Marcel, digression utopique de Charles Péguy
Marcel (titre), Premier dialogue de la cité
harmonieuse (1er sous-titre), De la cité harmonieuse (2e
sous-titre, dans un corps plus petit), fut commencé d’écrire en juin 1896, fini
d’écrire en avril 1898 et parut en juin 1898[1].
Marcel devait s’insérer dans un cycle de dialogues utopiques et être
suivi notamment en 1898 d’un Deuxième dialogue de la cité harmonieuse
portant un 2e sous-titre : De l’action pour la cité
harmonieuse. Le 1er sous-titre de Marcel indique donc
cette inscription dans une série, le 2e sous-titre singularise
l’œuvre en donnant son thème. Bizarrement donc, la cité harmonieuse nous arrive
avant l’action pour son avènement…
Péguy met en scène dans
Marcel un dialogue entre amis : Pierre Baudouin – le pseudonyme
d’écrivain de Péguy – et Marcel Baudouin (son ami intime), mort à Dreux le 25
juillet 1896. C’est d’après cette date que l’on attribue la paternité de
l’œuvre au seul Péguy ; on comprend aussi le statut particulier de
Marcel : c’est un hommage rendu à l’ami décédé.
Les deux amis, en plein
« appétit métaphysique » (p. 524), rêvent de la cité harmonieuse, qui
doit transcender le monde entier en oubliant les éléments mauvais et le
souvenir des éléments mauvais du monde actuel, ce monde étant dominé par les
pseudo-valeurs bourgeoise. Le monde entier est transcendé : vivants
animés, mais aussi « non vivants » et « vivants végétaux »[2].
Curieusement, alors que le titre désigne la cité rêvée, on ne relève donc dans
le texte aucune description précise de ce monde. Où est donc cette cité ?
Nous avons lu les manuscrits[3]
puis le livre édité à sa recherche.
Le projet de l’œuvre
naît à Orléans. Projet rejoint par la mémoire du scripteur à quelques mois et
quelques kilomètres de distance. Projet offert au lecteur : « voici
[…] comme il se représentait la cité » (p. 55), avec le sens étymologique
du présentatif : « vois ici ».
La cité
harmonieuse serait-elle le livre lui-même ? Certes, la phrase introductive
parle de la cité « dont nous préparons la naissance et la vie »,
comme si le mot « naissance » était mis pour écriture et le mot
« vie » pour publication, ou encore le mot « naissance »
mis pour publication et le mot « vie » pour lecture…
Ou encore cet espace
exact de re-présentation entre le sujet il et le se datif, un
espace mental ? Ou bien cet espace du dialogue ouvert par l’œuvre, dont
l’on comprendrait mal autrement le statut dialogique ? Hypothèse
improbable : Péguy aurait plutôt écrit en ce dernier cas :
« comme il me représentait »…
D’ailleurs, le même
locatif réapparaît quelques mots plus loin : « Je nomme ici cette
cité la cité harmonieuse […] ». Nouveau doute d’interprétation :
est-ce l’ici d’un projet préalable de Marcel Baudouin soumis à son ami
Péguy ? Est-ce plutôt « ici Orléans », voire
« ici-bas », pour contrer
toute cité de Dieu ?
La fin de la phrase
éclaire le lieu sinon effectif, du moins possible de la cité : « Je
nomme ici cette cité la cité harmonieuse, non pas qu’elle soit toute
harmonieuse, mais parce qu’elle est la plus harmonieuse des cités que nous
pouvons vouloir. » Quelques mots qui fournissent, derrière leur
embarras apparent, toute une théorie des ensembles :
Le
possible |
L’impossible ? |
|||||
Le
voulu |
L’invoulu ? |
|||||
Les
époques ? |
Les
cités |
|||||
Les
mésharmonieuses |
Les
harmonieuses |
|||||
La
société bourgeoise |
Les
moyennement harmonieuses (la cité socialiste ?) |
La
cité harmonieuse (tout court) |
La
cité toute harmonieuse |
|||
Cité
« trop humaine » |
Habitants :
les hommes[4] |
Habitants :
les âmes |
Cité
inhumaine |
Un premier lieu assuré,
en gras, un espace logique abritera notre cité harmonieuse. C’est un lieu de
pensée, pas vraiment « rêvé » – ce qui correspondrait plus au
caractère du lunaire Marcel Baudouin. Ce lieu est non rêvé mais « voulu »
– ce qui s’harmonise avec le très-volontaire et opiniâtre Péguy.
Péguy avait déjà
dessiné à grands traits la cité socialiste dans un court traité de 1897 :
« la moins imparfaite possible des cités humaines possibles »[5].
Cette phrase, au moins, ne laissait pas de doute : cette cité existera
ici-bas ; la cité harmonieuse, dont l’édification est plus développée, est
aussi – paradoxalement – plus abstraite. Elle abrite les « vivants
animés » : hommes et animaux.
L’harmonie est donc un
idéal supérieur au socialisme. Péguy a évolué en une année : le territoire
dont il rêve évolue-t-il aussi ? En 1897, Péguy répétait : « dans
la cité socialiste… ». Un tel leitmotiv locatif montrait le
point faible de cette cité : elle n’avait pas de politique extérieure.
Cette déclaration liminaire
se singularise par les italiques, peut-être parce qu’elle cite la première main
d’un projet préalable (de Marcel Baudouin), ou parce qu’elle énonce une
définition opératoire, ou enfin parce qu’elle édicte avec force de loi un
principe intangible.
S’édifie toute une cité
sur quelques mots qui penchent… Signe typographique de son peu
d’assurance : nous cherchons toujours son sol. C’est simplement la Terre
(§§ 3-4 et 15-16, p. 55-56 puis 57), au présent de l’indicatif comme si le
texte avait la force immédiate de la loi. La géographie physique terrestre
(« terres, coteaux, collines, montagnes »…) est autant présente que
la géographie politique (« pays, peuples, États, nations, patries »).
Nulle part dans Marcel n’est évoquée l’existence d’une autre cité concurrente
ou voisine. La cité socialiste, notamment, a disparu !
« Socialiste »
les premiers temps (p. 544), « harmonieuse » sous l’influence de
Marcel Baudouin, plus la cité est détachée d’un sol en particulier, plus elle
peut être pure ; plus elle est pure, plus elle est détachée de tout sol en
général, et plus elle est difficile à réaliser (p. 548-549).
Loin que la conséquence
ait effrayé Péguy, ce dernier accepta de perdre en réalité ce qu’il gagnait en
harmonie, en « bonne pensée » (p. 527). Il n’est pas homme à se
dégager des conséquences de ses pensées ni de ses actes. La cité harmonieuse
est à la fois pensée et acte. Pensée sur le mode du rêve mais non de
l’invention, la cité harmonieuse part du monde existant. Acte, sur le mode du
manifeste. Cette cité resta suspendue dans l’air, comme le château des Pyrénées
chez Magritte. De fait, Marcel est inachevé : son deuxième volet
traitant De l’action pour la cité harmonieuse, Péguy ne l’a pas
entrepris. Il n’y a pas d’action possible pour la cité harmonieuse. Écrire une
action impossible s’avéra impossible, ce qui se conçoit parfaitement dans le
cadre de pensée péguien, soucieux de dire durement la réalité dure, et
tristement la réalité triste. Et la digression ne serait-elle pas la forme
textuelle de l’utopie ?
L’écriture naît d’abord
d’un blanc, comme dans un silence inaugural : la mise en page limite d’un
quart la possibilité de nos vouloirs. L’individuel dont parle le texte, ce sera,
dans le manuscrit, le feuillet ou encore les groupes r°/v° initiaux, et ce
sera, dans le texte imprimé, dans le livre, l’alinéa ou le paragraphe. Dans
cette disposition en archipel, nulle île ne fait centre. Toutes les îles
voisinent à l’imitation de la cité décrite : harmonieusement.
Le livre même s’efforce
de ne pas devenir le centre d’une œuvre à venir, en déclarant in fine :
« Les philosophes n’ont pas d’élève » (§ 514, p. 117). Comme si
l’archipel risquait de se voir prendre comme centre. Et si nous le prenons
comme centre d’intérêt, c’est pour noter que le rêveur Marcel Baudouin n’a pas
pu trouver en Péguy de disciple. La cité harmonieuse n’est pas celle de Marcel
Baudouin mais la cité de Péguy offerte à l’ami disparu : c’est le paradis
de Marcel Baudouin, le paradis promis à lui par Péguy.
Ce livre-cadeau l’est
aussi pour nous : la cité harmonieuse, c’est la boîte des archives du
Centre Péguy d’Orléans où le manuscrit est conservé, c’est l’œuvre enfin,
tellement utopique qu’on ne la trouve pas dans le commerce (bourgeois). Dans le
domaine du style, ce territoire rêvé est ce style sans ordre, ces variations
sur le thème initial. L’autosuffisance économique et politique de la cité, ce
sont ces répétitions syntaxiques et ces redondances sémantiques qui saturent le
texte. Le texte anticipe la description type qu’il donne de l’œuvre des
artistes dans la cité harmonieuse.
Aucun vivant n’est
banni : le texte le dit à la façon des prières formulaires magiques,
veillant à ne laisser place à aucune obscurité propice au contresens, en
emplissant le texte de répétitions lexicales et de surcharge syntaxique (f°
25). De la cité harmonieuse, aucun humain n’est banni, surtout pas Pierre
Baudouin « insistant » et « instant » (p. 578), voire « assommant »
(p. 588) : aucune répétition n’est bannie, aucune digression non plus.
Mieux : les deux procédés sont liés.
« De la cité
socialiste », qui ne se donne pas pour dialogue, a beaucoup plus
l’apparence d’un dialogue, en trois parties (thèse, objections, réponse aux
objections) que Marcel. On aurait envie de renommer : Marcel.
Dialogue. Première réplique de la cité harmonieuse. Que le seul
locuteur de Marcel soit Marcel Baudouin invite d’ailleurs à penser que Pierre
sera comme la réponse de Pierre Baudouin à cette utopie. À savoir : pour
aboutir à la cité harmonieuse, il faut agir et commencer par résister au
« commencement d’une vie bourgeoise ».
« Dialogue »
est-il écrit cependant, et d’emblée. Non « partie de dialogue ». Que
signifie cette définition générique ? Péguy feint d’en rire comme d’une
facétie de son ami Pierre Baudouin (p. 520). Nous la prenons avec sérieux.
Est-ce le dialogue de la parole intérieure de Marcel Baudouin avec
lui-même ? La cité harmonieuse trouverait un nouvel abri, une première
réalisation : elle appartiendrait à l’âme éternelle de Marcel
Baudouin !
« Dialogue »
parce qu’il suffit d’être à deux pour qu’aussitôt un monologue apparent fasse
une place à l’autre, même s’il se tait ? Ce silence de Pierre quand Marcel
Baudouin parle, c’est celui du scribe. Le « je » du « je nomme
ici », avec disjonction entre locuteur et scripteur, est typiquement celui
d’un locuteur qui dicte dans la perspective d’une transcription dont il prend
le vocabulaire.
Le 7 juin 1896 eut lieu
probablement une discussion philosophico-politique, qui donna lieu à un compte
rendu sténographique. Ce texte résumé joua-t-il le rôle de texte de départ pour
qui voulait élever un monument in æternum à la mémoire de son ami ?
Marcel Baudouin aurait décrit son rêve, lui dont tous les témoignages
biographiques notent la distraction et l’absence.
Mais Pierre Baudouin
use d’un présent bizarre dans la phrase liminaire : « voici comme il
se représentait la cité dont nous préparons la
naissance ». Étrange déni de la mort chez qui parle de
« naissance » et de « vie » ! Ce « nous » ne
réfère ni à la majesté auctoriale ni à l’unité socialiste mais désigne Marcel
et Pierre Baudouin : performance de l’écriture, grande velléité de Péguy
qui prend alors ses rêves pour des réalités. Les lois grammaticales acceptent
une seule proposition au présent dans un contexte au passé : vérité
générale, éternelle.
Le voilà le
dia-logue : refusant de remettre le paradis à demain dans l’espérance de
la vie éternelle, Péguy considère que son ami – âme vivant ne fût-ce qu’auprès
de ses proches, fidèles – œuvre à l’avènement de la cité harmonieuse.
Intertextualité plutôt qu’intercession. Marcel, rêve sauvé de la
mémoire, s’entretisse de souvenirs présents et d’ajouts péguiens : Marcel
semble au fil des pages s’écarter toujours plus du dialogue jusqu’à nier toute
transmission de la parole (philosophique) : « Les philosophes n’ont
pas d’élève ».
Ce mouvement de détour
– et de retour (facultatif on le voit) –, nous le nommons « digression »
principalement parce qu’il fonctionne au niveau thématique.
La préposition
titrologique l’indique : parler « (au sujet) de » quelque chose
consiste à en partir. Péguy utilise toujours ses titres non comme des points
d’arrivée, d’achèvement mais comme des points de départ. Dès la duplication du
titre, dès lors que la première partie de l’œuvre porte le nom de l’œuvre
entière, les parties suivantes, imprévisibles, sont forcément hors-sujet. Or
ces parties doivent, en bonne rhétorique, importer plus que la première
partie ! La partie manquante de Marcel fait digression par rapport
au thème principal ! Cette trouvaille étonnante montre que le jeune Péguy
recule parfois devant la digression. Il n’en sera pas de même dès Pierre
en 1899…
Quittons le
« projet littéraire » de Péguy pour le texte. Nous servira d’ancrage
thématique non plus le titre mais la phrase inaugurale, censée augurer du
reste. Comment se construit l’œuvre autour de cette définition ?
Une bonne manière de ne
pas voir l’excursus, c’est d’abord de découper le texte classiquement, pour
notre esprit cartésien. Une telle reconstruction a posteriori donne une
structure canonique qui se venge de ce que la digression oubliait le sujet.
Péguy est classé. Certes, il se répète au niveau microtextuel ; mais son
discours est impeccable au niveau macrotextuel. Le plan structuré remplit les
blancs en donnant du sens au déroulement du texte. Nous ne prétendons pas que
le texte n’a pas de sens ; nous disons qu’il est digressif, c’est-à-dire
qu’il change de direction.
Les rappels
internes à l’œuvre (§ 468) ou les anticipations (§§ 127-137) se multiplient à
mesure que la cité se développe. À cet égard, ce qui peut être vu comme une
simple répétition révèle soit un grand excursus intercalaire (entre éléments
répétés) soit un petit excursus (de l’élément répété par rapport au contexte
immédiat).
Les groupes de
folios au niveau génétique, les groupes de paragraphes et sous-groupes
d’aliénas au niveau textuel figurent un polygone : l’enceinte d’une cité
dont l’idéal est sans cesse désigné à l’intérieur de la figure et jamais
véritablement fondé sur un sol. Muraille d’une forteresse abstraite. À
l’intérieur de la forteresse, la cité des sciences a le dessin d’un
heptagone : sciences critiques (sous l’influence kantienne),
mathématiques, mécaniques, physiques, naturelles, psychiques, sociales sont
ainsi réunies à l’alinéa 431.
Ce territoire
clos de la cité harmonieuse s’enfuit-il dans le temps, vers l’avenir
incertain ? Péguy préfère aux métaphores spatiales la subtile idée de
durée pour donner corps à la réalité. Cette durée qui finit par s’imposer dans
l’œuvre au point que l’utopie quitte l’uniforme futur de la cité socialiste (p.
34-39), semble ne se dire au passé que rarement et dans ce qui est en réalité
un accompli (p. 76-77, 82). La cité harmonieuse fuit la question du territoire
pour s’échapper dans ce temps non quantifiable : le présent.
On aurait pu croire que
l’œuvre entière serait orientée vers l’idéal, cantonné au futur. C’est
l’inverse qui est vrai : la cité harmonieuse regarde vers notre monde.
Le titre est insistant,
avec redondance : le thème de l’œuvre est bien la cité harmonieuse.
Tout ce qui y est étranger existe, mais sera dans l’œuvre un hors-sujet. Or,
même si la cité harmonieuse doit oublier la société bourgeoise, son texte
fondateur ne cesse d’y revenir. Faiblesse génitale ou nostalgie
paradoxale ? La cité harmonieuse ne parvient pas à se dégager non
seulement du meilleur de la société bourgeoise (bons sentiments par où elle
préfigurait la cité idéale) mais aussi de ses défauts les plus criants.
Serait-ce que critiquer
est plus aisé que fonder, que la cité ne se construira que par
opposition ? Péguy ne cesse de répéter l’inverse : la cité a une vie
non seulement in-dépendante mais libre. Jouer du dialogue en reportant la prise
de parole du second interlocuteur, plier à sa guise le plan traditionnel par
des liens intertextuels qui donnent corps charnel et temporel à l’œuvre, fort
bien. Mais la fugue digressive a une fâcheuse tendance à entonner des airs déjà
entendus : les imperfections du monde présent, les maladies du corps et de
l’âme ont déjà suscité bien des lamentations et des diagnostics pessimistes.
Pourquoi à coup de « dans la société qui n’était pas harmonieuse
encore… » (passim), avec une lourdeur appliquée, faire de Marcel
un échafaudage philosophique proche de la dissertation ? Et que penser du
naïf retour au sujet de l’œuvre en des formules comme « tandis qu’à
présent… » (passim) ? Ne sont-ce là fils de trop voyante
couture ?
En fait,
l’évocation de la société bourgeoise intervient à titre de preuve par
l’absurde, à titre de contre-exemple à réfuter. Péguy choisit, souvent,
d’énoncer la thèse, d’ajouter combien l’antithèse est détestable, de revenir
« ainsi » (passim) à sa thèse.
Le but de cette
disposition est clair : montrer l’impasse où mène la société
mésharmonieuse. L’effet peut en être inverse : le lecteur se perd topiquement
dans le va-et-vient ; il se perd isotopiquement dans ces énumérations qui
font de la phrase une période qui comble l’alinéa. Or ces alinéas pavés qui
jonchent la route de l’harmonie sont autant d’obstacles typographiques à la
course idéaliste. Mais aussi : autant de raisons de marcher. Donc, cette
cité idéale fait son chemin par-dessus ces alinéas, au prix de digressions
multiples mais qui entrent en dialogue avec la cité harmonieuse : la
société est la pire épreuve et la meilleure preuve de la cité harmonieuse.
Ce territoire clos
de la cité harmonieuse s’enfuit-il dans le temps ? Oui, non que la cité harmonieuse soit destinée à
exister dans l’avenir incertain mais parce qu’elle exista en 1898 :
date dont s’éloignent sans cesse ses lecteurs successifs.
*
L’espoir d’une cité
harmonieuse inachevée pour des raisons internes, et dans le même temps achevée
puisqu’elle trouve son lieu dans l’écriture, sombre en 1898 quand Péguy voit se
déliter peu à peu son rêve politique. Mais la cité harmonieuse reviendra :
le digressif appelle le répétitif, le détour appelle le retour. Après que Péguy
a renoué avec sa foi catholique, la cité harmonieuse se retrouve faite
« cité de Dieu », « grandiloquence » (p. 516) élevée au
sublime, raisonnement fou (p. 509) devenu folie raisonnable.
Il y a là de la
transfiguration mais aussi de la répétition. En ce sens aussi que l’œuvre du
génie répète une première œuvre, la meilleure pensait Péguy in abstracto
(C 596) mais le pensait-il du premier volet utopique de son œuvre partie ab
urbe condita ? Ou Péguy pensait-il Jeanne d’Arc son
chef-d’œuvre, devançant de peu notre Marcel ?
Toujours est-il que le territoire de cette cité
divine n’est plus alors objet de rêve mais de croyance (C 629-632). On ne
milite plus pour bâtir ce territoire (p. 545), on prie pour y habiter
éternellement. La seule action possible pour la cité de Dieu, c’est d’espérer.
Péguy ne décrit que très rarement cette cité de Dieu ; elle est pour lui
ineffable. Il ne digresse plus pour y aller, vers ce « lieu commun » ;
il y va droit.
[1]
Imprimé à Suresnes par Richard et Husson pour la Librairie Georges Bellais à
1000 exemplaires. Nous préparons une étude biographique sur Georges Bellais,
personnalité à bien des égards mystérieuse mais qui ne roule pas sur
l’or : le faible tirage suffit à envoyer aux amis ; il semble que
Marcel n’a pas plus été diffusée commercialement que la Jeanne d’Arc (p.
517). – Notre édition de référence : Marcel et Pierre Baudouin, Marcel.
Premier dialogue de la cité harmonieuse. De la cité harmonieuse, pp. 55-116
dans Charles Péguy, Œuvres en prose complètes, t. I, éd. Robert Burac,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987. Nous citerons le 3e
volume de la même édition (1992) en indiquant C puis la page concernée.
[2] P. 57 ; cf. p. 508.
[3]
Manuscrit conservé au Centre Charles Péguy d’Orléans et décrit dans Julie
Sabiani, Catalogue des manuscrits de Charles Péguy, Orléans, Centre
Charles Péguy, 1987, p. 4.
[4] Même
si Péguy laisse entendre que le socialisme est supérieur à l’homme (p.
37) !
[5] P. 38.
Pierre Deloire, « De la cité socialiste », dans La Revue
socialiste, n° 152, 15 août 1897 ; p. 34-39.