Péguy à l’œuvre

 

Péguy fut à la fois prosateur – journaliste puis essayiste –, dramaturge, poète. Mais il n’écrivit aucun roman, peut-être parce qu’il méprisait sourdement le roman, enviant le talent de romancier qu’il n’avait pas. Certes, il écrivit un début d’autobiographie (Pierre. Commencement d’une vie bourgeoise) et gardait au secret un projet de « conte en prose » (le conte d’un homme qui voulait commettre un gros péché mais qui n’y parvenait pas, à cause de l’intervention perpétuelle des saints lorsqu’il était sur le point de fauter). Cela ne fut pas suffisant : on ne retint de toute façon que le Péguy poète, celui qui avait prédit sa propre mort en écrivant dans Ève : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, / Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. » La mort de Péguy au front en 1914 lui faisait une seconde mort, littéraire. Le prosateur mourrait avec ses Cahiers de la quinzaine et un grand nombre d’inédits. Le poète survivait mais réduit à quelques lignes et classé plus souvent dans les livres d’histoire que dans ceux de littérature. Les fameux « hussards noirs de la République » désignant les premiers instituteurs de l’École gratuite, laïque et obligatoire, le patriotisme dans le meilleur des cas et le nationalisme dans le pire, la mort héroïque : assez de ce Péguy canal historique ! Ensuite, le nom de Péguy réapparut aux détours d’essais philosophiques (Péguy apprécié d’Henri Bergson, de Gilles Deleuze, d’Alain Finkielkraut…), alors que sa place dans les histoires… de la littérature devrait être celle d’un classique du XXe siècle. Un nouveau problème s’interposa : la foi de Péguy. On maquilla Péguy en converti et on en fit un bien-pensant. Du coup, il se trouvait rangé au rayon des auteurs catholiques, classement point honteux mais très réducteur.

Le temps passant, la place faite à l’écrivain Péguy est constamment amoindrie. Malgré le volumineux chapitre sur Péguy offert par l’histoire de la monumentale histoire de la littérature française par Lagarde et Michard (volume consacré au « XXe siècle »), Péguy fait en France honte depuis 1968 aux « hussards noirs » ingrats, à cause de son catholicisme, pourtant plus craintivement supposé par l’enseignement public que clérical et prosélyte en réalité. Si l’enseignement démissionne, inutile de dire que les éditeurs fuient Péguy. Les collections scolaires passe allégrement de Blaise Pascal à Georges Perec ou l’abbé Prévost. On imprimera peu mais cher un auteur peuple, paradoxe triste. Qu’y a-t-il pourtant à retenir de cette œuvre, qui pousse objectivement à classer Péguy parmi les dix grands auteurs français du XXe siècle, tous genres confondus ?

 

I. Une prose engagée

 

L’action dreyfusarde occupait Péguy et proposait des tribunes au journaliste polémiste. Péguy se lance très vite dans l’activité journalistique : premier cycle de son œuvre (1897-1899). Il commence en 1897-1898 comme chroniqueur pour la « Revue des livres » de la Revue socialiste, puis il tient la rubrique des « Notes politiques et sociales » de la Revue blanche en 1898-1899. Après de petits comptes rendus, début obligé pour qui veut faire ses armes en journalisme, après quelques lettres ouvertes (à Zola, à divers patrons de la Presse) témoignant de son socialisme intransigeant, derrière de brefs articles évoquant des questions d’actualité, perce déjà le moralisme de Péguy, d’abord kantien puis anarchiste, libéré même de Kant par la révélation reçue des leçons de Bergson. Le chroniqueur du socialisme, proche de Guesde, puis d’Allemane, et enfin de Jaurès, ne craint de se mettre à dos une bonne partie de l’état-major socialiste et de ses anciens maîtres. Son style semble perdre de l’originalité à se plier aux contraintes de la prose idéologique et ne satisfait pas Péguy, qui depuis longtemps pense à fonder un « journal vrai » : « ce journal serait exactement sincère, il n’embellirait jamais les faits, il n’embellirait jamais les espérances même ».

Le journaliste ne doit pas cacher le prosateur original qui se fit connaître – façon de parler pour cet inconnu – avec De la cité socialiste (1897) : cet essai inaugure l’œuvre utopiste que prévoyait d’écrire Péguy et qui en réalité se réduisit, des six titres prévus, à Marcel (1898), sous titré premier dialogue de la cité harmonieuse, et sous-sous-titré de la cité harmonieuse et à Pierre. Commencement d’une vie bourgeoise (1899), autobiographie qui clôt ce qu’on peut appeler le premier cycle de l’œuvre péguienne (1897-1899).

De la cité socialiste est un essai politique attentif à la dimension économique de la cité idéale. Le style de Péguy se fait ici volontiers didactique à l’aide de nombreux raisonnements en « X or Y donc Z », à l’aide d’explicitations en « c’est-à-dire » ou « par exemple », de progressions en « d’abord » et « ensuite ». Le raisonnement emprunte quelques traits au dialogue pour mieux convaincre. Écrit de propagande, De la cité socialiste n’établit qu’un début et conclut avec bon sens que « ce sont justement les pis-allers de la cité socialiste, supposés, qui sont la règle habituelle, réelle, de la société présente. »

Cette prose lourdement pédagogique inaugure une œuvre beaucoup plus poétique ; Marcel paraît d’emblée être une immense rêverie autour d’une vision harmonieuse, rêverie confiée au pouvoir des mots et qui garde toute sa prudence conceptuelle, comme le montre la phrase liminaire : « Je nomme ici cette cité la cité harmonieuse, non pas qu’elle soit toute harmonieuse, mais parce qu’elle est la mieux harmonieuse des cités que nous pouvons vouloir. » Déjà, Péguy développe de longues phrases répétitives prenant la taille d’un paragraphe. Attentif non plus seulement à l’économie mais à la part morale du changement qui attend l’humanité et les animalités, ce traité progresse par paragraphes entiers vers une Constitution idéale, en dépit de l’usage du mode indicatif. Dans un présent qui ressemble à l’éternité du nunc stans, Péguy maintient pourtant in fine sa radicale originalité : « Les philosophes n’ont pas d’élèves », c’est-à-dire qu’on échouerait à une étude des sources de l’œuvre, des influences subies par l’auteur et que la cité harmonieuse elle-même ne peut que surgir par rupture d’avec le monde ancien. « Nous qui vivons dans la société non harmonieuse encore nous devons préparer la cité harmonieuse telle qu’elle nous ignore ». C’est assez dire que Péguy sacrifie tout réformisme, aporétique, aux nécessités conceptuelles : sans doute « la révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas », comme le veut la devise prise par Péguy, qui cultive aussi dans ses premières œuvres l’art de la brièveté, en contrepoint de sa copia dicendi.

Mais un passé ne veut pas passer : celui de l’enfance et de l’adolescence du philosophe, qui décèle tôt le « bourgeoisisme » – un des nombreux néologismes de Péguy – que sa famille voulut lui inculquer. Dans Pierre, où l’on remarquera en passant la manie du pseudonyme qui ne quittera Péguy, sûr enfin de ses talents d’auteur et libre de toute influence familiale (sa mère se plaignant qu’il se lance dans la carrière d’écrivain plutôt que dans l’enseignement), que dans le courant de 1900 –, Péguy fait exploser le volume habituel des paragraphes, le cadre traditionnel de la période pour créer la phrase-fleuve qui caractérisera un des tempos – non le seul procédé (comme on l’a trop souvent estimé) – de son écriture. Dès ce moment, citer notre auteur devient délicat et force à couper dans le flot de la faconde péguienne : les points se réduisent aux points-virgules, les points d’interrogation et d’exclamation se raréfient, les virgules seules aèrent le texte et aident la lecture perdue dans une phrase qui veut tout dire et suivre les inclinations de la pensée en marche. L’œuvre est inachevée, comme d’ailleurs le premier cycle de l’œuvre péguienne, qui voulait bâtir un monde meilleur et ne put parvenir à liquider l’ancien : le massif monde économique de la bourgeoise Belle époque (qui enserrait le journaliste et l’éditeur Péguy dans ses griffes) et le passé petit-bourgeois de Charles Péguy (qui étouffa le projet utopiste)… Péguy ne cessera de rappeler qu’il écrira des Confessions, mais n’y reviendra plus qu’incidemment dans d’autres œuvres de publiciste, en de longs passages lyriques et non plus critiques.

Pour se permettre de créer l’œuvre qui demandait à éclore, et pour répondre à l’inspiration qui lui fait écrire chaque année davantage de pages que la précédente en une progression vertigineuse, Péguy réussit un beau jour à s’affranchir de ces limites éditoriales pour s’auto-éditer en un périodique : c’était d’un coup poursuivre le journalisme et réaliser déjà une utopie.

Les Cahiers de la quinzaine, fondé en janvier 1900, seront dans les premiers temps une revue gérée par Péguy et paraissant tous les quinze jours. Péguy, n’ayant pas encore beaucoup de lecteurs, bâtit de fictifs courriers des lecteurs sous les pseudonymes populaires les plus divers (Leblond, Latour, Terrier, Roudier, Souvestre), souvent humoristiques (Simon Ledrapier, Legourd, Lesourd…). Même hors de ces lettres qui imitent les propos des amis, ou soi-disant amis, de Péguy, la polyphonie caractérise les œuvres péguiennes : des dialogues laissent s’exprimer différents aspects de la personnalité de Péguy et proposent des réflexions mi-prosaïques mi-philosophiques sous lesquelles Péguy laisse percer une critique acerbe du parlementarisme caricatural et des mesquineries politiciennes qui sévissent au sein du parti socialiste. Péguy campe particulièrement bien les personnages du « simple citoyen moraliste » qui parle pour lui-même, de ses amis l’historien Pierre Deloire et le philosophe Pierre Baudouin, opposés souvent entre eux et au « citoyen docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste », interlocuteur que se donne Péguy. Cette petite comédie des mœurs politiques utilise un dialogue à rallonge (1900) : De la grippe, Encore de la grippe, Toujours de la grippe, laissant une Fin de la grippe inachevée. Péguy n’en a pas finit de jouer des titres, les allongeant plus que de raison (De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes parodiant en 1906 les titres de thèses, Deuxième élégie XXX contre les bûcherons de la même forêt faisant en 1908 une fine allusion à Ronsard) ou les choisissant ironiques (le pseudo-biblique Heureux les systématiques en 1905, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet en 1911)…

Les Cahiers de la quinzaine deviendront peu à peu une collection littéraire dirigée par Péguy, qui écrit de moins en moins de 1900 à 1903. Péguy rédige pour sa revue bon nombre de textes de gérance, dont le style, sous d’apparents clichés administratifs (À nos amis, à nos abonnés, 1909), n’est pas toujours plat (comme le titre même de la rubrique « Cahiers de la quinzaine », 1903-1906) : sa lourdeur même se retrouve dans les œuvres où l’imagination a davantage de part. Aussi comprend-on que, lorsque les pasticheurs Reboux et Müller voudront imiter Péguy, ils composeront entre autres un entrefilet d’éditeur rappelant à chaque abonné le pénible labeur dont s’acquitte le gérant des « Cahiers de la neuvaine ». Quant à la dernière partie de ce pastiche (1913), intitulée « Riposte », elle imite les polémiques que Péguy lance tous azimuts, et surtout dans les propres rangs de ses amis. Socialiste, il attaque les socialistes immoraux comme, converti, il attaquera les bien-pensants catholiques. Ces combats d’idées lui enseigne l’art des distinguo et les attaques ad hominem qui se cachent à l’époque sous le terme de « personnalités » dans la fort longue Réponse brève à Jaurès (1900), L’affaire Hervé et L’affaire Téry (1901), les Réponses particulières et leurs paragraphes inquisitoriaux (1902), les Personnalités (1902) où Péguy prend le ton quasi-rousseauiste du persécuté, qu’il affectionne sans craindre le ridicule ni la grandiloquence : « Je ne renie rien de ma vie, rie que l’excès de la confiance accordée aux camarades qui devaient me lâcher, aux amis qui devaient me trahir. » Mais les polémiques le lassent aussi et, un jour, il décide : « Ces polémiques ingrates ne viendront jamais qu’en supplément. C’est tout ce qu’elles valent. »

Péguy se tourne alors de la polémique vers l’essai. Quand il ne demande pas des abonnements ! Car Péguy se contente souvent de présenter ses cahiers. Mais le préfacier, se faisant rapidement connaître pour sa facilité à dévier de son sujet, assortit ses présentations de considérations totalement originales et disproportionnées en taille par rapport aux avant-propos habituels. Le traité De la raison (1901) contient ainsi toute une critique des abus de la raison, De Jean Coste (1902) donne une analyse de la misère et de la pauvreté souvent reprise plus tard, et Zangwill (1904) critique Taine et Renan, tous textes qui n’étaient à l’origine que de courtes préfaces !

Le rythme de production des propres écrits de Péguy repart en 1903-1905, lui imposant de laisser dans les tiroirs bon nombre d’essais non plus strictement politiques mais – rappelons ici que le prosateur Péguy, philosophe de formation, se voulait aussi historien du temps présent – qui passent insensiblement du journalisme politico-social et d’articles courts, inspirés par le socialisme et le dreyfusisme (dont Notre jeunesse est comme l’apothéose en 1910), à l’essai philosophico-littéraire en des œuvres plus longues (veine dont L’Argent est un bon exemple en 1913). Dans ces essais, Péguy tire parti de toutes les ressources de la langue. Il invente des milliers de mots (est resté en français « ressourcement », le mot-valise « mécontemporain » n’envie rien à la « parlementarite », à l’« arrière-amour-propre », à « zéroième ») ou donne de nouveaux sens au « monde moderne » (la Troisième république d’après 1880) comme à la « mystique » (dans la phrase clef : « Tout commence en mystique et finit en politique. »), sens qui resteront parfois. Péguy ressort d’autres mots de l’oubli (comme le médiéval « encharnement » ou le moyen français « resourdre »), en mobilisant notamment le sens étymologique des mots (« ingrat » prend le sens du latin « ingratus »). Il maltraite la syntaxe par des incidentes immenses, des ruptures de construction, sans jamais, pourtant, commettre une faute d’orthographe ni une bizarrerie gratuite. Il entrelarde facétieusement son texte de latin et de grec comme fait un potache, d’allemand comme font les cuistres de l’Université. Il utilise la langue parlée dans son Loiret natal (« J’suis pus guère bon à rien. »), avec fierté (« C’est nous les gars de la Loire qui ne savons pas seulement, qui parlons le fin parler français. »). Il utilise tantôt le registre noble (dans l’éloge de Paris et la description des paysages français dans De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle en 1907) tantôt la langue familière (argot estudiantin dans « barbiste » – ancien du collège de Sainte-Barbe), comme il fera dans sa correspondance (disant « à la revoyée future » pour « à la revoyure ») ou dans les entretiens à ses amis, entretiens qui nous restent (les Tharaud attestent qu’il aimait les chansons grivoises et Lotte même confie que Péguy lui dit avoir fini le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc en 1910 « comme quand on a baisé à force »). Intertextuel avant la lettre, il cite explicitement ses auteurs préférés, maîtres en l’art d’écrire (Corneille le moraliste, le poète Hugo, l’historien Michelet), et cite plus souvent implicitement chansons populaires comme vers parnassiens.

Le prosateur finit comme essayiste en 1914 : il interrompt au beau milieu d’une phrase la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne à cause de la mobilisation générale... Passage typique de la réflexion lente et assurée que développe l’auteur dont on a dit qu’il écrivait comme on marche avec des sabots : « Le catholique suit le monde. Pendant ce temps-là les protestants dressent chacun ses poteaux indicateurs. […] Le catholique ne consulte les poteaux indicateurs que pour les consulter. Les protestants » (sic). On constate que la Note conjointe, qui avait traité du monde moderne, de Bergson, compare in fine protestants et catholiques, oubliant finalement Descartes, qui n’a été cité qu’au tout début de l’œuvre !

Mais gardons d’enfermer notre auteur dans une tripartition thématique (actualité politique, vision utopique, lectures littéraires) ou dans une autre, générique (dialogues imaginaires – utopistes ou fantaisistes –, articles de publiciste – plus ou moins polémiques –, essais philosophiques – plus ou moins littéraires). Le style même de Péguy évolue suivant un autre rythme : la plume de Péguy se fait d'abord phrase journalistique informative puis maîtrise ce que l'on appelle aujourd'hui les enjeux pragmatiques et la rhétorique pamphlétaire. Certains stylèmes se retrouvent pour leur part dans toutes les œuvres et composent l'idiolecte péguien. La grammaire est malmenée en pleine conscience dans De la raison (1901), se multiplient les antithèses dans De Jean Coste, en 1902, la période devient fleuve en particulier dans Notre patrie, en 1905, qui contient la phrase qui eut en son temps le record de la plus longue phrase de la littérature française ! Les répétitions s’accumulent dans l’étrange « dialogue monologué » intitulé Clio, en 1913. Son dédain de l’académisme, lui coûtera son élection à l’Académie comme son Grand prix de littérature, un journal nous l’explique : « Pendant une demi-heure, M. Émile Ollivier [un critique reconnu] a exposé à ses collègues à quel point Péguy état ignorant de la langue française. Naturellement tous les stylistes approuvaient du bonnet. M. Faguet, surtout, qui ne saurait supporter les imperfections, l’intolérable méthode, le rabâchage systématique de Charles Péguy ». Son mépris de la mesure lui coûtera de nombreux désabonnements. Proust se plaint de « l’informe et filiforme prose » de Péguy, « qui écrit littéralement tout ce qui lui passe par la tête ». Mais aujourd’hui Péguy le prosateur est neuf : miracle du style. Il passa presque inaperçu du grand public de son temps, malgré la petite cohorte d’amis qui l’entourait enthousiaste.

Même si Péguy tâche de publier aussi ailleurs ses œuvres, les 229 Cahiers édités – autant restèrent à l’état de projets que la mort interrompit – restent le grand œuvre de Péguy, au sens où Péguy y publie non seulement ses œuvres maîtresses mais aussi ses amis Romain Rolland, André Suarès, les Tharaud et tant d’autres, qui sont un peu de lui-même : ne les avait-il pas lus et relus tous, corrigés, médités ? Quoi qu’il en soit, parmi les œuvres maîtresses de Péguy, il faut citer le théâtre de Péguy.

 

II. Sous l’invocation de Jeanne d’Arc

 

Son voyage à Lyon et Orange, où il assiste aux représentations d’Antigone et d’Œdipe-Roi de Sophocle avec Mounet-Sully avait profondément marqué Péguy en 1894. C’est sans doute parce qu’il fut attiré par le théâtre depuis ce temps qu’il éprouva le désir d’écrire une Jeanne d’Arc, son œuvre de jeunesse.

Péguy part trouver l’inspiration, après un lourd travail de documentation effectué en bibliothèque, à Domremy, Maxay et Vaucouleurs jusqu’à Lunéville dès 1895 ; il y retourne à Pâques 1897 et finit à 24 ans seulement un drame aux dimensions immenses (3 pièces, 8 parties, 24 actes !), qui est un texte de la même veine que le coup de dés de Mallarmé, paru la même année d’ailleurs. Une prose s’y découvre poésie à l’orée de la foi, chrétienne ou socialiste, et – dans une revisitation originale de l’image littéraire de Jeanne d’Arc – s’isole de blancs typographiques majestueux et d’une ponctuation encor inouïe : les « tirets bas » à peu près comme suit _ _ _ (à cheval entre points de suspension et tiret), qui introduisent à ces silences qui aèrent l’œuvre en méditation. Pour mieux aider la diction de l’acteur qui dirait le texte, les signes affectifs indiquent l’acmé de l’intonation, entre accent montant et descendant ; ainsi Jeanne demande-t-elle : « Il y a un capitaine anglais ? qui commande en face. » ou s’exclame-t-elle : « Mais à présent c’est bien fini d’avoir peur ! c’est bien fini d’être lâche ! à présent. » Au-delà des bizarreries de ponctuation de Péguy, des vers d’anthologie, eux-mêmes coulant doucement, s’entremêlent à une prose légère et naturelle :

« Adieu Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.

Meuse, adieu : j’ai déjà commencé ma partance

En des pays nouveaux où tu ne coules pas. »

Loin des facilités de l’archaïsme, la simplicité du vers, obtenue dès le premier essai et si jeune, la respiration régulière du rythme font de ces stances johanniques le contrepoint de cet alexandrin horrible et expressif de « maître Guillaume Évrard » prononçant une infernale condamnation sans appel :

« Elle ira dans l’Enfer où clament les Damnés,

Dans les hurlements fous des Embrasés vivant,

Dans les hurlements sourds des Emmurés vivant,

Dans les hurlements fous des Écorchés vivant,

Dans les folles clameurs des Damnés affolés »

On remarquera les mêmes parallélismes morphosyntaxiques dans ce passage traînant et plaintif, plein de doute :

« Faudra-t-il que je sois menteuse et trahisseuse,

Enseignée au mensonge, aux gauches trahisons,

Par le maître à mentir, par Judas le menteur » ?

Péguy voulait donner de Jeanne une vision intime et dégagée de toute pieuserie : il a beaucoup mis de lui-même dans « l’histoire de cette vie intérieure » et pourrait dire : « Jeanne, c’est moi » face aux Sorbonnards ou encore : Jeanne, c’est Dreyfus face au Conseil de guerre. Ces clefs ne sont pas indispensables à la lecture de l’œuvre, qui emprunte beaucoup à l’histoire véridique de la sainte. Mais ce pavé de 752 pages non numérotées, qui ne reçut aucune publicité et ne fut, par conséquent, pas vendu, garde son mystère, météorite dans l’histoire littéraire française. Péguy, qui tenta en 1904 de réécrire le dialogue entre Jeannette et Hauviette dans le même style familier, n’avait pas oublié ce livre resté invendu : il voulut faire jouer la trilogie Jeanne d’Arc aux fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans en mai 1910, mais le projet ne trouva aucun soutien public… Jeanne d’Arc n’était la seule œuvre de Péguy condamnée à n’être jamais jouée de son vivant…

Il peut paraître rétrograde de placer toutes ses créations sous l’inspiration de Jeanne d’Arc, une œuvre discontinue, puisque écrite essentiellement en 1896-1897 et en 1909-1912. C’est que Péguy, voulant porter à la scène en 1909 la trilogie Jeanne d’Arc, passa de ce drame en trois pièces (« Domremy, Les Batailles, Rouen »), écrit d’une écriture mi-prose mi-poésie, à une réécriture mystique en vers libres du canevas dramatique des pièces, réécriture davantage monologique et théologique que l’œuvre-source. La veine dramaturgique de Péguy est, elle aussi, interrompue par la mort, alors que Péguy prévoyait d’écrire une « bonne douzaine » de mystères johanniques. Bien plus importants en taille que les textes inachevés, tels le premier bref essai (dix pages) de reprise et le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc (deuxième essai de reprise du drame, en 1909), les mystères achevés ajoutent en réalité aux trois pièces de 1897 trois œuvres écrites successivement à un an d’intervalle : Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), pour lequel il espéra le prix de l’Académie Goncourt puis celui de la Vie heureuse et enfin le premier Grand prix de l’Académie française, mystère qui figure dans ses Œuvres choisies 1900-1910 publiées en 1911, Le porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le mystère des saints Innocents (1912). Quelle nouveauté Péguy apporte-t-il donc au théâtre, pour n’avoir pas été reconnu de son vivant ?

Jeanne d’Arc donnera lieu à un travail de réécriture unique dans l’histoire de la littérature : les blancs se trouvent au fil de l’œuvre-source investis de paroles nouvelles et composent une trilogie de mystères qui renoue avec un genre (procédant par l’illustration de mystères religieux, représentés devant les églises) alors tombé en désuétude et venu du Moyen Âge, dont Péguy, admirateur de Jeanne d’Arc et de Joinville, aime à se réclamer. À genre renouvelé, renouveau de la forme : Péguy invente son propre modèle de vers libre, voisin du verset claudélien mais reconnaissable au premier coup d’œil par sa langue populaire. Cette écriture joue de l’oralité et la transforme en une prose poétique dont on a pu dire que, première, elle introduisait véritablement la révolution française dans la langue : archaïsme et néologisme, digression thématique et transgression des normes académiques s’y multiplient au rythme naturel de la pensée de l’auteur, qui écrit au fil de la plume sans effacer ni raturer ses textes que très rarement – méthode de rédaction elle aussi exceptionnelle, laissant couler à flot l’inspiration, parfois sous la forme d’ajout entre deux lignes, de sorte que les manuscrits de Péguy, modèles de calligraphie, attendent encore leur exégèse génétique…

Si le sujet vient évidemment de Jeanne d’Arc, la forme même du vers libre vient moins des ponctuations étranges de Jeanne d’Arc que de notes pour une thèse De la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne (1909) : le négligé d’une phrase écrite par petits bouts, pointilliste et verticale, que ne ponctue guère que le retour  la ligne et le retrait de la première ligne donne naissance au vers libre très souvent clos par un point, en dépit de la syntaxe mais pour suivre les inclinations et comme le rythme de la méditation qui cherche à savoir – en désignant en même temps l’acte d’écrire :

« si ce n’est pas là tout son art et toute sa philosophie à lui entre tous les autres

et si même généralement ce n’est pas là tout art et toute philosophie de savoir s’arrêter à temps

sur une indication sur une pente sur une route

sur un petit chemin

sur un sentier

quand la réalité elle-même s’arrête »

Le Christ dans le Mystère de la charité, puis sa Mère, suivront un semblable chemin :

« Elle aussi elle avait gravi son calvaire.

Elle aussi elle avait monté, monté.

Dans la cohue, un peu en arrière.

Monté au Golgotha.

Sur le golgotha.

Sur le faîte.

Jusqu’au faîte.

Où il était maintenant crucifié. »

Outre les parallélismes de construction et les reprises de termes, Péguy use de tous les rapprochements pour trouver du nouveau et parler un langage théologique presque inouï. La pietà se fait « pauvresse en détresse » avec assonance, un leitmotiv la décrit : « Elle suivait, elle pleurait. », le style se porte sur la microstructure en des variations infimes et lourde de sens :

« Elle aurait ainsi une grande consolation.

La seule.

Une seule. »

Le cas de dire avec Proust, passablement agacé par ce genre de jeux sur la synonymie : Péguy ne peut « dire frimousse sans ajouter fripure, friperie, fripouillerie » en lisant :

« Les joues ravagées.

Les joues ravinées.

Les joues ravaudées. »

N’oublions cependant que le Mystère de la charité commençait en prose, d’abord à la façon de Jeanne d’Arc puis les phrases s’étendant en périodes. Brusquement surgit, en vision, un vers libre pathétique :

« Il est là.

Il est là comme au premier jour.

Il est là parmi nous comme au jour de sa mort. »

Dès ce troisième vers Péguy est tenté d’employer les ressources du vers régulier pour les passages lyriques du Mystère ; mais le vers libre vaincra ces velléités, plus souple, plus proche du rythme de la prose « se faisant ». Il jouera le rôle de transition entre le prosateur, qui avait désappris l’alexandrin de Jeanne d’Arc, et l’alexandrin d’Ève. Le premier mystère retombe in fine dans la prose : coup d’essai malgré l’éclatante réussite du récit de la passion du Christ.

Le coup de maître viendra avec le Porche : là, le vers libre règne de bout en bout. Successivement cantique des créatures au ton franciscain, anecdote populaire du bûcheron qui confie ses enfants à la Vierge, hymne à Marie, exégèse de la parabole de l’enfant prodigue, hymne à la nuit, le Porche remplit le vers libre de davantage de mots et se prête à tous les thèmes et à tous les tons successivement. La dramaturgie est réduite à sa plus simple expression : un seul personnage parle à Jeanne, le paysage reste celui de la Charité, on ne compte pas dix didascalies pour la mise en scène.

Les Innocents reviennent au pot-pourri de la Charité : un vers libre dans la lignée du Porche cède la place à la prose dans le dialogue (entre Jeannette et madame Gervaise), dont c’est également le retour. De même que dans la Charité, Jeanne est loin d’avoir le monopole de la parole et de dire les paroles les plus importantes : alors que Péguy est revenu à la foi dès 1906-1908, il ne pourrait plus dire : Jeanne, c’est moi ! Paradoxe de cet écrivain inclassable, toujours là où on ne l’attend pas. Certains ont jugé que les Innocents tournaient à de l’autopastiche, Péguy tombant sinon dans la cléricature, du moins dans la caricature. Il est vrai que des passages comme celui où Jésus doute de pouvoir poser un baume

« Sur tant d’inquiétude et sur tant d’habitude.

Sur tant de solitude et de décrépitude.

Sur tant de lassitude et de sollicitude.

Sur tant d’ingratitude et d’inexactitude.

Sur tant d’incertitude et tant de solitude.

Et tant de servitude et de désuétude.

Et tant de platitude et sur tant d’amertume.

Et sur cette écume.

De sang.

Et sur cette écume.

De haine. »

(on pourrait continuer la citation), introduisent bien plus à la poésie régulière de Péguy qu’ils n’améliorent le vers libre. Les Innocents paraissaient en mars 1912, Péguy signait son grand retour au vers régulier en novembre de la même année.

 

III. Péguy poète prolixe

 

Car c’était un retour, même en oubliant les alexandrins de Jeanne d’Arc. Si d’autres naissent poètes, ce ne fut pas le cas de Péguy. C’est en 1903 seulement qu’il s’essaie au vers – octosyllabique – dans une veine populaire, donnant une suite burlesque à la Chanson du roi Dagobert : satire politique de Jaurès, cette œuvre-canular publiée un premier avril n’a rencontré que l’incompréhension du public de l’époque. Il faut dire que la Chanson était un poème à clefs, ce que ne perçurent pas même ses lecteurs. Dagobert ressemble par endroit à Péguy :

« Le bon roi Dagobert

Émit emprunt, ne fut couvert. »

Mais Jaurès et Francis de Pressensé ressemblent plus souvent à Dagobert et Saint-Éloi… L’art du poème est fait de répétitions, d’assonances (comme ces « perroquets du coin du quai » !) accentuant le côté répétitif du canevas rythmique de la rengaine populaire. Finalement, la chanson introduit, elle aussi, au vers d’Ève avec sa rime en « -tale » répétée 23 fois au couplet 60. les brouillons indiquent assez la façon de versifier de Péguy, qui répertorie d’abord tous les mots de la rime voulue d’abord et épuise ensuite cette liste !

Ce qui peut se concevoir pour un poème-canular allait se reproduire, avec d’autres effets stylistiques, dans une ballade intime qui est aussi une grande autocritique … C’est en 1911 seulement que Péguy se met à la poésie lyrique de sa douce Ballade du cœur qui a tant battu – 1 500 quatrains en syllabes comptées dans un rythme original jouant du décasyllabe (6/4/6/4) mais se présentant en ordre dispersé : pire casse-tête pour les éditeurs que les Pensées… Seule certitude dans la succession des strophes, l’acrostiche donnant le prénom de celle qu’aima Péguy :

« Béni sois-tu, cœur pur,

Pour ta détresse,

Béni sois-tu, cœur dur,

Pour ta tendresse.

 

Loué sois-tu, cœur las,

Pour ta bassesse,

Loué sois-tu, cœur bas,

Pour ta hautesse.

 

Avoué tu seras

Au dernier jour,

Quand tu comparaîtras

Au clair séjour.

 

Noué sois-tu, cœur sec,

Comme une corde

Sur la très révérée

Miséricorde.

 

Cloué sois-tu, cœur sec,

Au dur gibet,

Sous la serre et le bec

Et sous l’onglet.

 

Honni sois-tu, cœur double,

Ô faux ami,

Honni sois-tu, cœur trouble,

Cher ennemi.

 

Et pardonné sois-tu,

Notre cœur vil,

Au nom des Trois Vertus,

Ainsi soit-il. »

Ce n’est qu’en 1912 qu’il dompte les contraintes du sonnet et de l’alexandrin (d’un alexandrin qui se souvient du Parnasse dans Les Sept contre Thèbes) pour mieux les faire exploser, en multipliant les tercets ou les quatrains pour mieux en simplifier les rimes, encore une fois sous l’invocation de sa sainte préférée dans La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc. Cette poésie usant la rime jusqu’à l’épuisement fit l’objet de la parodique Litanie de Sainte Barbe de Reboux et Muller et continue de surprendre. Mais ce sont des vers plus classiques des Châteaux de Loire et de la Tapisserie de Notre Dame qui sont restés dans les mémoires : qui aimera leur charmant incipit « Le long du coteau courbe et des nobles vallées […] », qui préférera son vaste

« Étoile de la mer voici la lourde nappe

Et la profonde houle et l’océan des blés

Et la mouvante écume et nos greniers comblés,

Voici votre regard sur cette immense chape. »

Ce n’est qu’en 1913 qu’il publie Ève, un pavé de 2 000 quatrains, d’alexandrins cette fois. L’incipit est ici encore le passage le plus connu, sans doute parce que l’œuvre, dense tout au contraire de la première Jeanne d’Arc, décourage une lecture cursive :

« Ô Mère ensevelie hors du premier jardin,

Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce,

Et la vasque et la source et la vaste terrasse,

Et le premier soleil sur le premier matin. »

Là encore, Péguy fait entendre une véritable polyphonie aux mots nobles et bas, usant de répétitions morphosyntaxiques mêlées de variations autour d’un même thème qui présente le front (dynamique) de la pensée de l’auteur, appuyée sur des bouts-rimés directement issus du dictionnaire de rimes (à la Raymond Roussel) ou sur des rythmes empruntés à la marche, son passe-temps favori. À retenir de cette poésie, outre des vers d’anthologie trop souvent répétés, une majesté simple toujours à cheval entre naïveté d’expression et libre déformation de la langue ; entre habileté consommée à jouer des possibles de la langue et admiration pour les classiques. Dans cette poésie théologique et qui parle souvent d’elle-même, au monde moderne oublieux et vitupéré (équivalent poétique de la polémique de L’Argent) :

« Ce ne sont pas les courbes et les sismographes

Que nous invoquerons le jour du tremblement.

Et ce n’est pas l’article avec les paragraphes

Que nous invoquerons le jour du règlement.

[…]

Et ce ne sera pas leurs plates poésies

Qui nous introduiront dans un siècle nouveau.

Et ce ne sera pas leurs pauvres hérésies

Qui viendront nos chercher dans le dernier caveau. »

s’oppose le souvenir de l’Antiquité (Péguy répète assez qu’il est un tenant des classiques contre les modernes !) dans ce que Péguy nomme des « climats » en insistant sur cette notion définissant la composition de l’œuvre non comme thématique mais comme tonale :

« Il allait hériter de l’école stoïque.

Il allait hériter de l’héritier romain.

Il allait hériter du laurier héroïque.

Il allait hériter de tout l’effort humain. »

En prose comme ici en poésie, Péguy voulait en bon bergsonien tout dire exactement, quitte à répéter quand la réalité se répétait – et, pour que tout fût sauvé, ne fallait-il pas énumérer sans oubli tout ce que le Christ portait avec lui ? Encore n’avons-nous pas conservé d’enregistrement de la lecture originale que Péguy donnait de sa poésie : Daniel Halévy nous informe qu’il marquait lourdement le rythme des alexandrins avec césure à l’hémistiche, n’aidant en rien la compréhension du lecteur voire nuisant à l’évocation poétique chère aux esthètes. Péguy vérifie tout à fait Buffon : « le style est de l’homme même ». Ainsi était Péguy : « un comique grave et d’autant plus profond qu’il prend appui sur le fond d’une invincible mélancolie ». Ne le fallait-il pas pour oser écrire de sa propre Ève : « Polyeucte excepté, que Péguy nous a enseigné à mettre au-dessus de tout, tout permet de penser que cette Ève est l’œuvre la plus considérable qui ait été produite en catholicité depuis le quatorzième siècle. » ?

 

Romain Vaissermann