Implications génériques de l’emploi des mots digression et excursus

en divers lieux paratextuels

 

Romain Vaissermann

 

On peut se demander si la digression est un fait littéraire ou linguistique. Primo, elle est d’abord propre au langage – pas seulement à la langue (des études portent sur la digression au cinéma, en peinture…) ; secundo, elle est propre à la langue communément parlée et écrite aussi bien qu’à la littérature. Pourtant, partie du discours d’abord fixe puis mobile, ensuite devenue un procédé acceptable en divers lieux du discours, puis figure de style, la digression a suivi une voie d’autonomisation dont on peut se demander si elle l’a menée à l’indépendance complète : autrement dit, existe-t-il des digressions sans texte encadrant ?

Peut-on concevoir un texte hors du sujet sans sujet préconçu ? Logiquement non, n’était que le fait d’aborder une question qui est en dehors du sujet principal invite à adopter un mode d’écriture qui ne soit pas strictement rationnel. Or on peut tout à fait concevoir un texte à la rationalité relâchée, échappant notamment au plan académique, et rompant avec les attentes du lectorat habitué au discours rationnel ordonné. De plus, du XVIe siècle à nos jours, un nombre non négligeable d’ouvrages a choisi d’utiliser les mots digression et excursus en divers lieux paratextuels : notamment dans des titres de leurs chapitres et de leurs parties, dans leurs sous-titres et même leurs titres.

Quelles implications génériques découlent de l’emploi de ces mots, digression et excursus ? Suffisent-ils à définir un genre (littéraire, mais pas seulement) digressif ? Ces titres modernes revendiquant en permanence l’usage d’une écriture digressive ne font-ils qu’excuser chez l’auteur un manque de composition ? ou visent-ils un public plus large que celui que pourrait atteindre un discours présenté sous forme de traité ? Pour répondre à ces questions nous avons restreint notre champ d’étude aux sous-titres et titres de livres.

 

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Certains ouvrages comportent dans leur titre ou sous-titre un mot qui pourrait faire penser que la digression entre dans leur sujet, loin que cela soit le cas. Ce mot peut être digression, divagation, excursion… Dans l’histoire de la littérature en effet, la digression prétendit devenir, outre une figure, un genre – sens du mot qu’oublient tous les dictionnaires par moi consultés. En peuvent témoigner toutes les époques depuis la Renaissance – preuve même de la permanence de la tentation digressive. Donnons-en des exemples cantonnés essentiellement à la littérature de langue française (XVIe-XXe siècles) et qui semblent indiquer que le genre, en perpétuel renouvellement, gagne progressivement en estime puis entre en décadence au XXe siècle. Signe de la relégation de la digression à un sous-genre, mais pas forcément à un sous-genre narratif servant d’interlude au récit : les digressions sont présentes dans l’architecture des parties ou chapitres de certaines œuvres.

Dans le catalogue qui suit, je ne commente pas les références autrement que du point de vue du genre. Il appartient notamment au lecteur de juger par lui-même de la réussite esthétique de ces ouvrages.

 

Titres « avec une digression »

 

La digression, hors du sujet, paraît souvent hors du livre presque, sous forme d’appendice. Dans les titres à rallonge qu’on utilisait habituellement dans les ouvrages savants, la digression figure donc comme une manière de complément, de supplément gratuit.

Ainsi le jésuite Jean Roberti écrit-il La Confession de foi des Églises prétendues réformées du Pays-Bas, convaincue de fausseté en tous les articles qui sont contre la doctrine de l’Église romaine et dénuée de tout secours de la Sainte Écriture, avec quelques digressions touchant les principales controverses de ce temps[1]. À côté du « Petit répertoire des matières principales » figure une curieuse « Table des digressions » où l’on distingue trois types de titres : « De la tradition », « S’il est en la puissance de l’homme de faire des bonnes œuvres », « Que l’Église romaine est la seule vraie Église »[2]. Chaque digression intervient dans le même corps et le même style que le reste du texte, elle est seulement précédée de son titre et suivie de la suite du texte : section, article, confrontation… La digression est ici une arme rhétorique d’autorité, qui vient s’ajouter à la force du traité.

Mais l’attitude la plus commune est celle de Johann Conrad Dippel qui relègue la part digressive de son œuvre Unparteyische Bedancken über eines so genannten schwedischen Theologi kurzen Bericht von Pietisten, etc., nebst einer kurzen Digression von der Brutalität und Illegalität des Religionszwangs dans un simple post-scriptum[3].

Le chevalier Giuseppe Vasi dans son Itinéraire instructif divisé en huit journées pour trouver avec facilité toutes les anciennes et modernes magnificences de Rome place une « courte et charmante digression pour trouver quelques lieux célèbres dans les villes et châteaux de la dépendance de Rome » après les huit journées proposées et juste avant la table des matières, qui est en fait un index rerum[4]. Même place à la fin de l’ouvrage pour la « digression ethnographique » qui suit des « notes et fragments » sous-titrés « spécimen de notre manière de philosopher » dans le recueil posthume de Pierre-Joseph Proudhon France et Rhin[5] ou encore pour la « Digressione sopra il cap. XII del precendente Discorso » de Bernardino Pratisuoli, dans Economisti classici Italiani[6] et chez Fontenelle dans la « Digression sur les Anciens et les Modernes » qui constitue une partie annexe du Traité sur la nature de l’églogue[7].

Malgré un titre qui semble faire de la digression un appendice, Terrasson dans sa Dissertation historique sur la vielle avec une digression sur l'histoire de la musique ancienne et moderne[8] fond la digression dans le corps de son exposé, ce qui lui permet de généraliser son propos de façon à intéresser un public plus large. De même, le bénédictin Claude Vert propose à son lecteur, dès le titre de sa Dissertation sur les mots de Messe et de Communion, avec quelques digressions sur les agapes, les eulogies, le pain bénit, l’ablution, etc., et sur les diverses autres pratiques de l’Église et de la Règle de saint Benoît[9], plusieurs digressions, qui ne seront pas reléguées en fin d’ouvrage mais figureront dans le corps du texte : seul le premier chapitre contient néanmoins une claire « digression sur la mesure de vin prescrite par la Règle de saint Benoît » (unique cas d’à-côté initial appelé « digression ») ; les autres chapitres mentionnés par le titre complet de l’ouvrage ne sont pas explicitement nommés, ni dans le corps du texte ni dans l’imposante table des matières en fin de volume. L’auteur entend, il est vrai, répondre au Traité des études monastiques de Jean Mabillon : « Le lecteur sera sans doute surpris de trouver en son chemin une longue discussion sur la mesure de vin marquée par la Règle de saint Benoît, dans un livre où il ne devrait s’attendre qu’à une dissertation sur les mots de Messe et de Communion ; mais comme on s’est proposé de suivre l’auteur du Traité pied à pied, on n’a pu s’empêcher de se détourner ici avec lui, en répondant aux objections que cet auteur forme en chemin […]. »[10] Le sous-genre de la digression conteste donc l’ordre général du genre de la dissertation et intervient dans les chapitres où interviennent aussi discussion, témoignage, opinion de l’auteur, lettre, objection…

Au contraire, Nathan Benmohel opère un grossier placage aux pages 5-7 de sa plaquette érudite intitulée Inscription de Trèves avec une digression sur l’origine du langage[11]. Du moins Giovanni Guareschi joue-t-il du placage dans L’Extravagante mademoiselle Troll[12], dont le sous-titre complet est : « Roman d’amour et d’aventure avec une importante digression de nature toute personnelle mais qui néanmoins s’insère admirablement dans l’action et la corrobore ». Entre les chapitres IV et V vient de fait s’insérer une digression volumineuse : « Un pauvre garçon dans la pampa à Valparaiso, à Buenos-Ayres, à Mexico et à Mendoza »[13], fermement encadrée par une introduction et par une clausule.

De même, William Chadwick dans The Life and times of Daniel de Foe, with remarks digressive and discursive[14] confère un titre précautionneux à une biographie très bien faite, pour mieux excuser certains écarts bavards donnant le fond historique sur lequel se détache la personnalité de l’écrivain Defoe. Jules-Louis Hossard, dans Le Bien que peut faire la médecine sagement appliquée et tout le mal qu’elle fait trop souvent aujourd’hui, surtout par les saignées intempestives, relativement d’abord aux attaques d’apoplexie, avec une courte digression sur ce que peut et ne peut pas l’orthopédie, et sur ce qu’a fait l’auteur pour se distinguer dans cette partie de la chirurgie, se laisse certes aller à un « hors-d’œuvre » sur les intérêts de sa bonne ville d’Angers « sous forme de digression »[15]. Mais la digression indiquée en introduction n’a pas de frontière nette : c’est partout que le notable digresse.

La digression se présente même parfois comme annexe dans le titre alors qu’elle entrecoupe à plusieurs reprises le discours. André Kédros annonce ainsi Les Carnets de monsieur Ypsilante, homme d’affaires, suivis de ses papiers personnels et des notes et digressions de l’éditeur – Des notes historiques, parfois analeptiques, censées corroborer la fiction, figurent en italiques et dans un corps plus petit que l’ordinaire : « Petite digression de l’éditeur », « Petites digressions de l’éditeur », « Petite digression de l’auteur »[16].

Rappelons que les études d’histoire littéraire n’ont pas à démentir les auteurs sur ce qu’ils affirment, mais à leur faire crédit, au moins de premier abord, sur ce qu’ils connaissent en experts le sens des mots qu’ils emploient[17]. Il faut prendre au sérieux ces titres qui semblent faire de la digression un appendice. Il faut aussi ne pas refuser de considérer plusieurs sous-titres explicites.

 

Sous-titre : digression

 

La digression ressemble à la divagation[18]. Pour preuve de cette proximité sémantique, la traduction française par Dominique Férant de Il Tempo e le opere. Saggi, note i divagazioni[19] de Carlo Emilio Gadda : Le Temps et les œuvres. Essais, notes et digressions[20]. Mais la digression n’est pas plus sérieuse, à preuve le sous-titre que Joseph Satur attribue à la brochure Les Préjugés constitutionnels de l’an VI. Digression sérieuse et nécessaire sur la liberté politique. Le mot « digression » invite à considérer ici que l’œuvre fait preuve d’une rationalité particulière. Autrement, on ne saurait trop pourquoi ce « résumé politique », constitué de six chapitres qui entendent montrer qu’« un cœur droit qui ne craint que sa conscience, marche plus ferme qu’un esprit savant qui s’engage à tout concilier »[21], revendiquerait son appartenance au genre digressif, qu’il ne pratique pas.

Même souci de qualification chez Châteaubriand dans « Incidences. Digression philosophique »[22], manuscrit longtemps resté inédit, à rattacher au livre XI de la première partie des Mémoires d’outre-tombe. Le genre des « incidences » regroupe les quatre développements étrangers à l’histoire principale ; le sous-titre de « digression philosophique » est thématique et correspond au niveau de la partie ; les sous-titres ultérieurs, propres à chaque développement, correspondent au niveau du chapitre.

Le plus souvent, le mot « digressions » figure dans les sous-titres au pluriel. Citons Les Carmes déchaussés en France. Une persécution qui ne désarme pas. Digressions historiques, rectifications et réponses, du père Albert du Saint-Sauveur[23], qui montrent que les ministres du culte ont gardé de l’éloquence de la chaire l’habitude de parler par digressions, par digressions ici « historiques » (analeptiques).

Est de moins de conséquence le cas de l’éditeur frileux qui plaque parfois a posteriori l’étiquette générique « digressions » sur un écrit difficile à classer, sinon comme bref essai[24]. Des auteurs veulent aussi prévenir la critique en annonçant comme le chevalier Roger Gougenot des Mousseaux un Essai généalogique sur la maison de Saint-Phalle, d’après monuments et d’après titres existant encore en 1860 dans des dépôts publics et dans des chartriers. Notices sur un grand nombre de maisons, et digressions épisodiques sur des titres, mœurs, usages et coutumes des temps[25]. Ces titres à rallonge ont une prétention d’exhaustivité autant pour vendre un contenu précis que pour laisser entendre la présence d’autres matières traitées au passage. – Une digression relevée dans la table des matières apparaît dans le corps du texte soit marquée soit non marquée[26]. Mais toutes les autres digressions portent des titres extrêmement variés (il y a peu d’apparence que seules ces deux digressions aient été annoncées dans le titre complet, tant elles sont courtes).

Le pluriel des « digressions » nous invite à penser que la digression, si c’est un genre, est proche de l’essai. Gaston Fernandez Carrera dans La Photographie, le néant : digressions autour d’une mort occidentale[27] définit ainsi la digression par la métaphore de la marguerite comme un genre asystématique. Cette asystématicité peut provenir de la polyphonie. On serait tenté de voir dans cette polyphonie la seule unité de l’ouvrage de Franco Quadri, Massimo Castri, Françoise Decroisette et Ginette Herry : Sur Les Rustres de Carlo Goldoni : digressions[28], dont la quatrième de couverture explique le titre : « Plusieurs voix italiennes et françaises, chacune dans le registre qui lui est propre et sur un thème privilégié, s’expriment ici avec une pertinence qui donne à la brochure son unité ». En cas d’auteur unique, des digressions est aussi proche que des essais le genre autobiographique. Pelham Grenville Wodehouse a ainsi écrit Over seventy. An Autobiography With Digressions[29]. Si la traductrice française crut bon de remplacer le descriptif titre original par une exclamation vivace, elle n’osa tout de même pas changer la détermination du genre ni celle de la modalité d’écriture : Hello, Plum ! Autobiographie en digressions[30].

Si le mot se prête facilement au nombre pluriel, c’est que la digression, encore une fois si elle est un genre, est un genre bref. Nadia Barcilon avec une certaine redondance (La Gabelle : petites digressions sur les visages et sur le temps qui passe[31]) et Jean-Claude Silbermann (On a tout le temps tout le temps : digressions sur cinq marqueteries[32]) semblent le penser. Que conclure donc du fait que le mot « digression » fait partie de nombreux titres d’œuvres ?

 

La marque du titre[33]

 

Quand Lionel Chouchon publie ses digressions : Ras-le-bol.com ou Digressions de mauvaise foi sur le phénomène Internet, il explique le choix de son deuxième titre dans un préambule : « ce précieux ouvrage est tout sauf un précis […], un traité […], un glossaire »[34]. C’est une manière d’excuser le peu de cohésion qu’ont entre eux les vingts chapitres polémiques qui compose l’ouvrage. Par métaphore géographique, la table des matières y même est nommée « itinéraire ». Nous retrouvons dans les titres le même pluriel qui frappait les sous-titres.

Ce fait procure une raison de plus de rapprocher digressions et essais. Louis-Bernard Guyton de Morveau écrit ainsi des Digressions académiques ou Essais sur quelques sujets de physique, de chimie et d’histoire naturelle et hésite encore dans l’avertissement : « Si je puis me flatter d’avoir recueilli quelques observations intéressantes, d’avoir rencontré quelques vérités neuves dans les excursions[35] rapides et souvent interrompues qu’il m’a été permis de faire dans les sciences physiques, je ne dois pas sans doute les ensevelir dans le silence […] »[36]. On appréciera l’audace d’un titre faisant du genre une forme académique : le XVIIIe siècle offre là des lettres de noblesse à la digression.

Il ne faudrait pas réduire les digressions à un défaut de construction, même s’il est parfois revendiqué en tant que tel ou pour prévenir toute critique d’hétérogénéité [37]. Les scientifiques usent de digressions. Le bénédictin Friedrich Schwizen crée un sous-genre à l’intérieur de la digression, preuve de l’autonomisation de celle-ci comme genre : Digressiones physico-experimentales ad effectus varios compressioni et compressorum elaterio debitos[38].

Les digressions s’apparentent picturalement aux détours[39], de par leur esthétique. N’est-ce pas pour cela qu’elles se prêtent à des considérations esthétiques[40] et poétiques[41] ? N’est-ce pas aussi pour cela qu’elle est proche de la promenade, comme dans les Digressions sur la rhétorique d’Yvon Belaval[42] ? Ce livre s’interroge successivement, par le biais d’un dialogue entre A (contradicteur) et B (proche de l’auteur), sur l’idée de la rhétorique, sur son utilité et sur sa possibilité dans le contexte de l’après-guerre.

Mais les digressions les plus nombreuses, au XXe siècle, portent sur des personnes aux multiples facettes[43] ou sur l’auteur lui-même, comme le montrent les Souvenirs et digressions sur des peintures et dessins de Jules Pappaert. 1882-1968[44] de Jean-Marie Pappaert ou les Souvenirs et digressions de Luc Marandet[45].

Mais existe-t-il un ouvrage portant le titre de digression ? Car enfn, les Essais ont bel et bien produit le genre de l’essai, au singulier. Il se trouve justement que les titres comportant le mot « digression » au singulier sont assez nombreux. Cesare Delfino appelle ainsi digression un commentaire qui ne s’astreindra pas au juxtalinéaire ni même au linéaire : In carmina sexti Æneidos digressio[46]. De même, Antonio Polo n’a-t-il pas à cause de l’association d’idées circulus (« voie lactée ») – digressio donné comme titre à sa digression sur un thème astronomique : Digressio de circulo lacteo, in defensionem Aristotelis[47].

La digression, aux nombreux effets polyphoniques, se trouvait comme appelée tôt ou tard à ressembler aux disputes philosophiques : Giacomo Antonio Marta écrit en ce sens sa Digressio utrum intellectus sit unus vel multiplicatus, contra Averroem[48]. Les philosophes ont parfois délaissé le strict traité démonstratif pour une forme plus enlevée : Cesare Bertoli écrit une De immortalitate animæ secundum principia Aristotelis digressio[49], de même le jésuite Nicolaus Romæus utilise le genre digressif pour ne pas tomber dans une homélie classique : Digressio de prædestinatione et justificatione[50]. La digression est un genre « agréable »[51], moins structuré, plus libre que l’exercitatio – que pratiqua aussi le père Paganino Gaudentio, auteur pourtant d’un livre intitulé De evulgatis Romani Imperii arcanis iis præcipue quæ ad electionem et successionem Imperatorum faciunt digressio habita Pisis an. MDCXL in Magna aula[52]. Toujours au XVIIe siècle, où sévit apparemment une certaine mode consistant à nommer digressio une œuvre érudite, le botaniste et anatomiste danois Simon Paulli (1603-1680) écrivit Parékbasis seu digressio de vera, unica et proxima causa febrium[53], ouvrage scientifique de composition peut-être un peu plus libre que le tractatus de par l’usage de paragraphes dont seuls les numéros font figure de transition, suivi de peu par le théatin Girolamo Vitale et sa Digressio physio-theologica ad verbum « sympathia », de magnetica vulnerum curatione[54]. On remarquera ici et dans la référence suivante l’usage des qualifiants : ils définissent ni plus ni moins des sous-genres à l’intérieur de la digression, preuve de l’autonomisation de celle-ci comme genre. Matthias Tiling reprit encore le terme grec dans sa Parékbasis seu digressio physico-anatomica curiosa de vase brevi lienis ejusque usu nobili in corporis humani œconomia[55]. Mais le terme latin perdit vite de son aura, au profit d’excursus. Chez Albert Schultens, l’excursus est pourtant mis au rang de paratexte : à la dissertation le texte, à l’excursus les commentaires périphériques dans Excursus secundus ad editionem primam et secundam Dissertationis historicæ de lingua primæva[56].

L’Excursus theologico-literarius de Theophylacto, Bulgariæ archiepiscopo[57] de Johann Caspar Hagenbuch et le second titre proposé : Exercitationes philologico-theologicæ ad I Tim. VI, 2 montrent bien l’attrait qu’a sur le lecteur potentiel la forme du commentaire digressif, bien moins ardu que les « exercices ». Œuvre courte (à la différence de la dissertatio) et décousue (à la différence du tractatus), l’excursus se prête aux continuations, comme dans l’anonyme Excursus de nova Kantii scripturam sacram interpretandi ratione. Continuatio[58]. Landreau de même considère la digression comme une « suite » dans le tome III de sa Législation philosophique, politique et morale : Digression sur le célibat des prêtres et des militaires dans l’intérêt de la politique, des mœurs et de la religion. Il y regroupe des réflexions subjectives « en attendant que cette matière très-importante soit mieux discutée par quelque plus habile homme »[59], développant dans ce tome une matière entamée dans un tome précédant et digressant donc à un niveau supérieur à celui des volumes considérés séparément.

Envisageons maintenant la construction du mot « digression ». Hors-sujet, la digression possède tout de même, parfois, un sujet propre clairement identifiable. En français, l’objet traité par la digression est introduit par la préposition « sur ». Fontenelle semble justifier par le terme « digression » la publication avec les Poésies pastorales et avec le Traité sur la nature de l’églogue de sa prise de position dans la querelle des Anciens et des Modernes, intitulée Digression sur les Anciens et les Modernes (1688)[60]. Une édition des œuvres de Voltaire[61] propose, à côté d’un essai, d’un mémoire, d’une dissertation, une « digression sur la manière dont notre globe a pu être inondé » (1764), et Voltaire écrivit aussi, entre autres écrits qui se réclament de la digression, une « digression sur ce qui se passa entre les représentations d’Électre et de Rhadamiste », une « digression sur le sacre des rois », une « digression sur l’astrologie si injustement nommée judiciaire »… Plus près de nous, Michel Deguy écrit encore une « Digression sur le récit »[62], où le titre désigne la place autonome de ce court texte dans l’architecture des études que sont les Figurations, dans le même temps où le critique rassemble le récit voire « tout écrit » (anagramme) en « l’unité d’un ton » : la digression serait donc ou bien impossible ou bien la part exclusive de l’essai. Pourtant, la digression est encore moins exigeante que l’essai. Quand Paul Valéry écrit en 1919 « Note et digression »[63], le terme « note » semble définir un genre sous la plume de Valéry, et celui de « digression » plutôt un mode de rationalité moins strict que celui de l’essai. De Raucour, quand il écrit sa Digression sur les vrais intérêts des Pays-Bas autrichiens[64], utilise une forme brève, à la discursivité plus rapide qu’un traité, même si la brochure de 62 pages en 3 parties contient introduction et conclusion bien marquées.

Mais la métaphore géographique n’est jamais loin pour rattacher la digression à un détour. Armand d’Avezac trouve ainsi le titre : Une digression géographique à propos d’un beau manuscrit à figures de la bibliothèque d’Altamira[65] puor désigner le récit de voyages et de recherches rendus nécessaires pour expliquer l’histoire d’un manuscrit… La métaphore rattrape le genre digressif et en fait un sous-genre décontracté des récits de voyage. Jacques Réda écrit de même une « Digression à Lisbonne »[66], où la digression se fait promenade libre dans la ville et marche du texte à sa suite. La Divagation sentimentale dans les Maures de Serge Rezvani et Hans Silvester[67] raconte sans souci d’ordre certaines promenades érudites et bibliophiliques. Quand les sentiments ne s’expriment pas directement, ils empruntent en digressant au style d’un autre, comme fait Francis de Miomandre qui parvient à cacher son moi derrière une autorité, dans une Digression peacockienne[68] dont l’adjectif complète le terme rhétorique en faisant de l’ouvrage un À la manière deThomas Love Peacock.

 

Issue de la pratique de la glose[69], puisque associant texte et commentaire, genre d’ouvrages argumentatif (in defensionem, contra…) à sujet souvent scientifique (de, utrum… vel…), la digression est non seulement libre vis-à-vis du sujet qu’elle se donne (commentaire d’un texte réduit au titre) mais aussi libre de changer à tout moment de sujet (commentaire de commentaire, ou commentaire en appelant un autre) ; elle entend également ne pas utiliser les voies classiques du raisonnement.

Forme à l’assise peu solide, la digression a par essence empêché toute construction littéraire opérée sur elle : nul auteur ne s’est même essayé à bâtir une œuvre faite de digressions successives, et la digression générique reste chez les auteurs des exercices disparates, encore plus disparates que ne l’est la digression comme figure textuelle.

Depuis toujours, la digression est complètement ignorée comme genre. Nous avons voulu relever d’abord ces mentions faites en sous-titre et titre, afin de tenter d’en rendre raison : montrent-elles que l’ancienne partie – fixe puis mobile – de la rhétorique antique tente d’achever à l’époque moderne son parcours d’autonomisation ? Malgré la diversité des enjeux présents à la publication de chaque livre, les mots digression et excursus nous semblent pouvoir être définis dans notre corpus comme annonçant moins une partie en rupture isotopique avec un tout qui l’englobe qu’un type d’essai sans contrainte de plan et, surtout, une forme assouplie de rationalité. La faveur de l’essai et l’espace littéraire restreint que se donne la digression elle-même ne suffisent-ils pas à expliquer qu’aucun véritable chef-d’œuvre n’ait pu ériger la digression en un genre littéraire ?

 

Résumé :

Partant de la constatation que, du XVIe siècle à nos jours, un nombre non négligeable d’ouvrages a choisi d’utiliser les mots digression et excursus en divers lieux paratextuels, il s’agira d’expliquer ces mentions faites dans le sous-titre et le titre : montrent-elles que l’ancienne partie – fixe puis mobile – de la rhétorique antique tente d’achever à l’époque moderne son parcours d’autonomisation ? Ces titres modernes revendiquant en permanence l’usage d’une écriture digressive ne font-ils qu’excuser chez l’auteur un manque de composition ? ou visent-ils un public plus large que celui que pourrait atteindre un discours présenté sous forme de traité ? Malgré la diversité des enjeux présents à la publication de chaque livre, les mots digression et excursus nous semblent pouvoir être définis dans notre corpus comme annonçant moins une partie en rupture isotopique avec un tout qui l’englobe qu’un type d’essai sans contrainte de plan et, surtout, une forme assouplie de rationalité. La faveur de l’essai et l’espace littéraire restreint que se donne la digression elle-même ne suffisent-ils pas à expliquer qu’aucun véritable chef-d’œuvre n’ait pu ériger la digression en un genre littéraire ?

 

Notice bio-bibliographique :

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de grammaire, docteur ès-lettres (La Digression dans l’œuvre en prose de Charles Péguy), R. Vaissermann enseigne comme A.T.E.R. à l’Université de Provence (Aix-Marseille-I) et a récemment publié : Charles Péguy, l’écrivain et le politique, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2003, 336 pp. ; Jeanne d’Arc en poésie. Anthologie mondiale, Orléans, Paradigme, 2006, 350 pp. (en collaboration avec Yves Avril).

 



[1] Liège, Tournay, 1642.

[2] Op. cit., p. 462-464.

[3] « Réflexions impartiales sur le bref rapport d’un prétendu théologien suédois sur les piétistes, avec une brève digression sur la brutalité et l’illégalité de la contrainte en matière religieuse », Laodicea, 1706, p. 154-167.

[4] Traduit de l’italien, Rome, Barbiellini, 1773, p. 537-576.

[5] Librairie internationale, « Œuvres posthumes de P.-J. Proudhon », 1867.

[6] Tome II (contenant Bernardo Davanzati, Lezione delle monete et Gasparo Scaruffi, Discorso sopra le monete), Milan, Destefanis, « Scrittori classici Italiani di economia politica », 1804.

[7] Poésies pastorales, Guérout, 1688, p. 140-164 ; avec une introduction, p. 139.

[8] Lamesle, 1741.

[9] Delaulne, 1694.

[10] « Avertissement », p. 5-6.

[11] Dublin, Gill, 1868.

[12] Trad. de l’italien par Gennie Luccioni, Seuil, 1952 ; titre original : Il destino si chiama Clotilde, Milan, Rizzoli, 1942.

[13] Il s’agit de l’auteur. Giovanni Guareschi, op. cit., p. 41-71 ; le livre compte 222 pages.

[14] Londres, John Russel Smith, 1859.

[15] Angers, Lemesle, 1863, p. 49-55.

[16] Éditeurs français réunis, 1955, respectivement p.  49-51, 138-142, 197-199.

[17] D’autant que Maurice Laugaa dans « Identifier la digression » (p. 101-114 de « La digression », sous la dir. de Nathalie Piégay-Gros, Textuel, Univ. de Paris-VII, n° 28, avr. 1994) a mis au jour les problèmes de l’identification, de la nomination et l’aspect illocutoire de la digression.

[18] Louis Hole, La Lanterne du diable. Divagation d’un fantaisiste, Braud, 1868. Le mot divagation du sous-titre est pris en un sens pleinement métaphorique : l’auteur livre là de petites réflexions anticonformistes et polémiques, sans rien de digressif.

[19] Milan, Adelphi Edizioni, 1982.

[20] Gallimard, « Le Promeneur », 1994.

[21] Logerot, an VII (1798), p. 5,

[22] Pages 31-94 dans Cahiers Châteaubriand, n° 1, 1947.

[23] 3 vol., Poussielgue frères, 1886-1890.

[24] Aldous Huxley, Vulgarity in Literature. Digressions on a theme, Londres, Chatto & Windus, « The Dolphin books », 1930. De même, quand nous lisons du commandant Charles d’Ollone les Pensées, maximes, digressions (Alphonse Lemerre, 1920), rien n’indique que l’auteur de ces cahiers posthumes les aurait, vivant, appelés « digressions », comme le montre la préface de Christian de Navacelle (p. 1-3).

[25] Coulommiers, impr. Moussin, 1860.

[26] Premier cas : « Digression sur la branche du Lys, Nivernais, alliée à la maison de Saint-Phalle », p. 83 ; deuxième cas : « digression sur les bannerets, bacheliers, chevaliers, barons, etc. », p. 47.

[27] PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 1986.

[28] Dramaturgie, 1994.

[29] Londres, Jenkins, 1957.

[30] Trad. de l’anglais par Béatrice Vierne, Anatolia, 1992.

[31] Bordeaux, Lainsecq, 1995. Cf. la « Petite digression » de Voltaire, sorte de parabole publiée dans Le Philosophe ignorant à Genève chez Cramer, en 1766 et dans laquelle Voltaire s’en rend au « Petit conseil » de la République de Genève (Romans et contes, éd. René Pomeau, Garnier-Flammarion, 1966, p. 309-312).

[32] Galerie Samy Kinge, 1997.

[33] Expression prise à Leo Huib Hoek, La Marque du titre. Dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, La Haye, Mouton, 1981 ; lire du même « L’imposture du titre ou la fausse vraisemblance », p. 111-120 dans Du linguistique au textuel, Assen-Amsterdam, Van Gorcum, 1974.

[34] Le Pré aux clercs, 2000, p. 5.

[35] Ce terme titre d’ailleurs certains livres : citons les Excursions pédagogiques de Michel Bréal (Hachette, 1882), notes de voyages d’un linguiste rendant de diverses observations comparatives relatives aux systèmes d’enseignement pratiqués chez les voisins européens ; ou les Excursions immobiles de Paul Morand (Flammarion, 1944), recueil de nouvelles et de réflexions proposant des voyages bien paradoxaux –le mot excursion au siècle des voyages au long cours, des transports, du métissage perd de sa force métaphorique.

[36] Dijon, Frantin, 1762, p. III.

[37] Ghislain Ripault, Digressions caractérisées : pyroman, S.P.M., « Le Rayon littéraire », 1994. Gotthardt Frühsorge, Klaus Manger et Friedrich Strack (sous la dir. de), Digressionen. Wege zur Aurflärung. Festgabe für Peter Michelsen, Heidelberg, Winter, 1985.

[38] Ratisbonne, Mayr, 1743.

[39] André Verdet nomme Détours (Galilée, 1991) un recueil de poèmes, non paginé, aux pensées éclairantes : « Toute flèche quittant l’arc / tente de circonscrire / le hasard fixe de la cible » et « Le plus court chemin d’un point à un autre / passe par la ligne droite d’une courbe ».

[40] Pierre Frieden, Digressions philosophiques et esthétiques, Luxembourg, impr. Linden, 1953.

[41] Yves di Manno, Endquote, digressions (1989-1998), Flammarion, « Poésie », 1999. – L’épigraphe de l’Internationale situationniste (n° 8, 1963) : « […] on peut penser que les cercles de l’aventure poétique restent les seuls lieux où subsiste la totalité de la révolution, comme virtualité inaccomplie mais proche, ombre d’un personnage absent. » montre que, dans ces articles réunis d’horizons divers et retravaillé par leur auteur, le centre est invisible (dans la belle expression « centre invisible du poème », p. 20 de la préface « L’École des Arts et Métiers », p. 13-21) ou introuvable (« Centre introuvable », Java, n° 4, été 1990 repris ici p. 61-64).

[42] Éécrit dans les années 1950 mais publié, par Ramsay, en 1988 seulement.

[43] Cf. une biographie en soixante petits chapitres : Walter Markov, Exkurse zu Jacques Toux, Berlin, Akademie Verlag, 1970.

[44] Bruxelles, chez l’auteur, 1982.

[45] Nice, Bénévent, 2004.

[46] Venise, Bernardino de Vianis de Lexona, 1523.

[47] Venise, Galignauno de Karera, 1578.

[48] Naples, Salviano, 1578.

[49] Padoue, Lenio, 1602.

[50] Anvers, Verdussius, 1622.

[51] « Regius quidam Goraddivus Italogermanus », Ad asinum, altioribus, ac doctoratui propemodum inhiantem, digressio lepidissima, Francfort, Spiessius & Romanus Beatus, 1602.

[52] Florence, Massi et Landi, 1640. Le terme digressio n’est pas traduit dans la version italienne du livre.

[53] 2e éd. : Francfort, Götz, 1660.

[54] Billaine, 1668.

[55] Hauenstein, 1676.

[56] Lyon, Luzac, 1739.

[57] Zurich, Gesner, 1760 (cap. LXX-LXXXV) et Excursus theologico-literarius de Theophylacto, Bulgariæ archiepiscopo continuatus, même éditeur, 1761 (cap. CI-CXXII).

[58] Leipzig, Klaubarth, 1794.

[59] Debure aîné, 1787, p. 1.

[60] Pages 161-176 dans Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. Robert Shackleton, Oxford, Clarendon Press, 1955.

[61] Œuvres. Physique, Dupont, 1825.

[62] Pages 133-135 de Figurations, Gallimard, « Le Chemin », 1969.

[63] Œuvres, t. I, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1957, p. 1199-1233.

[64] En vente « chez tous les Libraires des Pays-Bas Autrichiens », 1787.

[65] Bachelin-Deflorenne, début 1870. – Repris et augmenté sous le titre La Mappemonde du VIIIe siècle de Saint-Béat de Liébana, Challamel aîné, fin 1870 (extrait des Annales des voyages, de la géographie, de l’histoire et de l’archéologie, juin 1870).

[66] Pages 175-178 de N. Piégay-Gros (sous la dir. de), « La digression », Textuel, op. cit.

[67] Chêne-Hachette, 1979. – Antônio Cândido se permet une « Digressão sentimental sobre Oswald de Andrade », essai en six points assez divers, justifiant doublement la digression par le sentiment et de la sentimentalité par la digression. Digression publiée dans Vários escritos (São Paulo, Livraria Duas Cidades, 1970) et reprise p. 173-104 dans Oswald de Andrade, Serafim ponte grande (São Paulo, Global, « Coleção multipla », 1re éd. : 1984 ; 2e éd. : 1985 ; 3e éd. : 1991 ; 4e éd. : 1994).

[68] Les Amis d’Édouard, n° 3, 1911. Il s’agit d’un fragment inédit de Le Vent et la poussière.

[69] Dont certains miment le propos : Christian Gottlob Heyne au 9e volume des Opera omnia in usum Delphini de Virgile (Londres, Valpy, 1819, p. 3957-4398), ne produit pas moins de 119 « excursus » (construits en ad + accusatif) aux œuvres virgiliennes. Lire aussi : C. Alexandre (alias C. Alexander), Excursus ad Sibyllina, Didot, 1856 – dont le second titre (De Sibyllis dissertationes) parut sans doute trop générique et académique (l’excursus présentait pour le lecteur l’attrait d’un discours moins contraint).