La forme brève chez Léon Chestov

 

Résumé :

Parmi les lieux où l’écriture philosophique rencontre la littérature, le genre de l’aphorisme concentre le travail du fond et de la forme au point de rendre évident que les enjeux du style et de la pensée sont indissociables. Il fut ce mode de pensée qui, admiré par Chestov chez Nietzsche parmi ses toutes premières lectures philosophiques, donna forme à l’expérience chestovienne du tragique. Il fut aussi le trait stylistique original de cette œuvre au début du XXe siècle. La forme brève utilisée par Chestov ne vient-elle pas de la prise de conscience des exigences qu’imposent à la fois la lecture existentielle des œuvres littéraires et la vie d’une destinée tragique ?

L’aphorisme chestovien, de par son existence même, constitue une critique corrosive du raisonnement : il ne relève pas du discours déductif et systématique, mais d’une parole sentimentale, personnelle, dialogique ; il n’est pas à proprement parler irrationnel, mais antirationnel dans le combat qu’il engage. Il ne découle pas seulement du fait que notre penseur applique sa réflexion à la littérature : par l’aphorisme, Chestov travaille son style au point de devenir lui-même écrivain. L’aphorisme lui permet de faire un usage restreint et fragmentaire de la rationalité, et donc de tenir le pari difficile de rester à la fois auteur et penseur, surmontant la crainte d’être mal interprété comme il le fut de son vivant.

La crainte qu’avait Chestov de se voir refuser le titre de philosophe vient à la fois de son interprétation des écrivains, et de sa pratique littérarisante de l’aphorisme. La littérature a appris à Chestov à formuler, à expérimenter ses pensées sous le mode du stylème ; c’est pourtant une tradition de philosophes stylisticiens qui a enseigné à Chestov le stylème aphoristique. S’il a apparemment renoncé in fine à l’aphorisme, c’est dû à une limite inhérente à l’aphorisme : l’impossibilité – pas même désirée – d’ériger la rupture « littéraire » mais aussi « tragique » en système « philosophique ».

 

« [...] pour nous qui ne pensons ni ne parlons aphoristiquement, mais qui vivons aphoristiquement ;

pour nous qui vivons ἀjorismέnoi [aphorisménoï] et segregati, comme des aphorismes dans la vie [...]  »

Kierkegaard (Ou bien... ou bien..., I, «  Le plus malheureux  »)

 

L’écriture de Chestov est une expérience du tragique. Elle a bien rapport à l’expérience, qu’elle résulte d’une expérience philosophique ou existentielle, ou encore qu’elle constitue elle-même une expérience philosophique ou littéraire. Elle a aussi rapport au tragique, qu’elle cherche à l’exprimer ou qu’elle le dise en elle-même. Si elle n’est pas stricto sensu tragédie, cette écriture participe bien du tragique. Le fait que Chestov soit philosophe pourrait interdire, au seuil de cette étude, de traiter d’écriture, n’était que tous les écrits de Chestov lancent justement un pont entre de la philosophie à la littérature et de la littérature à la philosophie. C’est plus que de dire que « forme et fond » vont de pair.

Venons-en donc aux termes de notre sujet : son objet – la forme brève – est à la fois philosophique et littéraire ; il est difficile à définir et peut même se voir remettre en cause (ne faut-il parler d’aphoristique plutôt que d’aphorisme, de même qu’on parlera de tragique plutôt que de tragédie chez Chestov ?)... En fait, entendons-nous pour étudier la présence dans l’œuvre de Chestov de la forme d’expression adogmatique qu’est le texte singulier, numéroté ou titré, habituellement bref, commentant habituellement un aphorisme dans un groupe plus important de textes similaires. Nous voyons vite que ce type de texte apparaît à un moment particulier de l’œuvre : dans l’Apothéose du déracinement ; qu’il est consacré à des réflexions spécifiques, cachant sous des considérations littéraires l’expérience du tragique ; qu’il parvient à dresser une œuvre philosophique « belle » face aux raisonnements secs du dogmatisme – « esthétique » au point que ce soit ce stade qui explique l’emploi de la forme brève chez Kierkegaard. Oui, la littérature est à la fois source, thème et résultat de l’aphorisme chestovien. Oui, l’aphorisme chestovien est apothéose du déracinement.

Faut-il tenir les propos de Chestov au sujet de son propre style pour définitifs et intangibles ? Benjamin Fondane en rapporte un, exemplaire : « J’ai tellement pris l’habitude qu’on me parle de mon “talent” d’écrivain, de mes “dons” de critique, de la justesse ou de l’arbitraire de mon interprétation de tel ou tel, que votre lettre m’a véritablement surpris. Vous ne vous êtes pas intéressé à mon « style », ni à mon flair psychologique, mais à la question elle-même. C’est remarquable ! »[1] Cette anecdote de portée somme toute limitée et l’énervement du philosophe lorsque la majorité des critiques se contenta de louer son style tout en restant sourde à ses idées, ne justifiaient pas ce qui a suivi : le quasi-total désintérêt de la critique pour la forme stylistique que prend le discours chestovien. La posture qui semble cautionnée par de tels témoignages antistylistiques[2] et que nous pourrions à notre tour facilement adopter, revient à noter parfois – seulement en passant – telle réussite d’expression (la polyphonie, l’humour, la répétition... ), à ignorer volontairement notre thème comme hors sujet.

Il faut pourtant reprendre à nouveaux frais la question formelle chez Chestov, revenir sur la distinction et l’opposition des aspects littéraire et philosophique dans son œuvre. Entre le tenant de l’orthodoxie chestovienne (s’il pouvait y avoir) et les critiques extérieurs esthéticiens que dénonçait Chestov, un spécialiste lucide de ce philosophe pourrait se réclamer d’une manière de juste milieu et montrer que, de toute évidence, l’art qui a valu à notre auteur un tel prestige littéraire, peut fonctionner à titre de captatio benevolentiو, sur un plan rhétorique, ou habiller habilement les arguments du discours. Mais le travail stylistique – auquel Chestov donna bien des forces – ne constituerait pour sûr qu’une « valeur ajoutée » à ses œuvres, non une propédeutique. Car cette idée (que l’humour ferait rire les lecteurs, les pleurs sans fin – pleurer, le trop grand art de Chestov – haïr les envieux : c’est-à-dire que le style pousserait d’ores et déjà le lecteur à pratiquer, à penser les catégories dans lesquelles il vit, dans lesquelles il lit), semble étrangère à l’opinion la plus communément répandue – qui s’accorde, dans un consensus minimal, sur l’art talentueux de Chestov et l’originalité de sa pensée, pour rapidement (sans doute) passer à d’autres considérations...

Nous voudrions aller au contraire au fond d’une analyse formelle, après quoi seulement il pourra être question de renouer – on non – avec les attendus proprement philosophiques ; style et pensée ne peuvent-ils pas en effet se rencontrer en un consensus maximal ? Partant non de l’évidence que Chestov serait un styliste, mais du principe qu’il ne faut jamais croire un écrivain sur son propre style, nous nous demanderons si le prédicat de styliste est applicable au philosophe Chestov. Nous avons, pour ce, choisi d’étudier ici l’aspect sous lequel le texte chestovien se présente le plus immédiatement au lecteur : une forme que l’on appelle « aphoristique » et par laquelle on qualifie le style chestovien sans vraiment la définir. D’abord, le dit aphorisme chestovien a-t-il toujours été une modalité d’expression pour notre auteur ? A-t-il jamais été sa seule forme d’expression ? Nous répondrons chronologiquement à ces questions. Ensuite se justifiera la prudence de notre titre : jusqu’aujourd’hui, les critiques pouvaient par exemple nommer d’un mot d’un seul deux formes brèves pratiquées par Chestov – un texte court (mais ne commentant nul aphorisme ; ce point passé sous silence) ou un texte (long ; ce point également passé sous silence) commentant un aphorisme. Or ces deux types textuels, et d’autres encore, se voyaient affubler (de façon à ne rien simplifier) du nom d’«  aphorismes », en un sens non plus classique mais moderne. Aussi proposerons-nous une nouvelle définition de la forme brève employée parfois par Chestov. Enfin, nous répondrons à la première question de cette étude : s’il y a bien une forme brève chestovienne, n’est-elle pas autant philosophique que seulement stylistique ?

 

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I.  - Apparition et réapparitions de la forme brève :

Chestov expérimentateur

 

Entendons-nous sur le sens de l’expression d’« œuvre chestovienne » : nous ne considérons que les textes ayant fait l’objet (ou ayant été composés dans le but) d’une édition autonome, séparée des nombreuses publications en revue dont notre auteur a l’habitude. Nous analyserons donc onze œuvres (dont une seule – Sola fide – est posthume). Notre sujet, attentif à la forme textuelle, nous oblige à ne considérer que les éditions originales[3]. Souvent en effet, les éditeurs adaptent à leurs propres habitudes la présentation typographique des rééditions.

(1) se présente sous la forme la plus académique. Travail de critique, portant sur un critique de Shakespeare, il possède introduction (aux deux premiers chapitres), développement de trente chapitres numérotés et conclusion détachée brève. Tout conforte le jugement de Nathalie Baranoff-Chestov : « C’est le seul ouvrage dogmatique de Chestov. »[4] (2) sépare quant à lui préambule et chapitres de développement (au nombre de treize), le chapitre XIV concluant le tout. Cette disposition ressemble à celle de (3), où le préambule (en deux points) introduit vingt-neuf chapitres dont le dernier conclut en réalité le livre. Certes, la philosophie qui se forme dans ces deux ouvrages s’opposerait à ce qu’on la qualifie de « dogmatique » ; mais il reste que, formellement, la tragédie imite encore la structure qu’adopte le sermon. Ces trois premières œuvres n’utilisent nullement la forme brève et ne témoignent pas même d’une progression vers elle. Rien ne laisse présager un changement structural dans l’expression philosophique de Chestov. Jusqu’en 1905[5], le plan utilisé est simple : préambule – constitué de chapitres ou points ; puis développement – en chapitres ; enfin conclusion – en chapitres ou points. Chapitres et points n’excèdent pas une dizaine de pages et, surtout, comportent au moins deux pages.

Enfin (4) parut... Le lecteur passe brusquement du rien à signaler au tout aphoristique. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître : l’adogmatisme, pour le coup, a imposé l’aphorisme. Le préambule, en trois longs points, loin de s’opposer au corps du livre, explique le choix formel de la brièveté. La première partie comporte 122 aphorismes[6] ; la seconde, 40. Pas d’explicit, ainsi que l’affirme Chestov selon le témoignage de Fondane : « Je me suis moqué des conclusions. »[7] Qu’attendre dès lors du prochain livre de Chestov ? Rien n’est plus prévisible après cette première rupture inattendue[8].

En réalité, ce sont ensemble les deux œuvres suivantes qu’il faut considérer, parce que la forme brève – pour ne pas y constituer le seul mode d’écriture – y apparaît au lieu des parties canoniques que (4) lui refusait encore : dans (5) comme conclusion ou, du moins, comme une pré-conclusion qu’impose secondairement la disparition de toutes les fins ; en guise de commencement dans (6). L’ordre dans lequel sont distribués les articles de ces deux recueils signifie donc que les aphorismes y ont acquis droit de cité dans toutes les parties de la dispositio. Nous justifierons dans le deuxième volant de cette étude le fait que nous dénombrons comme aphorismes les 11 « avant-dernières paroles » de (5)[9], et non seulement les 10 points introductifs de (6) mais aussi ses 14 points dégageant « la philosophie et la théorie de la connaissance »[10].

La forme brève est-elle devenue un mode d’écriture habituel, s’est-elle rendue comme indispensable à Chestov ? Comment expliquer, si tel était le cas, que (7) n’y ait point recours[11] ? L’inachèvement du livre peut expliquer ce fait. Loin que le rôle des aphorismes s’en trouve diminué (en tant que supplément stylistique, non nécessaire), l’on y verra une preuve qu’ils participent paradoxalement au seul achèvement possible et constituent presque le dernier mot de l’œuvre[12].

Quoi qu’il en soit, la forme brève n’offre dès lors qu’une possibilité d’expression à l’œuvre pour la constituer en tout ou partie. (8) marque son retour en force : la première des trois parles est composée de 29 aphorismes ; la seconde, de 10 autres[13]. La clef aphoristique possède encore ce pouvoir de se promouvoir en partie principale du livre.

Et quand elle ne l’utilise pas, elle reste en tous les cas indépendante, comme dans (9), par un mélange d’audaces et soumissions entre lesquelles la balance de Job indique un équilibre – car la deuxième partie présente 52 aphorismes, et non autant de simples chapitres[14].

Mais les vingt-deux chapitres de (10) n’utilisent plus d’aphorismes : Chestov abandonne-t-il progressivement cède forme de (8) à (10) en passant par un usage restreint dans (9) ? Reviendrait-il, même en traitant de la philosophie existentielle, au plan et au mode d’écriture traditionnels ? Pas tout à fait ; car « Kierkegaard et Dostoïevski » n’apparaît qu’en manière de préface, et le chapitre XXII fournit la seule conclusion indirecte du livre.

Aussi le retour des aphorismes dans (11) ne fait-il que confirmer leur rôle exceptionnel : les 68 figurant dans la quatrième partie seront les ultimes mots de l’œuvre et l’expression dernière de la seconde dimension de la pensée.

Au total, Chestov a publié 362 aphorismes – un pour presque chaque jour de l’année ! Ressource stylistique non point innée mais découverte vers 1899-1902, et réapparaissant irrégulièrement (mais non sans raisons, nous l’avons vu) dans les publications de Chestov, de 1905 à sa mort. A-t-elle subi des modifications qualitatives et, si oui, lesquelles ? Il nous faut aborder maintenant le problème définitionnel et ne plus nous fier aux appréciations des divers éditeurs. Par commodité et malgré les réserves d’introduction, nous avons jusqu’à présent parlé tantôt d’« aphorismes » tantôt de « forme brève » ; revenons au projet de redéfinir ces termes.

 

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II. – Comment définir la forme brève chestovienne

 

Commençons par distinguer diverses formes brèves[15]. Une sentence n’est pas une maxime, qui n’est pas un aphorisme, qui ne sont pas des fragments. Les deux premières différenciations se sont opérées historiquement ; le quatrième mode d’écriture appartient à un tout autre ordre. La sententia est un jugement formulé avec concision, extrait de son co-texte et appelé à une compréhension universelle. La maxima (sententia) ne s’en distingue essentiellement que par son autonomie plus grande par rapport à tout co-texte, même si l’histoire des formes a voulu qu’elle concernât l’action – seconde spécificité, thématique cette fois.

L’aphorisme, comme forme brève, s’inscrit dans ce mouvement de différenciation qui vit la sentence engendrer la maxime. Seulement dans l’engendrement de l’aphorisme par la maxime, ce n’est plus le degré de co-textualité qui joue le rôle de discriminant principiel, mais la notion de brièveté, encore applicable à l’une et rendue inopérante par l’autre, qui relève d’une logique rapide, non d’une longueur moindre. Les critiques, trop attentifs à l’histoire du mot lui-même, font traditionnellement remonter les origines de l’aphorisme au Corpus Hippocraticum, où il est un procédé mnémonique utilisé dans le domaine scientifique et particulièrement médical (et il le restera jusqu’aux Aphorismi de cognoscendis et curandis morbis in usum doctrinæ domesticæ digesti de Boerhaave[16]) avant que n’apparaissent, si l’on périodise son évolution très schématiquement : au XVIe siècle, la vogue du tacitisme politique, engendrant ses propres commentaires (dans les Relaciones d’Antonio Pérez) ; au XVIIe siècle, l’attention au jeu créateur du langage (dans l’Oráculo manual de Gracián) ; enfin au XVIIIe siècle, un ton personnel rejetant le prestige de la vérité générale (dans les Maximes et pensées. Caractères et anecdotes de Chamfort). Mais c’est, en Allemagne[17], Lichtenberg, dans ses Livres-Brouillards (écrits de 1765 à 1799), qui inaugurera véritablement l’aphorisme au sens moderne, paradoxalement sans avoir lui-même employé le terme : refusant tout système[18] par souci de respecter le caractère subjectif et expérimental[19] de la pensée, l’aphorisme s’inscrit désormais dans un recueil où le définit moins sa longueur que sa logique abrupte et dissidente.

La forme brève telle que la pratique Chestov se souvient-elle de cette histoire ? Nous jugerons de cela par une comparaison des titres donnés aux aphorismes[20], dans (4) et (11), qui montre trois évolutions nettes. Dans la première partie de (4), que la majorité des titres (6 sur 12) se trouve au nominatif constitue le fait le plus marquant ; la forme phrastique s’y trouve elle aussi bien représentée (trois fois) ; enfin, d’autres langues que le russe y sont employées (deux fois). Dans la deuxième partie, le titre au nominatif – trait le plus saillant – est la plupart du temps un groupe nominal ; la forme phrastique se retrouve quasiment autant (cinq fois), ainsi que les autres langues (au nombre de cinq). Les titres de ces deux parties possèdent donc deux caractéristiques majeures en commun mais divergent dans la mesure où Chestov semble avoir tôt renoncé à la variété d’expression qu’il explora d’emblée. Notre auteur titre tout autrement les aphorismes dans son dernier livre publié : le groupe nominal simple n’y est plus seul dominant mais partage la prééminence avec la coordination de deux noms ; surtout, l’usage de la forme phrastique et des autres langues (latin, français, allemand) baisse considérablement pour y disparaître presque.

Que signifie cette (r)évolution ? D’abord, qu’à travers ces deux derniers abandons, l’aphorisme s’éloigne de son origine de maxime – la sentence étant née dans l’Antiquité, la maxime florissant particulièrement chez les moralistes français et l’aphorisme ayant vu le jour en Allemagne. Ensuite, que le titre change d’attribution : n’indiquant plus le thème présupposé unique du texte, il formulera la lutte philosophique de Chestov, la tragédie de l’existence (par une expression à deux termes obligés, joints par coordination[21] ou par complémentation – avec génitif). Approfondissons le premier point en revenant sur la forme phrastique des titres dans (4)[22]. Des sentences présentes en I-29, II-18 et II-33 voire en I-32, des maximes en I-31 et II-32 voire en II-5 y introduisent en tout sept aphorismes ; d’autres formes brèves participent à la genèse aphoristique : la thèse logique « A=A » en 1421 la devise philosophique « Nur für Schwindelfreie ! » constituent des titres explicites ; le proverbe ,« Grattez un peu le vernis : sous le Russe vous trouverez un Tatar » en I-22 forme une manière de titre bien qu’il ne soit stricto sensu que les premiers mots de l’aphorisme. À l’origine donc, Chestov reste doublement fidèle à l’aphorisme entendu au sens classique – puisque sa forme brève consiste en textes courts et intitulés parfois à l’aide de divers types phrastiques. Dans (11), ces deux fidélités ont cédé à un désir supérieur d’affranchissement vis-à-vis de la tradition, visant à exprimer avec un minimum de variations stylistiques le maximum de pensée, pour que le lecteur ne fût pas seulement sensible à la forme. Chestov semble avoir renoncé aux effets stylistiques pour éviter les contresens suscités par son extrémisme aphoristique.

Alors que les trois formes brèves que nous venons de décrire relèvent d’une écriture finement ciselée et nettement fermée, les fragments se définissent comme une œuvre brisée, incomplète et ouverte – d’une brisure fortuite dans le cas de l’œuvre fragmentée, voulue dans celui de l’œuvre fragmentaire, dont Pierre Garrigues (Poétiques du fragment, Paris : Klincksieck, 1991) dévoile les contradictions. Aussi ne saurait-il faire de doute que l’écriture chestovienne ne relève de l’aphorisme et de lui seul. Ce dernier terme doit cependant renoncer définitivement à certains sèmes qu’il continue de posséder dans son acception classique.

Ainsi de la concision. Chestov relie d’emblée sa pratique de l’aphorisme à celle de la brièveté strictement quantitative (4) possède des aphorismes de deux lignes seulement ; le plus long comptant environ six pages, dans la deuxième partie. Or ce mouvement d’extension quantitative se retrouve, non plus de partie à partie mais de livre à livre, entre (4) et (5) : les aphorismes les plus courts de (5) s’étendent sur une page. Mêmes remarques de (6) à (8) les deuxièmes séries d’aphorismes en comportent de plus longs – de 5 lignes à une page et demie pour le préambule, d’une demie page à 4 pages pour la première partie ; (8) atteint un record en longueur – la première partie comporte des aphorismes d’une demie page à 7 pages et la seconde, d’une page à 19 pages. Tout se présente comme si Chestov osait peu à peu se départir de l’association traditionnelle qui voulait que l’aphorisme fût un texte court. Audace faite progressive pour son lecteur, de partie à partie ; de même que pour soi-même, de livre à livre. Mais un certain maximum semble atteint avec ces 19 pages ; et les aphorismes postérieurs resteront en deçà de cette limite. On note même un relatif retour à la concision de (8) à (9) puis de (9) a (11) : le minimum observé passe d’une page à 8 lignes, puis à 4 seulement.

Ainsi de l’indépendance de chaque aphorisme. Notons d’abord que la comparaison des parutions séparées et des éditions originales révèle que Chestov, même s’il introduit des divisions, absentes du livre correspondant, à l’occasion de publications en revue, conserve souvent l’ordre dans lequel sont distribués les aphorismes et que l’on peut tenir, sans trop s’aventurer, pour celui même de leur création[23]. Mais ordre des aphorismes ne signifie pas progression raisonnée ni consécution logique. Là réside justement le facteur discriminant ultime cidre aphorismes et discursivité traditionnelle. Non seulement le lecteur doit d’un aphorisme l’autre sauter du coq à l’âne, mais il peut se faire aussi que l’aphorisme suivant prolonge la réflexion du premier ! Autrement dit, ordre des aphorismes ne signifie pas non plus désordre a priori. Simplement le lien entre aphorismes manque : inexistant, caché, logique ou répétitif. Que le lecteur ne se croie donc pas contraint de refermer le livre après chaque aphorisme lu ; il lui est loisible de choisir un rythme lent ou leste de lecture – même si celle-ci est tout sauf un progrès objectif libre d’espacer les aphorismes (d’ailleurs pour cela isolés de blancs[24]) comme autant d’exercitia spiritualia. La numérotation des aphorismes contredit encore leur prétendue stricte autonomie seules « la philosophie et la théorie de la connaissance » ne se soumettent pas à l’ordre numérique, peut-être par fine ironie, comme si Chestov refusait pour l’occasion de laisser seulement planer le doute sur la vraie valeur du numéro qui désigne en propre chaque aphorisme : ce numéro (à la différence du nombre) montre à la fois la spécificité qualitative des textes – que l’on ne pourra jamais subsumer sous des lois telles que « deux fois deux font quatre » -, et une seconde dimension dans l’usage du chiffre. Plus que simplement inscrit dans un recueil, l’aphorisme chestovien appartient à une série, elle-même irréductible à une arithmétique.

Nous en conclurons donc que la forme brève chez Chestov relève effectivement de l’aphorisme en tant que notion moderne relativement indépendante de l’exigence de brièveté quantitative (condition non nécessaire ni suffisante) et relevant d’une disposition spécifique (ni strictement discursive ni purement aléatoire). Cet aphorisme chestovien se définit comme un texte ou numéroté ou titré ou à la fois numéroté et titré, de dimension moyenne[25] inséré dans un groupe plutôt important de textes[26] identiques ou similaires formellement, jamais liés déductivement mais, parfois, thématiquement, et dont l’ordre est donné – groupe constituant la partie[27], d’un livre, présentée avec ou sans titre[28], sans introduction[29] ni conclusion. Définition qui pourrait encore être affinée[30], mais dont il faut préciser, pour rester dans le cadre de ce travail, la portée littéraire et la valeur philosophique.

 

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III. - À l’origine de la forme brève chestovienne

 

L’aphorisme chestovien, ainsi délimité dans le temps et défini dans ses traits sémiques essentiels, pour être spécifique ne s’en inscrit pas moins, sinon du point de vue génétique, en tous les cas du point de vue historique, dans une tradition philosophique[31] de la forme brève Nous retendrons particulièrement six penseurs[32] que Chestov évoque souvent dans ses œuvres ou ses entretiens, à qui il montre un profond intérêt et qu’il entoure toujours d’un respect significatif. Ce sont dans l’ordre chronologique : Héraclite pour l’Antiquité[33] ; Pascal et La Rochefoucauld pour le XVIe siècle ; Schopenhauer, Werkegaard et Nietzsche pour le XIXe. L’on y préférera l’ordre dans lequel a évoqué ces grands noms dans ces œuvres[34] : Nietzsche d’abord, puis Schopenhauer, Pascal et La Rochefoucauld, Héraclite et enfin Kierkegaard – mais si cette hiérarchie a le mérite de montrer que l’aphorisme chestovien se rattache principalement à la philosophie allemande voire à la grecque, en tous les cas plus qu’aux moralistes français, il ne faudrait pas sous-estimer par là les ressemblances évidentes, tard découvertes[35], entre la pratique aphoristique chestovienne et l’écriture kierkegaardienne, bien plus nettes que l’influence d’un La Rochefoucauld, cité par exemple de manière anonyme comme « un contemporain de Pascal »[36].

Aussi croyons-nous plus important un classement des aphoristes ayant influencé Chestov par la fréquence de leurs mentions nominatives. Sont cités, par ordre décroissante, dans l’œuvre de Chestov : Nietzsche, Kierkegaard, Pascal, Schopenhauer, Héraclite, La Rochefoucauld. Nos relevés d’occurrences étant approximatifs, la place respective de Schopenhauer et de Pascal demanderait confirmation ; mais, comme le premier est davantage présent dans les premières œuvres et le second date les dernières, établir une moyenne ne présenterait guère d’intérêt. Bizarrement, les commentateurs passent sous silence ces influences formelles à l’exception de la plus évidente sous tous les aspects – chronologique et fréquentiel : la nietzschéenne.

Alors que Basile Zenkovski reste prudent[37] en notant que Nietzsche « influença même, en partie, la disposition formelle des livres de Chestov », O. Dark[38] estime que Chestov « se tourna vers la forme de l’aphorisme à la suite de Nietzsche ». Formulons ici deux réserves concernant la fidélité de Chestov à Nietzsche : bien sûr, les traditions romaine et moraliste dont se réclame Nietzsche[39] ne se retrouvent que peu chez Chestov, qui lui accepte d’hériter des aphoristes allemands ; à ce décalage de génération s’ajoute une divergence plus importante au sujet de la forme elle-même. Alors que Nietzsche cède au charme du chant[40], Chestov n’y fait pas tendre son écriture, bien que ses lectures, pendant ses dernières années, s’orientèrent vers les Upanishad et les Véda. Mais revenons à nos six philosophes.

Ont-ils tous pratiqué l’aphorisme à proprement parler ? Tous les propos d’Héraclite qui nous restent relèvent ou du fragment ou encore de la sentence ou enfin des deux à la fois[41], selon nos définitions. De même, on doit hésiter à attribuer aux Pensées de Pascal un genre précis[42] : sont-elles une apologie fragmentée ou un ouvrage volontairement aphoristique ? Quoi qu’il en soit, il ne serait pas non plus contradictoire de déclarer que les textes héraclitéens et pascaliens aient, en tant que fragmentés, constitué un modèle pour l’écriture aphoristique de Chestov. Nos autres auteurs ont tous pratiqué volontairement la forme brève : La Rochefoucauld, la maxime dans ses Réflexions ou Sentences et maximes morales ; quant à Schopenhauer dans les Parerga et paralipomena ou les Pensées et fragments[43], Kierkegaard dans son Journal parfois ou dans les « Diapsalmata » (in Ou bien... ou bien..., I)[44], Nietzsche dans Humain, trop humain, Aurore, Le gai savoir, Par-delà bien et mal, Crépuscule des idoles, L’antéchrist – tous utilisent bien l’aphorisme moderne.

Nous pouvons encore préciser ce que nous entendons par l’influence prédominante de Nietzsche parmi ces aphoristes ; car elle provient elle-même de l’influence prédominante d’un livre déterminé, explicitement identifiable d’après la correspondance de Chestov avec Fondane[45] : « J’avais vingt-huit ans quand j’ai lu Nietzsche[46]. D’abord j’ai lu Par-delà le bien et le mal, mais je n’avais pas très bien compris... la forme aphoristique peut-être ... » – d’où il appert que la forme brève, dans un premier temps, surprit Chestov sans qu’il en comprît vraiment le sens ; ce n’est que plus tard qu’il put prendre conscience de la signification du livre et relier cette signification à la forme qu’y prennent les idées pour s’exprimer. Entre 1894 et 1905 Chestov a lentement médité[47] les motifs de la forme brève nietzschéenne et a commencé de pratiquer au brouillon sa future écriture aphoristique personnelle.

Après s’être expliqué à soi-même la volonté de l’aphoriste, Chestov a clairement expliqué son choix de la forme aphoristique, dès la première fois qu’il l’a eu utilisée. Ainsi le lecteur de (4) se trouve-t-il prévenu dès le préambule, dans son premier point[48]. Conçue comme défense de l’aphorisme, cette préface en constitue également une illustration. Elle ne prend pas exactement le ton d’un manifeste mais répond de facto à la question placée comme en exergue : « s’il convient de commencer par justifier la forme ou bien le contenu du présent ouvrage » ; or c’est la question formelle qui se pose le plus nettement au regard extérieur et celle qui, tout sauf extérieure, va permettre au préfacier d’en venir au sens. Cette priorité accordée à la forme aphoristique justifie également notre propre démarche.

Chestov fait ensuite référence, allusivement, à la tradition philosophique-aphoristique[49] mais en la qualifiant – pour son lecteur russe et en tant qu’écrivain de langue russe – d’« occidentale ». Si Chestov peut à plusieurs égards se situer sub specie aphorismi en continuité avec une certaine tradition européenne, il se situe pourtant en rupture, dans le même temps, avec la tradition philosophique russe, qui tient que l’œuvre doit de par sa fonction revêtir une forme raisonnée, systématique[50]. Or Chestov constate qu’effectivement une telle opinion condamne sans appel cette paresse qui consiste à présenter ce qui n’est rien d’autre que des brouillons en lieu et place du livre achevé. Chestov reprend de haut cette condamnation et proclame alors advenue « l’ère du soupçon » et du doute : la critique radicale des idées générales se reporte sur la façon de les exprimer et la trouvaille des aphorismes permet de réduire à néant ces mêmes idées. C’est dire combien aspects littéraire et philosophique se correspondent. Telle a été du moins l’expérience du penseur, qui nous confie ici le versant expérimental de son expression philosophique : ses essais se succèdent jusqu’à la mort, en s’enchaînant sans progresser – filet de fer d’un rétiaire à lancer contre la nécessité ou chapelet du désespoir[51]. Suit l’aveu des résistances personnelles que l’auteur a opposées à cette révolution le conduisant à ne plus essayer de vivre les catégories dans lesquelles il pensait mais à penser les catégories dans lesquelles il vivait. À la fois préjugé et habitude, la disposition systématique des œuvres précédentes tendait à se répéter ; mais c’est au fur et à mesure que les pensées du livre s’écrivaient qu’apparut une véritable crise : le travail de l’écriture devint torture, un poids insupportable pesa sur son auteur. Celui-ci pensait bien certaines catégories dans lesquelles il vivait mais non encore sous l’aspect de la forme. Chestov avait vécu sa première révolution philosophique qu’il s’aperçut qu’elle n’avait été accomplie qu’à moitié et que d’autres sacrifices s’imposaient.

D’abord ce fut la nuit[52] : impossible de localiser le point de douleur. La difficulté stylistique semblait désespérément superficielle, extérieure au sujet. Alors il prit conscience qu’il s’agissait moins de travailler la formulation que d’y trouver la liaison essentielle, si importante, entre pensée et style[53]. Or se soumettre à l’idée – imposant son plan au livre – et à la consécutivité – maîtresse de la progression raisonnée du livre – revenait à abandonner toute liberté de pensée. Le livre canonique se révélait transcrire les réflexions de l’auteur dans une promiscuité qui dénaturait et la portée et le sens que l’auteur voulait initialement leur donner. En plus de cette trahison, Chestov constate que ses propres pensées, apparues de façon disparate, se parent, dans l’exposé systématisé, des prestiges d’un discours rectiligne, bien agencé. En fin de compte, ce discours à la fois catégorique et systématique détournait doublement le sens de ce que l’auteur avait à cœur d’exprimer : une première fois à l’intérieur de chaque pensée, une deuxième fois dans les liens entre pensées[54]. Non que cette impasse fût le lot obligé de tout un chacun ; Chestov explique au contraire que ses propres souvenirs de lecteur le confortèrent dans son refus de porter plus longtemps le fardeau de l’idée générale. Car celle-ci, tapie dans la forme du discours, continue son action insidieuse et parvient, contredisant le contenu du livre, à le discréditer. Chestov, en extrémiste, appelle donc à lutter contre la forme reçue pour réellement vaincre les idées reçues. Certes, l’œuvre y perdra son unité et son achèvement... Usant alors de l’image d’un bâtiment que l’on détruit, Chestov reconnaît qu’il dut dé-construire son livre déjà à demi écrit ; et ce contre l’avis de tous, lecteurs comme critiques, pour qui l’écriture aphoristique représentait encore, comme pour un regard rapide, l’aspect d’un désassortiment de pensées. Mais nier l’enchaînement idéel logique cher à la tradition philosophique dominante[55] impose mille contradictions – soit cela même que Chestov recherchait et ne craignait pas : le principe de non-contradiction aristotélicien saute de lui-même. Foin de la finition dite « extérieure », de l’emprisonnement en des systèmes, fussent-ils fameux.

Chestov entreprend ensuite de justifier son refus de conclure – deuxième entorse de taille que commettent les aphorismes, qui découle de la première : l’absence de consécution implique l’absence de conséquence(s) ; le refus de la déduction, celui de la conclusion. La qualité que l’on nomme « savoir conclure » ne repose que sur l’analogie. À l’image de la maison sans toit, analogique de l’existence humaine et censée condamner toute spéculation indépendante, peut s’opposer celle d’une maison sans foyer – sans que preuve soit administrée de la nécessité de ces images ni de la plus grande justesse de l’une d’elles : les preuves par l’analogie ne prouvent rien ; bien plus, nul raisonnement autre qu’imagé ne peut militer en faveur de l’achèvement. Les aspirations de la raison n’ont plus ici droit de cité, qui toujours ont été déçues. Le temps des grandes espérances a passé, à l’heure où la raison se plie aux raisonnements des sciences naturelles, elle perd le droit d’exiger de l’art quoi que ce sol. L’art, de même que la philosophie, doit en somme oublier sa longue captivité et réapprendre la liberté présocratique héraclitéenne. Il est bien une autre dimension de vie que le quotidien, où certes un toit est requis pour chaque maison. Notre âme découvrira dans les pensées inachevées, désordonnées ou plutôt désorientés, un moyen d’exprimer les catégories dans lesquelles elle vit ; l’avenir appartient à la faculté de connaissance, non à la compréhension : la pensée naîtra dans l’aphorisme avec à vie, sans la capturer dans le système.

Le premier point de cette préface, qui ne s’achève d’ailleurs pas sur ces considérations, contredit-il les déclarations antistylistiques dont nous nous faisions l’écho en introduction ? Faut-il opposer la pratique aphoristique de l’écrivain aux affirmations théoriques de ses entretiens, de sa correspondance ? Deux fois non. Le reproche majeur adressé aux aphorismes, et qui revient tel un refrain dans les comptes rendus de (4), est celui du manque de sérieux[56]. Citons deux témoignages de Fondane[57] – une anecdote : « [...] un Troubetzkoï, frère d’un célèbre professeur de Moscou, s’était vu gronder par son frère pour avoir parlé de Nietzsche, un auteur d’aphorismes », et cette confidence de Chestov : « Mon livre [L’Apothéose du déracinement] avait fait scandale. J’avais osé écrire des aphorismes : c’était inaccoutumé. Ensuite, je me suis moqué des conclusions. [...] Enfin, ça n’était pas sérieux, étant convenir que jusque-là, j’avais été sérieux. » – où ce troisième grief n’est pas moins important que les autres mais les résume tous en quelque sorte. Les italiques indiquent dans les deux citations la péjoration liée au mot « aphorisme ». Or Chestov a répondu plus tard[58] à cette accusation précise, en donnant à l’adjectif tout son sens : « [...] partout où l’on trouve du « sérieux », on peut conclure presque avec certitude que le serpent est présent. » Aussi, paradoxalement, peut-il affirmer, dans la suite, avoir trouvé « le même grand sérieux [...] chez Kierkegaard et chez Nietzsche, Luther et Dostoïevski [...] » Le prétendu grief fait aux aphorismes constitue donc leur meilleure défense.

D’autres commentateurs ont jugé les aphorismes un signe de faiblesse : deviendrait aphoriste l’auteur lassé d’expliquer ses raisons et de lier ses réflexions... « Que le dernier livre – L’Apothéose du déracinement – soit écrit sous forme d’aphorismes, ce n’est qu’un signe de fatigue. Il n’y a plus l’élan de ses premiers livres – tout s’est dispersé... »[59] Irait dans le même sens ce fait que, du point de vue du lecteur cette fois-ci, l’aphorisme serait décevant pour l’intelligence : « Un essai de philosophie adogmatique est un complexe d’aphorismes cyniques et décevant pour l’esprit humain, qui a faim d’un "système" [...] »[60] L’aphoriste se contenterait donc de jouer avec les mots, mi-polémiste mi-esthète : « Aphorisme, jeu d’un fleuret qui pique ou jeu rigoureux du cristal avec ses facettes, mais un jeu – est-ce chestovien ? »[61] Hertsyg pose ici une question plus profonde que l’accusation de superficialité ; mais Chestov y répond dans le courant de sa propre correspondance : « [...] après tout, on peut, si l’on s’en donne la peine, dire quelque chose en cinq ou six pages. Quelquefois, c’est même utile, comme exercice de style. »[62] Chestov, qui manifestement parle d’expérience et sans insister sur la longueur quantitative, a donc pu parfois prendre goût à la rigueur de la concision, au texte « où chaque mot compte et où il faut donc avoir une très bonne maîtrise de la langue. »[63] Cette attention formelle reviendrait à un jeu d’esthète à la pensée ne se faisait pas précisément adéquate à la forme : « [...] nous avons qualifié l’œuvre de Chestov de philosophico-littéraire. À la lecture des livres de Chestov, le sentiment de satisfaction artistique va presque toujours de pair avec le travail de réflexion [...] » déclare Razoumnik Vassiliévitch. Ivanov, dit « Ivanov-Razoumnik »[64].

En ayant analysé la tradition philosophique de la brièveté à laquelle se rattache Chestov, ses déclarations théoriques et l’accueil critique qu’elles ont reçues – en réalité inexistant puisque le débat se concentra autour de ce qu’il fallait penser de la pratique aphoristique de Chestov, nous avons tourné autour de la question centrale : que signifie la forme brève ? En quoi la pensée faite aphoristique se distingue-t-elle de la pensée à l’expression canonique raisonnée ? Avant de proposer des éléments de réponse, dressons l’état critique de la question. Sauf oubli[65], seul Vladimir Jankélévitch s’est véritablement intéressé à la signification de la forme aphoristique, dans un article hélas peu accessible[66] intitulé « L’occasion et l’aphoristique » – car sa lecture l’a conduit à la notion d’« aphoristique »[67], plus à même de rendre la jonction des attendus indiscernablement philosophique et littéraire. Ce grand silence des commentateurs de Chestov sur sa pratique de l’aphorisme étonne si l’on y compare ce qui se dit sur certains thèmes chestoviens ; ce silence se redouble symétriquement d’un grand silence des spécialistes de l’aphorisme : Chestov semble inconnu de tous les critiques par nous consultés, sauf de Françoise Susini-Anastopoulos[68] qui ne fait que deux – brèves – allusions à (4)... On ne sait trop ce qui vaut le mieux, des contresens contemporains ou de ce dédain post mortem ; sans doute aucun des deux – d’où cet article, de réaction et de débroussaillage.

 

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IV. - L’aphorisme comme pensée de la littérature

 

Si la littérature est à la source de l’aphorisme chestovien, c’est d’abord d’un point de vue biographique. L’usage de la forme brève par Nietzsche ou, pour plus de précision, l’impression forte laissée à Chestov par la lecture de Par-delà le bien et le mal, loin que l’incompréhension première ne minimise son influence sur Chestov, a nécessité chez notre auteur cette rumination voulue par Nietzsche. Début 1895 : la lecture alors des aphorismes nietzschéens a précédé de très peu cette trop réelle expérience du tragique, fin 1895, que Chestov évoque peu et sur lequel la lumière n’est pas faite précisément parce que la Lumière ne peut y pénétrer.

Début 1895 : découverte des aphorismes (littéraires) nietzschéens. Chestov désormais rumine. Fin 1895 : Chestov est désormais déraciné. 1895 donc[69] : expérience du tragique, expérience de l’aphorisme dans la vie.

1899-1902 : brouillons d’aphorismes chestoviens ; autant dire : au tournant du siècle, au tournant du style et de la pensée aussi.

1905 : Chestov commet publiquement les aphorismes comme autant de propos déracinés.

À travers cette chronologie, d’autres influences tout sauf racines : Gracián lu à travers Schopenhauer lu à travers Nietzsche, Pascal et La Rochefoucauld, tous auteurs de philosophie si l’on veut ou... de littérature, mais qui tous relient décidément les deux, avec cette particularité pour la philosophie qu’elle réfléchit l’autre qu’est la littérature. C’est ici qu’il faut noter que la littérature devient rapidement pour Chestov un thème privilégié de ses aphorismes.

Chestov puise dans la littérature. Des personnages, dont il fait des exemples. Des phrases, qu’il cite. Des situations, qu’il analyse. Pour en montrer toujours le sens tragique, sens qu’ils ont et qui reste occulté par les lectures extensives des auteurs : cette façon de procéder par extraction est déjà une tendance aphoristique, mais cette chestovisation des écrivains, qui lui fut tant reprochée, notamment par Berdiaev, attend d’être étudiée sous l’angle de la forme.

Prenons les aphorismes de (4) : arbitrairement choisis, les trente premiers de la première partie nous suffiront. Combien souvent il y est question de littérature ! Alors que ce n’est pas à première vue un livre de critique sur Dostoïevski (25,30) ni sur Tolstoï (3,17,21,25) ni sur Shakespeare (25), tous se trouvent convoqués. Toutes les lectures (prose, poésie ou théâtre) du philosophe s’y retrouvent : Platon, Socrate ; Musset, Pascal ; Heine, Ibsen ; Gontcharov, Hertzen, Pouchkine, Tchekhov ; la littérature en général, l’écrivain, le lecteur, le réalisme littéraire... Et quelle littérature ! Ni les auteurs favoris en tant que tels, ni leurs œuvres achevées, ni la somme universelle des œuvres : non ! Mais les travers des écrivains, mais les pensées secrètes des lecteurs, mais quelques paroles tirées d’un ouvrage, on ne sait de quel droit... Ces extraits, ces prises à parti ressemblent à des détournements de sens, à la fameuse chestovisation des auteurs. Et cela ne serait-il pas également vrai de la forme ? Sont-ils, ces auteurs, sinon aphoristes, du moins coupables de sentences ou de maximes ? Sans revenir sur Pascal qui laisse une œuvre inachevée, convenons que Musset a bien écrit des comédies-proverbes, que les quelques vers de Socrate font un tout très bref... Mais qui ne pourrait-on citer par phrases d’anthologie, en aphoriste involontaire ? Il importe davantage de détailler ce qu’entend par littérature les aphorismes chestoviens.

La façon dont les écrivains vivent, dont ils parviennent à penser les catégories dans lesquelles ils vivent, cette façon est aphorisme ; entre les aphorismes, le tragique, à la fois tu, caché et désigné par eux. La brièveté sera le mode d’expression sincère de la solitude propre à l’homme conscient du tragique : Kierkegaard (renvoyons à notre épigraphe) a noté cette parenté entre le rythme de la vie et la forme aphoristique dans une comparaison bien près de constater l’union du comparant et du comparé. La singularité de l’existence des écrivains se montrera mieux dans certains passages de leur œuvre, jouant le rôle de révélateurs ; et, à un niveau différent du sens, sur le plan de la forme même. Ainsi Tolstoï prêche-t-il selon Chestov ; et ses sermons ne sont-ils pas des maximes réglant la conduite, c’est-à-dire presque des aphorismes ?

Chestov prend aussi des personnages fictifs pour exemples : certains incarnent un concept, comme la vieille du conte du poisson en or. Mieux : les auteurs eux-mêmes deviennent des héros du livre de la vie, des personnages à part entière d’une œuvre qui serait la Nécessité, la réalité. À preuve Socrate sur son lit de mort, connu comme personnage de Platon, se voit comparer à Pascal et Musset. Même le courant littéraire du réalisme se trouve personnifié et ce despote parvenu et indétrônable illustre les habitudes difficiles à perdre. Si la littérature se fait une large place dans les sujets des aphorismes chestoviens, n’est-ce pas, en même temps, que les aphorismes élèvent l’œuvre philosophique de Chestov au rang du grand style ?

D’abord, la lecture des aphorismes chestoviens est plus agréable que celle d’un discours structuré en ce qu’elle s’adresse même au non spécialiste : pas de présupposés souvent dans la forme la plus brève, pas non plus de fil déductif à suivre puisqu’il ne s’agit pas de convaincre mais de faire réagir par sympathie son lecteur, pas de conclusion enfin. L’aphorisme recèle une force concentrée qui lui permet d’agir sur le lecteur et de lui communiquer les catégories dans lesquelles il vit et doit penser son existence. Le lecteur pleurera donc à la lecture de certains aphorismes, il rira parfois, il haïra d’autres fois. C’est l’humour du coq à l’âne des aphorismes qui fait sourire ; les situations inextricables toujours répétés qui font se lamenter ; l’usage polémique de paroles sans fondement qui fait que son lecteur dogmatique haïra Chestov. Redoublement non redondant du sens par la forme, mais chiffrage sous lequel l’expérience du tragique peut se dire.

Bref, l’aphorisme conjugue chez Chestov l’art de la concision, celui de la répétition et celui du secret. Outre l’incompréhension de cette part belle de la forme brève chestovienne, le souhait littéraire ou musical de varier peut contribuer à expliquer l’usage modéré de l’aphorisme par Chestov. Le « jeu d’un fleuret qui pique » n’a rien de sérieux pour Hertsyg ; mais celle-ci ne sait pas si la partie se joue pour de rire ou pour le sport ou encore si c’est un vrai duel où la vie constitue l’en-jeu. Par l’esthétique, Chestov lutte encore contre la nécessité, qui elle ne varie pas. L’aphorisme a le « jeu rigoureux du cristal » insensible pour Hertsyg ; mais Chestov dirait la même chose non de la forme brève mais du discours systématique dogmatique. Bien plus, tout le mûrissement de l’aphoristique en Chestov est imprégné de sa découverte que la philosophie est davantage expérience (personnelle, existentielle, tragique) qu’idée générale (systématique, dogmatique). Et il nous semble que l’aphorisme relève chez Chestov de quelques idées maîtresses.

 

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V. - Tragique philosophie de la brièveté

 

Des quatre idées sur lesquelles nous voudrions insister, deux apparaissent négatives (participant de la lutte philosophique de Chestov) et deux, positives (traduisant le mode d’être aphoristique) ; les deux premières concernent au premier chef l’objet du philosopher et les deux autres, le sujet philosophant. La forme brève chestovienne s’élève d’abord contre l’académisme structural ratiocinant, qui oppose au surgissement du recueil d’aphorismes la notion commune d’« œuvre » : « [...] l’espace familier du recueil, plus hospitalier et moins écrasant que le voisinage de l’Œuvre »[70], contredit les exigences de construction – fût-elle dialectique – qui s’imposent par le consensus universitaire à tous les penseurs s’ils veulent se voir reconnus. Chez Chestov précisément, « la disjonction et le caractère non-systématique sont le régime de l’aphorisme. »[71]. Le texte du recueil d’aphorismes, à la fois ressassant et centrifuge[72], contredit dans sa contradiction le plan mais passe outre ces deux contradictions. Derrière l’idée de plan se cachent en réalité à la fois le procédé de déduction et celui de totalisation : « L’aphorisme rompt avec l’enchaînement linéaire du discours, avec la logique déductive et totalisante. »[73] C’est alors une pluralisation dynamique qui emporte l’aphoriste Nietzsche : « Le texte de Nietzsche opère un mouvement de pluralisation par rapport au discours, produit par un travail dont la loi est l’ordre imaginaire unifiant-plurifiant de la métaphore qui, comme schème, permet de penser l’unité plurielle du sensible et de l’intelligible, du corps et de "l’esprit" pour dire la vie » ; ou bien une pluralité de perspectives qui l’entourent : « L’aphorisme (de horismos, qui signifie "limite") atteint l’horizon le plus élevé, mais un horizon à part, éloigné (apo). Non pas l’horizon suprême parmi d’autres. L’écriture aphoristique oppose une pluralité indéfinie d’horizons et de perspectives, pluralité impossible à subordonner à un horizon unique. »[74] Voilà ce qui ouvre aussi l’œuvre chestovienne, même s’il faut faire la part des concepts typiquement nietzschéens chez ces commentateurs.

Il existe donc un lien essentiel entre la contestation de la dispositio académique (où le problème aphoristique apparaît en somme par le petit bout de la lorgnette) et celle du discours entendu comme logos cette fois – expression de la pensée raisonnante, de la raison. Comme le note Éric Blondel : l’aphoriste « s’essaie à un discours double, qui se subvertit par la métaphore et perd d’un côté ce qu’il construit de l’autre. [...] Ainsi le texte, à l’instar de ce qu’il vise à signifier, est polémos textuel-corporel. »[75] Ou : « L’aphorisme opère souvent une telle fusion [...] dans et par laquelle la parole se donne comme indissolublement destructive-affirmative en un seul « mot ». L’aphorisme montre ce qu’est l’intensité du style [...] »[76]. Pourquoi l’aphorisme chestovien se déploie-t-il contre le raisonnement ? Sans doute parce que « les pensées sont "des éclairs soudains », qui suscitent l’étonnement de celui les pense, car elles viennent quand elles veulent et non pas quand nous voulons. »[77] La surprise peut provenir aussi de la raison elle-même, actrice ou spectatrice : « La soudaineté disruptive fait partie de l’essence de la pensée, même raisonnante. Inversement, un aphorisme peut suggérer tout un enchaînement qui demeurera implicite, situé en quelque sorte dans l’espace blanc qui sépare différents aphorismes »[78]. Chestov met pourtant l’accent sur les coups de butoir portés contre la raison par le marteau philosophique aphoristique : l’aphorisme, écrit contre le système, pensé contre la raison, ne fait appel au système et à la raison que pour les convoquer au tribunal des faits, du pathos et de la pensée libre. Or événements, sentiments et réflexions constituent la sphère de l’existence.

On assiste alors à la double promotion – du registre négatif au positif – de la lutte contre les évidences de la raison à l’affirmation de la réalité existentielle, et de la lutte contre le systématisme à l’engagement d’une communication. Anne Cauquelin[79] décrit ces quatre pôles en constatant : « que pour saisir le fragment, nous devons nous écarter de la logique causale, des liaisons ; qu’il y faut un détournement catégorique, seul constitutif d’un espace fragmentaire ; que ce détournement est d’ordre éthique, veut une légèreté de glace et l’indifférence aux fins ; que c’est là un espace de second ordre, où domine le vraisemblable. » Certes, Michel Cornu[80] contredirait le fait que la lutte contre la raison soit menée par une conscience éthique, puisque chez Kierkegaard « l’aphorisme, par sa forme lapidaire, discontinue, traduit l’aspect brisé, l’évanouissement dans l’immédiateté du stade esthétique. Par son allure paradoxale et brillante souvent, l’aphorisme rend bien l’attitude de l’esthéticien sans cesse en quête d’originalité, de non-conformisme. Il laisse place nette pour l’imagination. » Mais Chestov en l’occurrence ne reprend pas à son compte la théorie des stades kierkegaardiens, esthétique-éthique-religieux. Notre citation des Diapsalmata en épigraphe ne signifie certes pas que l’expérience tragique de Chestov soit une représentation de tragédie. Chestov entend l’existence aphoristique sous son abord concret, non esthétique : « L’être est un système décousu ou plutôt n’est pas un système du tout et [l’]on ne peut que tâtonner en reconnaissant les objets les uns après les autres dans le décousu le plus complet. »[81] Aussi les conditions mêmes d’existence sont-elles analogiques de l’écriture aphoristique : l’existant, étant aphoriste même sans le savoir, poursuit sa quête de connaissance sans parvenir à rien comprendre que la forme de cet être-là – aphoristique. Applicable à l’existence d’abord, la notion d’aphoristique s’applique ensuite seulement au langage ; Nietzsche le suggère[82] : « L’aphorisme, la sentence, formes dans lesquelles je suis le premier Allemand qui soit passé maître, sont les formes de l’“éternité” : mon ambition est de dire en dix phrases ce qu’un autre dit en un livre... – ce qu’un autre ne dit pas en un livre ...  » Aussi le dire aphoristique surpasse-t-il le parler – qui n’a pas d’objet existentiel – par sa capacité à transcender les âges : c’est parce que l’aphorisme dit la vie.

Or l’existence aphoristique se communique dans la forme brève au lecteur, moins par l’apprentissage d’un savoir dur que grâce à la description du sentiment personnel : « Comment développer d’une manière cohérente, coordonnée, progressive, une description d’un sentiment qui implique la brisure, l’arrêt, le retour en arrière, la séparation. C’est pourquoi Kierkegaard choisit, pour cerner cette réalité, de procéder par éclairages successifs, par tracés d’ombres, comme dit le titre. Et si toute la première partie de Ou bien... ou bien... est faite d’essais juxtaposés, traitant de thèmes divers, c’est que la vie esthétique dans son ensemble est réduction à l’instant, à la succession (et non à l’organisation) d’instants [...] »[83]. Voilà la seule communauté que peut espérer l’aphoriste, grâce à cet « exemple parfait de la réduplication du contenu dans la forme »[84] qu’est l’aphorisme. Le sens de l’aphorisme est bien de donner à sentir, à penser les catégories de l’existence, donc de s’engager dans une communication : « Communiquer par des signes – y compris le tempo de ces signes – un état, ou la tension interne d’une passion, tel est le sens de tout style. »[85] La communauté ainsi formée peut certes, comme chez Nietzsche, être fort restreinte, puisque pour ce philosophe « l’écriture aphoristique veut se faire comprendre seulement de ceux qui sont liés entre eux par la même communauté d’impressions raffinées ; écarter le profanum vulgus et attirer les esprits libres »[86]. Au contraire, chez Chestov, les trois moments ou instances[87] qui composent le tout aphoristique (pensée, écriture, lecture) sont a priori rendus accessibles à tous les existants, puisque le sentiment et la liberté est la chose du monde la mieux partagée, et même si de fait certains se refuseront à reconnaître les révélations de la mort : « [...] alors que le texte métaphysique traditionnel oblige le lecteur à se régler sur un point de vue directeur unique[88], un texte tissé ou parsemé d’aphorismes ne contient pas de direction contraignante, pas d’ordre dominant. Le lecteur doit avoir la patience et le courage, mais aussi l’indépendance d’esprit nécessaires pour aller chercher dans les intervalles du texte aphoristique des problèmes et des solutions possibles. »[89] Le lecteur serait libre, actif et s’ouvrirait à lui un pouvoir illimité.

 

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En conclusion, relativisons l’importance de notre champ d’étude, ce qui est de bonne méthode. Tous les aphorismes ne traitent pas de littérature ; tous ne constituent pas non plus des réussites stylistiques ; surtout : Chestov n’a pas écrit exclusivement en aphorisme. Ni avant 1905, où ses ouvrages sont de disposition traditionnelle ; ni après l’Apothéose tout-aphoristique de 1905 : Chestov continua d’écrire de façon classique. Pourquoi ? Est-ce une concession à la philosophie établie, aux critiques qu’il a reçues ? Non. L’aphorisme étant anti-systématique, ne peut justement pas se dresser en « désordre établi » – ce qui serait encore un ordre. L’aphorisme participe de l’antirationalisme de Chestov : ni désordre préétabli à la raison (une folie), ni simple irrationalisme (un désordre statique). C’est bien plutôt une lutte formelle livrée contre la dispositio rationaliste, lutte livrée tous azimuts : à la place de l’introduction (Les Grandes veilles), du corps (Potestas clavium) et de la conclusion du livre (Les Commencements et les fins), lutte livrée jusqu’à la mort. Comment ne pas souligner que les aphorismes sont les derniers mots de l’œuvre de Chestov dans Athènes et Jérusalem ?

Notons en passant que beaucoup d’autres champs d’étude littéraires s’ouvrent au chercheur convaincu que la question de Chestov doit se voir étudier avec souci de la forme dans laquelle elle se pose. Donnons quelques pistes de recherche intéressants parce que cruciaux : la répétition, la citation, l’interrogation chez Chestov...

Mais nous voilà parvenus à une première définition de la forme brève telle que la pratique Chestov. Des analyses génétiques la préciseront qui trancheront de la période dont l’on peut dater les aphorismes écartés de la publication et laissés à l’état de brouillons ; surtout, connaître l’histoire de la rédaction des aphorismes aiderait à les différencier textuellement des autres écrits, non aphoristiques[90], de Chestov. Espérons que notre définition permette désormais de comparer Chestov à d’autres philosophes – moins succinctement que nous n’avons dû le faire ici –, en étudiant plus finement non seulement les sources dont il a pu tirer parti mais aussi la réception de son œuvre. Des questions d’érudition restent pour nous posées : à quelles dates Chestov a-t-il pu lire certains grands aphoristes, dans quel ordre les a-t-il découverts ? Sous un double aspect littéraire et philosophique, ces confrontations pourraient dégager notamment le commun dénominateur des tentatives aphoristiques ou leurs meilleures réussites, sortant ainsi les études philosophiques des chemins battus des idées et ouvrant aux recherches littéraires le champ des œuvres de la pensée. Le dialogisme que nous avons essayé de mener pour inscrire Chestov dans une certaine tradition, ne reste pas figé dans le décousu ; il ne doit pas non plus donner l’impression, aux esprits soucieux d’imiter, qu’il existerait une signification monolithique de l’aphorisme. Il semble plutôt que Chestov ait médité auprès de Nietzsche, avec profit, les possibilités polémiques de l’aphorisme ; et qu’il ait retrouvé après coup, chez Kierkegaard, la fonction de communication dont il a investi sa pensée – existentielle – de l’aphoristique.

Une double réhabilitation stylistique et philosophique de Chestov se profile peut-être à l’horizon, malgré une récente « gêne technique »[91] à l’égard de la forme brève, ou plutôt grâce à cette gêne seulement univoque. Nous ne prétendons point avoir trouvé du nouveau dans les idées stylistiques que nous avons énoncées ; mais nous avons découvert la formulation des pensées chestoviennes ailleurs que dans le discursif, ou plutôt sous un mode différent : comme stylème. Sans compter que l’évolution du rôle imparti à ce stylème aphoristique en fonction du temps, se constitue elle-même en philosophème. Que l’on ne comprenne donc pas notre attention à l’aphorisme comme exclusive de l’aphoristique, comme inattentive à ce fait troublant, qui incite à ne pas surcharger de série à ne pas surdéterminer la forme brève chestovienne ni non plus les autres écritures de la brièveté : il est peu d’aphoristes purs, et Chestov n’en est pas ; le mode d’être aphoristique semble imposer à l’occasion de ciseler des aphorismes et, plus souvent, de moduler sous le discursif la voix aphoristique. Est-ce tiédeur personnelle, ou nécessité communicationnelle ? Que l’on nous permette de renouer in fine avec l’épigraphe en donnant l’avant-dernière réponse à Chestov – et à la forme brève : « Notre pensée, quand elle s’habille de mots, devient mensonge non tant à cause de l’impossibilité dans laquelle nous serions de lui trouver une expression adéquate, qu’à cause de la peur que nous avons de montrer l’aspect sous lequel elle nous apparaît. »[92]

 

Romain Vaissermann

chargé de cours à l’Université d’Orléans



[1] B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Paris : Plasma, 1982, 19.

[2] L’anecdote reparaît plus brièvement dans B. Fondane, op. cit., 43. Voir aussi les pages 68, 132, 156 (pour l’affirmation la plus extrême : « [...] le langage n’est rien, moins que rien. ») et 162 (pour le « testament littéraire » de Chestov : « Prends l’éloquence et tords-lui le cou » – adaptation d’un vers fameux de Verlaine (Jadis et naguère, « Art poétique », v. 21) : « Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! » et rappel de la pensée pascalienne sur l’éloquence, sans réhabilitation par la « vraie éloquence », si moqueuse.

[3] En voici les références : Shakespeare et son critique Brandes, SPb : Mendéleïev, 1898, noté (1) ; Le Bien dans l’enseignement du Cte ToIstoi et de Fr. Nietzsche, SPb : Stassioulévitch, 1900, noté (2) ; Dostoïevski et Nietzsche, SPb : Stassioulévitch, 1903, noté (3) ; L’Apothéose du déracinement, SPb : Obchestvennaia pol’za, 1905, noté (4) ; Les Commencements et les fins, SPb : Stassioulévitch, 1908, noté (5) : Les Grandes veilles, SPb : Chipovnik, 1910, noté (6) ; Sola fide [1914], Paris : Y.M.C.A.-Press, 1966, noté (7) ; Potestas clavium, Berlin : Skify, 1923, noté (8) ; Sur la balance de Job, Paris : Sovrémenniya Zapiski, 1929, noté (9) ; Kierkegaard et la philosophie existentielle [en français], Paris : Vrin, 1936, noté (10) ; Athènes et Jérusalem [en français], Paris : Vrin, 1938, noté (11).

[4] N. Baranoff-Chestov, Vie de Léon Chestov, t. 1, Paris : La Différence, 1991, 43.

[5] Pour rester dans le cadre de cette étude des éditions. Mais N. Baranoff-Chestov (op. cit., 82-83) suit l’appréciation de Pavel Grigoriévitch Kalinine, grâce à qui l’on peut dater de la période 1899-1902 l’apparition de l’aphorisme dans les brouillons de Chestov – brouillons repris pour le livre de 1905.

[6] Attention aux rééditions consultées ! L.G.U. (Léon Chestov, Apothéose du déracinement, t. 2, SPb, 1994, 91), Renaissance (Léon Chestov, Œuvres choisies, Moscou, 1991 387) et Vodolei (Léon Chestov, Œuvres en deux tomes, Tomsk, 1996, 59) oublient toutes de noter le début du véritable aphorisme n° 84 et aboutissent, pour le dernier, soit à 121 soit à 124 !

[7] B. Fondane, op. cit., 119.

[8] Les trois premiers livres s’opposent formellement au reste de l’œuvre ; nous sommes plus proche de Fondane (op. cit., 26), qui en guise de périodisation oppose un premier Chestov « angoisse, fiévreux, batailleur » dans (2) et (3) à un second, « railleur, cynique, immoraliste » dans (4) et (8), que d’André Désilets (Léon Chestov. Des paradoxes de la philosophie, Québec : Éditions du Beffroi, 1984, 169-170) qui affirme suivre Boris de Schlœzer en distinguant deux Chestov : l’un ayant écrit (2), (3) et (4) ; l’autre, (8), (9), (10) et (11).

[9] En accord avec le sous-titre proposé par la traduction française de cette partie (Léon Chestov, Les Commencements et les fins, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1987 ; trad. par Sylvie Luneau et Schlœzer).

[10] Dans la préface et la première parte des Grandes veilles (Lausanne : L’Âge d’Homme, 1987 ; trad. par S. Luneau et Nathalie Srétovitch).

[11] Est-ce pour cette raison, entre autres, que N. Baranoff-Chestov déclare (op. cit., 148) que « ce livre est plutôt philosophique que littéraire » ?

[12] Voir en particulier l’aspect cyclique des deux parties dans (4) : le vers « Zu fragmentarisch ist Welt und Leben ! » (« Trop fragmentaires sont et le monde et la vie ! » – célèbre exclamation de Heinrich Heine dans Die Heimkehr [Le retour], LVIII [1824-1825], voir dans Sنmtliche Werke, band 1/2, Hambourg : Hoffmann und Campe, 1975, 938) et l’avertissement choisi pour devise « Nur für Schwindelfreie » (« Seulement pour ceux qui n’ont pas le vertige ») constituent chacun à la fois l’épigraphe et la chute de leur partie. Anne Cauquelin (Court traité du fragment : Usages de l’œuvre d’art, Paris : Aubier, 1986, 107) note « qu’il nous faut renoncer à l’illusion d’une chaîne temporelle en succession ; que de commencement et de fin il y a seulement reconstruction après-coup ; que le temps du fragment est circulaire. »

[13] Nous suivons N. Baranoff-Chestov qui nomme ces textes ainsi (op. cit., 163 & 173).

[14] Chestov lui-même a parlé (cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 361 [1926]) d’une deuxième partie « écrite sous forme d’aphorismes » [traduction revue par nous]. N. Baranoff-Chestov a donc raison (op. cit., t. 2, 43) contre les Sovremenniya Zapiski (nos 13 & 15, Paris, 1922-1923), qui appellent « chapitres » ces aphorismes dans leur édition préoriginale. Okno reste neutre pour sa part (nos l & 2, Paris, 1923).

[15] Pour ces distinguos, voir les ouvrages suivants : Bernard Roukhomovski, Lire les formes brèves, Paris : Nathan, 2001 ; Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris : Hachette, 1992 ; Ralph Heyndels, La Pensée fragmentée, Bruxelles : Pierre Mardaga, 1985. En allemand, consulter au choix : Harald Fricke, Aphorismus, Stuttgart : Metzler, 1984 ; Harald Krüger, Studien über den Aphorismus als philosophische Form, Francfort : Nest Verlag, 1956 ; Gerhard Neumann (sous la dir. de), Der Aphorismus, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976.

[16] Pierre Larousse (article « Aphorisme » de son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 15 vol., Paris, 1865-1876 et 1878-1880 pour les deux suppléments) notera encore, en lexicographe, que c’est « spécialement dans les sciences pratiques, dans les arts, politique, jurisprudence [e. g. De regulis juris du Digeste, Legum delectus de Domat], hygiène [Aphorismes de l’École de Salerne], médecine, agriculture [du De agri cultura de Caton aux excerpta byzantins], etc., que le mot aphorisme doit être employé. »

[17] Urs Meyer, « Des moralistes allemands ? La naissance de l’aphorisme dans la littérature allemande et la réception des moralistes français au XVIIIe siècle », dans Marie-Jeanne Ortemann (sous la dir. de), Fragment(s), fragmentation, aphorisme poétique, Nantes : Centre de Recherches sur les Identités Nationales et l’Interculturalité, 1998, 147-156.

[18] On note donc un retour du non-systématique, ou plutôt la constatation qu’il y a du non-systématisable. La perspective historique que croyait entériner Larousse (« On peut remarquer que, pour les divers ordres de connaissance, la forme aphoristique précède, doit naturellement précéder la forme systématique ou scientifique », loc. cit.) se trouve renversée – ce que certains lecteurs contemporains de Chestov ne comprenaient pas, au témoignage de Hermann Lovtzki (Léon Chestov d’après mes souvenirs, texte inédit, aux pages 20-21 citées par N. Baranoff-Chestov, op. cit., 88) : « Un écrivain russe des plus éminents dit à Chestov : "je vous aurais compris si vos livres avaient paru dans l’ordre chronologique inverse – d’abord, L’Apothéose du déracinement puis Dostoïevski et Nietzsche et après Shakespeare et son critique Brandès. Même à présent, presque tous les critiques et écrivains pensent la même chose." »

[19] Larousse (loc. cit.) se montre sensible à cet aspect : « Les aphorismes sont de petites synthèses résultant de l’expérience ; les axiomes appartiennent à la raison » ; ce qui s’accorde aux deux premiers points de la préface à (4) et à la conception nietzschéenne de l’aphorisme (cf. Alexander Nehamas, Nietzsche :life as literature, Cambridge [Mass] : Harvard University Press, 1985 ; éd. fr. : Nietzsche : la vie comme littérature, Paris : P.U.F., 1994, 28).

[20] Notre critère provisoire étant le détachement du texte, que produisent dans (4) l’espacement des caractères – équivalant les italiques français –, l’usage du tiret séparateur ou la concision extrême du premier énoncé. Les aphorismes de la première partie de (4), pour la plupart, ne possèdent pas de titre ; au contraire, ceux titrés et ceux non titrés s’équilibrent en nombre dans la deuxième partie. Dans (5), les 11 aphorismes sont titrés Les derniers de l’œuvre entière à n’avoir pas de titre sont les 10 du préambule de (6) ; encore la première partie du même livre ne comporte-t-elle que des aphorismes titrés.

Pour une approche linguistique de l’aphorisme, cette fois chez Lichtenberg, lire Hervé Quintin, « Pensées, telles une voie lactée », dans M.-J. Ortemann (sous la dir. de), op. cit., 1-15.

[21] Cinq œuvres de Chestov ont des titres qui coordonnent deux nominatifs – marque linguistique du dialogisme et de l’esprit d’opposition chestoviens (sur le « et » dans Athènes et Jérusalem, relire les premiers paragraphes de son préambule).

[22] Sont concernés les aphorismes nos 29-31-32(?)-121 de la première partie ; les nos 5-18-32-33-46 de la deuxième (respectivement notés I-29 etc., II-5 etc.).

[23] Les 52 aphorismes de (9) ont paru dans cet ordre : les 15 premiers du livre dans le n° 13 des Sovremenniya Zapiski, puis les 5 suivants dans leur n°15 ; ensuite les 18 avant-derniers dans le n° 1 d’Okno et les 15 derniers dans son n° 2. L’ordre de l’édition originale suit strictement celui-là.

Il ne pouvait guère en être autrement pour le n° 9 titré : « Commentaire à "Entendu par hasard" [titre du n° 8]. » Ce n’est pas le seul cas d’aphorisme renvoyant au précédant : voir le n° I-82 dans (4) intitulé « Sur le même sujet » – i. e. consacré à Ivanov dans le drame éponyme de Tchekhov, et le n° I-83 qui commence par ces mots : « Il découle de ce qui précède [...] ».

Noter pourtant l’exception des quelques « Audaces et soumissions » de (9) publiées dans le désordre du vivant même de Chestov, dans Mesures (n° 2, Paris, 15 avril 1936, 19-40) soit après l’édition originale : choix plutôt qu’extrait.

[24] Françoise Susini-Anastopoulos (L’Écriture fragmentaire, Paris : P.U.F., 1997, 45) note « l’importance capitale du blanc : il signale le fragment, et le prolonge avant d’expliquer » (ibidem, 179) : « la phrase isolée, aphoristique, attire parce qu’elle affirme définitivement, comme si plus rien ne parlait autour d’elle, en dehors d’elle ».

[25] Celle-ci pouvant aller d’une phrase de 2 lignes à plusieurs paragraphes sur 19 pages.

[26] De 10 aphorismes dans le préambule de (6) et dans la deuxième partie de (8), à 122 dans la première partie de (4).

[27] N’étant subordonnée qu’au livre lui-même, à la différence des sous-parties.

[28] Possèdent un litre : (5), le préambule de (6), (9) et (11) ; n’en ont pas : « La philosophie et la théorie de la connaissance » dans (6) et les deux parties aphoristiques de (8). (4) possède un titre en tant que livre entier mais ses deux parties n’ont pas de titre en propre.

[29] L’introduction dans (4) ne présente que le livre dans son entier (certes tout aphoristique), rien les parties.

[30] L’aphorisme chestovien ne traite que de thèmes réputés littéraires ou philosophiques, alors que « l’hospitalité thématique du fragmentaire » (Fr. Susini-Anastopoulos, op. cit., 5) s’étend aux domaines diariste, moral, narratif...

[31] Que d’aucuns comme Fr. Susini-Anastopoulos ont appelée « transcendantale », tant « [...] le fragment [...] fait confluer littérature et philosophie [...] » (op. cit., 6 & 259).

[32] Nous écartons : l’influence de Luther, découvert à partir de 1910 d’après N. Baranoff-Chestov (op. cit., t. 1, 141) et qui est à l’origine de la « vénération du fragmentaire » dans le monde moderne d’après Fr. Susini-Anastopoulos (op. cit., 4) ; les lectures attentives de Heine et de Gœthe ; enfin, la proximité formelle des Carnets du sous-sol de Dostoievski, admirés de Chestov.

La forme brève chestovienne ne descend pas des Propos de table (Tischreden ou Colloquia mensalia) de Luther (lu surtout en 1913), ni des apophtegmes des Pères de l’Église ni des lógia [lَógia] de l’Évangile. Mais, hors de cette veine religieuse de la brièveté, Chestov se livre à une lecture notablement aphoristique de la Bible : nul n’a encore étudié toutes les implications théologiques de la sélection des citations que Chestov fait du Livre.

[33] Notons que Chestov parle des « aphorismes » (« aforizmy ») de Nietzsche (Œuvres choisies, Moscou : Renaissance, 1993, 100) mais des « sentences » (« izretchéniya ») chez Héraclite (Œuvres en deux tomes, t. 1, Moscou : Naouka, 1993, 375) ou encore chez Antisthène (ibidem, t. 11, 164).

Mais la situation terminologique russe vaut en complication celle du français ou de l’allemand, avec de sournois décalages entre langues. Les équivalences suivantes servent de repères : « formule brève » (générique) = « izretchéniyé » ; « sentence » = « sententsiya », « maxime » – « maksima » et « aphorisme » – « aforizm » (le mot, orthographié alors « aforism », apparut au XVIIIe s.).

Si le Dictionnaire de la langue grand-russe vivante de Vladimir Dal’ (4 vol., SPb-Moscou : Coopérative Wolf, 3e éd. consultée : 1903-1908), suivant l’usage de son temps, définit l’aphorisme par la sentence, le Dictionnaire des termes de critique littéraire de L. I. Timofeïev et S. V. Touraïev, (Moscou : Prosvechtchéniyé, 1974, art. « Aphorisme » ; c’est nous qui traduisons), malgré une conception restrictive de sa longueur, définit avec justesse l’aphorisme comme « Une pensée d’auteur, de portée générale et profonde, exprimée sous une forme laconique et ciselée, se distinguant par un jugement expressif et surprenant. Pas plus que le proverbe, l’aphorisme ne démontre ni n’argumente ; mais il frappe l’esprit par le tour original de sa formulation. Le secret du charme de l’aphorisme réside en ce qu’il en di plus qu’il n’y paraît immédiatement. Son véritable sens ne se découvre qu’à la réflexion  »

[34] Nous ont aidé les précieux indices fournis par André Désilets (op. cit., 209-252) et par M. A. Pylaïev (Léon Chestov, Œuvres en deux tomes, t. 2, Moscou : Naouka, 1993, 552-558). Il faut compléter ces informations par les détails donnés par N. Baranoff-Chestov (op. cit.). Ils permettent d’établir que Chestov a lu Nietzsche dès 1894 (t. 1, 37-45), a étudié en 1918-1919 seulement (t. 1, 190) Héraclite – qui sera cité à partir de (7) ; mais ils n’apportent rien de nouveau en revanche sur Schopenhauer cité dans (2) et lu probablement peu de temps auparavant, ni sur Pascal ou La Rochefoucauld, tous deux nommés (Léon Chestov, Œuvres choisies, Moscou : Renaissance 1993, 344 & 359) dans (4) et dont il est question tard seulement dans la biographie (t. 1, 251).

Attention : Chestov a confondu dans (2) les noms de Henri Lichtenberger et de Georg Christophe Lichtenberg (Œuvres choisies, Moscou : Renaissance, 1993, 102 & 148) – ce qui a trompé André Désilets dans son index !

[35] En 1928, selon N. Baranoff-Chestov (op. cit., t. 2, 25).

[36] Voir, dans (4), l’aphorisme n° I-26.

[37] Basile Zenkovski, Histoire de la philosophie russe, t. 2, Paris : Y.M.C.A.-Press, 1950, 321 (nous traduisons). La traduction de Constantin Andronikoff (t. 2, Paris : Gallimard, 1954, 340) s’éloigne de l’original : « Il [Chestov] a sans doute subi de nombreuses influences, et d’abord celle de Nietzsche (dont on retrouve la marque même dans son style). »

[38] Dans ses « Commentaires » à Léon Chestov, Œuvres choisies, Moscou : Renaissance, 1993, 479 (nous traduisons). Vladimir Jankélévitch est bien plus précis en affirmant (« L’occasion et l’aphoristique », Bulletin de la société philosophique de Bordeaux, n° 99, 1975, 12) sans ambiguïté que Chestov « a aussi écrit des aphorismes, pas pour singer Nietzsche ni pour imiter qui que ce soit, ni même Gracián [...] ».

[39] E. g. in Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 1 ou chez Michel Haar in Par-delà le nihilisme, Paris : P.U.F., 1998, 180. Jankélévitch estime pourtant : « La raison pour laquelle Nietzsche s’est exprimé dans la forme aphoristique, c’est Gracián lu dans la traduction allemande de Schopenhauer. » (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11).

[40] Voir M. Haar, op. cit., 196-197.

[41] Complication que rend possible seul le caractère fortuit de la fragmentation : c’est justement que Fr. Susini-Anastopoulos (op. cit., 5) qualifie l’écriture aphoristique de « contre-fragmentaire ».

[42] Même si le fragment constitue un non-genre en tant qu’il sanctionne et veut dépasser la triple crise qui frappe l’écriture à l’ère moderne – les notions d’œuvre, de totalité et de généricité paraissant périmées ; voir sur ce point Fr. Susini-Anastopoules, op. cit., 2.

[43] Son livre Aphorismes sur la sagesse dans la vie étonne certains commentateurs parce qu’il ne se composerait pas d’aphorismes ; mais il est clair que le titre ne désigne pas la forme mais la matière de sa réflexion.

[44] Vladimir Jankélévitch est plus large (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11bis) : « Les Miettes philosophiques sont un discours dans lequel il y a une aphoristique latente. Ce ne sont pas des aphorismes, mais l’esprit est malgré tout dans une certaine mesure aphoristique [...] ».

[45] B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., 148-149.

[46] Étrange ressemblance avec Plotin : « Jusqu’à l’âge de 28 ans, il ne faisait que changer de maître, n’arrivait pas à en trouver un qui lui convienne. À l’âge de 28 ans, il l’a trouvé, mais pas un homme ordinaire, quelqu’un qui était porteur de son métier. Il n’a commencé à écrire même qu’à 50 ans » – note Chestov à l’intention de sa fille Tatiana (cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., 226 [1926]).

[47] Par cette interprétation même dont parle Nietzsche dans La généalogie de la morale (trad. par Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1971, 17) : « Un aphorisme, si bien frappé soit-il, n’est pas “déchiffré” du seul fait qu’on le lit ; c’est alors que doit commencer son interprétation, ce qui demande un art de l’interprétation. [...] Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre est nécessaire, que l’on a parfaitement oubliée de nos jours [...], une chose qui nous demanderait presque d’être de la race bovine et certainement pas un “homme moderne”, je veux dire : savoir ruminer... »

[48] Il serait bon que le lecteur se reporte à ce préambule, dont l’on nous permettra de donner ici mi-paraphrase mi-glose.

[49] Celle même dont nous avons tenté de dégager les maillons principaux, ou du moins ceux qui expliquent l’adoption de la forme brève par notre auteur. Au-delà des influences ou des héritages revendiqués, nul n’a encore comparé les formes brèves de Rozanov et Chestov.

Dans Esseulement (SPb : Souvorine, 1912), Mortellement (SPb : compte d’auteur, 1913) et Feuilles tombées (SPb : compte d’auteur, 1915), Basile Rozanov a pratiqué une forme brève faite de notes, qu’il compare à des « exclamations inattendues » ou, plus souvent, à des « feuilles tombées ». Il voyait en la brièveté la forme philosophique par excellence.

[50] Voir la confidence à Fondane (Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., 119) : « Mon livre [L’Apothéose du déracinement] avait fait scandale. J’avais osé écrire des aphorismes : c’était inaccoutumé. » Dans une vision plus générale, M. Haar (op. cit., 182) parle ainsi des conceptions esthétiques nietzschéennes : « Le “bon style” devra agir à contre-courant des tendances grégaires et métaphysiciennes qui habitent tout langage, renverser et briser ces tendances, qui sont intrinsèquement réactives, nihilistes. »

[51] Ces essais ne répudient pas complètement les moyens discursifs – fait qui contredit littéralement cette préface mais (nous le verrons plus loin) pour une fidélité en esprit, supérieure.

[52] Jankélévitch (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 12) dit que Chestov écrivait par aphorismes « [...] parce que le philosophe est dans la nuit [...] et qu’on ne peut que tâtonner en reconnaissant les objets les uns après les autres dans le décousu le plus complet. Dans cette nuit et ce décousu, le seul lien, c’est l’obsession, c’est de revenir à un seul thème [...]. »

[53] Ou entre pensée et texte selon l’analyse d’Éric Blondel appliquée à Nietzsche (Nietzsche. Le corps et la cité, Paris : P.U.F., 1986, 35) : « Le texte est ici défini comme écart par rapport au discours entendu comme ensemble signifiant tendant vers une liaison univoque, fixe et convenue, entre signifiant et signifié, liaison réglée par un code qui, explicitement ou implicitement, peut se repérer à l’intérieur même du discours ».

[54] C’est pourquoi à l’étude des aphorismes opposés aux écrits systématiques, il conviendrait d’ajouter une étude interne du mode d’expression aphoristique par rapport au discursif.

Étude à laquelle pense Jankélévitch quand il écrit (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11) : « La philosophie aphoristique est le langage et le discours de l’occasion, si on peut dire encore un discours. »

Étude enfin qui pourrait analyser le bien-fondé de ces mots « berdiaéviens » de Schlœzer (Boris de Schlœzer, « Lecture de Chestov », préface à La Philosophie de la tragédie. Sur les confins de la vie, Paris : Flammarion, 1966, 9) : « [Chestov] réussit dans les œuvres de la maturité – L’Apothéose du déracinement, Sur la balance de Job, Potestas clavium, Athènes et Jérusalem – à incarner une attitude non pas irrationnelle mais radicalement, agressivement anti-rationnelle dans une parole discursive [...]. Le discours paraît toujours “raisonnable”, logique, alors même qu’il énonce des choses totalement déraisonnables, illogiques ; il fait paradoxalement appel à notre raison et cela, au moment même où il s’acharne à ruiner sa domination. »

[55] Chestov (cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 2, 107 [1931] ; traduction revue par nous) la désigne par l’image de la route principale : « Les élans d’une pensée libre, s’il s’en trouve, quittent la grand-route de la philosophie : voyez Pascal, Nietzsche, Dostoïevski, Kierkegaard. »

[56] Cf. Fr. Nietzsche (La généalogie de la morale, op. cit., 17) : « [...] la forme aphoristique de mes écrits présente une difficulté : de nos jours on n’accorde pas suffisamment de poids à cette forme. »

[57] B. Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, op. cit., respectivement 68 & 119.

[58] Cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 2, 125 [1932].

[59] Eugénie Hertsyg (Souvenirs, Paris : Y.M.C.A.-Press, 1973, 99-116) citée par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 90.

[60] Alexeï Rémizov (version française d’un article paru à Voprossy jizni, n° 7, SPb, juillet 1905, 204) cité par B. Fondane (op. cit., 181). Noter que Chestov (ibidem, 119) tient ce texte pour « le seul article aimable » qui ait paru à l’époque de (4). Le texte russe semble moins négatif que sa version française (c’est nous qui traduisons) : « Un essai de Philosophie adogmatique est une réunion harmonieuse d’aphorismes propres par leur cynisme à irriter l’esprit, l’esprit que l’on ne nourrit pas de kacha mais à qui l’on doit offrir un "système", une "idée élevée"... »

[61] Cité par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 90-91.

[62] Cité par B. Fondane, op. cit., 53.

[63] Au cours d’une mise en garde de Chestov (citée par N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 225-226) destinée à sa fille Tatiana qui entreprenait une traduction de (4) et à qui il déconseille de traduire des aphorismes.

[64] L. Chestov, Sur le sens de la vie, SPb : Stassioulévitch, 1908, 162-255 (traduction revue par nous). Cf. Nietzsche (Humain, trop humain II, trad. par Robert Rovini, Paris : Gallimard, coll. « Folio », « Le voyageur et son ombre », § 131, 237) : « Corriger le style, cela veut dire corriger la pensée, et rien d’autre ! – Qui ne l’accorde pas aussitôt, on ne l’en convaincra jamais. »

[65] Nous avons utilisé principalement la Bibliographie des études sur L. Chestov de N. Baranoff-Chestov (Paris : Institut d’Études Slaves, 1978).

[66] Les 16 pages de cet article paru dans n° 99 des Bulletins de la société de philosophie de Bordeaux n’ont été éditées qu’à Bordeaux en 1975, sans réédition.

[67] Notion féminine chez Jankélévitch (« L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11 sqq) : « Le discours occasionnel est une aphoristique. »

Notion que l’on retrouve au masculin chez M. Haar (op. cit., 179) : « Nietzsche écrit, semble-t-il, à la fois de façon traditionnellement discursive et déductive, et de façon non discursive, volontairement fragmentaire. Il y a chez lui de l’aphoristique dans le discursif même. » La forme brève le céderait à la « formulation aphoristique » selon É. Blondel (op. cit., 29-30) : « [...] au lieu d’une succession logiquement ordonnée de propositions démonstratives, Nietzsche propose presque insolemment des interrogations, des exclamations, des apostrophes, des dialogismes » – figures textuelles plus proches de Chestov que les ellipse, suspension, ironie et litote que Blondel mentionne également. Notre parti pris a été formel, inverse ; mais les résultats des deux approches – la nôtre étant plutôt littérale, l’autre spirituelle – sont conciliables.

[68] Fr. Susini-Anastopoulos, op. cit., 97 & 174.

[69] N. Baranoff-Chestov, op. cit., t. 1, 35-36 & 45-46.

[70] Fr. Susini-Anastopoulos, op. cit., 259.

[71] Vl. Jankélévitch, « L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 11bis.

[72] Comme le note Fr. Susini-Anastopoulos (op. cit., 71-72).

[73] M. Haar, op. cit., 193.

[74] M. Haar, op. cit., 192-193. Précisons l’étymologie du mot : le grec roV [hóros] signifie d’abord concrètement la « borne », le « sillon » puis la « frontière » indiquée par ceux-ci ; que jorzw [aphorídzô] qui vient de hóros et non de rismV [horismós], signifie donc d’abord « délimiter » au sens de « fixer des limites » puis « définir ». La phrase en tête de notre article oppose donc à juste titre la clôture aphoristique, ségrégative, au troupeau, grex, réunion d’animés de même espèce : segrego, c’est « séparer » voire « isoler » du troupeau.

[75] É. Blondel, op. cit., 43 & 46. On rapprochera cet aspect paradoxal des propos de Schlœzer cités précédemment (note 52).

[76] M. Haar, op. cit., 192. Cette notion d’intensité ne nous permet pas d’aller jusqu’à affirmer avec Anne Cauquelin (op. cit., 10) : « La séparation se fait entre deux modes de compréhension de ce qu’est l’unité. Tandis que le discursif et la raison raisonnante cherchent l’unité dans les liaisons en extension, le fragmentaire s’ingénie à la recherche de l’intensif. »

[77] M. Haar, op. cit., 180-181. L’expression citée vient de Par-delà bien et mal, § 296.

[78] M. Haar, op. cit., 181.

[79] A. Cauquelin, op. cit., 84. L’application de ces propos à Chestov est très suggestive, même l’image de la glace pour qui serait brûlé dans le taureau de Phalaris...

[80] M. Cornu, Kierkegaard et la communication de l’existence, Lausanne : L’Âge d’Homme, 266.

[81] Vl. Jankélévitch, « L’occasion et l’aphoristique », op. cit., 12.

[82] Fr. Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1974, « Divagation d’un "inactuel" », § 51, 142.

[83] M. Cornu, op. cit., 266.

[84] M. Cornu, ibidem.

[85] Fr. Nietzsche, Ecce homo, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1974, « Pourquoi j’écris de si bons livres », 135.

[86] A. Nehamas, op. cit., 29.

[87] Tirés de M. Haar, op. cit., 181 : « [L’aphorisme] n’est pas seulement une affaire d’écriture, mais aussi de lecture, et surtout de pensée ».

[88] L’idée générale dont parle Chestov dans (4).

[89] M. Haar, op. cit., 194.

[90] Car comment qualifier positivement ces textes ? Sont-ils vraiment dogmatiques, systématiques ? La réponse à cette question compléterait exactement le présent article...

[91] Lire Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fontfroide-le-Haut : Fata Morgana, 1986 – livre iconoclaste et corrosif. Les « idées communes » au sujet de l’aphorisme (42-43), l’idéologie de la ruine (50), la prétendue signification des blancs (54), le manque paradoxal de cassant des fragments (60), l’inaccessibilité de l’idéal fragmentaire (70-71) y sont fermement vilipendés. Le plaisir de la lecture réhabilitera sa pleine communication (71). L’écriture chestovienne mêlée, qui tantôt est tantôt n’est pas aphoristique, peut s’expliquer, de même que la rareté de l’« écriture systématiquement fragmentée » (59) par cette notation (61) : « jamais d’exception nue : elle ne contrasterait pas ».

[92] In (8), I-14 ; c’est nous qui traduisons.