude du détail du texte, cela aurait
permis de ne pas cantonner l’analyse au commentaire d’un tissu de citations.
Guitry. Jean
Piat, Je vous aime bien,
monsieur Guitry (Plon, 2002,
313 p., 20 €) ;
Jacques Lorcey, Sacha
Guitry et son monde, tome 2, Ses interprètes…, tome 3, Ses amis… (Séguier, 2002, 328 et
318 p., 17 € chaque volume). Sur la couverture du premier ouvrage, le visage de
Guitry apparaît comme un spectre, relégué dans la pénombre par le portrait de
son biographe avantageusement dépoitraillé : tout le livre est là, dans
cette vulgarité, clamée déjà par un titre ridicule, au ton protecteur. Le
(très) peu que Jean Piat pouvait avoir à dire tient en quelques souvenirs de
tournage de deux films, Le
Diable boiteux et Napoléon. Tout le reste est
recopiage et banalités. La seule originalité du volume tient au mode de
narration : le biographe raconte la vie de Guitry… à Guitry
lui-même ! « Toute votre vie, Sacha, vous avez été un travailleur
acharné », et patati et patata. Lamentable. À signaler la publication des
tomes 2 et 3 du Monde de
Guitry, de Jacques Lorcey. L’auteur a recueilli autrefois les témoignages
des amis et des interprètes du maître, dont bon nombre ne sont plus parmi nous.
L’ensemble est assez monotone, tant le ton est à l’éloge sans réserve, à
l’adoration la plus confite (seule fausse note, les confidences de Michel
Simon, qui ne s’est pas gêné pour dénoncer l’attitude des proches de Guitry –
Prince, le secrétaire, en prend pour son grade : « Voilà par quoi
était entouré le cher Sacha que j’adorais, des maquereaux, des putains, des
ordures »). L’iconographie, en revanche, est des plus intéressantes. Deux
photographies étonnantes : Guitry déguisé en Little Tich, le nain aux
longues chaussures, et Guitry travesti en Joséphine de Beauharnais lors d’une
soirée très intime chez Albert Willemetz. Et que sexy, cette Lana Marconi qui
passait pour préférer les dames !
Hardellet.
Françoise Demougin, André
Hardellet : une œuvre hors du siècle (L’Harmattan,
2002, 192 p., 17 €). Issu
d’une thèse, et un des rares ouvrages consacrés entièrement à ce poète et
écrivain « mineur » mais attachant, et qui se situait moins à côté ou
dans le prolongement du Surréalisme, qu’au sein d’un réalisme magique à la Mac
Orlan. Quoiqu’il se présente en quête de l’Éternité, il apparaît comme bien de
son temps, et d’un milieu étroit : c’est un homme de l’entre-deux guerres,
anarchiste ou plutôt escapiste, grand bourgeois parisien vivant de ses rentes,
se nourrissant de ses rêves et aimant boire avec ses amis Fallet ou Brassens,
et fréquenter les ginguettes et les petits bals. Chez cet habitant des Halles,
le recours à l’argot représentait une forme d’encanaillement verbal. Sa
« bibliothèque imaginaire », marquée par la nostalgie, est à juste
titre reconstituée. L’auteur a beaucoup de sympathie pour son sujet, mais a de
la peine à en décoller, et ses développements sont aussi chaleureux que
laborieux. Elle donne une biographie sommaire, propose une analyse facile de certains
de ses thèmes obsédants (la femme, le clochard, le chasseur) et des ses lieux
privilégiés (la ville, le jardin, l’horizon). Sont adjoints quelques
témoignages inédits d’amis, un rappel de la réception critique de l’œuvre (qui
fut généralement très positive, mais que le public ne suivit pas), et une
bibliographie apparemment complète. Un livre plutôt réservé aux fervents de
l’auteur de Lourdes, lentes… et de la Promenade imaginaire.
Hugo (I). Exilium vita est. Victor Hugo à
Guernesey (Hauteville House,
Paris-Musées, 2002, 152 p., 24 €).
Catalogue bilingue, français et anglais (le titre général, en latin, mettait
sans doute d’accord la perfide Albion et la douce France) d’une exposition qui
s’est tenue à Hauteville-House et qui reconstitue l’univers de quinze ans de
séjour du poète « là-bas dans l’île ». Notice de présentation de
Sheila Gaudon, préface du maire de Paris.
Hugo (II). Colette
Cosnier, Hugo et le Mont-Blanc (Éditions Guérin, Chamonix, 2002,
193 p., s.p.m.). Dans ce livre rouge portant sur sa couverture une petite
vignette colorée représentant un blondinet au regard angélique (l’auteur de Han d’Islande) sur fond de
montagnes enneigées, Colette Cosnier se penche sur ce fameux voyage aux Alpes
d’août 1825, lequel, une fois décapé de sa couche d’anecdotes, est intéressant
à plus d’un titre : il consacre, quelques mois après le sacre de Charles
X, l’amitié de Victor Hugo et de Charles Nodier ; il annonce le grand
cycle des voyages et des récits de voyages de l’auteur du Rhin ; il est soutenu
(financièrement) et sous-tendu (littérairement) par un projet original de
collaboration entre Lamartine, Hugo et Nodier, avec Taylor pour la peinture. La
postface raconte dans le détail les trois moments de cette aventure qui débute
par le voyage proprement dit jusqu’à Chamonix, se poursuit par l’excursion au
Mont-Blanc et s’achève par l’avortement du Voyage
poétique et pittoresque au Mont-Blanc et la vallée de Chamouny – tel était son titre complet –
commandé par Urbain Canel. En dépit de ses références approximatives et de son
style un peu naïf, l’ouvrage a le double mérite de réunir les textes de Hugo et
de Nodier sur le Mont-Blanc et de corriger point par point, grâce à la
consultation scrupuleuse des Carnets de Hugo – seul document fiable – les
erreurs diffusées par les récits romancés du témoin et de Marie Nodier.
Surtout, il dissipe un doute quant à l’identité du peintre qui accompagnait
Hugo et Nodier, en remplacement du baron Taylor : on pensait qu’il
s’agissait du jeune Oscar Gué, c’était en réalité son oncle Julien-Michel Gué,
décorateur de l’Opéra-Comique. La dernière partie de la postface tente
d’analyser les rapports de Hugo à la montagne, mais n’atteint pas les résultats
de Sylvain Jouty dans sa préface des Vacances
du lundi : peu convaincante est la thèse d’un « traumatisme de la
Mer de Glace » (Hugo faillit, dit-on, perdre la vie en glissant dans un
précipice) pour expliquer la place « fort mince » de la montagne (par
rapport à la mer) dans son œuvre. Aussi mince soit-elle, cette place n’en est
pas moins réelle, et peut-être Colette Cosnier aurait-elle pu, pour la rendre
plus visible, citer, en plus de l’ode à Balma (seul vestige certain du projet
original du Voyage poétique de 1825 – Hugo devait y donner quatre
odes), les poèmes V et VII des Feuilles
d’automne, « Ce qu’on entend sur la montagne » et « Dicté en
présence du glacier du Rhône ».
Hugo (III). Maurice Dessemond, Victor Hugo. Le génie sans
frontières (Georges Naef,
Genève, 2002, 252 p., 42 €) ; Victor Hugo, l’homme océan (Catalogue de l’exposition de la Bibliothèque
nationale de France, BnF-Le Seuil, 368 p., 55 €). Deux
albums. Le texte, assez gnan-gnan, du premier accorde au mythe la part la plus
large, mais certaines illustrations sont proprement magnifiques (photographies
peu connues du poète, qui se départit parfois de ses poses de banni, et vues en
couleur de l’intérieur
d’Hauteville-House).
Curieuse juxtaposition des portraits photographiques des protagonistes de l’« affaire
Sainte-Beuve » dans l’album
constitué en son temps par le bibliophile Pierre-Marie Lizerolles. Préface de
Pierre Hugo. Le second album, Victor
Hugo, l’homme
océan, est le catalogue de l’exposition Hugo de la Bibliothèque nationale de France (une des
dernières préfaces de Jean-Pierre Angrémy, qui va avoir tout le temps désormais
de reprendre la « production » littéraire qu’il signe Pierre-Jean Rémy). Les
notices ont été demandées à Robert Badinter, Gérald Antoine, Michel Crouzet,
Jean Gaudon, Danièle Casiglia-Laster, Maurice Agulhon. Cette exposition, qui s’est montée sous la houlette de
Marie-Laure Prévost, a privilégié les dessins et les manuscrits de l’homme qui rit peu (tout au moins
en présence des photographes devant lesquels il a posé). Le souffle qui passe à
travers ces dessins nous rendra fou.
Hugo (IV). Pierre Brunel, Monsieur
Victor Hugo (Vuibert, 2002,
192 p., 15 €). À qui
s’adresse
exactement ce volume ? Sous le triple patronage de Courbet, Claude Roy et
Émile Ajar, il paraît se donner comme un livre plutôt « grand
public », parcourant la vie et l’œuvre du poète, mais ce n’est que partiellement vrai : l’auteur hésite entre des généralités bien connues (par exemple sur
l’enfant
sublime, commenté à deux reprises) et des remarques érudites parfois
précieuses. De même, les références vont des travaux les plus sérieux au numéro
spécial de Télérama auquel l’auteur paraît accorder une grande importance. En vérité, Pierre
Brunel semble à la recherche d’une forme
plus libre où il pourrait parler d’autre chose, en
particulier de musique à laquelle il multiplie les allusions, des Heures dolentes de Gabriel Dupont au Palestrina de Pfitzner.
Hugo (V). Maxime
Prévost, Rictus romantiques.
Politiques du rire chez Victor Hugo (Presses
de l’Université de Montréal, 2002, 376 p., 23 €). Le sous-titre meschoniquien de cette
étude « socio-littéraire » ne doit pas effrayer : elle se lit
avec beaucoup d’agrément. L’essentiel de l’œuvre de Hugo, de Bug Jargal et Quasimodo, à L’Homme qui rit et à La
Fin de Satan, est ici reconsidéré suivant l’axe d’un rire qui n’est jamais
le grand rire de Rabelais : le rictus évolue du ricanement démoniaque de Han d’Islande, droit issu du
roman noir (le « rire pervers »), au « rire de force »
(expression que Prévost emprunte à Hugo) de Gwynplaine, à travers celui des
misérables qui, de bon ou mauvais gré, plaquent cette grimace sur leur face.
C’est en fait le topos (ou lieu commun) du rire qui, naguère exacerbé en
littérature chez les brigands et les monstres du roman noir anglais de la fin
du XVIIIe et du début
du XIXe, intéresse Maxime Prévost, heureux de trouver en Hugo une
œuvre où ce topos se développe sur plus de cinq décennies. De très
nombreuses références aux ouvrages concomitants, tant français qu’anglais, font
apparaître que les phénomènes trop vite attribués à l’influence d’un auteur sur
un autre relèvent en fait d’une dynamique socio-culturelle bien plus ample. Prévost
note au passage que Hugo, qui s’enorgueillissait de son « nom
saxon », est probablement le plus anglo-saxon de nos grands
écrivains – d’où quelque réticence du goût français envers ce grand
excentrique de sa propre littérature. Suite au succès desMystères de Paris,
Hugo prit acte qu’au lieu de parler du peuple, comme il l’avait fait jusque là,
l’écrivain pouvait désormais s’adresser au peuple (réflexion qui, suggère
Prévost, a pu le détourner de poursuivre la rédaction de La Fin de Satan) ; il est
alors intéressant de voir que, sans jamais renier ce que ses premiers romans
devaient au roman noir, Hugo reprend les topoï de Sue en substituant aux faits de
nature des faits de société – substitution qui situe en droit ses Misérables nettement plus à gauche que les Mystères de Sue. Un intéressant parallèle entre
Gavroche et les gamins de Dickens dans Oliver
Twistprolonge ici un autre parallèle entre Barnaby Rudge et Notre-Dame
de Paris. Prévost conclut son livre par un « éloge de la mauvaise
humeur » qui a le mérite d’insister sur un aspect « inactuel »
de l’inspirateur du Bossu de
Notre-Dame.
Hugo (VI). Victor
Hugo, Quatrevingt-treize,
présentation, notes et dossier par Judith Wulf (GF Flammarion, 2002,
469 p., 5 €). Cette
édition se donne comme critique. Elle est plutôt scolaire : la
numérotation de dix lignes en dix lignes (qui sera plutôt déplaisante au goût
de certains lecteurs) paraît faite pour dispenser l’hugologue en herbe de parcourir
des pages entières de ce roman. Mais pourquoi la table des matières originale
a-t-elle disparu sans laisser de traces ? Elle fait partie du livre et
reste le meilleur survol thématique du sujet : « Les forêts – Les
hommes – Connivence des forêts et des hommes – Leur vie sous terre – Leur vie
en guerre – L’âme de la terre passe dans l’homme » etc. – ce mode scandé
d’enchaînement marque bien mieux le rythme hugolien que le découpage décimal.
Huysmans. Joris-Karl
Huysmans, Interviews, textes réunis, présentés et
annotés par Jean-Marie Seillan (Champion, 2002, 526 p., s.p.m.). Outre une
pertinente préface sur le statut de l’interview littéraire au cours des dernières années du XIXe siècle, le volume reproduit le
texte des cent-quarante entretiens accordés, sur une période de dix-sept
années, par JKH à des journalistes du Figaro,
du Gil Blas, du Matin, de La Libre Parole, de La Presse, pour ne citer que
les titres des principaux périodiques qui publièrent les propos de Huysmans sur
des sujets variés : l’Académie
Goncourt, la mort d’Alphonse
Daudet, les femmes à l’église, l’envoûtement, les chats, la vente
de Médan, l’affaire
Adelsward-Fersen, le mouvement littéraire, la réhabilitation de Gilles de Rais,
etc. À l’époque, c’était les écrivains qu’on interrogeait sur les faits de
l’actualité
(cela a bien changé depuis, l’opinion
de Patrick Bruel important plus aujourd’hui que celle de Julien Gracq). La première interview retrouvée
parut dans Le Réveil du 22 mai 1884 (l’interviewer était Francis
Enne) ; la dernière recensée est une courte déclaration reproduite dans Messidor du 4 février 1907. Dans son
entreprise, Jean-Marie Seillan a été largement aidé par Huysmans lui-même, qui
avait constitué, sa vie durant, des dossiers de presse, aujourd’hui conservés à la Bibliothèque
de l’Arsenal.
Cent quarante interviews, c’est
beaucoup, mais Zola en a accordé plus du double (il n’avait pas, il est vrai, la même
stature publique que son confrère). Huysmans s’est donc souvent plié, parfois en ronchonnant (le ronchonnement
était dans sa nature), à la pratique de l’interview. Après le départ de Jules Huret, qui menait sa célèbre
enquête sur l’évolution
littéraire, ne confiait-il pas à son ami Landry : « Il aurait voulu
savoir si je baisais ! » Huysmans accepterait-il aujourd’hui de passer à la
télévision ? On frémit quelque peu en imaginant les questions que lui
auraient posées les reporters condescendants et goguenards qui nous assènent
chaque jour leur médiocrité suffisante sur le petit écran : « Alors, JK, toujours préoccupé par les
messes noires ? »
Jünger. Ernst
Jünger, Soixante-dix s’efface.
4 (Gallimard, 2002,
504 p., 35 €).
« Achetez et lisez, enseigne Joubert, les livres faits par les vieillards
qui ont su y mettre l’originalité de leur caractère et de leur
âge » – et de conseiller Varron, les Formulae du moine Marculphe, De la vie sobre de Cornaro, car Joubert
écrivait cela voici deux siècles. Le siècle vécu en entier par Jünger ayant été
l’un des plus riches et tumultueux à tous égards, il fallait pour l’apprécier
un esprit ouvert aux sciences comme aux lettres, et assez rodé aux avatars
politiques pour relativiser les traverses qui firent de lui successivement l’un
des auteurs préférés de l’ex-caporal Hitler – lecteur intéressé des Orages d’acier – et de François Mitterrand, visiteur
présidentiel hélicoporté de notre centenaire en mars 1995 (rendez-vous chez
Ernst au tome V). Le charme de ce journal est celui d’un Livre de Raison, comme
s’appelaient jadis ces carnets où un esprit réfléchi notait tout ce qui lui
semblait de nature à l’éclairer. Exercice salutaire, car Jünger ne semble avoir
vécu si vieux que pour vérifier la pertinence de son patronyme
(Jünger, « plus jeune ») : peu de pages de ce journal qui
ne procurent quelque excitation intellectuelle, les remarques pénétrantes
alternant avec les récits de voyages d’un homme qui, tant au physique qu’au
mental, demeure un exemple de mobilité. À ceux qui éprouveraient quelque
réticence à vieillir, le journal de Jünger n’apportera que des encouragements.
Lamartine. Autour
de Lamartine : journal de voyage, correspondance, témoignages,
iconographie, études réunies par Christian Croisille et Marie-Renée Morin
(Presses universitaires Blaise-Pascal, 2002, 250 p., 22,50 €). En marge de la vaste et si utile
entreprise de la Correspondance
générale de Lamartine publiée
chez Champion, la vaillante équipe clermontoise nous donne un deuxième volume
de mélanges autour de cette correspondance. L’ensemble est hétéroclite et d’intérêt variable, comme c’est la loi du genre. On s’amuse des « souvenirs prosaïques », en partie inédits,
du préfet Barthélémy sur le poète, regard acide et vif, sans complaisance. On
est déçu du dossier constitué autour du buste de Lamartine par le comte d’Orsay (mais on retient la belle
formule de lady Blessington à propos de l’auteur du Lac :
« il s’habille
tellement comme un gentleman que personne ne pourrait le soupçonner d’être poète »). Dossier
révélateur sur la collaboration de Mme de Lamartine à certains écrits de son
mari : elle exhorte au travail le jeune Guillaume Lejean, un peu paresseux
et qui doit fournir des documents pour L’Histoire de la Restauration. Deux
remarques encore : la longue étude de N. Courtinat sur leVoyage en
Orient, honnête prose universitaire, est-elle vraiment à sa place dans ce
volume de documents ? Et l’essai d’iconographie lamartinienne de
M.R. Morin, qui complète heureusement l’exposition de 1990, Lamartine
et les artistes au XIXe siècle,
est fort utile, mais le serait plus, et plus agréable, s’il était… illustré.
Larbaud. Cahier des Amis de Valery Larbaud,
nouvelle série, n° 2, Le Manuscrit de « Barnabooth », dossier
établi par Anne Chevalier (116 rue Eugène-Carrière, 30900 Nîmes). Ce numéro
fort riche confirme l’excellente rénovation des Cahiers des Amis de Valery Larbaud.
Tout entier consacré àBarnabooth, il nous révèle d’abord un inédit
extraordinaire, vraiment fascinant : les huit pages relatant un rêve fait
par le protagoniste au couvent de Serghiévo. Ces pages, où Larbaud anticipe
pleinement sur Borges, figurent dans le manuscrit autographe préempté en 2001 à
Drouot par la Médiathèque de Vichy (à propos, pourquoi n’a-t-on pas reproduit
au moins une de ces pages ?). « Fantasme de possession culturelle du
monde », écrit Gil Charbonnier, qui présente fort bien cet inédit, dont il
montre que Larbaud finit par l’écarter de la version définitive, parce que trop
intime : explication qui semble en effet assez pertinente. De ces huit
pages, fort raturées, nous sont offertes deux transcriptions : l’une,
littérale, avec tous les repentirs et ajouts ; l’autre donnant prudemment
« ce qu’aurait pu être le texte de Valery Larbaud ». Signalons aussi
aux généticiens la transcription littérale d’un autre passage, non inédit, du
manuscrit. La seconde partie du cahier est consacrée à la réception de Barnabooth (périodiques et correspondances), qui
fut, dans l’ensemble, assez chaleureuse. Particulièrement intéressantes sont
certaines lettres d’écrivains (Copeau, Valéry, Conrad), et surtout les lettres
que Larbaud écrivit pour se justifier, nuancer certains jugements et inscrire
son livre – tellement admirable – dans une tradition qu’il voulait française,
replaçant ainsi la modernité dans une lignée humaniste. Remarquable aussi la
parfaite dignité de Larbaud, refusant toute publicité pour ses livres :
exemple à méditer en ces temps médiatiques d’auto-promotion permanente de tant
de petits génies des deux sexes ! Pour finir, signalons un compte rendu
enthousiaste, par Françoise Lioure, de la récente et catastrophique édition
Delvaille des poésies de Levet : apparemment, cette dame n’y a vu que du
feu, et parfaite érudition. Elle pourra cependant, comme nos lecteurs, se
reporter utilement à la lettre de P. de Saint-Hilaire publiée page 199 de la
neuvième livraison d’Histoires littéraires.
Larronde. Olivier
Larronde, Œuvres poétiques
complètes (Le Promeneur, 384
p., 29 €). Parce
que la raison sociale de son éditeur historique ne portait pas mention de la
bonne ville de Lutèce, Olivier Larronde a failli passer à la trappe. Et oui,
publier à Lyon, que dis-je : à Décines, à l’enseigne de l’Arbalète (Marc Barbezat,
directeur de la maison pharmaceutique Gifrer-Barbezat) n’est pas une voie
royale pour pénétrer les esprits parisiens. Jean Genet, qui avait commis la
même irréparable balourdise, ne fut sauvé que par l’intérêt généreux d’une
maison parisienne. Logiquement, Larronde traînait dès lors une réputation de
second couteau malgré les éloges de ses contemporains. Il a même fini –
Ah ! le mauvais élève – par se voir refuser, comme à la porte d’une
vulgaire discothèque, l’entrée au Dictionnaire
de poésie de Michel Jarrety,
paru en 2001. En l’absence de Larronde ou de Salabreuil, on se demande bien ce
qui justifie l’intégration à ce dictionnaire de Claude Mouchard, auteur, comme
plusieurs centaines de poètes français depuis 1970, de trois recueils de poésie
parus entre 1979 et 1997 : un pur mystère. Plus raisonnable, le Dictionnaire des lettres françaises (1998) accordait, sous la plume de
Françoise Ouvry, dix-neuf lignes honorables (sans débordement ni enthousiasme
exubérant) à Larronde et précisait ce fait surprenant : Larronde, mort le
31 octobre 1965, est enterré à Samoreau tout près de Mallarmé. Clic, voilà le
déclic : personne ne se serait donc aperçu que Larronde, plus nettement
que beaucoup, est un héritier de Mallarmé ? Allons, allons. Il est
frappant que nombre de ses poèmes offrent plusieurs lectures métaphoriques,
comme certaine époque dudit Stéphane. Alors ? Re-mystère. Cela dit, louons
Angelo Rinaldi grâce auquel Larronde a eu les honneurs de ces Œuvres poétiques complètes.
N’étant pas parvenu à rédiger la préface du volume de la collection
Poésie/Gallimard programmé naguère pour 1999, le critique a permis la parution
par Le Promeneur de ce volume fort bien fait, pourvu par Jean-Pierre Lacloche
d’une documentation solide. Passons sur la préface de Jacques Roubaud, qui ne
manque pas de temps lorsqu’il s’agit de péritextes, postfaces et autres
apostilles, qui connaît son affaire et la mène rondement. Jean-Pierre Lacloche
signe ici sur Larronde un texte d’importance, plein de délicatesse. Merci,
Lacloche. Rinaldi, soyez béni. Larronde est rétabli. « Est-ce à dire ou si
c’est à lire ? / – Autrement dit serait-ce à lire / C’est à se dire
autrement dire » (Dit-on).
Le
Clézio.
Gérard de Cortanze, J.M.G. Le
Clézio (Folio, 2002,
298 p., s.p.m.). Réédition en poche d’un ouvrage daté de
1999. La part du mythe n’est pas négligeable
dans cette évocation d’un univers Le Clézio
qui donne l’impression de s’appuyer
souvent sur des images d’Épinal (la Bretagne
éternelle, l’Afrique, la légende familiale). Les
amateurs apprécieront les va-et-vient opérés par Gérard de Cortanze entre l’œuvre
et la parole de l’auteur, nourris de
nombreux entretiens, en regrettant le peu d’autonomie que cette
proximité laisse au critique. Courte iconographie, bibliographie itou.
Leiris (I). Annie Maïllis, Picasso et Leiris dans l’arène. Les écrivains, les
artistes et les toros… (Éditions du Cairn, 2002, 303 p., 42 €). Rencontres tauromachiques de Leiris et
Picasso à Nîmes, autour de leur ami bibliophile et aficionado André Castel, qui
fréquentait, outre Pablo et Michel, des personnalités comme Cendrars, Bataille,
Cocteau, Paulhan, Dubuffet, etc. Étude fine d’Annie Maïllis sur ces rencontres dans l’arène ou autour d’un pastis. En annexe, des
lettres de Cendrars et de Picasso à André Castel, un entretien avec Françoise
Gilot et un glossaire tauromachique. Nombreuses photographies inconnues. De la
belle ouvrage. Les deux oreilles et la queue.
Leiris
(II). André Castel, Michel Leiris, Correspondance
1938-1958 (Claire Paulhan,
2002, 393 p., 35 €). La
vision d’une littérature conçue comme tauromachie a en M. André Castel, de
Nîmes, un complice acquis puisque Leiris trouva en lui « son mentor dans
la planète des taureaux ».
Ces 186 lettres, fort bien imprimées en caractères Cheltenham sur papier Minotaure
ivoire 90 grammes, n’ont cependant rien d’une corrida ni d’un échange de
confidences exceptionnelles : le lecteur de passage peut, sans se sentir
indiscret, les consulter, regarder les illustrations (nombreuses photos).
Leiris s’y avère un peu sourd : Castel revient cinq fois lui redemander
son avis sur un certain Hamlet
noir qu’il lui a fait
parvenir et sur lequel l’ami de Picasso s’obstine à demeurer muet. N’en disons
pas plus sur ce beau volume, complété d’un index et d’un petit glossaire
taurin, ensemble à réserver d’urgence aux 998 leirisiens qui persistent en
France et ailleurs.
Leyris. Pierre
Leyris, Pour mémoire, ruminations d’un petit clerc à
l’usage de ses frères humains et des vers légataires (Corti, 2002, 306 p., 18 €). Contrairement à ce que les mauvaises
langues ont pu dire de Pierre Leyris – caractère difficile, un peu raide comme
certaines de ses traductions, qui ont été jugées bonnes à reprendre (Les
Îles d’Aran, ou La Terre
vaine de T.S. Eliot) – ces Ruminations d’un petit clerc offrent l’image d’un autre Leyris.
Humble, souple et bienveillant (globalement), ne prenant jamais à partie
l’« éditeur » (figure honnie si l’on en croit certains témoins),
plongé durant son « vers-la-mort » en réflexions sur la langue, le
mot, son travail passé, quelques-uns de ses compagnons (Massignon, Henri
Thomas, Caillois, etc.) et les revues auxquelles il a collaboré (84, Mercure de France, etc.),
fragments volontairement déclassés qui constituent son seul et unique ouvrage
personnel. Livre rare, donc, et douloureux. Préface amicale de Gilles Ortlieb.
Loti. Nazareth Topalian, Un duel au soleil : l’affaire Pierre Loti-Archag Torcom (L’Harmattan, 2002,
154 p., 15,25 €). L’auteur de ce petit
livre est né en 1933 à Beyrouth et a jugé nécessaire d’attirer
notre attention sur ce qu’il est convenu d’appeler
« un épisode ignoré » de la vie de Pierre Loti, une vie colorée qui
connut certes bien d’autres épisodes plus
marquants que celui-ci, dont à première vue nous n’aurions
pas perdu grand-chose, en effet, à ce qu’il le demeurât :
ignoré. Et pourtant la vie littéraire est ainsi faite, les amateurs de Loti,
même modérés, sont des êtres bizarres, curieux, et l’on
feuillette ces pages d’abord distraitement,
puis quelque chose accroche quand même, insiste : on sait la passion de
Loti pour l’Orient et la Turquie, ses voyages, ses
articles, outre les romans, dans lesquels il ne manque pas d’éreinter
la cause arménienne, ce qui serait aujourd’hui du dernier
politiquement incorrect. Au moment où Loti écrit Turquie agonisante, un
lieutenant bulgare d’origine arménienne,
Archag Torcom, publie Éternelle
Turquie !, et, pour appuyer son coup de sang, envoie à Hendaye en
novembre 1913 ses témoins provoquer en duel notre immortel et languissant
Charentais. Loti est un peu trop glorieux et âgé (63 ans) pour croiser le fer
lui-même avec un bouillant ancien élève de Saint-Cyr. Ses amis le pressent d’accepter
d’être remplacé sur le terrain par
Georges Breittmayer, champion d’escrime de France. Ce
à quoi le créateur fardé de Ramuntcho consent finalement. En lui-même, le
jeu mondain des candidats au remplacement de Loti sur le pré est divertissant.
Mais il est bien plus utile de réexaminer ce que Loti écrivait des Arméniens et
de leur sort à l’époque – et ce que les
Arméniens avaient à lui répondre. Le ton employé de part et d’autre
ferait les choux gras de notre presse aseptisée et sous surveillance. Enfin,
quoi que l’on pense de la question arménienne sur
le fond, quand bien même on n’en penserait rien,
cela donne bien de la nostalgie pour le temps où les duels étaient
permis : de beaux duels qui ne s’arrêteraient pas au
premier sang versé mais iraient jusqu’aux tripes à l’air,
voilà qui dégagerait les bancs de la XVIIe Correctionnelle, les écrans de
télévision et les colonnes de nos hebdomadaires.
Louÿs. Jean-Paul Goujon, Dossier
secret Pierre Louÿs-Marie de Régnier (Christian
Bourgois, 2002, 189 p., 20 €). Avec
Marie de Heredia (1875-1963), deuxième fille du poète d’origine cubaine (entré
triomphalement à l’Académie
française en 1895), devenue « de Régnier » par un étrange mariage
avec le poète non moins en vue Henri de Régnier, on se demande à combien on
joue ou a joué. Et il n’y a pas
dans toute cette affaire qu’une
histoire de correspondances croisées, même si c’est cette histoire que Jean-Paul Goujon, après les travaux de
Robert Fleury (auquel il rend un plus que juste hommage), s’est employé patiemment à
reconstituer. Le chantage, hautement pratiqué par celle qui se qualifie
elle-même d’« inconstante »,
se poursuivra encore après la mort de Louÿs, venant de sa dernière héritière...
Pour un Louÿs qui se méfiait du mariage ou même du simple « collage »
comme de la peste ! Il ne nous reste qu’à rendre grâce, avec notre auteur, à Pascal Pia et à Thierry Bodin
qui, à trois quarts de siècles de distance, ont eu l’heureuse fortune de pouvoir
sauver ce « dossier secret » (texte et photographies) du bûcher. Précisons
pour les plus curieux : ces plus que précieuses photographies ont été déposées
à la Bibliothèque de l’Arsenal,
dans le fonds Robert Fleury.
Mère. « Ma chère Maman ». De
Baudelaire à Saint-Exupéry, des lettres d’écrivains (Gallimard, 2002, 114 p., 2 €). On pourrait adresser bien des reproches à
ce petit volume, recueil de lettres d’écrivains illustres à leur maman.
S’interroger sur la sélection des lettres (par qui ?) comme sur celle des
écrivains (Baudelaire, Flaubert, James, Gide, Proust, Cocteau, Faulkner,
Hemingway, Saint-Exupéry – où sont les dames ?), critiquer les notices
biographiques ineptes que ne rachète pas la quasi-absence de notes, et même
s’indigner de l’encart publicitaire qui, à la fin de chaque section, dresse la
liste des ouvrages du même auteur disponibles en Folio, confirmant ainsi la
vocation de cette collection à « deux euros » : l’exploitation
commerciale du fonds Gallimard. À quoi bon ? Cette anthologie bon marché
ne sera pas inutile à qui travaille sur l’épistolaire, au programme dans les
lycées. À parcourir pour les déclarations d’amour, ou de haine, ou des deux,
dont celle-ci de Baudelaire à sa mère : « je suis convaincu que l’un
de nous deux tuera l’autre, et que finalement nous nous tuerons
réciproquement. »
Milhaud. Madeleine
Milhaud, Mon XXe siècle. Propos recueillis par
Mildred Clary (Bleu nuit,
2002, 144 p., 20 €).
Témoignage émouvant de la plus que fidèle épouse de Darius Milhaud, laquelle,
née en 1902 et aujourd’hui centenaire, peut se faire fort de répéter le célèbre incipit de Victor Hugo « Ce siècle avait
deux ans... » On revit, de l’intérieur, la non moins longue carrière de cet
incorrigible compositeur, qui, de 1910 à 1968, malgré les aléas des guerres, de
l’exil forcé aux États-Unis, n’aura cessé de livrer quatuors, concertos,
symphonies, cantates, opéras, sans compter les œuvres de circonstance (pour un
mariage, un anniversaire, pour le cinéma). « Tant qu’il y a de l’encre
dans mon stylo, disait-il, ça va ! » C’est toute une partie de
l’histoire de l’avant-garde artistique que Madeleine Milhaud nous fait en même
temps revivre, avec de très fins portraits de Satie, de Cocteau, de Jean
Wiener, de Fernand Léger, de Strawinsky. Mais – car il y a un « hic »
– des entretiens radiophoniques peuvent-ils à eux seuls constituer un livre ?
On vous livre tout cela « brut de décoffrage », vous n’avez donc même
plus la chaleur de la voix. L’interviouveuse n’a pas jugé utile d’apporter les
précisions de dates, de circonstances, de lieux qui se seraient imposées. Alors,
si vous n’êtes pas déjà au parfum...
Minet. Pierre
Minet, En mal d’aurore.
Journal 1932-1975. Édition, préface et notes de Patrick Krémer (Bois d’Orion, 2001,
444 p., 29,50 €). Ce
compagnon de route du Grand Jeu se présente ici comme un exemple introverti de
la bohême du Quartier latin. Pour ce tempérament ultra-sensible, tout est
littérature. Il lit, écrit, et se lit dans son journal, plus qu’il ne vit,
encore qu’il soit question, en arrière-fond, d’une liaison hétérosexuelle
complexe. Au début du journal, il est atteint d’une des maladies du siècle (la
tuberculose) et, à la fin, il subit une opération qui le laisse sans voix mais
ne l’empêche pas d’écrire. Sa continuelle auto-fustigation peut lasser à la
longue, mais il sait se servir de sa plume non moins que de sa discipline. Et
l’on rencontre, au détour d’une page, des portraits lucides, pathétiques ou
cruels des grands hommes qu’il a rencontrés. On retiendra celui de Roger
Gilbert-Lecomte – ou les derniers jours d’un junkie sous l’Occupation –, celui
d’Antonin Artaud dans le rôle du fou du village (Saint-Germain-des-Prés), celui
peu reluisant d’Arthur Adamov, mais aussi ceux de Jouhandeau, Limbour, Gide,
Paulhan et d’une nuée d’autres écrivains grands et petits, ces derniers n’étant
pas les moins pittoresques. L’ouvrage est matériellement bien présenté. Les
notes pieuses du présentateur rompent la continuité du journal. Elles sont
souvent sommaires et parfois inutiles (« Je relève si peu de La Défaite que mon prochain ouvrage
s’appellera : En mal
d’Aurore » est ainsi commenté dans une note : « On aura
entendu l’allusion à Maldoror »). L’index, en revanche, est bien commode
et rendra service aux lecteurs pressés. Ce livre est un intéressant document
sur l’histoire littéraire du milieu du XXe siècle, mais limitée à un quartier de
Paris et vue du petit bout de la lorgnette, comme à travers un brouillard
grisâtre.
Musique. Déodat
de Séverac, La Musique et les
lettres, correspondance
rassemblée et annotée par Pierre Guillot (Mardaga, Liège, 2002, 444 p., 35 €). Les amateurs trouveront sans doute à
glaner sur le mouvement artistique de la Belle Époque dans cette correspondance
du musicien Déodat de Séverac (adressée principalement à des membres de sa
famille), lequel n’avait malheureusement pas la fantaisie épistolière de son
collègue Chabrier. Les spécialistes d’Apollinaire liront avec intérêt une
lettre de Séverac à Ricardo Vines du 16 avril 1909 : « Mon ami
Apollinaire veut faire une conférence suivie d’un concert au Salon des Indépendants consacré à mes œuvres. Pourrais-tu
y jouer ? […] Si cela t’est impossible préviens m’en dès cette lettre
reçue, Apollinaire ayant besoin d’être fixé tout de suite pour faire imprimer
les programmes. » Quant aux spécialistes de Lautréamont, ils iront droit à
l’index des noms cités pour se reporter aux pages correspondant aux six
d’Avezac de Castéra que mentionne ledit index. Le rassembleur et l’annotateur
des lettres de Séverac est Pierre Guillot ; les précisions qu’il apporte à
la suite de chaque lettre sont de première utilité. Pas de fausse note.
Pagnol. Thierry Dehayes, Marcel
Pagnol. Lieux de vie, lieux de création (Édisud,
2002, 143 p., 17 €).
Sympathique et vite lu, un parcours de l’itinéraire biographique et géographique de Pagnol. Jacqueline
Pagnol, qui vécut trente ans dans l’intimité de l’auteur
des Souvenirs d’enfance, donne
son témoignage sur divers sujets, dont certains peuvent effectivement ressortir
de sa compétence. Cartes postales noir et blanc d’autrefois et photographies contemporaines en couleur constituent l’iconographie, point fort du
volume.
Pamphlet.
Jean-Marie Le Hénand, La
Marmite littéraire (Éditions
de la Mouette bleue, 2002, 204 p., s.p.m.). Curieuse diatribe contre les
coulisses de l’édition et de la critique, où bien des gens en prennent pour
leur grade. D’abord, les attachées de presse (féminin pluriel oblige)
« qui ne lisent jamais le moindre livre, afin de ne pas s’encombrer le
cerveau » (!) ; puis les directeurs de collection « qui ne
dirigent pas grand’chose, sauf, bien entendu, leur carrière » (!). Une
place de choix est réservée aux « ténors médiatiques » du genre
Sollers ou Beigbeider, le premier découvrant « chaque semaine, avec
émerveillement, dans Le Monde
des livres , des génies
inconnus nommés Watteau, Casanova, Rimbaud ou Mme de Sévigné », le second
« faisant des pieds et des mains pour occuper jour et nuit, avec ses yeux
globuleux, micros et caméras ». Catherine Millet : « Du bidon
complet, fabriqué par une bonne bourgeoise placide et qui a réussi à passer
pour un "authentique témoignage sur la sexualité féminine" ». Comme
dirait l’autre, c’est le Pont-Neuf : tout le monde y passe.
Picasso. Georges
Tabaraud, Mes années Picasso (Plon, 2002, 233 p., 19 €). Curieux livre. Interview, plus ou moins
préalablement rédigé, d’un journaliste, Georges Tabaraud, par un autre
journaliste, Michel Cardoze. De ces deux hommes de plume, militants
communistes, donc « bien placés », on attend qu’ils nous fassent
mieux comprendre le parcours militant de Picasso et nous éclairent, le recul
historique aidant, sur les différends qui ont pu opposer le peintre de Guernica, du Charnier, de La Guerre et la paix, sinon au
Parti communiste français, du moins à certains de ses hauts membres, dont
Aragon, pour ne pas le citer. Mais le soleil du Midi a manifestement écrasé
tous les contrastes : on ne parle même pas de lutte pour l’hégémonie – ça,
c’est du Gramsci –, on rabote toutes les aspérités, qu’il s
Àagisse de rivalités artistiques, politiques ou même
sentimentales. Reste le récit d’une amitié, incontestable, avec deux ou trois
anecdotes, il est vrai, fort piquantes : la bouteille d’absinthe du père
Frédé, la votation de Bâle, et la mystification montée par Pablo aux dépens de
Truman. Peut-être en apprendra-t-on plus avec l’ouvrage de Gertje Uttey (Picasso,
the Communist years,
Yale, 2000), ici cité, mais sans davantage de commentaires.
Poésie. Alain Jouffroy, Anthologie
de la poésie française à la première personne du singulier (Jean-Paul Bertrand, 2002,
310 p., 23 €). Dans une préface brève, elliptique
dans certains raccourcis, Alain Jouffroy s’interroge sur le « je » des poètes, mot commun à tous et
en même temps forme d’un
langage intime, « unique en plusieurs », selon la formule de
Saint-Pol-Roux qu’il cite,
« je » qui ne serait plus subjectif ni vraiment « un
autre », mais « personne », c’est-à-dire tout le monde. L’anthologie comporte cent huit textes, d’un anonyme à Dudouit, en passant
par Villon, Hugo, Baudelaire aussi bien que Scarron, Sponde ou Forneret. Ils se
répartissent, non sans quelque arbitraire, en « règle du je »,
« je du cirque », « je de prince », « je de
hasard », mais ne relèvent en rien d’un jeu : ils « interpellent », comme on dit,
et provoquent le questionnement fondamental sur les moyens et les fins de
la poésie. Une anthologie qui dérange, on ne s’en plaindra pas…
Presse. Serge
Bénard, Les Mots de la presse
écrite (Belin, 2002, 390 p.,
13,70 €).
L’auteur, journaliste de métier, s’est fait lexicographe pour composer ce
glossaire du vocabulaire de la presse écrite qui paraît dans une collection
consacrée au « français retrouvé ». Pour documenter son répertoire de
mots désuets et des néologismes les plus récemment forgés, Serge Bénard a
truffé ses notices d’anecdotes qui se laissent savourer avec le même plaisir
que celui pris dans la solitude du petit matin, devant un café trop chaud,
quand la seule lecture à portée de main est un journal vieux de trois mois qui
a servi la veille à contenir des haricots verts.
Proust (I). Marcel Proust, Un amour de Swann, édition
présentée par Mireille Paturel (GF
Flammarion, 2002, 340 p., 4,50 €). Comme le veut cette collection à usage pédagogique,
Mireille Paturel fournit au texte de Proust la copieuse escorte d’une chronologie, d’une
présentation, de notes, d’un
« dossier » et d’une
bibliographie, avec l’ajout,
fort nécessaire, d’un
lexique génétique. C’est en
effet le cadre de référence de la critique génétique qui occupe ici l’essentiel du terrain. Le dossier, fort bien fait,
détaille les manuscrits et leurs mystères, avec une technicité qui ne sera
peut-être pas de tout repos pour le lycéen ou l’étudiant,
lequel devra disserter sur la sonate de Vinteuil ou la délicate question des
catleyas. Les notes, en revanche, insistent beaucoup sur les éclaircissements
linguistiques et les précisions historico-culturelles. On s’amusera de voir que le mot « névropathe » a
droit à une note tandis que « moleskine », utilisé pour décrire le
matériau des couvertures des carnets de Proust, n’est
nulle part commenté. Ne s’agit-il
pas pourtant de quelque chose d’aussi
étranger au jeune lecteur d’aujourd’hui que les bizarres façons fin-de-siècle de s’arranger de la sexualité ? L’évidence (aux yeux de l’éditrice)
de la méthode génétique fait du dossier un document infiniment moins lisible
que le roman lui-même (malgré le lexique, utile). Comme d’habitude devant les éditions savantes, tout en
respectant, on hésite : le lecteur qui s’initie
pour la première fois à Proust en sortira-t-il plus éclairé et plus sensible à
l’œuvre ?
Proust (II). Edmund White, Marcel Proust (Fides, 2002, 190 p., 15 €). Pour qui est rebuté par l’épaisseur des dernières
biographies de l’auteur de La Recherche, un parcours, en
moins de deux cents pages, de la vie et de l’œuvre de Proust, avec une large part accordée à la sexualité de l’écrivain. Le Tadiépour lecteur
pressé.
Rimbaud. Gilbert Coustaury, Aphinar (Nicolas Philippe, 2002,
322 p., 16,50 €). Essai
pourfendeur sur les exégètes du poète des Illuminations.
Sympathique mais un peu épais, d’une
véhémence gentiment puérile – du genre
retenez-moi-ou-je-fais-un-malheur –, très pisse-copie de Libé en folie (« En ce sale Choa,
il n’est pas d’autre choix. Qu’elle aille se faire foutre sur
quelque boutre par quelque bougre », « renard ? renaître en
art ? », « la route est amère… La route est ta mère », « Paul Demeny, habitant de
Douai peu doué »). Quelques perles : telle édition de l’œuvre de Rimbaud est
« magistrale – quinze
enseignants sur dix-neuf collaborateurs », « Vitalie Rimbaud, petite
Cassandre, s’empressa
de mourir à 17 ans d’une
synovite pour prévenir son voyant de frère ». L’auteur en veut aux
universitaires, ouh ! c’est rien
que de le dire : « Pauvre Jean-Luc Steinmetz annotant Mes Petites Amoureuses in Œuvre-Vie. Il a tout
faux. Et il copie. […] Toutes
ces notes reprennent celles de Suzanne Bernard sans la nommer. On croit
rêver ! Ces gens-là enseignent ! Ils déposent en Classiques Garnier
leurs petites notes indistinctes sur Rimbaud » ; Marc Ascione
« s’emmêlant
les pinceaux dans l’axone » ;
Louis Forestier « compilant calembredaines et incongruités des
prédécesseurs », etc. S’il
déteste apparemment les professeurs de faculté, Gilbert Coustaury n’aime pas davantage les grands
éditeurs et l’exprime
sans ambages (Gallimard est une « boîte dont la réputation tient au rachat
des auteurs que ses concurrents surent découvrir »). Ce faisant, il s’expose au soupçon d’être aigri de n’être point universitaire et
surtout à celui de ressentir quelque rancœur du refus de son poussif Aphinar par les principales maisons d’édition.
Rolland. Bernard
Duchatelet, Romain Rolland tel
qu’en lui-même (Albin Michel,
2002, 444 p., 22,90 €).
Comment ne pas regretter l’effacement de Romain Rolland aujourd’hui, la
disparition à peu près totale de ses œuvres des librairies ? Bernard
Duchatelet, qui lui a déjà consacré de considérables travaux, publie
aujourd’hui une somme bienvenue. La première difficulté qu’il rencontre tient
au nombre des écrits autobiographiques de l’auteur, sans compter son Journal et
ses très abondantes correspondances : le risque est grand pour le
biographe de se muer en simple copiste… Bernard Duchatelet nous donne une synthèse
qui sera utile à tous les amateurs de Romain Rolland, mais il déçoit sur
certains points. On soupçonne qu’il a été contraint par l’éditeur à ne pas
dépasser les quatre cents pages, ce qui est manifestement insuffisant et le
condamne souvent à rester allusif et trop rapide. Le récit du voyage en Espagne
de 1907 se réduit par exemple à onze noms de villes (« Puis, c’est
Cordoue, Séville, Cadix, Algésiras, d’où ils reviennent ensemble à Grenade, et
regagnent, de nouveau, Madrid en passant par Tolède… »). Ou lorsque
Rolland se passionne pour un musicien italien contemporain, Lorenzo Perosi, en
qui il voit un nouveau Mozart, rien ne nous renseigne sur sa musique, et sitôt
apparu, Perosi disparaît sans que soit expliqué cet enthousiasme. Dans un autre
domaine, rien n’est dit de la participation de Picasso à la production du Quatorze juillet en 1936 : la rencontre de Rolland
avec la modernité, c’était pourtant intéressant ! Le livre déçoit aussi par son
peu de curiosité : on attend des interrogations sur la solitude esthétique
de Rolland, particulièrement dans sa jeunesse (pouvait-il à ce point ignorer la
poésie, en particulier l’exemple de Mallarmé, lui qui était à la recherche de
grandes figures ?). Sur l’antisémitisme qui saisit un temps Rolland, et
qui lui ressemble si peu ; ou encore sur la sexualité : tant d’amours
chastes, reléguées dans l’amitié, et ce curieux ratage du premier mariage (sa
femme tombant malade au début du voyage de noces, « l’amoureux se muant en
infirmier » – le couple ne s’en est jamais remis). Sur tous ces
points, jamais Bernard Duchatelet ne paraît s’interroger. Si ce volume n’est
pas la biographie définitive dont on pouvait rêver, c’est du moins un volume
solide qui permettra à de nouveaux lecteurs de prendre contact avec Romain Rolland
et la réelle noblesse de son esprit.
Romantisme. Michel
Le Bris, Le Défi romantique (Flammarion, 2002, 476 p., 21 €). Ce livre n’est pas une nouveauté absolue.
Il s’agit, comme on le dit pour les disques, du « rhabillage » du Journal du Romantisme, publié
en son temps par Albert Skira dans sa collection. Le charme du livre tenait en
grande partie à sa somptueuse illustration, inévitablement réduite et affaiblie
dans cette nouvelle édition. Mais la couverture est encore superbe : elle
reproduit le tableau de Caspar David Friedrich, En bateau (1818) qui, sans houle, sans ouragans,
ouvre sur un infini lumineux – image suggestive de ce que le Romantisme a de
plus réconfortant et peut-être aussi de moins dévalué. La part reste belle,
dans le texte, à la peinture, et à cet égard, le livre reste précieux, d’autant
plus suggestif qu’il est soutenu par une pensée philosophique sans spéculations
abstraites. Il va au cœur des œuvres, accomplissant une manière de Voyage dans le bleu de Ludwig Tieck, défini comme
« l’inventeur du paysage en littérature, mais d’un paysage saisi dans ces
états suspendus entre chair et songe quand il se confond avec l’âme qui les
contemple ». Les références à la musique sont plus rares, mais toujours
fines (par exemple au sujet desPhantasiestücke op. 88 de Schumann, chef-d’œuvre moins
fréquenté que les autres Phantasiestücke op. 12 et op. 111). La référence à
E.T.A. Hoffmann va de soi, mais, approfondie, elle aurait renforcé le propos de
l’auteur et illustré ce défi que la littérature lance aux autres arts et que le
Romantisme, surtout le Romantisme allemand, a parfaitement su relever. Le
comparatiste sera ravi de cet ouvrage. Le spécialiste de littérature française
le sera moins, trouvant la part faite à nos écrivains bien minces, relevant des
coquilles fâcheuses (Jean Shogar pour Jean Sbogar). La bibliographie
a un peu vieilli. Bref, malgré l’avant-propos de cette nouvelle édition,
l’ouvrage conserve quelques rides qu’il eût été facile d’effacer.
Saint-Exupéry. Geneviève Le Hir, Saint-Exupéry ou la force des
images, préface de Michel
Autrand (Imago, 2002,
305 p., 22 €). Dans
cet ouvrage sérieux, on regrettera en premier lieu le peu de clarté du
titre : que signifie donc la « force des images » ? Quelle
est-elle ? Comment la mesurer ? Passons outre à ce qui restera
finalement sans réponse pour nous plonger dans l’introduction de Geneviève Le Hir : celle-ci y précise qu’elle analyse la « démarche
symbolique » de Saint-Exupéry, c’est-à-dire la construction des images et des symboles dans son
œuvre et ce qu’il dit du
symbole. C’est ainsi
faire de Saint-Ex un poète, ce qu’affirme explicitement son dernier chapitre, « L’"Art poétique" de
Saint-Exupéry ». Mais il est difficile, dans la densité de cet ouvrage, de
déterminer les images ou les symboles les plus importants dans son œuvre :
est-ce donc l’avion ?
Plus loin, l’auteur passe
de l’analyse
des images – qu’elle replace dans un jeu d’échos en se référant de façon
très précise à toute l’œuvre de
Saint-Exupéry – à celle
des signes, se faisant sémioticienne, voire philosophe. Le lecteur s’y perd : la dernière
partie, consacrée au langage, entérine sa démission. Comment dissocier création
poétique par l’image et
analyse du langage ? Reste la richesse des micro-analyses et des
rapprochements d’images et
de mots, internes à l’œuvre ou
intertextuels.
Sainte-Beuve. Wolf
Lepenies, Sainte-Beuve au seuil de la modernité (Gallimard, 2002, 518 p.,
25,90 €). S’il
est des livres qui détournent de lire, il en est heureusement dont, en
revanche, le bonheur communicatif ranime nos facultés. En voici un venu
d’Outre-Rhin, traduit par Jeanne Etoré et Bernard Lortholary. Grand lecteur
devant l’éternel, Sainte-Beuve méritait un grand lecteur comme Lepenies
(sociologue naguère enseignant au Collège de France) pour nous faire regretter
l’inexistence d’un CD-Rom apte à contenir, sans alourdir nos planches, les
seize gros volumes des Causeries
du Lundi, les treize tomes
des Nouveaux Lundis,
etc. – bref tout ce qui manque en librairie courante de cette véritable mine
d’érudition aimable que constitue l’œuvre du grand lundiste. Voltaire jouit de
ce mode numérique léger : à quand Diderot, Bayle, Sainte-Beuve, auteurs
dignes entre tous d’une consultation hypertexte, car débordants de sens par
quelque mot qu’on les avise ? En attendant, ce livre fournit une synthèse
foisonnante des recherches d’un critique et d’un historien à la mesure des
Balzac et des Hugo qu’il côtoya, parfois non sans aigreurs, mais sans que
« ses haines » personnelles, sagement mises à part dans un cahier,
obnubilassent jamais longtemps la clarté de son jugement. Le sous-titre
français, Au seuil de la
modernité, suggère un plongeur prudent, tâtant l’eau avant de se
mouiller ; il trahit l’allemand, auf
der Schwelle zur Moderne, lequel résume mieux le sentiment de Lepenies d’un
critique idéalement placé pour apprécier équitablement l’antique et le moderne,
résoudre le conflit toujours réactivé entre eux par la pensée molle. À
l’historien, celui de Port-Royal, Lepenies consacre un chapitre de 80 pages,
excellent résumé de ce trio de Pléiades. Chez le critique, il relève le maître mot (celui qui frappe par la fréquence de
son emploi) « vengeance » – signe éclatant de la dramaturgie
d’un contemporain de Monte-Cristo. Quant à son labeur quotidien, il note :
« Le travail du critique devenait de plus en plus ardu en cette époque où
l’on avait de plus en plus de livres et de moins en moins de temps pour
lire : la postérité, de plus en plus, me paraît ressembler à un voyageur
pressé qui fait sa malle et ne peut y faire entrer qu’un petit nombre de
volumes choisis. Critique, qui avez l’honneur d’être pour la postérité du
moment un nomenclateur, un secrétaire, et s’il se peut, un bibliothécaire de
confiance, dites-lui bien vite le titre de ces volumes qui méritent que l’on
s’en souvienne et qu’on les lise ; hâtez-vous, le convoi s’apprête, déjà
la machine chauffe, la vapeur fume, notre voyageur n’a qu’un instant. » À
l’ère du TGV, les choses n’ont fait que s’aggraver… Retiens au moins ce titre,
voyageur : le Sainte-Beuve de Lepenies !
Sand. Anne
Chevereau, Alexandre Manceau,
le dernier amour de George Sand. Biographie (Christian
Pirot, 2002, 224 p., 20 €). On connaît les amants célèbres de
George Sand (Jules Sandeau, Musset, Chopin, l’avocat Michel de Bourges) ;
on connaissait mal la relation qu’elle entretint, de 1850 à 1865, avec
l’artiste graveur Alexandre Manceau, son cadet de treize ans. La biographie que
lui consacre la Présidente des Amis de George Sand est un récit honnête,
parfois un peu répétitif, dont les sources essentielles sont la correspondance
et les agendas de la romancière. Premières années à Nohant : vie
quotidienne laborieuse – Manceau crée, mais lui sert aussi de secrétaire, la
déchargeant encore des problèmes de la vie courante – et existence faite de
loisirs partagés, dont la dominante est l’activité théâtrale. En 1864, à la suite
du conflit entre l’amant et Maurice Sand, le fils bien-aimé, le couple se
réfugie à Paris et dans une villa à Palaiseau, jusqu’à la mort de Manceau,
prématurée et douloureuse si l’on en juge par cette notation, sur l’agenda de
George Sand, à la date du 23 août 1865 : « …Toi qui m’as aimée, sois
tranquille, ta part est impérissable. »
Sarah Bernhardt. Michel Peyramaure, La Divine. Le roman de Sarah
Bernhardt (Robert Laffont,
2002, 480 p., 21,20 €). La
quatrième de couverture rappelle, sans craindre le ridicule, que la vie de
Sarah Bernhardt est
« romanesque ». Pour ce faire, l’auteur appelle à la barre – de façon alternée et répétitive – différents témoins. Des proches, certes, mais aussi Marie Colombier,
dont le pamphlet Sarah Barnum,
écrit avec la plume magnanime de Paul Bonnetain, demeure peu crédible. Un
roman-fleuve pour les kiosques de gare.
Sarraute. Arnaud
Rykner, Nathalie Sarraute (Le Seuil, 2002, 238 p., 23 €). Ce livre est la réédition d’une étude de
1991, revue, complétée (bibliographie et index) et augmentée d’un chapitre, le
dernier, intitulé « Visions ». On se réjouira de cette réédition.
Nathalie Sarraute a gagné son public ; sa réputation d’auteur difficile
recule. Cet ouvrage, qui y a contribué, bénéficie de la parfaite connaissance
de l’œuvre mais aussi de la compétence de son auteur en matière théâtrale, qui
nourrit le répertoire des mises en scène, la filmographie et la riche dernière
partie. Comment commenter l’œuvre d’un auteur comme Sarraute, qui a si
pertinemment développé ses propres analyses ? Comment le faire de son
vivant, sous son regard, guidé, quoi qu’on en pense, par ses paroles, discrètes
mais fermes, sachant qu’elle en sera le premier lecteur ? Le propos de la
collection est l’explicitation de l’œuvre : l’étude s’y applique. Mais
comment faire, en ce cas, la distinction entre le déploiement des principes
mêmes de l’œuvre, souvent explicités par l’auteur, et une lecture critique,
distanciée ? Tout est juste dans l’analyse proposée, tout est fidèle à
l’œuvre, trop peut-être (voir les très longues citations). On suit avec intérêt
les développements sur le tropisme, sur les fictions dialogiques, sur les mises
en scène internes, mais la lecture en reflet laisse bien des questions en
suspens, que soulève pourtant l’entretien avec Sarraute reproduit à la
fin : les conditions de travail, les brouillons, les méthodes de
l’écrivain, ses premiers pas vers la publication, ses relations avec Les Temps modernes, sa
représentation de ses propres personnages…
Sciences
sociales. Pierre Lassave, Sciences
sociales et littérature (PUF,
2002, 243 p., 25,50 €). Les sociologues n’ont pas la réputation de faire dans
la légèreté stylistique. Pierre Lassave, spécialiste de la recherche urbaine, a
été à bonne école, et le lecteur doit s’attendre à un parcours difficile dans
un maquis touffu où les idées sont nombreuses et plus encore les thèmes abordés
et les textes commentés. La table des matières, peu explicite, ne rend pas tout
à fait compte de la multiplicité quelque peu erratique des références qui y
défilent. Il en ressort que sciences sociales et littérature entretiennent des
rapports compliqués, très compliqués ! On rencontrera, au fil des
chapitres, des dissertations sur force sociologues, avec des développements
plus considérables sur Michel Leiris, Louis Chevalier ou Jean Duvignaud. Jeanne
d’Arc, qui n’était ni sociologue ni écrivain, a droit à une place de choix, ce
qui peut surprendre, mais s’explique parce que l’auteur s’interroge aussi sur
les relations entre science, roman et mythe. Le « mythe johannique »,
particulièrement riche, lui fournit un matériau privilégié – d’où un curieux
tableau « multichronologique », auquel ont droit également le Vendredi de Tournier et Les Misérables de Hugo. Tout cela est assez
vertigineux et bourré de références extrêmement variées (voir l’index) et l’on
finit par se demander, perplexe, si l’ouvrage n’aurait pas gagné à plus de
sobriété. Il avait un bon modèle dans Un
Cœur simple, le conte de Flaubert qu’il attribue à Maupassant.
Simenon. Francis
Lacassin, Conversation avec
Simenon (Éditions du Rocher,
2002, 178 p., 14 €). Que les amateurs ne
manquent surtout pas cette version « corrigée et augmentée » (mais
démunie de ses illustrations) de l’album paru aux éditions de la Sirène en
1990. Elle synthétise le contenu de l’ensemble des entrevues que Lacassin,
présenté par Gilbert Sigaux à Simenon en 1969, eut avec lui jusqu’à ses
dernières années. Simenon, qui, aux questions banales, opposait des réponses
invariables, se réjouissait de pouvoir deviser vraiment avec ce véritable
connaisseur de toute son œuvre, et il s’ouvre à lui avec un plaisir que
Lacassin nous fait partager. Curieux de tout ce que les lecteurs attentifs
pouvaient lui apprendre de lui-même, et par ailleurs grand liseur d’ouvrages
spécialisés, Simenon avait en haine Napoléon. Pourquoi ? Parce que son
code, longtemps en vigueur, interdisait aux étudiants de prendre pour sujet de
thèse un auteur vivant. Par ce tour pendable du Corse codificateur, le père de
Maigret eut loisir de lire abondance de thèses françaises sur Camus (dont il
n’avait cure), mais aucune sur lui-même.
Simon. Metka Zupancic, Lectures
de Claude Simon, préface de Martine Léonard (Éditions du Gref, 2002,
316 p., s.p.m.). Cette analyse poussée de Claude Simon est composée de
deux travaux universitaires : une thèse de troisième cycle rédigée entre
1975 et 1977 au sujet de Triptyque et une thèse de doctorat soutenue en
1988 sur Les Géorgiques.
Ceci explique le découpage du livre en deux grandes parties et l’évolution des méthodes d’approche utilisées : aux
recherches de type sémiotique et structuraliste de la première partie répondent
les considérations plus marquées par les travaux de Todorov et Kristeva sur
Bakhtine et la polyphonie, mais aussi les travaux moins connus d’Elisabeth Sewel dans The Orphic Voice (1960). Cette dernière lui permet d’analyser les passages continus,
dans le texte simonien, de la musique vers la peinture, les mathématiques, la
danse, mais aussi différentes formes de rituels. L’auteur conclut à la présence,
dans les œuvres de Simon, d’une
pensée de type « orphique », trahissant une vision globalisante, de
forme structurale, imaginaire et intertextuelle, la tradition mythologique
permettant de dégager une vision holistique fortement présente dans son
écriture, des jeux de renvois et d’analogies continuels qu’éclaire la pensée orphique.
Souvenirs. Maxime du Camp, Souvenirs
littéraires. Flaubert, Fromentin, Gautier, Musset, Nerval, Sand, préface de Michel Chaillou
(Complexe, 2002, 286 p., 8,90 €).
Réédition de ces souvenirs parus initialement en 1882-1883. Leur lecture fait
souscrire à cette question que pose Michel Chaillou dans sa préface :
« Maxime du Camp vit-il jamais la lanterne accrochée aux
choses ? » Mais cette lanterne nous fait découvrir des côtés bien
piquants de la ménagerie littéraire de son temps.
Stendhal (I). Stendhal, Lucien Leuwen, édition d’Anne-Marie Meininger (Folio
classique, 2002, 930 p., s.p.m.). Il n’est sans doute pas simple d’offrir au grand public un texte fragmentaire et inachevé comme Lucien Leuwen. Anne-Marie
Meininger a choisi le droit d’inventaire
à l’égard des
éditions de référence de Debraye ou Martineau, tout en optant pour une annotation
endogène (eh ! oui), qui préfère renvoyer à des fragments de Stendhal
plutôt qu’à la
glose critique, sans négliger les nécessaires éclairages d’actualité. Folio
« classique » oblige, on ne lésine pas : avec ses 750 pages de
Stendhal incluant les trois préfaces, ses 160 pages d’appareil critique (notes, index,
bio- et bibliographie), chapeautées de quatorze pages d’Alain, ce petit pavé vous prend
un petit air de tranche napolitaine à dévorer sur les pistes pour ceux qui y
sont déjà.
Stendhal
(II). Ali Abassi, Stendhal
hybride : poétique du désordre et de la transgression dans Le Rouge et le noir et La Chartreuse de Parme
(L’Harmattan, 2002, 222 p., 18,30 €). À
moins de vouloir vérifier que, dans Le Rouge et le Noir, « la
prépondérance des valeurs du contraste :
rouge/noir ne suppose pas une propension à la monochromie, mais bien une
prédilection pour une polychromie réduite à ses termes fondamentaux », on
évitera sans grande difficulté l’essai d’Ali Abassi, caricature plutôt
pathétique de la terminologie postmoderne, que sa maladroite prétention
(l’auteur ne propose pas des études mais des « lectographies » pour
rendre compte de la réalité « chaologique » des romans beyliens), et
ses manquements aux règles les plus élémentaires de la grammaire et de l’orthographe
rendent peu pardonnable.
Suisse. Annales Benjamin Constant. 25. La
Suisse sensible (Champion,
2002, 392 p., 44,20 €).
Volumineux ensemble d’études sur un domaine peu fréquenté. On y apprend bien
des choses sur « le roman sentimental en Suisse romande » (M.
Dubois), « César Constant de Rebecque et le théâtre à Lausanne » (J.
Aguet), « la sensibilité dans le Journal de Lausanne de 1786 à 1798 »
(L. Saggiorato) ou « l’influence de Sterne et de Jane Austen » (V.
Cossy). Responsable de l’ensemble, Cl. Jacquier souligne que le développement
de cette « sensibilité » est largement dû au désir de rejeter
« la réputation de rusticité et de grossièreté » dont le pays était
affublé. Le prochain volume des Annales reviendra, nous promet-on, à Constant
lui-même, un peu délaissé ici.
Supervielle. Ricardo
Paseyro, Jules Supervielle, le
forçat volontaire (Rocher,
2002, 246 p., 21 €).
« Les opinions que j’exprime ici n’engagent que moi », prévient
l’auteur dès la première page. Ricardo Paseyro, signataire de cette biographie
« autorisée » au dernier degré, n’est autre que le gendre de
Supervielle (la quatrième de couverture soutient que « nul n’était mieux
placé que son gendre » pour signer la première biographie du meilleur
poète que le milieu bancaire de Montevideo a donné à la littérature française).
Bien que les archives familiales aient été la principale source du biographe,
le résultat est peu convaincant. Trait révélateur, l’auteur tient à rappeler
qu’il a fallu les services d’un avocat de grand renom pour que les ayants droit
du poète réussissent à écarter des œuvres complètes dans la Pléiade les poèmes
reniés par Supervielle (heureusement que l’on n’applique pas ce principe à
l’œuvre de tous les poètes – que pourrions-nous lire de Rimbaud ?). Cette
polémique vaut au livre d’être chargé de diatribes contre « les épaisses
compilations à la manière stucturaliste […] une juteuse affaire et le summum du
chiqué » et « la simili-érudition des professeurs braconniers de
brouillons ». Le nom de Supervielle apparaît à peine dans la première
partie du livre, qui est un interminable historique de l’Uruguay (qu’importe au
lecteur le nombre d’habitants de chaque province uruguayenne au siècle
passé ?). Ricardo Paseyro se targue d’être lui aussi poète et d’avoir fréquenté
les mêmes milieux littéraires que Supervielle. On en est content pour lui, et
on ne peut que l’admirer de ne pas reculer devant des considérations surannées
sur la poésie et les poètes (« Les poètes précoces, Rimbaud, Keats,
Novalis, Leopardi, Pouchkine, sont des anomalies. Ils en payèrent le prix fort
soit en s’épuisant [sic], soit en mourant fort jeunes »). Moralité :
éditeurs, ne demandez pas à un gendre d’écrire la biographie de son beau-père,
même si ce dernier est un écrivain à la gloire vertigineusement déclinante.
Théâtre. Patrice
Pavis, Le Théâtre
contemporain. Analyse des textes, de Sarraute à Vinaver (Nathan, 2002, 232 p.,
s.p.m.). Les gens de théâtre se sont donné beaucoup de mal
depuis une génération pour accréditer l’idée
que l’important, c’est
la scène et ce qui s’y passe
matériellement, que l’acteur
et le metteur en scène, l’éclairagiste,
etc., sont l’essentiel et font que le théâtre n’est pas réductible à la littérature. Ils n’ont pas tout à fait tort, bien sûr, même si certains
en sont venus un peu radicalement à écarter toute considération portant sur les
textes, réduits à faire de la figuration, quand ils subsistent. Patrice Pavis
réagit à ce « scéno-centrisme » et se met à la place, non pas du
spectateur, mais du lecteur le plus désarmé : celui qui n’a pas vu la pièce représentée et qui ne sait à peu
près rien de l’auteur, de ses œuvres, de ses idées. C’est pousser sans doute loin l’exercice mais il faut bien donner une chance aux
pièces modernes d’exister
aussi comme textes. Réparties entre 1982 et 1997, les œuvres étudiées couvrent
un large spectre de thèmes, de formes, de styles : des pièces de Sarraute,
Vinaver, Koltès, Minyana, Novarina, Durringer, Reza, Lagarce, Corman sont tour
à tour examinées à l’aide d’une méthodologie dérivée des théories de la réception,
d’Eco en particulier, qui s’efforce de faire une place aux contraintes
dramaturgiques inscrites dans les textes et qui transforment le lecteur en
« lectacteur ». Avec un souci didactique modeste, Patrice Pavis se
livre donc à des sortes d’explications
de texte qui empruntent largement à toutes les théories du marché. L’exercice est souvent intéressant, parfois un peu vain,
comme toutes les dissections qui s’attachent
à des détails sélectionnés pour tirer de plus larges enseignements. L’essentiel est ici que la tentative ait lieu et que des
textes soient en effet traités comme tels. Dans une conclusion découpée de manière
étrange (on a du mal à s’y
retrouver entre les A3, les 2.5, etc.), Patrice Pavis esquisse un relevé de
« quelques tendances » de la dramaturgie française contemporaine. Ses
remarques sur la préciosité, la rhétorique, l’acteur,
l’écriture, etc., pour être rapides, n’en ouvrent pas moins des pistes de réflexion utiles.
Ce livre est en soi un symptôme du retournement de situation qu’il analyse : la conception du théâtre en France,
aujourd’hui, n’est déjà
plus ce qu’elle était encore il y a quelques années. On peut en
attendre des surprises.
Ventes. L’Argus du livre de collection
2002 : ventes publiques juillet 2000-juin 2001 (Artprice, 2002, 924 p., 149 €). Dix-huitième édition de cet Argus composé à l’aide des catalogues de
livres passés en vente publique. Les prix sont encore indiqués en francs, mais
le lecteur de 2002 se souvient encore vaguement du taux de conversion de cette
vieille monnaie avec l’Heurot. Différents index en fin de volume :
provenances, éditeurs, illustrateurs, relieurs, thèmes (religion, société,
sciences, arts, belles-lettres, géographie, histoire, varia). Nos collègues de
la Chronique des ventes et des
catalogues en feront le
meilleur usage.
Verhaeren. Émile
Verhaeren, De Baudelaire à
Mallarmé, présentation de Paul Gorceix (Complexe,
2002, 186 p., 8,90 €). Tout
le monde n’a pas eu la bonne fortune de rencontrer Huysmans, Villiers, Verlaine
ou Mallarmé. Surtout, tout le monde n’a pas aussitôt commenté leur œuvre avec intelligence
et discernement, comme l’a fait Verhaeren, guidé par l’intuition plus que par
le souci analytique, sans le « belgimatias » raillé par certains
critiques de l’époque. Son goût l’entraîne vers les Symbolistes et l’éloigne
des Parnassiens, qu’il discute néanmoins sans dédain. Il sait aussi distinguer
les poètes, ses compatriotes (Maeterlinck, Rodenbach), qui inventent d’un seul
coup une littérature belge en symbiose avec la modernité française mais qui ne
se confond pas pour autant avec elle. Les textes, donnés à différentes revues
du temps, sont souvent rapides, comme l’est l’annotation du recueil. Paul
Gorceix, qui a édité plusieurs anthologies d’auteurs belges pour le même
éditeur, donne une présentation sobre mais succincte, qu’il aurait été utile
d’accompagner d’une petite chronologie ainsi que d’une bibliographie minimale.
Il faut chercher pour comprendre d’où sortent les notes de la fin, dues à André
Fontaine – mais où et quand ? Nous avons droit en revanche à une
« discographie » quelque peu publicitaire proposant un enregistrement
de « 85 poèmes d’amour » de Verhaeren pour la somme de 32,99
euros.
Yourcenar. Marguerite Yourcenar, Portraits
d’une voix.
Vingt-trois entretiens (1952-1987), textes réunis, présentés et
annotés par Maurice Delcroix (Gallimard, 2002, 459 p., 27,90 €). Texte de vingt-trois entretiens avec
différents interviouvairs, présentés et annotés par Maurice Delcroix. La Grande
Marguerite parle de sa vie, de son œuvre et de celle des autres, avec quelques
dérobades soutenues par un humour et un quant-à-soi très particuliers. Elle s’exprime souvent en langue de
bois, mais ce bois est de l’acajou.
Malgré son allure de fourre-tout, ce recueil constitue une très vivante
introduction à l’univers
de Yourcenar.
Zola (I). Alain Pagès, Owen Morgan, Guide
Émile Zola (Ellipses, 2002,
542 p., 45 €) ;
Gérard Desquesses, Florence Clifford, Agenda
d’Émile
Zola (1840-1902) (GD,
2002, 160 p., 31 €). Le
premier volume est un guide pour les visiteurs du monument Zola, qui est haut
et large, avec quelques pierres particulièrement bien travaillées. Ce guide est
composé de trois parties : Portraits
d’un
écrivain (origines
familiales, traits physiques et moraux, amours, voyages, mort, etc.), Catalogue littéraire (résumé de chaque chapitre de tous
les livres du maître, ses romans de jeunesse comme ceux du cycle des
Rougon-Macquart), Rayonnements
et métamorphoses (traductions,
caricatures, pastiches, adaptations au cinéma). Inutile d’insister sur la somme de
connaissances que requiert la rédaction d’un tel ouvrage de la part de ses auteurs, Alain Pagès et Owen
Morgan (alliance de l’Université
française et de l’Université
canadienne). Index des noms de personnes, mais pas d’index des œuvres citées, ce qui
est un peu dommage. L’autre
volume est un Agenda Zola paru dans une collection qui
compte déjà un Agenda Victor
Hugo, un Agenda Alexandre
Dumas, un Agenda Jules
Verne, un Agenda La
Fontaine, un Agenda Balzac.
Ce nouvel agenda pour 2003, qui est fait pour la table et non pour la poche du
veston, est à la hauteur des précédents, avec une iconographie
milliardaire : photographies, tableaux peints, fac-similés d’autographes, affiches,
caricatures, etc. Le commentaire fait appel à des extraits de l’Émile Zola raconté par sa fille de Denise Blond-Zola.
Zola (II). Jean
Bedel, Zola assassiné (Flammarion, 2002, 216 p., 18 €). Retour, avec quelques éléments neufs dans
le dossier, sur l’assassinat présumé de Zola. L’auteur divulgue les noms qu’il
n’a pu donner lors de sa première enquête, qui date d’un demi-siècle : son
informateur s’appelait Pierre Hacquin, et le boucheur de cheminée portait le
patronyme prédestiné de Buronfosse. Dans sa préface, Henri Mitterand reste
prudent : « La mort de Zola restera un des mystères de l’Histoire.
[…] l’hypothèse du crime a beaucoup d’atouts pour elle. » Mais elle reste
une hypothèse. L’assassinat de Napoléon Ier aussi. Pour Louis XVI, heureusement,
il y avait de nombreux témoins.
[Matthias
Alaguillaume, Patrick Besnier, Michel Braudeau, Claudine Brécourt-Villars,
Pierre Brunel, François Caradec, Alain Chevrier, Michel Décaudin, Éric Dussert,
Alexandre Gefen, Jean-Paul Goujon, Laurence Guellec, Jean-Louis Jeannelle,
Vincent Laisney, Jean-Jacques Lefrère, Muriel Louâpre, Jean-Paul Morel, Jacques
Noizet, Michel Pierssens, Sandrine Raffin, Michèle Touret, Jean-Didier Wagneur,
etc.]