La mort du père chez Péguy.

Analyse d'un récit autobiographique

 

« Que tous pourtant sachent ce fait :

Que chacun tue l’objet aimé,

Pour les uns d’un regard moqueur,

Pour les autres d’un mot flatteur ;

Le couard le fait par un baiser

Et le brave d’un coup d’épée ! »[1]

 

Expliquer un texte de Péguy doit se faire malgré son auteur. « Le premier devoir du commentaire est de trahir le texte [...]. Le deuxième devoir du commentaire est d’expliquer le texte ; c’est encore le meilleur moyen de le trahir, celui qui laisse au texte le moins de chances d’en réchapper [...]. »[2] Respectons au moins la consigne péguyste : « prenez le texte »[3].

Le texte que nous voudrions expliquer appartient à une œuvre peu étudiée : Pierre, Commencement d'une vie bourgeoise. L'autobiographie est inachevée on ne sait pas vraiment pourquoi ; sont-ce les tâches éditoriales de Péguy qui expliquent cet aveu d’avril 1902 : « J’ai depuis plus de trois ans plus de cent pages rédigées d’un grand dialogue, Pierre, que j’ai dû laisser inachevé. J’aimerais mieux travailler à de grandes œuvres. Mais je dois faire ce que je dois, et non pas ce que j’aime le mieux. »[4] ? La dernière phrase du manuscrit elle-même n’est pas finie et les lectures que l’on a pu faire de la fin de cette phrase, s’appuyant sur l’examen du brouillon de l’œuvre, restent des conjectures. Ensuite, la datation de l’œuvre est imprécise, même si la période de fin 1898 et début 1899 semble la plus probable[5]. Son sens global[6] prête à discussion ; le titre notamment a suscité deux lectures opposées. Son appartenance générique prête à discussion, même si tous les péguystes s’accordent à y voir une autobiographie[7]. En outre, quand Pierre est étudié, alors impasse est faite sur notre extrait[8] ; quand la figure du père chez Péguy est étudiée, c'est en passant rapidement sur ce passage[9] — qui, pourtant, nous intrigue depuis longtemps, par son mystère et son originalité : quels sentiments Péguy éprouvait-il pour son père, qui lui permettent d’écrire un texte sur sa mort apparemment si détaché et si plat ? Avant d’essayer de répondre à cette question, déjà posée par Romain Rolland[10], deux mots du père de Péguy et de l'avant-texte ne seront sans doute pas inutiles.

 

***

 

I). — Contexte et cotexte

 

A. — Désiré Péguy, « deux mots rayés nuls »[11]

 

Louis Victor Désiré Péguy naît le 21 février 1846 à Saint-Jean-de-Braye. Son grand-père est vigneron à Saint-jean-de-Braye ; son père, qui fut à la fois vigneron, bûcheron et petit cultivateur s’installe à Orléans en 1847 ; lui-même travaille comme ouvrier menuisier et réside au 104 rue du faubourg Bourgogne[12].

Appartenant pour les autorités militaires au canton nord-est d’Orléans, il est incorporé le 1er juillet 1867 pour son service militaire comme « appelé du département du Loiret, classe 1866 » sous les ordres du capitaine-major Riglet. Mais il n’arrive au corps que le 15 août 1870[13] — jour où le 37e de mobiles du Loiret atteint 4 700 hommes sous les ordres du lieutenant-colonel Laganié — et y reçoit ses effets militaires[14]. Pour éviter une trop forte concentration d’hommes, les mobiles sont alors envoyés dans les cantons du département, avant de revenir à Orléans pour s’acheminer vers Paris. Un discours enflammé annonça le désastre de Sedan le 4 septembre au soir aux Orléanais et la proclamation de la République est annoncée le lendemain. Désiré part à Paris le 8 septembre, où les mobiles du Loiret cantonnent successivement à la gare de Lyon, aux Champs-ةlysées, au Château d’eau, à la Villette, à Aubervilliers, au camp de la Faisanderie, dans le bois de Vincennes, après les combats de Villejuif à Asnières, après les combats de Champigny à Levallois-Perret, après les combats du Bourget à Aubervilliers de nouveau, avant les combats de Buzenval.

C’est ainsi que Désiré participera en 1870-1871 à la défense de la capitale comme garde national mobile, matricule 514 de la 5e compagnie du 3e bataillon des mobiles du Loiret[15]. Bataillon incorporé dans l’active dès septembre 1870, dans le XIIIe corps du général Joseph Vinoy. Bataillon qui sera dirigé par le commandant de la Touanne puis en décembre 1870, par le capitaine de Cambefort. Désiré sortit probablement de Paris entre l’armistice du 28 janvier 1871 et le début de la Commune[16], à savoir à partir du 10 février 1871 en raison de permissions accordées pour voter[17] ; il finit sans encombre son service.

Le 8 janvier 1872, il épouse à Orléans Cécile Guéret. ةtant libérable le 31 janvier 1872, il est démobilisé le 1er février 1872 et recevra le 1er mai 1872, en tant que garde mobile, un « Certificat de bonne conduite » des mains de son capitaine-major. Il a un fils, Charles Pierre, le 7 janvier 1873, baptisé le 13 avril 1873 à Saint-Aignan. Désiré Péguy meurt dans son lit à son domicile du 50 rue du faubourg Bourgogne à Orléans, le 18 novembre 1873, d’un cancer de l’estomac.

Il ne nous reste aucune image[18] de Désiré Péguy et que peu d’écrits de sa main, comme il en restait peu à son fils : sa signature inscrite sur cinq de ses outils de menuisier[19], sur des actes officiels[20], sur une lettre. Peut-être ne sera-t-il pas inutile de redonner ici le texte[21] de cette lettre adressée par Désiré Péguy à sa mère et à sa future, Cécile Guéret[22], chargée de la lire à haute voix. Péguy entendait publier la lettre « admirable » dans ses Mémoires — un projet de cahier inédit qui semble être ce qu’il appelle parfois Confessions et correspondre à une reprise de Pierre[23].

 

paris le [lundi] 12 septembre [1870][24]

 

Ma cherre mere

 

je tecris ces quelque lignes pour vous

dire que nous sommes arrive a paris

en bonne sante et l’envie de bien faire

nous avons été reçu a bras ouvert nous

sommes tres bien logé nouri serviette sous

le menton[25] et une jolie cuisinierre qui

nous soigne bien[26] c’est la que lon voit les

difference[27] de pay car franchement nous

sommes mieux q’ua orleans le monde est

plus franc[28] et plus vivant et ne parle pas

tant de la guerre et moins peiné.

/ qu

quoique les prussien sont a sept

lieux de paris[29] je te dirai que jai ete

visité vincènnes[30] ça fait pitie de voir les[31]

maison que lon démoli le bois que[32] lon[33]

brulle et les pieces de canon qui sont braque.

je crois que ce sera le tombeau de la prusse[34]

nous sommes deux cent mille mobile a paris[35]

pret a marcher derrierre la ligne et

derrierre les rempart c’est la notre place

et quelle n’est pas trop bonne enfin a la

volonté du sort Ma cherre mere je

te dirai que[36] jai été voir josephine[37]

vendredi soir elle ne s’attentait pas

/ sitot a me voir elle a été surpris

elle si[38] porte tres bien elle vous souhaite

bien le bonjours a toute la famille

et les connassaince ce n’est pas la guerre

qui la fait maigrir c’est ou[39] quil-il y a plus

de danger què lon à moins peur.

Ma chèrr’e[40] Cécile je t’embrassé

de tout cœur ainsi que ta mere[41] que[42] tu

embrassera pour moi ainsi[43] que Désiré[44]

pierr’e[45] antoinette[46] tu me donnera de leur

nouvelle[47] etsi louvrag’e[48] a repris

et des nouvelles d’orleans[49]

/ tu souhaiteras bien le bonjour à mon oncle

brunet[50] et a ma tante[51] ainsi qua paul[52] bien

le bonjour de la part de leur lieutenant[53]

je fini ma lettre en vous embrassant

de tout[54] cœur et suis pour la vie

fils et amie Désiré Péguy

Cécile embrassé[55] ma mere de tout cœur

pour moi car que nous serons l’onptemts

san nous revoir[56] si tu t’en vas d’orleans[57]

viens a paris c’ar tu peux conter que tu seras

sure[58] je fini en t’embrassant de tout cœur

Désiré

voici mon adresse peguy Désiré garde mobile departement[59]

du loiret[60] 5eme bataillon 3eme compagni

paris

reponsé[61] de suite

pas affranchir.

 

Lettre à laquelle, par fiction, répondra la « lettre à votre père »[62], sujet de rédaction imposé au jeune Charles le 25 avril 1884, alors à l’ةcole primaire, et qu’il traita avec une sensibilité touchante :

 

Cher père,

Voilà bientôt trois semaines que tu es parti. Ce temps m’a semblé bien long, va. Je trouve toujours qu’il me manque quelque chose. Quand sept heures sonnent[63], je crois que tu vas revenir pour souper et je t’attends. Tout le monde va bien : maman, Jules et Louise[64] qui est guérie de son rhume, mais je ne suis pas tranquille, je voudrais que tu sois là, que tu t’asseyes avec nous au coin du feu[65] où l’on te laisse ta place.

Je voudrais que tu me donnes des conseils pour mes devoirs du soir, je voudrais que tu assistes à la lecture en commun[66], je voudrais enfin que tu me dises à huit heures et à une heure, quand je pars[67] :

« Au revoir, Charles, applique-toi bien surtout. »

Dépêche-toi, cher père, tâche de compléter au plus tôt notre famille.

Allons, adieu, je t’aime toujours.

Ton fils affectueux

Charles

 

Cette lettre répond véritablement à la lettre paternelle rituellement lue au jeune Charles, notamment par les nouvelles que l’écolier donne des connaissances de son père, et dans le fait qu’il n’a voulu forger aucun détail à l’occasion de l’exercice d’imagination qui lui était proposé. Ce même souci de véridicité se retrouve dans la « lettre à votre tante » du 12 mai de la même année, quatre ans après la mort de Charlotte Philippon la tante de Charles Péguy. C’est tout juste si les « trois semaines » (onze ans, en réalité) esquissent la chronologie fictive d’une histoire différente de celle qui frappe l’orphelin. Cette lettre au père, si elle répondit bien à la lettre mémorial du père, permet à Charles de franchir un premier stade dans l’acceptation de la mort de son père : Charles prend acte de son absence prolongée. La prochaine tentative que fera Péguy d’écrire sur la mort du père pourra non plus répondre au père mort mais (ré)écrire sa mort.

 

B. — Pierre, Commencement d’une œuvre méconnue

 

Pierre s’inscrit dans les tous premiers écrits de Péguy ; c’est précisément — et même si elle resta inachevée — la troisième œuvre de Péguy. De cette comptabilité sont à exclure les autres écrits de Péguy : ses devoirs, jusqu'à l’ةbauche d’une étude sur Alfred de Vigny ; des articles, de taille variable mais jamais très longs, parus dans diverses revues.

Mieux, c’est le troisième volet d’une œuvre conçue comme un tout. Non qu’elle correspondît tout à fait à l’idée première que Péguy s’en faisait lorsqu’il composait sa Jeanne d’Arc (parue en décembre 1897) et même Marcel, Premier dialogue de la cité harmonieuse, De la cité harmonieuse (achevé en avril 1898). Après Jeanne d’Arc, drame en trois pièces écrit en prose avec quelques vers, Péguy prolonge son expérience de la prose en s’essayant dans Marcel à ce qu’il nomme dialogue et que nous appellerions plus volontiers — tant la fiction du dialogue s’efface devant l’expression directe des idées propres à l’auteur — un manifeste politique utopique, proche de l’essai. Comme l’indique le sous-titre de l’œuvre (« Premier dialogue »), Péguy la conçoit comme le premier volet d’une série[68]. Mais d’une série de combien ? Le fait même qu’il y ait un sous-titre montre que d’autres œuvres au sous-titre différent viendront faire pendant à Marcel ; mais encore une fois : combien ? Nous savons que Péguy prévoyait d’écrire une deuxième œuvre intitulée Marcel et sous-titrée : Deuxième dialogue de la cité harmonieuse, De l’action pour la cité harmonieuse. Mais un « deuxième dialogue » en implique un troisième ; autrement, Péguy eût prévu un « second dialogue »... En effet, nous savons que Péguy, en plus de ces deux dialogues — idéologiquement complémentaires parce que le premier indique l’idéal et le second la route à suivre pour l’atteindre — voulait écrire successivement Henri, Dialogue de l’individu (voire Troisième dialogue de la cité harmonieuse, De l’individu, appelé en abrégé —) ; Vincent, Dialogue de la cité ; Jacques, Dialogue de la cité juste ; Jean, Dialogue de la cité charitable[69]. Toujours ces dialogues, à l’image des Marcel, doivent se comprendre — à défaut de pouvoir se lire — par deux : Henri, écrit après les Marcel avait pour fonction probable d’asseoir plus fermement leur cité harmonieuse sur une réflexion prenant en compte les individualités, et ce, pour procéder vraisemblablement à un dépassement, dans les Marcel, de l’antinomie de l’individu de Henri et de la cité de Vincent. La cité harmonieuse, de même qu’elle dépasse individu et cité, dépassera l’opposition de la cité juste (c’est-à-dire socialiste parce que solidaire — dans le vocabulaire du Péguy des années 1900) et de la cité charitable — idéal chrétien et spécialement catholique[70]. De même que Henri et Vincent seraient revenus — et auraient permis de répondre à des objections portant — sur la notion de cité présente dans Marcel, Jacques et Jean reviennent sur la notion d’harmonie sous-jacente à la cité harmonieuse.

Mais ce plan, qui constitue ni plus ni moins l’œuvre de Péguy telle qu’il la voyait au début de sa carrière d’écrivain, va devoir céder sinon aux contingences (car Péguy ne décide véritablement de céder qu’à ce qu’il a déjà accepté intérieurement), du moins aux circonstances extérieures : cette série des dialogues, prévue pour six titres déjà, demanderait un temps d’écriture dont ne dispose pas Péguy, libraire et éditeur à temps plein. Les vacances qu’il prend parfois n’y suffiraient pas. Jeanne d’Arc déjà lui avait pris beaucoup de temps, alors qu’il était élève de l’E.N.S. et qu’il réunissait sa documentation historique. Marcel, le Premier dialogue, lui prend plus d’un an : alors que sa rédaction commence selon Péguy en 1896, le point final n’y sera mis qu’en 1898.

ہ la fin de l’année 1898, Péguy prévoit d’écrire un autre dialogue : est-ce encore ce Marcel, le Deuxième dialogue (le dos du livre ayant ce sous-titre porte de fait la date « 1898 ») ? Ou bien l’abandonne-t-il tout de suite pour écrire déjà un « second dialogue » — stricto sensu, la série des dialogues étant considérée comme close (comme il l’écrit à Romain Rolland dans sa lettre du 18 novembre 1898) —, c’est-à-dire finalement Pierre ? Est-ce donc que les dialogues que Péguy par la suite (Encore de la grippe, loc. cit.) désignera ainsi: « plusieurs livres que j’espérais commencer, continuer et finir » ?

Tous ces dialogues dont il se forme le projet, un auteur rentier aurait pu les écrire dans le loisir ; Péguy n’est pas rentier. « Nous dialoguerons si la vie et l’action nous en laisse l’espace et la force, plus tard, quand nous serons mieux renseignés. Alors nous dirons des dialogues. », dira-t-il quelques mois plus tard[71] : il met sous condition son retour au genre du dialogue et explique son abandon à la fois par un manque de temps libre — que lui demandait précisément l’écriture du dialogue De l’action pour la cité harmonieuse (c’est nous qui soulignons) — et, raison nouvelle avouée a posteriori, par un manque de compétence dû à sa jeunesse et à son inexpérience de la vie. Au lieu de rester libraire et éditeur, voilà même qu’il songe à travailler en indépendant, à se lancer dans l’édition d’un périodique ! Manque de temps, changement dans la vie professionnelle : tout cela bouleverse le premier plan des dialogues. Péguy en écrit un autre — du moins Péguy désignera-t-il l’œuvre sous ce nom générique plus tard —, qui fera pendant[72] à Marcel parce qu’il est nommé d’un prénom, et pas de n’importe lequel : Pierre. Une nouvelle cohérence est trouvée, qui fera fi des circonstances ingrates qui prennent à Péguy le plus clair de son temps : Jeanne d’Arc était signée des noms des deux amis sinon frères, Marcel Baudouin et Pierre Baudouin (alias Charles Péguy), qui, s’ils commencèrent bien de conserve l’œuvre ou en conçurent ensemble le projet, n’étaient plus qu’un lorsqu’elle parut en décembre 1897 : le 17 juillet 1896 était mort Marcel Baudouin, le grand ami de Péguy. Qu’à cela ne tienne : Péguy, qui avait déjà accepté de prendre pour pseudonyme le nom de son ami, fait de Marcel le prénom éponyme d’une nouvelle œuvre : Marcel, signé Pierre Baudouin et présenté fictivement comme le testament politique de Marcel. S’il faut n’écrire dès lors qu’une œuvre, si le temps ne permet à Péguy qu’un autre essai dans le registre du dialogue, autant l’appeler Pierre. Et comment le dialogue avec l’ami ne pourrait-il pas se changer, maintenant que la mort y a fait une douloureuse entaille, en remémoration monologique ? Dès lors, on comprend mieux qu’à Pierre soit maintenue, envers et contre la mort, sa désignation comme dialogue.

L’œuvre de Péguy entre bien dans une nouvelle époque : reste dans le titre-prénom Pierre le souvenir des projets utopiques des dialogues, le souvenir de cette amitié fervente ; mais une œuvre est en germe. « Commencement » : début de la grande œuvre péguienne, œuvre des débuts. Le dos du livre ne porte plus la mention « 1412-1431 » ni « 1896 » mais, seulement, « Pierre » ; car comment dater une autobiographie ? Les trois premières œuvres de Péguy forment un tout[73] non seulement typographiquement (de l’usage prégnant des blancs au titre vermillon, des caractères 12 Didot au papier bulle, de l’absence de pagination à l’hommage aux ouvriers) mais aussi simplement parce que les manuscrits de Marcel et Pierre sont logés dans une couverture de la Jeanne d’Arc, sous un seul patronage. Jeanne, Marcel et Pierre sont la première partie de l’œuvre de Péguy, son prologue. Ils sont ce qu’aurait été l’œuvre de Péguy sans les Cahiers.

Péguy adopte dans Pierre un ordre chronologique. Après un prologue de quelques lignes, il commence par raconter son enfance : son premier souvenir, assez confus, où — encore in-fans — il apprenait à parler. Viennent ensuite les premiers soins donnés par la grand-mère à l’adulescens. C’est à elle que Pierre Baudouin dédiera plus tard sa dernière œuvre[74] : « ہ la mémoire de ma grand-mère, / paysanne, / qui ne savait pas lire, / et qui première m’enseigna / le langage français ». Pierre en vient à décrire les femmes de la famille à travers leur propre discours. Après les histoires merveilleuses et amusantes de sa grand-mère, puis la vie de sa grand-mère par elle-même, voici que la mère de Pierre prend aussi la parole pour annoncer à deux voix — écrit Péguy — « l'histoire de mon père »[75].

Cette histoire se présente d’emblée, dès le premier paragraphe, sous un jour inquiétant. Et ce, à plusieurs titres. La famille du père de Pierre a déjà été marquée par le deuil[76], même s'il y a toujours un espoir que la malédiction soit un jour ou l’autre rompue. Le métier de menuisier qu’il apprend est en décadence, même s'il existe encore. Le tempérament naturel de Désiré est faible, même si lui se trouva jouir d'une bonne santé jusqu'alors. Les Prussiens entrent en guerre et envahissent le pays, mais lui, qui n'est pas soldat à proprement parler, ne semble pas devoir être en première ligne. Tous éléments de suspens pour le lecteur : Désiré n'est pas mort au combat, et le lecteur peut trouver toute une série de raisons pour dédramatiser la situation d’énonciation campée dans Pierre ; qu’une mère en vienne à raconter l’histoire du père indique une séparation géographique sinon temporelle. Quelle explication donc trouver à son éloignement ? Que va-t-il, à ce stade de l’histoire, arriver au père de Péguy? De la vie de Désiré, le lecteur ne connaît, après le premier paragraphe, qu’une part : son « commencement ». Ce que l’on peut schématiser ainsi :

|------[biographie]---->

|--[su]-->---[non su]---

Le lecteur, impatient au début du deuxième paragraphe, est déçu : au lieu du père, on lui présente des souvenirs liés à des monuments paternels (la lettre qu’il écrivit et un exemple de ces pains qu’il mangea[77]). Certes, la distance entre Péguy enfant et son père peut paraître par ces éléments réduite, mais combien l’on répond peu à l’attente affective du petit en lui proposant ces substituts du père ! De fait, les scènes répétitives et rituelles de la lettre lue-par-la-mère et de la monstration du pain[78] font durer, pour le lecteur, le manque paternel : ils repoussent l’entrée en scène du personnage du père. La mère, à l'aide des deux outils pédagogiques[79] qui impressionnent fortement le petit (troisième paragraphe), explique les conditions de vie pendant la guerre et l'origine de la maladie paternelle (quatrième paragraphe) dont Péguy révèle la fin, brusquement, au lecteur, probablement bien plus brusquement que ne le lui annonça sa mère ; mais il s’agit pour Péguy de rendre par l’écriture la violence du choc avec lequel il apprit qu’il était orphelin de père. Qu’est-ce qui a tué Désiré ? Une fatigue générale, un empoisonnement par le pain[80] voire de mauvaises conditions de vie (hygiène déplorable, maladies nombreuses, défaut de chauffage poignant lorsque l’on sait qu’il y eut 30 jours de gel continu en décembre et janvier), comme tend à le faire penser le paragraphe tout entier ? ہ défaut de cause nettement assignable[81], le processus est clair : c’est une maladie qui l'a conduit à la mort. La mort ne fut pas immédiate, mais différée, lui laissant le temps de rentrer à Orléans (cinquième paragraphe) dans une belle époque qui s’annonçait bien. C'est, après une incubation temporaire, le temps de la maladie proprement dite qui reste inconnu au lecteur.

|------[biographie]------|

|--[su]-->[non su]<--[su]

C’est ici que commence le sixième paragraphe[82] :

« Je n’étais pas né que mon père éprouvait déjà les premières atteintes de sa maladie [1]; c’était un homme doux, petit, sérieux et patient [2]; il prit le mal comme il venait [3] ; il essaya de travailler quand même, parce qu’il était courageux, mais les médecins disaient que ce qui lui faisait du mal c’était d’avoir la poitrine rentrée quand il restait penché sur l’établi [4] ; alors il se fit protéger pour entrer dans les octrois, parce que c’est un métier plus doux [5] ; tous les jours maman lui faisait porter son manger dans un panier [6] ; mais la maladie le gagnait [7] ; bientôt il ne pouvait pas même se tenir debout dans sa guérite [8] ; il dut rester à la maison, se coucher, ne se relever jamais [9] ; c’était un bon malade, facile à soigner, et qui avait toujours peur de déranger maman, parce qu’elle travaillait [10] ; maman travaillait plus fort que jamais pendant tout ce temps-là, parce qu’il fallait beaucoup d’argent : les médecins et les pharmaciens coûtent cher [11] ; ce sont même des hommes qui n’en ont pas pour longtemps à gagner beaucoup d’argent [12] ; mon père n’allait pas mieux et on sentait bien qu’il ne s’en relèverait pas, mais on faisait venir le médecin souvent tout de même, parce que cela fait plaisir aux malades [13] ; même on changeait de médecin, parce que cela fait plaisir aux malades qui ne vont pas mieux [14] ; mon père, qui était un brave homme et qui se résignait, finit par s’en apercevoir et de lui-même arrêta les frais [15] ; un médecin meilleur que les autres déclara qu’il avait une tumeur ou un cancer dans l’estomac [16] ; j’avais dix mois quand mon père est mort [17] ; c’est pour cela que je ne l’ai jamais connu [18]. »

Pour répondre à l’exigence première de Péguy, nous analyserons le style de ce texte. Pour ensuite expliciter le mystère de ce texte, nous en définirons la portée symbolique, consciente ou inconsciente. Essayons de toujours faire jouer l'un sur l'autre le fond et la forme du texte, pour savoir si cela peut nous révéler quelque sens caché.

 

***

 

II). — « Parlez-moi de comment vous le dites »[83]

 

A. — Un récit...

 

Ce texte, pour qui le veut caractériser précisément, sans craindre d’énoncer des évidences, est avant tout un récit, récit marqué à l'imparfait (24 formes verbales sur 42, auxquelles on peut adjoindre le plus-que-parfait initial). Cet imparfait, traditionnel, peint la toile de fond sur laquelle se détachent dramatiquement les quelques verbes au passé simple (7 formes) de premier plan : efforts du malade jusqu'à l’alitement puis derniers jours relèvent du passé simple. Les autres temps verbaux sont largement minoritaires. On relève le présent de vérité générale, typique de l’enfant qui cherche à se représenter les habitudes de la vie des adultes (8 formes) ; le futur du passé, dont l’unique forme montre combien se réduit et se noircit la vision de l’avenir qu’a la famille Péguy ; enfin le présent composé qui, présent dans deux formes, établit in fine un lien ténu entre le père et le présent de Pierre, qu’il soit auditeur ou narrateur.

Ce récit porte, thématiquement, sur une maladie. Maladie à la fois déjà familière (« sa maladie » [1]) et étrangère (« le mal » [3]), paradoxalement familière au début et de plus en plus étrangère, au fur et à mesure qu’elle aliène Désiré en se cachant toujours plus au diagnostic médical : elle n’est nommée qu’in extremis [16], dans une sorte de constatation de décès puisque, en [15], le malade se résigne et que, en [17], il est déjà mort ! Encore n’est-ce pas une véritable expertise médico-légale... Le paragraphe porte donc davantage sur une maladie que sur une mort, ce qui est le propre de bien des récits d’agonie[84] : la mort doit être entourée de paroles, mais ne peut se trouver dite directement. L’imparfait de la maladie, qui gagne même les tentatives d’action comme dans « il ne pouvait pas même se tenir debout » [8], absorbe tellement le passé simple que la mort n’est dite qu’au présent, par un saut temporel qui correspond à une conclusion que formule pour lui-même Pierre lorsqu’il écoute sa mère : « mon père est mort » [17] tient du présent comme de l’accompli (même chose pour « je ne l’ai jamais connu » [18]). Le médecin qui traite de la maladie pour la première fois en fonction de sa temporalité propre (cf. « les médecins disaient » [4]) doit, dans son discours même, céder à cette maladie dite à l’imparfait : « un médecin [...] déclara qu’il avait une tumeur » [16] trop tard, ce qui sonne aux oreilles de Pierre comme s’il disait en style direct : « il avait une tumeur », dans un passé prenant acte de la mort du patient.

Enfin, ce récit a pour fonction de faire (re)vivre ses personnages — des personnages ayant réellement existé — aux yeux du lecteur. Or ce sont les portraits qui, traditionnellement[85], accomplissent cette fonction de résurrection en luttant contre la dégradation du vivant. Le portrait du père en homme malade sera pour Pierre la seule représentation qu’il en aura. C’est tel qu’en l’éternité ce texte le change[86] que son père lui réapparaîtra désormais, « ce mort mal enterré »[87]. La maladie n’a pas altéré ses traits au point de le rendre méconnaissable par comparaison avec celui qu’il fut jeune : mort jeune, il ne demande pas au narrateur deux descriptions distinctes ; en effet, il ne semble pas si différent en [2], [10], et [15], de caractère tout au moins. Quant au corps, c’est lui qu’attaque et que vainc la maladie, cancer probablement généralisé sur la fin. Mais c’est du corps qu’hérite plus sûrement Charles Péguy, petit, rien moins que patient et doux ; et la mère ne pouvait dire à son fils les ravages macabres de la déchéance physique.

 

B. — ...autobiographique

 

Des personnages de ce récit, le « je » se dégage, présent dans son absence même. Des personnages réellement actifs dans l’histoire, seuls sont particularisés Désiré, Cécile et un médecin. Les autres médecins ayant soigné Désiré et les pharmaciens ayant fourni ses médicaments restent indéfinis. Il est seulement fait allusion aux types du malade, du médecin et du pharmacien. Certes, par une subtile distribution des pronoms personnels, le « je » présent au début du texte ne resurgit qu'à la fin du texte, de façon ténue d’abord (« j’avais dix mois » [17]) pour désigner l’enfant puis de façon pleine pour désigner Pierre à toutes les époques de sa vie (« je ne l’ai jamais connu » [18]). Le possessif de première personne est seulement relayé dans le corps du texte par le possessif : syntaxiquement dans « mon père » en [13], [15] et [17], ainsi que lexicalement dans « maman » [11]. « Mon père » lui-même est désigné d’ailleurs par la troisième personne in fine, alors même qu’il n’est progressivement plus fait usage, comme sujet, de cette personne pour désigner le père, raréfaction illustrant la passivité du malade.

Pourtant, la caractéristique autobiographique du récit se fait prégnante : ce n’est qu’à la fin du texte certes que cela nous est rappelé, mais Charles avait dix mois quand son père est mort. Le bébé aurait-il pu jouer un rôle dans le récit maternel et donner lieu à des scènes touchantes montrant la tendresse du père pour sa progéniture, son seul avenir en somme[88] ? Non : Péguy obéit en fait au principe qu’il a de ne pas évoquer dans Pierre de souvenirs le concernant qu’il n’aurait point lui-même. Tout ce que Péguy nous dira de sa propre personne pourra certes être affirmé indirectement (par le biais d’un pseudonyme par exemple), mais viendra de sa propre mémoire. Voilà pourquoi Péguy parle de « mémoires plus que mémoire »[89] à propos de ce que lui ont transmis les ancêtres et non ses souvenirs — souvenirs paternels qu’il n’aurait pu, à cause de son jeune âge, acquérir durablement. Ce point de méthode explique l’affirmation finale alliant, d’une façon qui autrement paraîtrait paradoxale, les propositions [17] et [18].

Ce récit, plus mémoires d’écrivain que souvenir personnel, est-il bien autobiographique dès lors ? Oui, parce que le père est encore une part de soi pour Péguy. C’est justement pour cette raison que deux formes du moi ne pouvaient véritablement coexister : la naissance de Pierre n’a pas pour autant provoqué la mort du père[90], puisque les dates ne concordent pas strictement et que, par ailleurs, Pierre et son père sont liés de façon affective toute positive ; la naissance de Pierre, parce qu’elle a suivi de peu la mort de son père, fait que ces deux êtres vont constituer a posteriori dans l’esprit de Péguy un seul être de par la lignée, de par le charnel et l’éternel.

 

C. — ...indirect

 

ہ côté du père apparaît comme également porteur des marques de première personne, le personnage de la mère, qui détermine le caractère indirect du récit. Non que ce dernier soit au style indirect stricto sensu. Le récit est indirect en lui-même, dans le cadre d’une triade intégrée dans une double énonciation :

vie du père...              narrée par la mère...

...à l'enfant

...qui, adulte, le répète au lecteur

Cette structure doit s’entendre de façon stricte[91] si l'on veut expliquer de façon satisfaisante notre texte : une fois cette triade acceptée, tout ce qui est écrit par Péguy s’éclaire comme provenant soit du récit maternel de la mort du père (« alors il se fit protéger pour entrer dans les octrois » [5a]) soit des réponses de la mère aux objections du petit (« <pourquoi dans les octrois ?> parce que c’est un métier plus doux » [5b]). Dans l’exemple que nous donnons, c’est la virgule, à valeur pausale[92] et sémantique, qui transcrit ce temps où le petit questionne sa mère. Le texte est ainsi parcouru d’interventions comme gommées par Péguy, puisqu’il veut faire ce récit sans incursion personnelle. Comme sa mère parle à un petit, elle utilise un « style limpide et clair »[93] que compliquent à peine les interventions effacées de son interlocuteur.

Les trois personnages jouant un rôle dans l’interlocution ne sont pas sans rappeler la Sainte Famille, ce qu’avait déjà remarqué  Mabille de Poncheville[94]:

« Charles Péguy vient au monde le lendemain du Jour des Rois, sous l’égide de l’ةpiphanie.

Qui sont ces parents ? Un menuisier, une rempailleuse de chaises. Jadis, en Judée, les artisans qu’étaient Joseph et Marie gagnaient aussi leur vie par le travail de leurs mains. »

Dans une interprétation psychanalytique[95], la mère donne au petit la parole dans son aspect créatif et libre, elle enseigne la prosodie de la langue. La mère de Péguy tint particulièrement bien ce rôle, puisqu’elle raconta son père au petit, en lui laissant la possibilité de l’écrire plus tard, dans notre texte ; elle apprit effectivement à lire au petit ; sans doute Charles voulut-il d’ailleurs lire lui-même la lettre paternelle. Le père, lui, est censé représenter la loi du langage. Cet aspect normatif est ici en partie respecté puisque le père propose à imiter à son fils un texte vénéré comme relique, puisque le père fournit un texte écrit (la mère sachant écrire mais n’ayant pas proposé de texte à imiter au fils). Mais la lettre paternelle par son orthographe et sa ponctuation erronées, par sa rhétorique usant peu de transitions[96], s’accorde assez mal avec cette fonction normative, largement transgressée : le paragraphe dépasse ce que l’on peut tenir pour la longueur normale d’une phrase et surtout dans la mesure où de telles propositions n’ont pas de raison rhétorique d’être reliées, trop facilement, par des points virgules. L’enfant, divorçant figurativement de sa mère (puisqu’il écrit ce qu’elle dit), accepte la mort de son père (puisqu’il l’écrit) pour se lancer en solitude dans l’écriture, dans la phrase.

 

D. — ...phrastique

 

Car, lorsque l'on établit correctement le texte du manuscrit, on s’aperçoit qu'il n'y a qu'une seule longue phrase — une période[97] — dans ce paragraphe. La longueur des phrases est souvent relevée chez Péguy, qui fut un temps couronné l’auteur de la phrase la plus longue de la littérature française ; mais cette longueur se fait ici langueur. Quant au point de cette phrase, qui n’avait jamais été dans Pierre autant final que maintenant, il est lourd de sens. Toute la phrase en un sens est une longue justification du fait que Péguy y doive mettre un terme, un point. Comme le point est volontairement raréfié, c'est le point virgule qui voit son rôle prendre de l'importance ; 17 emplois pour 16 virgules[98]. Cela fait de l'association [virgule + point virgule] l’unité de souffle de ce texte. Car le rythme voulu par la ponctuation est bien oral : à la différence de l'emploi livresque de la ponctuation syntaxique, la ponctuation a ici une fonction essentiellement pausale, ce qui confirme que le texte transcrit lui-même un récit maternel.

Un récit qui console l’orphelin de la perte de son père, qui veut calmer son angoisse, endormir son trouble. Et l’on imagine cette phrase tirant Charles-Pierre hors de son enfance, l’éduquant réellement comme il le témoignera dans une autre phrase dont la ponctuation fait mémoire de ce récit de la mort du père :

« Il faut [pour parler de la situation du peuple avant la guerre de 1870], sur de telles situations de fait, venant de telles situations de fait, avoir une image directe que nous puissions nous rappeler par une opération de souvenir ; ou à défaut de cette image directe il faut au moins avoir un témoignage direct, personnel, entier ; les hommes de ma génération, nés immédiatement après la guerre, ont été élevés dans ce témoignage même ; nous n’avons pas même eu à le recevoir ; c’est lui qui nous a élevés, qui nous a bercés, qui nous a nourris, qui nous a fomentés sur ses genoux ; c’est lui qui a fait toute notre vie, sentimentale, mentale, passionnelle ; c’est ici la meilleure manière de recevoir un témoignage, et sans doute c’est la seule ; c’est lui qui a fait toute notre culture, toute notre vie profonde, les exemples, les histoires, les enseignements du premier âge, qui seuls demeurent dans nos mémoires troublées, et ces tout premiers linéaments du monde qui restent pour nous tous la vérité première, la vérité divine ; je ne dirai pas qu’il fit notre système du monde et notre connaissance du monde, car il fit beaucoup plus : comme il faisait les livres de nos écoles et les jeux de nos récréations, il faisait les propos des repas, il avait le goût du pain familier, il s’avalait comme la bonne soupe, il faisait les propos de la veillée, que l’enfant écoutait s’endormant à demi ; et comme il avait occupé la veille, il possédait le sommeil, qui est cent fois plus honnête que la veille ; et qui est cent fois plus nous-mêmes ; ce témoignage enfin s’encadrait les soirs d’hiver dans le manteau noir de la cheminée de bois fumée, seul cadre qui ait jamais pu contenir l’histoire de tout le monde. »[99]

 

E. — ...parlé

 

Ce récit use d’un vocabulaire le plus souvent simple, comme il convient au style bas. Il est parfois enfantin comme dans « maman » [6,10,11] et « son manger » [6]. On peut songer ici à un passage plus tardif de l’œuvre péguienne : « Je leur mettais leur manger pour midi dans leur petit panier [...] »[100] Le vocabulaire est peu technique. Des mots comme « établi », « octrois », « guérite » — tous realia professionnels plus communs alors qu’aujourd’hui, ne serait-ce que dans les leçons de chose — ne peuvent guère être dits faire exceptions. Le lexique médical dans « tumeur » et « cancer » n’est guère omniprésent. Enfin, le vocabulaire n’est qu’exceptionnellement noble, dans les pathétiques « atteintes ».

Ce récit garde aussi des traits du langage parlé dans la syntaxe, qui semble négligée à l'image de la ponctuation, tant la parataxe — juxtaposition ou simple coordination — domine l’hypotaxe. Cette dernière existe mais à un stade primaire : six causales [4-5-10-11-13-14] notent des explications de la mère, trois temporelles [1-4-17] relèvent du genre du récit, une comparative [3] est en somme une expression populaire ; six relatives [4-10-12-14-15-15], descriptives ou explicatives, interviennent pour les besoins du récit et de l'enfant... Bref, guère de complexité puisque le summum de l'hypotaxe apparaît avec une complétive dont dépendent une relative et une causale [4], et avec une relative enchâssée dans une causale [14]. Les seuls endroits où la syntaxe peut relever d'un récit littéraire sont les tours temporels « ne... que » [1] et « avoir tel âge quand » [16], utilisés par Péguy pour un effet de dramatisation, la noblesse des verbes en facteur commun [9, après le modalisateur] pour une touche de tragique.

La prédominance même des causales exprime le souhait de comprendre de l’enfant (qui demande « pourquoi ? » et à qui l’on répond « parce que... »), l’obsession de la Cause (exprimée également par les relatives en 15).

 

F.  — ...dépouillé

 

Dans ce texte, curieusement, on ne relève guère de pathos, pas de ponctuation affective (points d'exclamation, d'interrogation, de suspension). Même absence du champ lexical du sentiment. En termes péguystes, on parlerait de « classicisme », du refus que cette mort du père manifeste de l'enflure romantique. Dans ce style « funèbre »[101] sans fioritures, c'est déjà le « on mourra seul » de Pascal[102] : le texte est dépouillé à l’extrême, comme s’il imitait la condition tragique de l’homme mourant, isolé de plus en plus de ceux avec qui il croyait vivre intimement. De même, l’espacement par points virgules des propositions de ce texte manifeste non la grande cohésion de la prose lyrique du Péguy de Notre patrie ou Clio mais la désagrégation — ce, en une seule phrase, pourtant — de propositions qui ne parviennent pas au stade d’indépendantes. Aussi finissent-elles, sèches, par former une dépouille, dérobée in extremis à la vue du petit et du lecteur[103]. Il peut n’être pas indifférent que le dépouillement soit pour Péguy la façon de parler de la dépouille paternelle.

Saint-Clair va plus loin :

« Il faut être pauvre pour regarder les choses avec cette piété, ce respect, cette volonté de profit, pour les inventorier avec ce soin. Qu’on se rappelle l’inoubliable manière dont Charles-Louis Philippe fait parler le petit Charles Blanchard du pain qu’il mange, ce pain si précieux d’être si rare. » [104]

C’est la faim et la pauvreté qui sont responsables de ce dépouillement du texte : pas de figures de style, pas d’ornement ; juste une phrase qui ne coagule pas, mais coule à sa perte. Un appétit de connaissance du petit Charles qui ne parvient pas à se combler, mais qui redouble dans la frustration même que crée le discours trop rapide et sec de la mère[105]. Une curiosité sympathique du lecteur qui ne peut se résorber mais augmente au fil du texte, dans la conscience même de l’inéluctabilité de la fin prochaine.

 

G. — ...simpliste ?

 

Tout est-il donc à un seul niveau ? Les ressorts psychologiques du statut d’orphelin nous interdisent de le penser[106]. Le texte est-il simpliste dans ses idées à cause de ces relations de subordination des faits primaires ? Non : malgré le respect littéral du récit maternel, perce un double sens : faut-il prendre au propre ou au figuré « ne se relever jamais » [9] ? Faut-il y voir une prescription du médecin ou la fin déjà prévue ? Et « arrêter les frais » [16] ? Est-ce un souci d’économie, pour guérir tout seul, ou déjà un funeste découragement... De même, dans quel sens comprendre « ce sont même des hommes qui n'en ont pas pour longtemps à gagner beaucoup d'argent » [12] ? Sera-ce comme réflexion optimiste : « <puisqu'on guérit bien sans eux et que l'on s’aperçoit vite de leur charlatanisme> », ou bien plutôt pessimiste « <puisque le malade est condamné, la médecine étant impuissante> » ? Quel est le sens précis de l'adjectif « meilleur » [17] ? Le médecin en question est-il bon parce que franc, d'une bonté morale, ou bien bon parce qu'expert, de par sa compétence professionnelle ?

Ou bien les deux ? Nous voudrions répondre : « les deux » à chaque doute ; de même qu'entre forme et fond, il faut répondre : « les deux ». Nous avons parlé de la forme, passons donc au fond de ce texte, au plus profond.

 

III). — « La pensée de derrière la tête »[107]

 

Relisons le texte dans l'ordre linéaire pour en scruter le non-dit et le sens. Nous procéderons séquence par séquence en nous repérant aux points virgules.

Dès la séquence 1, l’action se trouve datée par rapport à la naissance de Péguy, elle est même antérieure à Péguy. Si la mort du père — apprendrons-nous — est postérieure à la naissance de Péguy, la maladie de son père (d'où la différence « mon père » / « maman ») est elle encore plus ancienne : le « commencement de la fin » a lieu avant que Péguy soit nourrisson, c’est-à-dire que Péguy a bien eu un père géniteur mais que, dès sa naissance, le père est en difficulté. Double dramatisation d’entrée : une structure « ne... que + déjà » pour lancer le récit ; une précision « premières atteintes de sa maladie » pour relancer le suspens après l'annonce de la maladie. Quelle est-elle ? L'imparfait indique tout d'abord qu'elle dure — exigeant de l'endurance de la part du malade. Quelle en est la cause ? Seule certitude : la cause n'est pas Charles — son père n'est pas de ces mères qui meurent en enfantant ainsi que cela arrive en littérature comme assez fréquemment au XIXe siècle. Les mauvaises conditions du siège — froid et faim — ont détraqué la santé du père. Mais comme l'on ne sait pas même qui est ce père, pour répondre au désir de connaissance de l'enfant, la mère le décrit incidemment.

La séquence 2 introduit une pause dans le récit pour proposer un mini-portrait physique et moral du père, en quatre traits qui correspondent à autant de qualités dont il est fait l’éloge — le premier pour annoncer que le père réagira sans pathos à sa maladie, le deuxième pour indiquer déjà sa faiblesse, le troisième pour expliquer sa réaction de travailleur face au mal, le quatrième pour donner une touche d'espoir au récit et ne pas le précipiter vers sa fin. Les premier et troisième traits sont des qualités paternelles typiques pour Péguy, qui écrira plus tard[108] : « Cette grande bonté, cette grande pitié descendante de tuteur et de père, cette sorte d’avertissement constant, cette longue et patiente et douce fidélité paternelle, un des tout à fait beaux sentiments de l’homme qu’il y ait dans le monde [...] ». La petite taille de Désiré Péguy, elle est comme attestée par son surnom : « le petit Péguy »[109]. Quant à sa patience, c’est la qualité typique du « patient »[110].

La séquence 3 illustre la quatrième qualité paternelle face au « mal », terme qui prend déjà une connotation plus grave que la « maladie », malgré le jeu étymologique qui les relie ; terme surtout qui tait les symptômes, cachés comme tabous au petit Charles ou méconnus[111].

La séquence 4 voit la troisième qualité à son tour (à rebours de l’énumération initiale) illustrée et complétée par le « courage », nouveau trait de caractère. On comprend que la mère dote le père de toutes les qualités en les donnant indirectement à imiter au fils. Le père semble penser que sa maladie est bénigne ; mais un danger apparaît dans le pluriel des « médecins », qui parlent en ergonomistes avant la lettre, invoquant une cause externe, une « mauvaise position » en somme, aussi bien au travail que dans la société. La zone de douleur semble être ici la « poitrine » — la maladie est-elle donc la « pneumonie » ? C’est que Désiré a lors de la Grande Guerre « couché dans la neige »[112]… Elle se déclare en tous les cas entre ventre et poitrine...

Séquence 5 : le père parvient à trouver un métier[113] en accord ou davantage en accord avec sa première qualité, ce qui donne une touche d'espoir au récit...

Séquence 6 : le récit au passé simple semble effectivement connaître un répit à l'imparfait, en parallèle avec la maladie. Une vie de la maladie au quotidien paraît possible, moments que l'on voudrait éternels, ou le père retourne comme en enfance grâce aux soins d'une femme qui lui apporte — chose importante — à manger : à lui qui est pauvre et qui a connu la famine (et spécialement le mauvais pain de l’année terrible)... dans une régression tout de même inquiétante. La maladie ne s'aggrave certes plus : elle s'installe ; or elle est en l’occurrence un état instable...

Séquence 7 : de fait, « le mal (le) gagne » — en une phrase brève inexorable et ironique ; si la maladie progresse, le malade de son côté perd la partie ; le « mais la maladie » sonne comme un « hélas, las ! », la phrase ressemble à un soupir.

La séquence 8 nous montre les conséquences de la dégradation de son état de santé dramatisée par « bientôt ». Le père ne peut plus tenir debout, ce qui infirme de facto le traitement voulu par les médecins ; il est comme touché en son milieu ; la douleur à travailler plié en deux se transforme en douleur lancinante qui le replie sur soi ou en faiblesse généralisée. Désiré n’est pas mort en soldat, voici maintenant qu’il doit quitter son emploi : « N’espérez pas que vous ajouterez jamais, dans vos énumérations, l’honneur du malade à celui du soldat. Le malade est un malheureux sans honneur professionnel. »[114]

Alors que la nature le faisait égal en droit aux autres, la société le définissait comme défavorisé des sa naissance de sorte qu'il se plie à son métier de pauvre, avant que la maladie ne le replie sur lui-même, et ne le fasse chuter en [9] : une table forme un angle droit, une guérite est incurvée en son sommet, le lit s’étend horizontalement. Quatre stades bien nets[115], à traduire en français moderne : la difficulté de conserver son emploi, l'isolement de la vie active, la perte d'autonomie à domicile, l’alitement en station allongée des valétudinaires puis des défunts.

La séquence 10 fait une nouvelle pause dans le récit de la maladie, à moins que finalement elle ne constitue une reprise, si l'on considère que la mort vient juste être annoncée — auquel cas le texte recommence la maladie pour préciser comment s'est produit le décès, par obsession et désir de rejouer les batailles perdues comme si de rien n’était[116], parce que la défaite est inexplicable. Marcel Péguy a manifestement compris « ne se relever jamais » en ce sens, comme conclusif, mais il n’était pas autorisé pour autant à ajouter une ponctuation forte : l'écriture lutte précisément contre le deuil en faisant du père un personnage d'autobiographie encore vivant. D'où un nouveau portrait du père comme malade[117]. Deux choses à noter ici : le verbe employé est « soigner », non « guérir » — distinguo triste (à l'image de la petite ironie de l'association antithétique du « bon malade ») qui en dit long sur le peu d'espoir qui reste à cette reprise du récit, pour qui le suspens du dénouement importe moins maintenant que l'explication de la mort ; ensuite, la causale peut trouver deux interprétations différentes : faut-il dire « parce qu'ELLE travaillait » qui montre les scrupules du mari impuissant, qui ne peut plus subvenir aux besoins du ménage et qui même grève son budget, ou faut-il dire « parce qu'elle TRAVAILLAIT » indiquant que, rempaillant les chaises pour gagner leur vie, la mère ne peut pas même jouer le rôle traditionnel d'auxiliaire du mari — ici le rôle d’infirmière. Les médecins sont donc remis en selle et ont la maîtrise des soins : ils ont compris que la maladie vient bien du corps et non de l’extérieur[118], ce que confirmera bientôt l'intervention des pharmaciens, pourvoyeurs de médicaments. Quant au « bon malade » hélas, sa qualité même semble déjà le promettre à la « bonne mort » du topos domestique[119].

La séquence 11 nous offre la troisième occurrence du verbe « travailler » ; ce verbe est spécialement important parce que seul le travail est de l'homme en somme (et c'est pourquoi « on n’hérite que du travail »[120], adage qui se vérifiera particulièrement bien dans le cas de Péguy). Quant à l'argent dont il est question pour la première fois directement — et sans l'hypocrite réserve aristocratico-bourgeoise concernant les questions financières, pudeur que critiquera Péguy plus tard, quant à l'argent donc il mène tout : c'est parce que le père de Péguy n’était pas riche qu'il a servi comme garde mobile, voilà pourquoi il a eu à subir les difficiles conditions de vie de la guerre et à manger ce mauvais pain noir que la mère montre au petit Charles, voilà pourquoi il eut à subir un métier rude physiquement, voilà pourquoi le répit d'un métier moins dur n'a pas suffi (petite influence ou peu d'argent c'est pareil), voilà pourquoi le père a été exploité par des médecins de pauvres ou incompétents ou exploiteurs, voilà pourquoi la mère ne pouvait pas toujours être totalement dévouée à l’allégement de ses souffrances, voilà pourquoi il mourut jeune. Voilà pourquoi il mourut. Un pauvre ne peut pas se payer le luxe d'une maladie, a fortiori d’une maladie grave. En quelque sorte, il ne faut pas jouer aux riches. Présent de vérité générale[121] ? Non, c'est du vécu ! Au lieu d'une platitude, la mère énonce une découverte cruelle de sa vie, qu'elle a payée de la vie de son mari — on peut même dire qu'elle n'était pas même destinée à savoir que les médecins coûtent cher ! Cette femme faite materfamilias n’était pas même destinée à prendre le premier rôle dans la maison.

Après le premier aparté, la séquence 12 prolonge la pause dans le récit dans un deuxième aparté, qui inverse le point de vue du premier, l'explique, le poursuit (« même ») et engage un retour au récit si on comprend la proposition comme désignant la mort. Le lecteur l'attend en tout cas avec impatience puisqu'il est mis en garde par la locution adverbiale « pas pour longtemps » (qui fait penser à son emploi absolu spécialisé : « ne pas en avoir pour longtemps » pour dire la mort proche).

Dans la séquence 13, le récit revient, après une sorte d’excursus, à l’état de santé, sujet principal sinon héros du passage. L’état de santé empire. La deuxième erreur des médecins, concernant le traitement interne, est patente. Elle s'exprime sous forme négative : contrairement aux promesses, cela ne va « pas mieux ». Aussi le moral baisse-t-il autour du malade : mais qui se cache derrière ces « on » impersonnels ? D’abord la mère (et la grand-mère), les médecins, voire lui ; il en sera ensuite exclus. Pourquoi le moral baisse-t-il ? L’inéluctabilité de la fin sape le moral, même si elle n’ôte rien de l'attention que témoigne la tendre épouse : lorsqu'elle veut « faire plaisir au malade », elle montre sa fine psychologie. Il doit s'agir de mentir au malade (en lui disant : « on peut faire quelque chose »), non de retarder la mort ni de soins palliatifs : c'est la faillite totale du médecin. Un médecin semble devenir « attitré », un peu comme un habitué de la maison, ou un croque-mort.

Le passage à la séquence 14 se fait par surenchérissement comme en 12 : par l'adverbe « même ». La mère démontre une fois de plus son usage psychologique du mensonge[122] pour la bonne cause. Elle dit probablement au malade : « malgré la fréquence des visites, cela ne va pas mieux parce que ce médecin n'est pas bon, mais on peut faire quelque chose ». En quelque sorte, la fin de la proposition répond déjà à l'essai que faisait son début : « cela fait plaisir au malade <... mais ils> ne vont pas mieux ». Cette surenchère psychologique a beau être très fine, elle avoue en réalité son impuissance. Qui pis est, la sagesse populaire ajoute : « cent médecins, cent opinions ».

Or dans la 15e séquence, le décalage entre les discours et la pénible maladie apparaît trop nettement : le malade prend conscience du mensonge. Ironie des mots : il « finit par » s'en apercevoir. Le père de famille maître chez soi et maître de soi prend alors sa décision, la dernière décision qu'il peut prendre : se résigner au stade ultime de la maladie. Il suit en cela la vox populi : « autant vaut mourir du mal que du remède ». Pour le coup, le voilà bien ce « père faible » dont parle Renée Balibar (op. cit., 141).

La 16e séquence est ambiguë. En effet, le médecin « déclare » : certes, il se contente de constater ce dont il n'est pas forcement responsable ; mais aussi il condamne (il dit par performation la condamnation) le malade par le pouvoir de sa parole de savant. Et rien ne viendra confirmer la justesse de son diagnostic, établi d'ailleurs trop tard et de façon grossière, comme c’était le lot de l’époque[123]. ہ quel niveau situer le doute, quand le médecin dans son arrêt de mort dit la maladie ? Trois possibilités qui ne s'excluent pas l'un l'autre : la mère n'est pas experte ; l'enfant, encore moins ; le médecin, déjà discrédité, hésite peut-être entre les deux ou ne fait pas la différence tant que cela. On est loin en tout cas de cette franchise qui caractérise le discours du malade au médecin : « On répond toujours la vérité aux médecins » ; quant à eux, « ils disent la vérité quand on veut bien la savoir »[124] pensera Péguy plus tard…

Pour l’heure, « quand la mort est là, le médecin ne peut rien », dit un proverbe. Par un saut dans le temps du récit, Péguy tait à proprement parler la mort du père[125] — tact, refoulement, souci de préserver l’héroïsme du personnage ?[126] — mais il la date en [17], au mois près. Façon de compter d'alors, et façon suffisante pour expliquer in fine, en [18], que le récit maternel est non seulement le récit oral source des informations contenues dans le récit autobiographique, mais aussi un récit non désavoué et qui rejoint le texte-source : la lettre du père pendant l’année terrible, lettre devenue pour l'enfant un testament dont il prend possession dans notre texte, en prenant textuellement acte de la mort du père. Péguy reste fidèle à l'enfant qu'il fut en ne désavouant ni la simplicité du récit maternel ni la simplicité de cette lettre paternelle.

Bien sur, « au plan phénoménal de l’œuvre »[127], dans ce tombeau de Désiré Péguy[128], Charles a tué le père, par une phrase exténuante, le fils devenant lui-même auteur en volant son style à l'auteur de ses jours[129]. Littera occidit[130]. Mais Péguy a été contraint de se fier aux seuls témoignages restant sur son père géniteur : l’un oral et féminin ; l’autre écrit et masculin. Et sa fidélité sera de venger son père, de le venger de l'argent surtout, voire des Prussiens, mais guère des médecins, à défaut de savoir quelle maladie inculper[131].

 

IV). — ةpilogue à la mort du père

 

Après notre texte, plus rien de positif sur la mort du père. Un espace typographique ajoute un baisser de rideau à la scène d'agonie absente et une très longue ponctuation à cette phrase exténuée. Désormais et sans transition[132], le petit Charles travaille, travaille dur, pour prendre le relais de son père plutôt que pour véritablement compléter les revenus du foyer ; à défaut de père, l’enfant sera l’homme de la famille : remplacement, non complément. Il travaille aussi pour oublier la mort de l'ouvrier ; il cire tout le temps les meubles en bois pour ne pas penser au menuisier mort, il cire avec passion — pour enlever toute poussière mortelle, prenant à cette occasion une manie de sa grand-mère (comme refusant de fait l’hérédité paternelle). Le jeune Charles accomplit avec joie le balayage de la maison pour repousser plus loin les miettes du pain[133] et la poussière, prenant encore une fois la relève de sa grand-mère. C’était déjà elle qui avait dit : « Père grand, je ne mangerai plus de votre pain »[134]. Le père se retrouve dans la poussière des chemins livré au caprice des voitures, il se retrouvera dans la terre charnelle. Péguy en reconnaîtra bientôt la présence éternelle.

Nous espérons avoir montré de façon convaincante que ce texte peu émotif prend des allures naïves[135] et anodines, mais qu’il témoigne d’un traumatisme caché et qu’il est foncièrement original[136]. « J'ai dit tout sur mon père », pourrait déclarer Péguy; tout sauf ce qui pouvait paraître l'essentiel de la mort : une scène d'agonie, qu'il tait entièrement parce que cela n'importe pas et qu'il n'en a été ni le témoin ni informé. Aussi les resurgements de notre texte dans l'œuvre sont-ils nombreux — preuve que la mort de son père taraude Péguy ; ils sont assez ressemblants à ce texte source, preuve que « tout est dit ». Enfin, tous sont posthumes — fait dont nous avançons deux explications : la confidentialité de ces textes seule pouvait prêter à des confidences si intimes ; enfin, la marque de la mort n’en finissait pas de s’appesantir sur ce témoignage nécrologique de l’orphelin rendu à son père.

Nous donnons ces passages — à condition qu’ils aient une certaine ampleur[137] et qu’ils concernent indubitablement le père de Péguy[138] — de façon disparate, puisque c’est de cette façon que le souvenir paternel affleure dans l’œuvre de Péguy. Dans la Deuxième élégie XXX[139], on sera attentif aux hypothèses que formule Péguy quant à la cause de la mort de son père : l'empoisonnement et la pneumonie[140]. Le souvenir de son père, à cause de cette mort, apparaît impossible. Il n'est à la fois ni possible ni supportable :

« Quelques raisons que j’aie d’aimer tous ces métiers du bois, raisons personnelles de race, de naissance, d’enfance et des années d’apprentissage, raisons de mémoire, d’entourage, de tous les entourages, des entourages de la mémoire et des entourages de l’enfance, raisons plus que raisons, mémoires plus que mémoire, préférences essentielles du goût profond, commandements du cher souvenir [...] »

« […] et je dirai gardes mobiles mêmes ; gardes mobiles de l’armée de la Loire ; gardes nationaux des sièges de Paris ; conscrits, recrues improvisées de ces (pauvres) armées improvisées, si glorieuses tout de même, glorieuses, au fond, de la même gloire que les anciennes ; soldats improvisés de tant de pauvres petites armées improvisées à tous les points cardinaux ; vieux hommes, hommes déjà vieux, hommes mûrs, établis, mariés, hommes déjà vieux improvisés soldats ; à l’âge où il faudrait se retirer ; moblots[141] ; (pauvre) mobile, (pauvre) garde mobile de l’armée de la Loire et de l’armée de Chanzy[142] ; [...] mobiles eux-mêmes improvisés des premières illusions et des pneumonies ; des illusions de résistance du début et des pneumonies consécutives ; des pneumonies elles-mêmes improvisées ; des fluxions de poitrine impromptues ; des blessures, des maladies, de la mort ; des blessures mortelles, des contaminations mortelles, des intussusceptions mortelles ; toi mon père ; héroïques de la même race [que la garde impériale[143]] ; soldats de la même race ; qui preniez la mort tout de suite ; qui les autres preniez la mort pour plus tard, pour dans trois ou quatre ans plus tard [...] ».

Texte auquel fait écho, par manière sinon de justification du moins de compensation, cette phrase qui marque un approfondissement de la réflexion de Péguy sur la paternité, effectué grâce à sa propre expérience de père[144] : « Un homme est de son extraction, un homme est de ce qu’il est. [...] / Le père n’est pas de lui-même, il est de son extraction ; et ce sont ses enfants peut-être qui seront de lui. »

S’exprimera ensuite la vénération de Péguy pour son père frappé par une mort à la fois mystérieuse et banale[145] :

« [...] il n’y a ni grattoir ni grattage [pour le christianisme, mais] deux mots seulement, mes amis, deux mots rayés nuls, Charles ; Péguy ; votre nom et votre prénom ; le nom de votre patron, le nom de votre père ; le nom de Borromée, qui n’était point Theolog, le nom de votre père, qui était menuisier ; le nom de Borromée qui était une sorte de curé de paroisse [...] ; le nom de votre père, qui était un pauvre honnête homme de (sa) paroisse, à peine un fidèle, comme tous les Français de son temps ; le nom de ce grand saint, le nom de votre père, (temporellement) mort si jeune, vous à peine né formellement, officiellement non fidèle, pour les curés, aussi peu fidèle que rien ; profondément, réellement si fidèle [...]. C’est la profonde idée chrétienne que sur les registres de Dieu les noms ne s’effacent point. »

« Il y a dans la mort même, en elle-même, et presque, et comme indépendamment du mort, fût-il votre ami, fût-il vous, fût-il votre père et fût-elle votre mère, un résidu de mystère tel, un centre, un magasin mystérieux, un tel abîme, une telle révélation de mystère que tout homme en est saisi [...]. Sachez-le, c’est toujours, sans aucune exception, c’est pour tout homme, c’est une entreprise terrible que de renoncer à la lumière du jour. [...] Il [le Christ] allait avoir à subir la mort, la mort ordinaire, la mort commune, enfant, la mort comme dans Villon, la mort de tout homme, la mort de tout le monde, le sort commun, la mort commune à tout le monde, la mort dont votre père est mort, mon enfant, et le père de votre père ; la mort que votre père, votre jeune père, a subie quand vous aviez dix mois [...]. »

Péguy reviendra à la toute fin de sa vie, par une boucle saisissante, sur l’inconnaissance qu’il a de son père[146]  en ayant plein souvenir de la lettre de l’année terrible :

« L’anonyme est son patronyme. L’anonymat est son immense patronymat. [...] Ainsi passé son père, qu’il n’a pas même connu, passé sa mère nul de sa race n’a jamais mis la main à la plume. »

 

***

 

Une curieuse fatalité semble s’attacher aux pères de la famille Péguy. Avant Charles Péguy d’abord : la grand-mère maternelle n’est pas élevée par ses parents, trop pauvres ; installée, à défaut de père l’éduquant, chez son « Père grand », elle le quitte pour incompatibilité d’humeur ; et elle quitte son grand-père pour devenir ensuite une fille-mère, de sorte que la mère de Péguy ne connaîtra pas son père. Après Charles Péguy aussi : Charles-Pierre Péguy, le cadet de Péguy, naît cinq mois après la mort de son père à la guerre ; Pierre Péguy, autre fils de Péguy, mourant jeune en 1941, laisse un fils de trois ans orphelin... de père.

Quant à Charles, Robert Burac note que les siens le privent de paternité[147].

Autre fatalité dans ce cancer de l’estomac qui semble la cause la plus vraisemblable du décès du père de Péguy[148] : Bernard-Lazare, un des pères de substitution de Péguy, mourra d’une péritonite cancéreuse, et Péguy pensa un moment que la femme de ce dernier l’avait empoisonné[149] ; toute sa vie, Charles Péguy restera dyspeptique[150] et aurait bien voulu « régir son estomac par les lois mécaniques, arithmétiques, par quoi les mécaniciens régissent les machines inanimées, inorganiques »[151]… C’est à 27 ans, âge auquel mourut Désiré, que Charles Péguy fut frappé de sa fameuse grippe… Le père, encore le père, toujours le père…[152]

Pourquoi donc ? N’est-ce pas parce que, au propre, la mort de son père a fait passer à Péguy « le goût du pain » ? Péguy idéalise le goût du pain d’autrefois, noircit au contraire ce pain qui aurait tué son père, et perd toute envie de cet aliment essentiel dont la pomme de la connaissance — offerte par la mère — lui a révélé la nature ambiguë : à la fois bonne et mauvaise, comme dans cette phrase : « Comme je connais parfaitement le goût du pain en ce temps-là, la saveur des fruits, la tiédeur de la Loire et la couleur du soleil, ainsi je connais parfaitement quelle était la situation de la France au lendemain de la défaite [de 1870] »[153]. Les Prussiens ont ôté la vie à Désiré en lui faisant passer le goût du pain et en l’empêchant de recommencer sa vie d’avant, tranquille travail récompensé par une nourriture saine. Vraiment, Désiré a mangé son pain blanc le premier.

Au figuré en revanche, la mort du père en tant que récit n’a pas fait passer à Charles Péguy le goût du pain : Péguy semble avoir eu aussitôt le désir de recommencer à écrire comme il le fait dans Pierre. Dans une ultime hypothèse que suggère l'analyse du récit autobiographique de la mort du père de Péguy, ne peut-on pas se demander si Pierre ne serait pas un texte (ou le texte) fondateur de la prose péguienne, au même titre que la Jeanne d'Arc pour le théâtre et les vers réguliers de Péguy ? Francine Lenne[154] va dans ce sens : « On peut considérer, d’une certaine façon, l’œuvre de Péguy comme l’incessante réécriture de la lettre de son père. » Réécriture aussi bien graphologique, tant les manuscrits de Péguy rappellent cette lettre paternelle aux lignes espacées et tant l’usage parcimonieux des majuscules par Péguy rappelle cette lettre presque sans majuscule[155], que stylistique, tant l’art de Péguy tendra à « l’ouvrage bien faite »[156], celle du militaire[157], du menuisier, de l’auteur ; du père en général. Une réécriture dictée par le souhait de faire revivre son père : « En écrivant, Péguy sauve encore et toujours son père de la lettre qui tue. »[158]. Non par l’émotion, puisque : « Ceux qui sont morts sont bien morts. Ceux qui ont souffert ont bien souffert. Nous n’y pouvons rien. »[159] D’où le ton du texte nécrologique.

Quant au fait qu’il y ait ce texte lui-même, c’est une certaine conception de l’écriture qu’illustre là Péguy : « Un mot n’est pas le même dans un écrivain et dans un autre. L’un se l’arrache du ventre. L’autre le tire de la poche du pardessus. »[160] Une telle conception de l'écriture souhaite avant tout être comprise de son lecteur. Saint-Clair conclut de Pierre :

« […] si ingénieuse, si complémentaire est l’incessante retouche, que cet art fait à petits coups ne s’affadit jamais. Il est dur et vigoureux, rude comme l’origine de l’auteur.

Chez Péguy, aucune opération inattendue de l’esprit, rien d’inquiétant dans l’ellipse, rien qui force à réfléchir, à chercher, rien qui déroute. Pas d’allusion non plus — si on allait ne pas comprendre ! »

C’est avec raison que le même critique, dans « ce souffle vengeur qui frémit à travers son œuvre »[161] et qui correspond exactement au souffle nécessaire à la lecture de la longue phrase décrivant la mort du père, voit un appel à la revanche, un désir de compensation : « [...] on pardonnait les cadavres, les blessures, les maladies, l’invasion, l’occupation, l’argent ; on eût presque pardonné les provinces ; on ne pardonnait pas l’outrage. »[162]

 

Romain Vaissermann



[1] Oscar Wilde, « The Ballad of Reading Gaol », I [1898], New York, Dover Publications, 1992, p. 27 : « Yet each man kills the thing he loves, / By each let this be heard, / Some do it with a bitter look, / Some with a flattering word. / The coward does it with a kiss, / The brave man with a sword ! ». Cf. la phrase de Charles Péguy dans De la grippe [février 1900], A 405 : « […] nous pouvons tuer beaucoup de gens sans l’avoir voulu. »

[2] Ch. Péguy, Par ce demi-clair matin [posth. ; nov. 1905], B 199.

[3] Ch. Péguy, Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, C 1159.

[4] Ch. Péguy, Personnalités, A 921. D’autres tiennent que c’est non par une obligation extérieure mais par une raison intrinsèque ou personnelle que cette œuvre n’a pu être achevée. Mais laquelle ?

Selon Renée Balibar (« Marcel et Pierre dans l’œuvre de Péguy » in FACP n° 82, juin 1961, p. 18), le récit s’arrêterait « au seuil de l’enseignement secondaire ». Mais cela est faux, parce que le récit autobiographique semble parti, au moment de son arrêt, dans un très long excursus et que le plan au brouillon (A 1573), dont rien ne nous dit qu’il ne demandait pas à être prolongé, mentionne déjà « [le lycée] Lakanal » et le « régiment » (le service de Péguy date de novembre 1892). Ensuite, le sujet de Pierre serait le monde « mêlé et contrarié » des bons sentiments [sic] — ce qui est assez flou et tient d’une reconstruction spéculative a posteriori — et non le progrès d’une intelligence critique. R. Balibar nous semble bel et bien énoncer une contre-vérité en affirmant : « On ne peut guère avancer que le manque de loisir ait suffi à interrompre la rédaction de Pierre ». Le même auteur (op. cit., p. 10) tient — à la suite de Germaine Péguy (dans une lettre de 1955) — pour une période d’écriture réduite à l’extrême : entre novembre et décembre 1898, ayant beau jeu de noter ensuite que, en décembre 1898, Péguy aurait eu le temps de poursuivre Pierre !

D’accord avec R. Balibar, Georges Dalgues et Auguste Martin (Manuscrits de Péguy, Ville d’Orléans, 1973 p. 23) pensent paradoxalement que Péguy voulait faire un pastiche mais y trouva son propre style et dut en conséquence arrêter Pierre. Même si la mention supplémentaire, qu’ils font en passant, d’une fatigue ou du moins d’une lassitude de la plume (loc. cit.) convainc moins, parce qu’elle contredit la rapidité d’écriture que note Robert Burac (Le Sourire d’Hypatie. Essai sur le comique de Charles Péguy, Champion, 1999, p. 35-36), l’idée est très séduisante, et s’accorde avec la deuxième grande expérience ratée de pastiche — de Fernand Gregh cette fois-ci — qu’est le poème Ses ancêtres (B 1365). R. Burac (Le Sourire d’Hypatie, loc. cit.), évoquant le « parler primaire » utilisé dans Pierre, se ralliera à cette thèse.

[5] Datation la dernière admise (R. Burac, Le Sourire d’Hypatie, loc. cit.) et qui ressort de l’aveu d’avril 1902 précédemment cité et d’une lettre de Péguy à Romain Rolland du 18 novembre 1898 (citée en A 1561 et parue in Une amitié française, CACP n° 10, 1955, p. 177-178) : « Je vais commencer au 1er décembre à travailler dans la retraite. Je donnerai à mon second dialogue tout le temps que me laissera la librairie. Je ne l’aurai pas fini avant les grandes vacances. »

[6] Simone Fraisse (Péguy, Seuil, 1979) parle d’un titre « énigmatique ». Le titre lui-même — par lequel désormais nous désignerons de façon abrégée l’œuvre — réfère au deuxième prénom de Charles Péguy (comme le note R. Burac, Le Sourire d’Hypatie, loc. cit.). Mais le sous-titre est-il univoquement une charge contre sa mère, hypothèse en faveur de laquelle militerait l’époque de rédaction : moment de haute tension entre Péguy et sa mère ?

G. Dalgues et A. Martin (loc. cit.) considèrent que la critique de Péguy porte davantage sur les idéaux inculqués par Jules Ferry que sur ceux de la mère de Péguy. Yves Vadé (p. 37 de « Fidélité de Péguy à l’enfance », in Actes du colloque de 1964, CACP n° 19, 1966, p. 36-41) voit dans le récit de l’enfance qu’est Pierre et dans son titre « ambigu » un « mélange d’ironie et d’exorcisme » : le monde populaire décrit dans Pierre, même s’il peut inspirer par certaines de ses valeurs la cité harmonieuse, n’est-il pas lui aussi contaminé par l’esprit bourgeois ? Marie-Clotilde Hubert va dans ce sens (Charles Péguy, Bibliothèque nationale, 1974, p. 75) et considère que la conclusion de Pierre, manquante, se laisse entrevoir « ambiguë ».

Plus récemment, R. Burac reprend les deux idées : il parle de « l’ironie douloureuse que produisait [...] le sentiment de la contradiction entre ce qu’il [Péguy] voulait être et ce que sa mère voulait qu’il fût. » (Charles Péguy, la révolution et la grâce, Laffont, 1994, p. 254) mais aussi de la tentative que fait Péguy pour expliquer le mal social en rentrant dans la mentalité d’un enfant du peuple, mentalité que l’on voulait lui inculquer (Le Sourire d’Hypatie, loc. cit.).

[7] Georges Dalgues et Auguste Martin (loc. cit.) y voient aussi un pastiche de la littérature des manuels scolaires des années 1880, pastiche qui engendrerait la propre écriture péguienne.

Mais Péguy lui-même désigne Pierre soit de façon neutre (« un livre que j’ai commencé », dit-il dans Encore de la grippe [mars 1900], A 417) soit comme « un grand dialogue » (Personnalités, loc. cit.). R. Burac (Le Sourire d’Hypatie, loc. cit.), insistant sur les implications de ce mot, relie Pierre et la série des dialogues prévue par Péguy aux dialogues platoniciens.

Pourtant, l’œuvre commence par présenter au lecteur un personnage, « Pierre », et par instaurer un cadre fictif à la remémoration (terme que reprend justement R. Burac) autobiographique de ce héros : il ne s’agit pas d’un discours direct ni du langage confus de sa conscience, mais plutôt de ses souvenirs, couchés sur le papier comme une confidence, à l’occasion de vacances et du temps libre qui en découlait. Le passage de la troisième à la première personne intervient brusquement, très tôt, après quelques lignes seulement, et reste, dans l’état inachevé du manuscrit, irréversible : « Les souvenirs les plus lointains que je me puisse rappeler, pensa-t-il, souvenirs presque indifférents, sont d’une petite bête lourde, gigotante et gloutonne ; les souvenirs suivants, souvenirs un peu pénibles, sont d’un tout petit garçonnet déjà peureux, lourdaud, sérieux et grave ; j’étais en robe [...] » (Pierre, A 146).

[8] Voir M[onique]. Saint-Clair (pseud. de Maria Van Rysselberghe, madame Théo Van Rysselberghe), « Péguy. Notes d’un lecteur », N.R.F., t. XLVII, août 1936, p. 363-367 ; Raymond Winling, Péguy et l’Allemagne, t. II, Champion, 1975, p. 18-19.

[9] Voir André-A. Devaux, « La figure du père dans la vie et l’œuvre de Charles Péguy » in FACP n° 207, 1976, p. 3-30 ; Marcel Péguy, « Le lieutenant Péguy, soldat de France », Revue d’Histoire Littéraire de la France n° 2-3, mars-juin 1973, p. 381-394 ; Robert Vigneault, L’Univers féminin dans l’œuvre de Charles Péguy, Desclée de Brouwer, 1967.

[10] Romain Rolland demande à Geneviève Favre le 21 avril 1942 : « Et dans cette enfance de Péguy, quelle place a tenue le père ? » (p. 247 de Bernard Duchatelet, « Romain Rolland préparant son Péguy », BACP, n° 94, avr.-juin 2001, p. 179-317). Péguy rendit au contraire célèbre sa mère : « Comment des petits enfants qui s’appelaient Napoléon Bonaparte, Victor Hugo, Honoré de Balzac, Charles Péguy ont rendu célèbres leurs mamans », s. n., paru dans L’ةveil alsacien, Strasbourg, 28 mai 1953 puis dans Liberté de l’Est, Strasbourg, le 30 mai et dans Cité fraternelle, Besançon, le 31.

[11] Ch. Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle [juin 1912], B 717.

[12] Simone Fraisse affirme à tort dans son Péguy (Seuil, 1979, p. 6) que Désiré ouvrit son propre atelier de menuiserie.

[13] C’est une loi votée à l’instigation du maréchal Niel qui, le 1er février 1868, crée la garde nationale mobile (Cf. Louis Girard, La garde nationale. 1814-1870, Plon, 1964, p. 345). En 1867, chaque jeune homme, à 20 ans révolus, tire au sort au chef-lieu de son canton un numéro d’ordre et, s’il est jugé apte par le conseil de révision et sans dispense particulière, il doit — dans le cas où son numéro est « mauvais » — servir dans l’armée active 5 ans sans pouvoir se marier pendant cette période, ou bien — si son numéro est « bon » — servir 6 mois seulement. Mais un remplacement est possible en cas de malchance au tirage au sort : en versant une exonération à l’armée (2 100 francs en 1866), en se faisant remplacer par un parent, en trouvant moyennant finances un remplaçant dans son canton. En 1867, sur un contingent fixé à 100 000 hommes, il y eut 20 515 remplaçants. La loi de 1868 touche les hommes des classes 1867 et suivantes : entrent dans la garde mobile les « mauvais » numéros remplacés — non les exonérés — et les « bons » numéros, et ce sans remplacement possible. La loi de 1868 touche aussi les exemptés et les « bons » numéros (non les exonérés ni les remplacés) des classes 1864 à 1866, qui devront entrer dans la garde mobile, mais pour une durée limitée. Le service prévu dans la garde mobile devait de toute façon, ordinairement, ne durer que quelques jours par an ; et comme la garde mobile ne fut pas dotée de cadres, elle n’eut pas d’existence réelle avant la déclaration de guerre en 1870. Par la loi du 10 août 1870 c’est non seulement toute la classe 1870 (à l’exception des exemptés et des dispensés), mais aussi les célibataires âgés de 25 à 35 ans — auparavant exonérés —, les engagés valides de tous âges (peut-être le cas de Désiré) et enfin l’armée ainsi que la garde mobile, qui doivent le service obligatoire. Par le décret du 16 août 1870, même les exonérés des classes 1865 et 1866 (davantage de chances que ce fut le cas de Désiré) sont appelés au service. Voir Bernard Schnapper, Le Remplacement militaire en France, S.E.V.P.E.N., 1968, p. 258-273.

[14] Notamment : « fusil, nécessaire, cartouchière, rondelle de fusil, aiguille à chassepot, fourreau de baïonnette, bretelle de fusil ; sabre ; képy [sic] » (données du livret militaire de Désiré Péguy conservé au CPO). L’uniforme des mobiles était le képi couleur bleu de roi avec liséré et bourdaloue écralate ; blouse bleue les premiers temps ; pantalon en drap bleu avec liséré écarlate de même. Pour l’organisation hâtive de la mobile et la constitution de ses premiers cadres pendant l’été 1870, lire ةdouard Decante, Souvenirs de la campagne 1870-1871 et du siège de Paris, Melun, Brossonnot, 1914.

[15] Dans Paris séjournèrent en tout 4 bataillons de mobiles du Loiret : le 2e de Montargis, les 3e et 4e d’Orléans, le 5e de Pithiviers (Edmond Deschaumes, La Retraite infernale, Armée de la Loire, 1870-1871, Firmin-Didot, 1889 ; Louis d’Illiers, L’Histoire d’Orléans, Orléans, Loddé, 1954, p. 417-435). Huit mois après la fin de la guerre, la commission militaire chargée par le ministère de la guerre du classement, par ordre de mérite, des régiments de mobiles ayant combattu soit en Province, soit à Paris, attribua le n° 1, sur tous les mobiles de France, au Loiret : « il s’était irréprochablement comporté en toutes circonstances, et son colonel, M. le comte de Montbrisson, avait été tué à Buzenval » (ةmile Dodillon, Un moblot briard au siège de Paris, Lemerre, 1910, p. 259).

Hélas, très peu de témoignages de ce régiment de la mobile décidément modeste malgré ses actions de feu héroïques à Villejuif, Champigny, Buzenval (Aristide Martinien, ةtat nominatif par affaires et par corps des officiers tués ou blessés dans la 2e partie de la campagne, du 15 septembre 1870 au 12 février 1871, Lavauzelle, 1906) : il faut que ce soit l’abbé Louis Crochet qui raconte la vie de Gaston de Murat, capitaine au 4e bataillon des mobiles du Loiret (Orléans, Jacob, 1872) et le publiciste militaire Louis Yvert qui étudie en détail les Gardes mobiles du Loiret, 37e régiment, au siège de Paris (Dujarric, 1909). Les Souvenirs d’un mobile du Loiret pendant la défense de Paris (Tanera, 1872), de même que les Souvenirs de la guerre de la Défense nationale par un officier de l’armée de la Loire, novembre 1870 – janvier 1871 (Tanera, 1873), sont anonymes… ہ bon droit, Péguy nommera la garde mobile « l’obscure » (Deuxième élégie XXX…, A 1046).

[16] Le 15 février 1871, la somme de 1 franc 50 allouée quotidiennement aux gardes nationaux (depuis le 9 septembre 1870 pour les mobiles) est supprimée ; en mars 1871, « le gouvernement renvoie en Province les 220 000 hommes désarmés par la capitulation, mobiles ou libérables pour la plupart, et les remplace par des soldats des armées de la Loire et du Nord » (Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, La Découverte, 1996, p. 107). Au début de mars 1871, le général Joseph Vinoy, gouverneur de la Ville de Paris, tenta d’organiser, après le désarmement et le renvoi des mobilisés de l’armée puis des mobiles, la sortie des bons éléments de l’armée.

[17] Sur ce vote, voir le prospectus électoral du capitaine adjudant major Eugène Wartelle, Aux officiers, sous-officiers et gardes mobiles du Loiret — 2e, 3e, 4e et 5e bataillons (Raçon, 1871).

[18] Marc Tardieu, par anachronisme, imagine encadré le portrait de Désiré Péguy ; mais il a raison de voir en lui un « homme voilé, distant » pour le petit Charles (Charles Péguy, François Bourin, 1993, p. 36 et 47). Le livret d’ouvrier de Désiré, établi à 16 ans et conservé au CPO, nous donne les éléments physiques suivants : « 1 mètre 43, cheveux châtains, front rond, sourcils châtains, yeux roux, nez régulier, bouche moyenne, barbe absente, menton rond, visage ovale, teint coloré ». Mais le livret militaire le décrit à 24 ans de cette façon : « 1 mètre 590, visage ovale, front ordinaire, yeux gris, nez moyen, bouche moyenne, menton rond, cheveux châtain clair, sourcils dito [i. e. comme ci-dessus, châtain clair] ».

[19] Une équerre à bois dite « d’ébéniste », un guillaume droit à élégir, une pointe à ferrer carrée dite « d’ébéniste », une règle, une scie à bois dite « à guichet », tous objets conservés au musée du CPO, portent « D. PEGUY » gravé plusieurs fois à côté d’autres noms (« E. Duope » ; « L. Olagnier »). C’est dans la signature que la main — si proche de l’outil — se laisse voir ; voir Ch. Péguy, L’Argent [févr. 1913], C 793.

[20] Son livret militaire ne porte pas de signature ; son livret d’ouvrier porte « péguy » écrit grossièrement ; l’acte de mariage porte la signature appliquée « L. V. D. Peguy ».

[21] ةtabli avec quelques imprécisions par R. Burac (Charles Péguy, op. cit., p. 17-18), complété par Mabille de Poncheville (Jeunesse de Péguy, Alsatia, 1943, p. 45-47 ; Vie de Péguy, La Bonne Presse, 1943, p. 10-11), corrigé d’après l’original au CPO (Inv. 1995 ; Inv. FP 28) et annoté par nous (la barre oblique « / » signifie un saut de page). On trouvera une transcription en français normatif dans les deux livres de Mabille de Poncheville ainsi que dans la thèse de Raymond Winling (op. cit., p. 737-738) ou encore sous la plume de Marcel Péguy (op. cit., p. 381). La reproduction par ةric Cahm (dans ses notes à Daniel Halévy, Péguy, Livre de Poche, 1979, pp. 423-424) prétend conserver « l’orthographe originale » mais donne une version plus qu’à demi corrigée.

[22] Mélanie Augustine Lemesle [1809-entre janv. 1872 et nov. 1873] et Cécile Charlotte Guéret [1846-1933]. La lettre est envoyée à l’adresse de la future (« Mademoiselle / Mademoiselle Cecile Gueret / faubourg bourgogne N° 50 / orleans »), qui vit avec sa propre mère et chez qui s’installera Désiré après le mariage.

[23] Selon René Johannet (p. 814 de « Projets littéraires et propos familiers de Charles Péguy », Le Correspondant, 10 septembre 1919, p. 810-829), Péguy aurait dit de son père : « Ma mère garde de lui une lettre admirable qu’il lui écrivait des tranchées et que je publierai dans mes mémoires. ».

[24] Le cachet de départ à Paris, au recto de l’enveloppe (Inv. 1995, Inv. FP 28), porte cette date d’envoi. Rappelons que : le 11, le gouvernement décide d’envoyer comme délégué Crémieux, ministre de la Justice, à Tours, alors que se réunit pour la première fois le « Comité central des vingt arrondissements » et que les uhlans atteignent la Ferté-sous-Jouarre ; le 12, Crémieux part de Paris, les Prussiens entrent à Melun ; le 13, alors que les Parisiens assistent à une immense revue à laquelle participent 80 000 gardes mobiles, la tournée de Thiers dans les capitales européennes commence, à Londres ; le 19 septembre commence l’investissement de Paris. L’encerclement de la capitale ne sera dès lors jamais rompu. Dès le 23 septembre 1870 fonctionne la poste aérienne, mais la lettre de Désiré n’a pas eu à transiter par elle ; son enveloppe porte au dos le cachet d’arrivée à Orléans, avec un quantième très difficilement lisible : 13 [?] sept[embre].

[25] Le papier à lettre et l’enveloppe (portant le traditionnel tampon « PP »), tous deux à en-tête, indiquent, selon Mabille de Poncheville (op. cit.) et Auguste Martin (Charles Péguy. L’homme et l’œuvre, Ville d’Orléans, 1964, p. 15), que Désiré logeait à Paris chez un commerçant : « Boulet / 306, Rue St.-Denis / Paris » ; le fameux Dictionnaire historique des rues de Paris de Jacques Hillairet (t. II, ةd. de Minuit, 1963) s’arrête hélas au 291, sans mentionner cette adresse, qui devait être située tout au nord de la rue. La rue Saint-Denis, parfois appelée à l’époque « Rue Denis » à cause du peu de faveur des saints auprès de certains éléments du peuple, se trouve dans le quartier Bonne-Nouvelle du Deuxième arrondissement.

Les premiers temps, les compagnies de mobiles logeaient plus chez l’habitant, à l’aide de billets de logement, que dans un véritable cantonnement (Victor Debuchy, La Vie à Paris pendant le siège. 1870-1871, L’Harmattan, 1999, p. 20) : « Il fallut d’urgence offrir un toit à ces « défenseurs » dans l’attente des baraquements qui leur étaient destinés sur les boulevards extérieurs. En dépit d’une réquisition de leurs logis imposée selon un critère basé sur le montant de leurs loyers, les Parisiens leur réservèrent un accueil chaleureux. Outrepassant l’obligation de fournir le lit, le feu et l’éclairage, beaucoup de logeurs firent plus en assurant même le couvert à leurs hôtes. »

[26] Ce type (voir « La Cantinière », illustration du Monde illustré de 1870, p. 171 de Jacques Frexinos [sous la dir. de], De la dyspepsie, Louis Pariente, 1992) existait bel et bien. Pour une représentation d’une cantinière des gardes nationaux, voir Stéphane Rials, De Trochu à Thiers (1870-1873), coll. « Nouvelle histoire de Paris », Hachette, 1985, p. 97 ; Victor Debuchy, op. cit., p. 82 ; cf. le personnage de la vivandière Houzarde : « Je suis la cantinière, comme qui dirait celle qui donne à boire quand on se mitraille et qu’on s’assassine. » (Victor Hugo, Quatre-vingt-treize, éd. de Jacques Body, Garnier-Flammarion, 1965, p. 31) — Clio, muse éponyme du Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne de Péguy, parle avec ce langage populaire, plus proche encore de celui d’un aumônier militaire (C 760-763).

[27] Sous le /c/ se lit un /e/ de première main.

[28] Les Orléanais sont connus pour être des « guêpins », mot d’ancien français (voir La Curne de Sainte-Palaye, Dictionnaire historique de l’ancien langage françois, t. 6, Champion, 1879 : « On appelle par injure les Orleanois Guepins » ; et Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française, t. 4, Vieweg-Bouillon 1885 : « espèce de sobriquet par lequel on désigne les habitants d’Orléans, natifs de cette ville et en général, les gens fins et rusés »).

[29] Chiffre proche de la réalité. Une lieue de terre vaut 4,445 kilomètres. ہ la date du 12 septembre 1870, les Prussiens sont à Melun, à un peu plus de 30 kilomètres de Paris. Stéphane Audoin-Rouzeau (in 1870. La France dans la guerre, Colin, 1989, p. 205-206) note : « Le 9 septembre, les avant-gardes approchaient de Laon [110 kilomètres de Paris], après quoi la IIIe armée continua sa progression vers la vallée de la Marne, tandis que l’armée de la Meuse progressait par les vallées de l’Aisne et de l’Oise. Le 14, les têtes de colonne de la IIIe armée atteignaient Meaux [35 kilomètres de Paris], amenant l’ennemi aux portes de la capitale. »

[30] Visiter les forts et contourner la capitale en train furent à la mode (Victor Debuchy, op. cit., p. 72).

[31] Texte de première main illisible.

[32] Première main : « le bois d<es maisons> ».

[33] Première main illisible.

[34] Ce sera surtout le propre tombeau de l’épistolier. En fait, la capitale, même si elle possédait plus de 3 000 canons — nombre théoriquement suffisant pour une artillerie de siège —, n’avait pas de forts conçus (lors de leur construction, qui s’étendit, sous Louis-Philippe, de 1841 à 1845) pour la puissance qu’avait atteinte en 1870 l’artillerie allemande.

[35] Chiffre quelque peu exagéré : les mobiles des départements de Province, sans instruction militaire, sont au grand maximum 100 000 et ceux de la Seine, 30 000 ; tous réunis forment 90 bataillons. Ils sont présents à Paris dès le 6 septembre 1870 ; les Bretons sont très nombreux les premiers jours. Si Désiré comptait dans les mobiles les gardes nationaux sédentaires, le total passerait à plus de 400 000 hommes !

[36] Esquisse d’un j avant que : « je te dirai [:] j’ai été voir… »

[37] Probablement une amie de la famille.

[38] Ou : « sè ».

[39] Première main illisible.

[40] Ou : « chèrri ».

[41] ةtiennette Guéret [1812-1887].

[42] Ajout surlinéaire de « que ».

[43] Avant « ainsi », une première main avait esquissé le prénom « Dé<siré> ».

[44] Probablement Désiré Philippon [1867-1919], fils de Pierre Philippon et de Charlotte Guéret, la sœur aînée de Cécile Guéret. Péguy l’appellera son « grand cousin » (A 472, 1613-1614 et peut-être dans une dédicace de Jeanne d’Arc, in FACP n° 138, février 1968, p. 51).

[45] Ou : « Pierré » pour le diminutif Pierret. Probablement Pierre Philippon [1834-1886], époux de Charlotte Guéret [1839-1880].

[46] Personne non identifiée.

[47] Première main illisible.

[48] Ou : « ouvragé ».

[49] Première main illisible.

[50] Jean Brunet [1814-après 1873], époux de Pauline Lemesle, la sœur de Mélanie Lemesle. Jean est donc oncle par alliance de Désiré Péguy ; ce sera l’un des témoins dans l’acte de décès de Désiré.

[51] Pauline Lemesle [1812-après 1870], sœur de Mélanie Lemesle.

[52] Paul Brunet [1855-après 1873], fils de Jean Brunet et de Pauline Lemesle, futur parrain de Charles Péguy.

[53] Grade probablement imaginaire, mais qu’atteindra réellement son fils, promu lieutenant de réserve le 9 septembre 1905.

[54] Première main : « tous ».

[55] Ou : « embrass’e ».

[56] La famille ne fut effectivement réunie que cinq mois après.

[57] Les femmes sont en fait restées à Orléans. La ville sera prise le 13 octobre, puis reprise par l’armée de la Loire le 10 novembre, avant de retomber aux mains des Prussiens après une ultime bataille devant Orléans les 3-4-5 décembre 1870.

[58] C’est-à-dire « en sécurité ». Désiré, bien que pessimiste quant au rapport des forces, commet en somme la même erreur d’appréciation qui sera fatale aux stratèges français d’alors, qui accordent un rôle décisif à Paris. La maîtrise de la capitale n’est en réalité pas un gage de sécurité pour le pays. De plus, Paris connut des heures difficiles, avec de nombreux cas de varioles, de bronchites et de pneumonies pendant l’hiver 1870-1871, fort rude, puis des émeutes alimentaires, surtout au début de l’année 1871 ; elle subit des bombardements à partir du 5 janvier 1871 ; sans parler de l’agitation révolutionnaire.

Charles Péguy a lui aussi relevé (Par ce demi-clair matin, B 129-130) l’optimisme irréaliste des Français d’alors : « [...] en 1870, au moment de commencer la guerre, on sait assez que l’assurance était le sentiment dominant des Français ; [...] jamais les Français n’eurent plus et mieux qu’au moment de commencer la guerre de 1870 la certitude qu’ils étaient le premier peuple du monde, j’entends le premier peuple militaire. »

[59] Ajout surlinéaire de « departement ».

[60] Les mobiles étaient groupés par départements d’origine, et même par communes.

[61] Ou : « repons’e ».

[62] Texte établi par R. Burac (A LXXXII-LXXXIII) et annoté par nous.

[63] Horloge sonnante dont il est question dans Pierre (A 165), où l’heure du dîner familial n’est pas précisée. Serait-ce la « pendule » de la chambre d’enfant évoquée par Germaine Péguy (qui elle-même cite sa mère dans l’article de Bernard Duchatelet, « Romain Rolland préparant son Péguy », op. cit., p. 288) ? Ce témoignage contredit la précision de Péguy « (il n’y avait même pas d’horloge) » dans Victor-Marie, comte Hugo, C 193.

[64] Deux prénoms d’amis fictifs.

[65] La maison du 50 faubourg Bourgogne, en guise de cheminée, n’avait qu’un poêle (Pierre, A 164) — ce qui contredit l’évocation idyllique postérieure de « la cheminée de bois fumée » (dans Par ce demi-clair matin, B 138).

[66] Voir Pierre, A 155.

[67] Horaires du début des cours de la demi-journée (op. cit., A 165-166), de 8 à 11 et de 13 à 16 heures.

[68] Nous pensons donc exactement le contraire de R. Balibar (op. cit., p. 10) qui voit en Marcel « non pas l’annonce d’une série qui aurait été interrompue », mais une œuvre autonome.

[69] Voir l’introduction de Marcel Péguy à Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse (Gallimard, 1973, p. 7-22), la notice n° 15 de Charles Péguy, Nouveau Drouot, 1984 ; cf. A 417, 1561, 1608.

[70] Avertissement [mars 1904], A 1288 et 1299.

[71] Encore de la grippe [mars 1900], A 417. Notons le singulier dans « la vie et l’action nous en laisse l’espace et la force », lourd de sens. Il n’est pas indifférent que ce soit dès le sixième cahier que Péguy justifie son abandon de la série des dialogues, du premier projet de son œuvre en somme. Trois mois après le premier cahier, l’entreprise des Cahiers paraissait déjà, en absorbant toutes les énergies de Péguy, devoir rendre impossible une œuvre écrite en dehors d’eux.

[72] R. Burac pense que Pierre prend le « contre-pied » de Marcel (Le Sourire d’Hypatie, loc. cit). Mais Yves Vadé (op. cit., p. 37) oppose moins les trois œuvres de Péguy qu’il ne les rapproche : Pierre ressemble à Jeanne par la fidélité que Charles y manifeste à son enfance et par-delà à ses aïeux ; alors que Marcel systématisait candidement la cité idéale à laquelle rêvait l’enfant, Pierre proposerait une description de l’enfance qui sera pour l’homme adulte ce que Jeanne sera pour le socialiste adulte. De même, Marie-Clotilde Hubert (loc. cit.) juge que Pierre, racontant l’expérience personnelle d’une cité non encore harmonieuse, a été composé « pour servir de pendant à Marcel », décrivant « l’édification du socialisme ».

Synthétisant ces deux interprétations ne différant que par la priorité donnée à l’opposition ou à la cohérence des deux œuvres, Jacques Birnberg (p. 302-306 de « L’exclusion et les textes fondateurs des Cahiers de la quinzaine », BACP n° 86, avril-juin 1999, p. 292-306) reprend les lectures de Marcel et Pierre que donnent André Robinet (Péguy entre Bergson, Jaurès et l’ةglise, Seghers, 1968, p. 46-49) et Françoise Gerbod (ةcriture et histoire dans l’œuvre de Péguy, thèse de doctorat, t. I, 1981, p. 157-187) : le premier parle de « complémentarité antithétique » ; la seconde, de « parabole » qui, de confession voulue, tournerait en fait en mensonge dont l’auteur prendrait conscience au fil de sa plume. Cette lectio difficilior nous convainc pour notre part.

[73] R. Balibar (op. cit.) y a déjà vu un triptyque philosophique et littéraire ; R. Burac a insisté, dans son édition des Œuvres en prose complètes, sur la nette parenté des trois manuscrits.

[74] Ch. Péguy, La Chanson du roi Dagobert, éd. de R. Burac, Champion, 1996, p. 151 ; P 328. Cf. Pour moi [janv. 1901], A 659 ; Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne [posth. ; juillet 1914], C 1301, 1305.

[75] Ch. Péguy, Pierre, A 150-152.

[76] Il s’agit de l’histoire bien triste de Jean-Louis Péguy [an XI-1885] et peut-être de sa sœur cadette morte jeune (sa deuxième sœur serait morte plus tard, avant que pût la connaître Marcel Péguy d’après ce dernier, op. cit., p. 11). Le père de Désiré s’installa à Orléans en 1847 comme aide-jardinier ; peu de certitudes quant à son métier antérieur ou secondaire : il avait cultivé la vigne sans la posséder selon Simone Fraisse (Péguy et la terre, Sang de la terre, 1988, p. 16) et il « bûcheronnait dans la forêt d’Orléans et jardinait dans le faubourg » selon Bernard Guyon (Péguy, Hatier, 1960, p. 8). Toujours est-il qu’il sombra dans l’alcool pour finir à l’hospice des indigents, s’en enfuir et mourir d’une mauvaise chute (Marc Tardieu, op. cit., p. 36 et 46) : il roula sous un train (Simone Fraisse, Péguy, op. cit., p. 6).

[77] Aucune mention dans Pierre d’autres menus objets marquant la mémoire du père que la lettre citée ci-dessus et que ce bout de pain. Pourtant, la mère de Péguy possédait un médaillon-memento ovale sur lequel était indiqué seulement « SOUVENIR / D. P. », avec le symbole du Sacré Cœur (la dévotion au Sacré Cœur de Jésus est particulièrement vivace après les horreurs de la Commune et du siège de Paris ; l’archevêque de Paris décide l’édification d’une basilique dédiée au Sacré Cœur en 1872 ; l’Assemblé Nationale vote le projet en 1873 ; en 1875, la construction commence), la croix et l’ancre, symbole d’Espérance en le salut de l’âme et en son repos éternel.

[78] « Peu inspirante relique », pense R. Balibar (op. cit., p. 141), mésestimant la force symbolique du pain.

[79] Dont il ne semble pas qu’elle déforme le sens, si l’on tient que le résumé de la lettre vient d’elle. Si l’on tient au contraire que c’est l’auteur Péguy qui décrit rapidement ici le contenu de la lettre, on notera que la part d’optimisme de la lettre est un peu exagérée ; soit pour souligner la gaieté du père et du peuple de l’époque, qui tranche douloureusement avec l’atmosphère qui préside à la lecture de la lettre ; soit pour ménager le suspens, en faisant en sorte que le lecteur — même instruit des événements historiques et pressentant peut-être plus que le petit Pierre la tonalité funèbre du déroulement de l’histoire paternelle — s’attende encore moins à une fin cruelle.

[80] En décembre 1870, le mobile a droit à 300 g. de pain pour 2 jours et trouve que « le pain qu’on nous donne n’est qu’un composé de menue-paille, avec un peu de farine » (E. Decante, op. cit., p. 104). « On fabrique [en janvier 1871] un pain noir mêlé de riz et d’avoine. Jules Ferry l’a rappelé en ces termes : La population ne me pardonnera jamais ce pain-là. [...] C’est le pain noir, le pain de siège, le pain Ferry comme on l’appelle. » (« Ferry-famine » cité in François Roth, La Guerre de 70, Fayard, 1990, p. 364). « La population souffrit beaucoup de cet aliment qui n’avait de pain que le nom. […] Des bruits circulaient parmi les ménagères, bientôt repris par les orateurs des clubs : « Le pain est un poison lent ! » D’après Goncourt sa qualité était si mauvaise que la dernière survivante de ses poules : « Lorsqu’on lui en donne, geint, pleure, rognonne et ne se décide à le manger que le soir. » […] Le pain redevient blanc et libre, dès le 8 février <1871> » (Victor Debuchy, op. cit., p. 186 et 191 ; consulter aussi les pages 117, 124, 145, 178, 180, 185-187). Péguy évoquera plus tard un pain chthonien et funeste qui « sent un peu la terre » (Par ce demi-clair matin [nov. 1905] ; B 170-171) : la sécheresse du pain, déjà anormale en son temps, n’avait pu que s’accroître au fil du temps et se faire quasi minérale.

[81] Marc Tardieu reste dubitatif (op. cit., p. 47) et Raymond Winling prudent sur la « maladie d’estomac » (op. cit., p. 19) ; tous les autres, par respect de Charles Péguy et même si R. Johannet vit une bronchite dans la maladie en cause (p. 813-814 de « Projets littéraires et propos familiers de Charles Péguy », Le Correspondant, 10 septembre 1919, p. 810-829 : « Le père de Péguy était mort […] des suites d’une mauvaise bronchite, contractée au siège de Paris en 1871 »), tous donc — comme R. Burac (Charles Péguy, op. cit., p. 16-17) qui affirme que « c’est au cours de cette campagne [sic] qu’il avait contracté la maladie qui devait se déclarer à son retour à Orléans » — acceptèrent d’établir un lien de cause à effet entre la guerre et la maladie, puisque aussi bien la période d’après 1870-1871 baigne dans une atmosphère létale (Geneviève Arfeux-Vaucher, La Vieillesse et la mort dans la littérature enfantine de 1880 à nos jours, Imago, 1994, p. 149 ; R. Burac, Charles Péguy, op. cit., p. 25-27). Mais c’est Marcel Péguy qui fut le premier à douter de la réalité du lien de cause à effet entre le pain du siège et le cancer de l’estomac et à noter avec perspicacité que cette réalité importe peu : « [...] il a suffi que Charles Péguy en ait été persuadé. », avant d’ajouter cette conclusion personnelle : « Très tôt il s’est trouvé imprégné de cette mentalité de " fils de tué " que j’ai toujours eue. » (op. cit., p. 382).

[82] ةdition de référence : le manuscrit conservé au CPO montre au bas du f° 32 une écriture large et appliquée sur des lignes espacées et droites, inchangée jusqu’au milieu du f° 34 où elle se trouble quelque peu de [11] à [13] — sous l’émotion ? Le f° 35 se termine par cette mention au crayon bleu : « Un blanc », ce qui fait des folios 31 (à partir de « De loin en loin […] ») à 35 une unité d’écriture (cf. les unités précédentes des folios 25 à 28, et 28 à 31) : le f° 36, où se remarquera d’ailleurs le premier ajout sur manuscrit de Pierre, reprend avec une encre pâle et une écriture petite, plus petite qu’au début de notre passage.

Autres éditions consultées : première édition défectueuse de Marcel Péguy, dans Cahiers de la quinzaine XXI-7, 1931 ; excellente édition de Charlotte et Pierre Péguy dans Œuvres complètes de Charles Péguy (t. X), coll. Blanche, Gallimard, 1934, p. 19-20 ; édition revue mais défectueuse de Marcel Péguy dans Œuvres en prose, t. I, coll. La Pléiade, Gallimard, 1959, p. 1223 ; Pierre, Commencement d’une vie bourgeoise, par Pierre Baudouin [fin 1898-début 1899], A 151-152 (trad. ital. par Gisela Antonelli, Pierre. Inizio di una vita borghese e altri scritti, Lanciano, Itinerari, 1990 avec notre passage p. 44-45).

La séquenciation du présent texte est de nous.

[83] Cf. Ch. Péguy, Un poète l’a dit [1907], B 820.

[84] Cf. Xavier Galmiche, Récits d’Agonie, Montpellier, Quintette, 1990.

[85] Michel Guiomar, Principes d’une esthétique de la mort : les modes de présences, les présences immédiates, le seuil de l’au-delà, Corti, 1988, p. 131.

[86] Voir Michel Picard, La Littérature et la mort, P.U.F., 1995, p. 61.

[87] Brouillon de La Chanson du roi Dagobert, cité par R. Burac, op. cit., p. 26 et édité par Julie Sabiani dans Les Manuscrits de Charles Péguy, Impr. municipale d’Orléans, 1987, p. 69 (mss n° 293): « jusques à quand vivra ce mort mal enterré » (les dix alexandrins qui annoncent le vers désignent clairement le Christ).

[88] Cf. M. Picard, op. cit., p. 54.

[89] Ch. Péguy, Deuxième élégie XXX contre les bûcherons de la même forêt [posth. ; sept. 1908], B 944.

[90] Cf. M. Picard, op. cit., p. 65 : « Pour n’être pas assassinés, certains Pères meurent à point […] », c’est-à-dire — dans notre texte — au point conclusif de la phrase.

[91] Comme le note justement R. Balibar (op. cit., p. 141) : « L’enfant n’a accès au monde paternel  — et un accès contrôlé avec soin — qu’à travers la représentation maternelle ».

[92] Ces silences de questionnement mais aussi, pour le lecteur, de recueillement évoquent l’absence aussi bien du fils au père que du père au fils, comme dans une nécrologie. En tout cas, nous sommes plus proches du genre du portrait funéraire que de l’épitaphe (voir Béatrice Didier, Le journal intime : écriture de la mort ou vie de l’écriture, P.U.F., 1991).

[93] Mabille de Poncheville, Vie de Péguy, p. 15. M. Saint-Clair (op. cit., p. 363) pourra dire en pensant à Pierre : « l’enfance [...] marque le style de Péguy d’une empreinte fidèle. »

[94] Mabille de Poncheville , op. cit., p. 9.

[95] Ruth Menahem, « La mort tient parole » dans Gilles Ernst (sous la dir. de), La Mort dans le texte (colloque de Cerisy), Presses universitaires de Lyon, 1988, p. 29-49. L’interprétation de Ruth Menahem est plus utile à notre approche littéraire que la variante politique de Michel Picard (op. cit., p. 81) : « tout se passe comme si elle [la question du Père dont parle la littérature moderne] commençait en France avec la décapitation de Louis XVI et que la société bourgeoise n’ait pas su aménager de véritable repas totémique. » Cette réflexion ouvre pourtant des perspectives nouvelles pour expliquer le Commencement d’une vie bourgeoise…

[96] Le niveau d’écriture de la mère de Péguy tel qu’il ressort de la correspondance entre elle et son fils (voir Julie Bertrand-Sabiani, « Charles Péguy et les siens », BACP, n° 85, janvier-mars 1999, p. 13-88) rappelle exactement le « style » de la lettre du père.

[97] Songeons aux mots de M. Saint-Clair (op. cit., p. 365, c’est nous qui soulignons) : « Du même regard obstiné dont, enfant, il observait les objets et les gestes de son entourage, avec ce même mouvement en rond de sa pensée honnête, il regardera plus tard l’histoire, la société, les hommes. […] Ses constructions ne lui paraissent jamais assez fortes, assez justes ; il les parfait, les consolide patiemment, tenacement. »

[98] Le deux-points est hapax, de même que le point, final.

[99] Ch. Péguy, Par ce demi-clair matin, B 137-138. Ce passage a pu tromper Marc Tardieu (loc. cit., p. 36), qui croit trop rapidement à l’existence d’un portrait de Désiré encadré de noir en signe de deuil.

[100] Ch. Péguy, Clio [posth. ; juillet 1913], C 1002.

[101] Par opposition au « style macabre ». Michel Guiomar, op. cit., p. 156-171.

[102] Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, Garnier, 1964, p. 131 (n° 211) : « Nous sommes plaisants de nous reposer dans la société de nos semblables : misérables comme nous, impuissants comme nous, ils ne nous aideront pas ; on mourra seul. »

[103] Xavier Galmiche note (op. cit., p. 7-8), avant de parler de « l’effet de majesté » de cette dérobade : « la scène d’agonie, en bonne littérature peut être évitée. […] Pourquoi une telle discrétion ? L’agonie [...] est, comme la scène primitive de la psychanalyse, un épisode primordial où la réalité dune intrigue (d’un désir) à la fois se noue et se destine à être contesté, occulté, renié : l’agonie, image inverse de la scène primitive assortie d’une peine capitale (la mort) se révèle aussi cruciale qu’elle est tout autant destinée au refoulement. »

[104] M. Saint-Clair, op. cit., p. 365. Lire Charles Blanchard [éd. orig. : NRF, 1910] de Charles-Louis Philippe, Œuvres complètes, t. V, Ipomée, 1986, p. 141-266. Un article de Guy Vernois : « Un romancier des humbles : Charles-Louis Philippe » (Liens, janv. 1951) pense inversement à Péguy en lisant Philippe.

[105] Cf. « [...] tous tant que nous sommes, mystiques et charnels, nous n’avons qu’une vie, nous n’avons qu’un apprentissage, nous n’avons qu’une jeunesse, — et nous n’avons qu’une enfance ; ainsi, qui que nous soyons, le génie non plus que le talent n’y font rien : nous n’avons qu’une connaissance qui soit pour nous vraiment la connaissance originaire et maternelle, qui soit vraiment pour nous la connaissance mère ; pour les hommes de ma génération, cette connaissance mère, cette connaissance unique et toute, qui dans l’histoire du monde situe les générations et les fixe d’une attache éternelle, c’est la connaissance de ce que fut notre mère la France au lendemain de la défaite. », Ch. Péguy, Par ce demi-clair matin, B 139 (nous soulignons). Le père de Péguy a eu le temps de devenir « figure d’attachement » pour l’enfant, car la relation psychologique entre l’enfant et ceux qui prennent soin de lui se consolide dès 6 mois (p. 61 et 460 de Martine F. Delfos, Le Parent insaisissable et l’urgence d’écrire, Amsterdam, Rodopi, 2000 – étude remarquable qui insère Péguy dans ces nombreux écrivains ayant perdu très jeunes un proche parent).

[106] Pasteur Georges Goguel, Le Livre-guide de l’orphelin, Montbéliard, Macler, 1870 ; R. P. Jean Rimaud, La Psychologie de l’orphelin. Problèmes posés aux éducateurs, Desclée de Brouwer, 1943. Geneviève Arfeux-Vaucher note (op. cit., p. 157) que l’écriture de la mort d’un proche par un enfant peut débloquer l’apprentissage de l’expression écrite : comment ne pas penser à Charles Péguy, qui eut tant de facilité à compter mais tant de mal à écrire ?

[107] Pascal, Pensées, fragment n° 124-125, éd. Sellier, Classiques Garnier, 1995.

[108] Ch. Péguy, L’Argent [février 1913], C 817.

[109] Comme il appert de Pierre, A 165-166.

[110] Ch. Péguy, Encore de la grippe [mars 1900], A 434 ; Toujours de la grippe [avril 1900], A 455.

[111] « Le cancer gastrique se révèle le plus souvent par des symptômes dyspeptiques, mais aussi par une anémie, une hémorragie digestive, une altération de l’état général […] » lit-on (p. 98) dans « Les affections dyspeptiques. Principales éthologies des dyspepsies dite secondaires », article de Jean-François Bretagne (p. 97-105) paru lui-même dans Jacques Frexinos (sous la dir. de), De la dyspepsie, op. cit..

[112] Comme il appert de Pierre, A 151.

[113] Le livret d’ouvrier de Désiré, établi le 12 février 1862, lui attribue les places suivantes comme « maître menuisier » (nous complétons les indications de lieu grâce à la liste des « Menuisiers en bâtiments » d’Orléans qu’on trouve dans l’Almanach du Département du Loiret, Jacob & Puget, Orléans, 1872 et 1873, respectivement p. 425 et 313) :

 

Période d’emploi

Employeur

Certificat

? - 8 févr. 1862

Charles Gilles, 18 rue du Faubourg Bourgogne, Orléans

16 février 1862

13 févr. 1862 - 10 mai 1863

Charles Ligneaux, Saint-Jean-de-Braye

11 mai 1863

13 mai 1863 - 7 oct. 1863

Galland [rue des Hôtelleries 46], Orléans

7 oct. 1863

10 oct. 1863 - 1er déc. 1863

Lafarge fils [rue des Pastoureaux 13], Orléans

1er déc. 1863

4 avril 1864 - 29 août 1864

Charles Gilles, Orléans (2)

s. d.

1er mai 1865 - 17 nov. 1866

Charles Ligneaux, Saint-Jean-de-Braye (2)

s. d.

14 févr. 1867 - 31 mars 1868

E. Merlin [rue Bourgogne 125], Orléans

6 avril 1868

1er avril 1868 - 3 déc. 1868

Charles Gilles, Orléans (3)

3 déc. 1868

4 déc. 1868 - 10 oct. 1869

Charles Ligneaux, Saint-Jean-de-Braye (3)

10 oct. 1869

11 oct. 1869 - 4 mars 1870

E. Barré [rue des Pensées 21-28, Orléans]

4 mars 1870

6 mai 1870 - 27 mai 1873

Charles Ligneaux, Saint-Jean-de-Braye (4)

s. d.

Tableau I

 

Trois périodes se dégagent à l’analyse de ces données. En 1862-1863, Désiré travaille presque constamment et sous la direction de quatre patrons : il semble encore en formation. De 1864 à 1867, les périodes de chômage s’allongent, passant de quelques jours à quelques mois ; les périodes de travail aussi, d’ailleurs, avec souvent les mêmes patrons que ceux connus auparavant. De 1868 à 1873, les périodes de chômage baissent et la tendance qui allongeait les périodes d’emploi s’inverse. La maladie semble bien rendre précaire le travail de Désiré. Un seul recours : l’employeur habituel, Charles Ligneaux, chez qui Désiré aura travaillé, sa vie durant, six ou sept années en tout.

Il est notable que Désiré n’inscrive jamais d’autre profession que menuisier dans les actes officiels : son emploi dans les octrois a dû précéder de peu sa mort, cantonné dans les cinq derniers mois de sa vie ; ce qui nous renseigne sur la rapidité de propagation de la maladie.

Quant à l’octroi d’Orléans, le même Almanach (p. 113-116) décrit dans le détail ses 15 bureaux de recettes, où travaillait peut-être Désiré : celui de Saint-Marc, celui de l’Orbette, celui du Quai du roi. Comment ne pas imaginer Désiré employé de fortune quand on lit (p. 11) : « Le service actif, surveillé par les employés supérieurs, est exercé par tous les autres préposés d’octroi de différents grades. » ?

[114] Ch. Péguy, De la grippe [février 1900], A 409.

[115] M. Picard, op. cit., p. 63 : « […] selon une verticalité implacable […] l’âme monte, le cadavre tombe. » sans le stade familial du fauteuil (Geneviève Arfeux-Vaucher, op. cit., p. 148-149).

Est-ce Désiré que ce « péager qui a une petite guérite à l’entrée du pont » dans le Porche du mystère de la deuxième vertu (P 582) ? Si l’auteur Péguy écrit dans cette œuvre (P 561) : « Le baiser du père. C’est le pain de chaque jour. », pour l’enfant Péguy, au contraire, on dirait mieux : « Le pain du père. C’est le baiser de chaque jour. »

[116] Voir la « lettre à une tante », A LXXXIII.

[117] Avec reprise des qualités première et troisième de l’énumération en [2] et la manifestation — en négatif — du dévouement du père.

[118] Cf. lettre de Péguy à madame Charles Lucas de Peslouنn du 19 février 1911(citée par R. Burac, Charles Péguy, la révolution ou la grâce, op. cit., p. 189), où Péguy évoque ses douleurs au foie : « Ce qu’il y d’embêtant, c’est d’avoir l’ennemi en dedans ».

[119] M. Picard, op. cit., p. 51.

[120] Francine Lenne, Le Chevêtre. Une lecture de Péguy, Presses universitaires de Lille, 1993, p. 81. C’est pourquoi Pierre raconte à la suite de notre passage sa passion du travail, et pourquoi Péguy dira qu’il est l’homme de sa laborieuse enfance. Geneviève Arfeux-Vaucher (op. cit., p. 176) relève le type de la mort patriotique et de la mort laborieuse prêtant à moralisation.

[121] Cf. les proverbes « la note du médecin est plus chargée que l’âne du meunier », « Dieu guérit et le médecin encaisse », « les maladies de foie engraissent le médecin ».

[122] Cf. « J’ai trop menti moi-même, et à trop de malades, pour croire un mot du bien que l’on veut bien me dire quelquefois de ma santé. » (Ch. Péguy, Nous sommes des vaincus [1909], B 1325). Comment ne pas penser aux visites que Péguy rendit au chevet de Bernard-Lazare (Ch. Péguy, Notre jeunesse, A 58-60) ?

[123] Jacques Frexinos, dans « Petite histoire de la dyspepsie » (p. 15-29) et « Dyspepsie et vieilles dentelles : morceaux thérapeutiques choisis (fin XIXe siècle) » (p. 31-41), articles de son ouvrage déjà cité De la dyspepsie, note que le cancer gastrique était la cinquième cause des décès enregistrés dans les hôpitaux de Paris en 1821 et que « les progrès de la médecine anatomo-clinique [au XIXe siècle] allaient progressivement permettre de différencier les affections organiques entre elles (la péritonite de la gastrite) mais aussi la gastrite de la dyspepsie alors que l’histoire naturelle et la sémiologie de l’ulcère gastrique étaient encore inconnues » (p. 22).

[124] Ch. Péguy, De la grippe, op. cit., A 408 puis 412.

[125] Michel Picard (op. cit., p. 47) résume les conditions du récit de la mort : « […] puisque le pendant la mort est indicible, dire l’avant et dire l’après ».

Voici le texte de l’acte de décès : « Du Mardi, dix-huit Novembre mil huit cent soixante-treize à deux heures du soir // Acte de décès de Sieur Louis Victor Désiré Peguy, menuisier, âgé de vingt-sept ans, né à Saint Jean de Braye (Loiret), domicilié à Orléans, faubourg Bourgogne N° 50, mort aujourd’hui, à midi dans son dit domicile, Epoux de dame Charlotte Cecile Queré, fils de Sieur Jean Louis François Peguy, jardinier et de feue dame Mélanie Augustine Lemesle, son épouse / constaté suivant la loi, et après nous être assuré du décès, par nous Cyprien Jacques François Machard-Grammont Adjoint au Maire de la ville d’Orléans (Loiret), spécialement délégué sur la déclaration a nous faite par les sieurs Jean Brunet, Charpentier âgé de Cinquante neuf ans, demeurant en cette ville, rue Bourgogne, N°135, oncle du défunt et Jean Philipon, maçon âgé de quarante-deux ans, demeurant en cette ville, rue Guillaume, N°1er , ami du dit défunt / Et lecture faite du présent acte l’un des comparants a signé avec nous, l’autre ayant déclaré ne le savoir de ce enquis. Fait en l’Hôtel de la Mairie, les jours, mois et an susdits. // philipon   Machard-Grammont ».

Voici le texte de l’acte sépulture (nous remercions l’abbé Pierre de Castelet de nous avoir autorisé à consulter le registre correspondant à cet acte n° 183 de la paroisse de Saint-Aignan pour l’année 1873) :

« sep[ulture] n° 79 / de / Louis Victor Désiré / Peguy // L’an mil huit cent soixante treize le vingt novembre par nous vicaire soussigné a été inhumé le corps de Louis Victor Désiré Peguy, époux de Charlotte Cécile Queré, décédé la veille à l’âge de vingt-sept ans, et muni du sacrement d’Extrême-onction — La sépulture en présence des parents // philipon [jean]   Bonniou   Luçon   F. Gerbaud [vicaire] »

On aura remarqué que Désiré n’est pas dit avoir reçu le sacrement d’absolution ou de pénitence, ni l’eucharistie. Le vicaire n’a été présent qu’à l’inhumation, non à l’instant de la mort.

[126] Trois solutions envisagées par Xavier Galmiche, op. cit., p. 8.

[127] Michel Guiomar, op. cit., p. 45.

[128] Où est enterré le père de Péguy ? Sur le sujet, grand silence des études biographiques, au milieu duquel fait exception ce témoignage de Daniel Halévy (Péguy, Livre de Poche, 1979, p. 87) daté d’octobre 1914 et rapportant une conversation avec Cécile Péguy, la veuve de Désiré : « Quand je suis rentrée du cimetière où j’avais laissé mon mari, disait-elle, je me suis dit : Toi tu auras bientôt un garçon [incohérence : Péguy avait dix mois quand son père est mort] ; tu travailleras et tu vivras pour l’élever ; tu ne te remarieras jamais. »

Où est enterré le père de Péguy ? Dans un caveau familial à Saint-Jean-de-Braye voire Vennecy, ou bien inhumé dans une fosse commune au cimetière Saint-Vincent (à l’emplacement de l’actuel parc Pasteur aménagé après la Première Guerre mondiale), cimetière dont relève la paroisse de Saint-Aignan et qui fut en partie déplacé, à partir de 1896, dans le Grand cimetière d’Orléans quand ce dernier fut construit (voir abbé Louis Gaillard, Les Cimetières d’Orléans de l’Antiquité au XXe siècle, manuscrit, 1987-1990) ? Point non éclairci parce que la majorité des registres du cimetière Saint-Vincent antérieurs à son déménagement ont disparu. Rappelons le prix élevé — surtout pour la famille Péguy qui avait déjà dépensé beaucoup d’argent pour tenter de soigner le malade — du mètre carré pour les concessions d’alors : 30 francs pour celles de 15 ans ; 60 pour celles de 30 ans ; 120 pour les perpétuelles. Chaque inhumation coûtait en plus 50 francs pour les chapelles sépulcrales et 30 pour les fosses à perpétuité. Ces données (Almanach du Département du Loiret, op. cit., 1873, p. 118-119) font penser que c’est la fosse commune qui accueillit le corps de Désiré. On ne peut que conclure, avec la sagesse des nations : « les fautes des médecins, la terre les recouvre ».

Le thème de l’enterrement — tombe ou fosse commune — est dominant dans l'arsenal funéraire selon Geneviève Arfeux-Vaucher (op. cit., p. 155) ; il est curieusement absent chez Péguy, de même que les ultima verba (M. Picard, op. cit., p. 55) et bien d’autres termes clefs du champ lexical de la mort (Geneviève Arfeux-Vaucher, op. cit., p. 147-148). C’est Charles Péguy qui, après sa mère et sa version orale populaire, dira — dans une version écrite littéraire — ces ultima verba : notre texte. Charles Péguy notera (Par ce demi-clair matin, B 142) : « [...] les blessés militaires guérissent vite ; ceux qui meurent et les malades qui meurent beaucoup plus tard meurent silencieusement [...] ». Charles Péguy offre donc à son père un texte-tombeau, à défaut de pouvoir se recueillir sur la tombe de « ce mort mal enterré » (c’est nous qui soulignons ; brouillon de La Chanson du roi Dagobert déjà cité).

[129] Ch. Péguy, De la grippe, op. cit., A 405 : « Souvent toutes nos forces ne déplacent pas un grain de sable, et parfois nous n’avons pas besoin de toutes nos forces pour tuer un homme. Quand un homme se meurt, il ne meurt pas seulement de sa maladie qu’il a. Il meurt de toute sa vie. »

[130] Ch. Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, C 1305 ; II Corinthiens 3,6.

[131] Pneumonie, cancer — de l’estomac ou bien de l’intestin — ou encore autre chose ? Une maligne invagination de l'intestin est rendue possible par un passage de l’œuvre de Péguy cité ci-dessous (Ch. Péguy, Deuxième élégie XXX contre les bûcherons de la même forêt [posth. ; sept. 1908], B 1045-1046) ! De la grippe prouve que Péguy n’en veut pas aux médecins (A 406-408).

[132] Ce qui ne veut pas dire : de façon non signifiante. Francine Lenne note ainsi (op. cit., p. 78-79) que dans Pierre : « le déroulement de scènes est lui-même significatif ». La transition impossible rend compte de la force du traumatisme subi par l’enfant.

[133] M. Saint-Clair (op. cit., p. 366) dira avec justesse de Pierre : « Son style est un style de miettes [...] ».

[134] Ch. Péguy, Pierre, A 149.

[135] Marcel Péguy lui-même s'y est trompé (Le Destin de Charles Péguy, Perrin, 1941, p. 13) : la dernière phrase de notre extrait serait pour lui un ajout et témoignerait d'une « certaine naïveté ».

[136] Cf. l’anthologie de Robert F. Peir, Death in literature, New York, Columbia University Press, 1980 (« […] la mort est facile à subir, mon enfant, dans les littératures […] » écrit Péguy dans le Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, C 743). Outre Charles Blanchard déjà cité, seule L’Enfance d’un chef de Jean-Paul Sartre peut à certains égards être comparée à Pierre (R. Burac, Le Sourire d’Hypatie, loc. cit.). Quant à la sixième partie des Thibault de Roger Martin du Gard, intitulée « La mort du père », elle n’a rien de comparable avec notre texte (même si le titre de notre article peut le laisser entendre).

[137] Un exemple d’allusion plus rapide à la mort du père dans une œuvre tout imprégnée de ce traumatisme : « [...] une grâce divine fait la vertu des enseignements qui entrent avec le pain dans la mémoire d’un corps adolescent ; une vertu mystérieuse reste attachée éternellement à ces premiers pains de quatre livres d’enseignement ; ils sont venus pauvres et pourtant substantiels, pains de blé de la mémoire quand le corps grandissait, quand le corps mortel poussait pour cette vie singulière ; une force, une vertu mystérieuse leur est demeurée ; ils sont nos pères et non point nos maîtres ; ils ne sont point venus quand tout était fini ; pères et nourriciers de la première heure, et non point ouvriers laborieux de la treizième ; [...] ils sont le sang de nos veines et de notre mémoire ; ils sont nous-mêmes ; ils sont plus que nous-mêmes, étant notre race, notre point d’insertion, notre rattachement éternel et indéplaçable à la commune humanité. » (Ch. Péguy, Par ce demi-clair matin [posth. ; nov. 1905], B 139-140).

[138] La suggestion de Anna-Maria Tallgren Kaila (p. 35 de « Charles Péguy, Ajankohtainen ja ajaton runoilija » [1946] soit « Charles Péguy, actuel et éternel », trad. du finnois par Yves Avril dans Le Porche, n° 6 bis, décembre 2000, p. 30-47) : « Heureux ceux qui sont morts […] le poète anticipe-t-il sa propre mort héroïque ou son poème s’élève-t-il jusqu’à une déclaration d’amour pour son propre père, dont la tendresse et la patience avaient si souvent été évoquées autrefois par la mère et qui périt victime des épreuves subies pendant la guerre tragique des années 70-71 ? » est intéressante mais ne vient l’appuyer qu’une occurrence de l’adjectif « paternel » par lequel, dans les fameux vers d’بve (P 1028), Péguy rapproche lui-même, inconsciemment, sa famille de la Sainte Famille : « Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu, / Et les pauvres honneurs des maisons paternelles. // Car elles sont l’image et le commencement / Et le corps et l’essai de la maison de Dieu. »

[139] Ch. Péguy, Deuxième élégie XXX contre les bûcherons de la même forêt, B 944, 1044, 1045-1046. Ce passage correspond aux deux textes (B 944-945 — peut-être avec l’inédit ibidem, B 1502-1505 — et B 1044-1045) que désigne Pierre Péguy comme se rapportant à Désiré Péguy (dans « Chronologie de la vie et de l’œuvre de Péguy », P XXIX). Plus loin, en B 1534, Péguy nous fait part indirectement du regret qu’il a de son père : « […] le père étant défaillant, faisant défaut ; dans le défaut, dans la défaillance, dans la déficience du père. / Le seul qui ne dût point faire défaut. ».

[140] Thèse soutenue par R. Johannet, op. cit., p. 813-814.

[141] Surnom familier des soldats français de « la mobile » ayant tiré le mauvais lot. Apparu en littérature dès septembre 1870 (dans le Journal des Goncourt), le nom est resté en particulier dans la région beauceronne où eurent lieu de nombreux combats : Loigny, Coulmiers... Cf. Gaston Couté [1880-1911], « Complainte des ramasseux d’ morts », v. 13 (« Deux moblots, un bavaroué ! ») ou « Alcide piedallu », faiseur de rimes sur les cochons pour les Comices ou (vv. 7-11) : « Ou su’ les malheureux moblots d’ l’Armée d’ la Louére. / Les uns qu’on médailla, les aut’s qu’on médaill’ra, / Les uns qu’on fit tuer, les aut’s que l’on tuera... / Chacun son genre ! Alcid’ ne sait chanter qu’ la glouère ! »

Le mot s’est spécialisé en perdant sa familiarité comme il ressort de Jacques Banville, Idylles prussiennes, « Le Charmeur » [oct. 1870], vv. 1-8 : « Tandis que les jeunes Bretons / Sous l’éclair du soleil oblique / Passaient et que leurs pelotons / Criaient : Vive la République ! // On m’a montré, parmi leurs flots, / Dans les brumes orientales, / Un sous-lieutenant de moblots / Dont le regard charme les balles. »

Le terme, rarement d’emploi neutre, suscite donc l’admiration ou la compassion (comme dans la nouvelle de Guy de Maupassant, « L’Horrible », Le Gaulois, 18 mai 1884) ou reste associé à un co-texte politique engagé, comme dans le refrain de la chanson « Le Moblot » de Max Rongier et Eugène Pottier : « Jeunesse héroïque, / Arme ton flingot, / Pour la République / En avant, Moblot ! » ou encore dans « Langage des statues » de Louis Aragon : « Qui donc ô jeunes gens criera dans la défaite / Debout sur les remparts en képi de moblot ». Reste que le terme n’a plus la faveur des années d’après 1870 (comme dans la « Chanson des moblots » de 1875 : « En avant, / Et gaiement, / Tous les moblots de la Seine […] »).

[142] La constitution de l’armée de la Loire, projetée par le général Adolphe Le Flô ministre de la Guerre, est décidée par la délégation de Tours mais sera l’œuvre du général Le Fort, délégué du gouvernement à la Guerre. Le 11 octobre 1870, suite à la prise d’Orléans, le commandement de cette armée est réorganisé. Le général Louis d’Aurelle de Paladines prend la tête du XVe corps d’armée, auparavant commandé par le général Joseph-ةdouard de la Motte-Rouge (lire les souvenirs de D’Aurelle, Campagne de 1870-1871. La première armée de la Loire, 1871). D’Aurelle sera révoqué suite à la seconde prise d’Orléans le 5 décembre 1870.

Mac Mahon conseille dès septembre 1870 à Gambetta le général Antoine-Eugène-Alfred Chanzy pour la poursuite du combat (Henri Guillemin, L’Héroïque défense de Paris, 1870-1871, t. II, Gallimard, 1959, p. 12). Chanzy l’Africain prend ce même 12 octobre 1870 la tête du XVIe corps qui avait été organisé par le général Le Fort démissionnaire. Le général Bourbaki refuse vers le 18 octobre 1870 de prendre la tête des deux armées de la Loire, ce qu’accepte D’Aurelle nommé « général en chef de l’armée de la Loire » après la délivrance d’Orléans le 10 novembre 1870 : voilà unie l’armée de la Loire. Chanzy le remplace le 5 décembre 1870 : c’est la deuxième armée de la Loire (voir Cdt Grenest [pseud. anagramme de Eugène-Désiré-ةdouard Sergent], L’Armée de la Loire, Relation anecdotique de la campagne de 1870-1871, 2 vol., Garnier, 1893).

Des unités de mobiles — mobilisés depuis le 17 juillet (et l’on note un bon état d’esprit dans l’Ouest et le Centre) — sont intégrées dans cette armée, mais il est notable que le père de Péguy n’a pu en faire partie : présent à Paris le 12 septembre 1870 et apparemment peu soucieux d’en partir, il est finalement resté toute la guerre, comme Paris, encerclé par les Prussiens. C’est Louis Boitier (Raymond Winling, op. cit., p. 726) qui reçut une blessure en combattant sous les ordres de Chanzy, dont l’armée livra des combats aux alentours de Blois, de Tours et du Mans (lire, de Chanzy, la Campagne de 1870-1871. La deuxième armée de la Loire, Plon, 1871).

Faut-il comprendre : « gardes mobiles de l’armée de la Loire [e. g. Louis Boitier] ; gardes nationaux des sièges de Paris [e. g. Désiré Péguy] ; […] (pauvre) mobile [i. e. Désiré Péguy], (pauvre) garde mobile [i. e. Louis Boitier] de l’armée de la Loire [i. e. Désiré Péguy] et de l’armée de Chanzy [i. e. Louis Boitier] » ? La distribution des références que produirait une double figure stylistique — chiasme suivi de membres rapportés — serait erronée : Désiré Péguy n’appartint pas aux mobiles de l’armée de la Loire mais à ceux du département du Loiret (envoyés à Paris, nuance de taille). Charles Péguy songe ici probablement à Boitier, avant de penser, dans la suite du passage, à son père. L’hommage à ce dernier, pour être bref et moins bavard, n’en est que plus ému. L’effet saisissant du parallèle se trouve déjà dans Lt.-col. E. Ledeuil, Parallèle de la défense sur la Loire et à Paris, Sagnier, 1871 (cité dans Pierre Dufay, Bibliographie sommaire de la première et de la deuxième Armée de la Loire, Champion, 1909).

[143] Comparez avec le vers : « Mon père, ce héros au sourire si doux [...] » (Victor Hugo, La Légende des siècles, 1re série, XIII. « Maintenant », « Après la bataille », v. 1). On peut songer aussi aux Acta sanctorum.

[144] Ch. Péguy, L’Argent [février 1913 ; C 809]. Voir André Devaux, op. cit., p. 7-14 ; Guy Lecomte, « Charles Péguy, départ dans la paternité et départ dans l’action socialiste », FACP n° 209, avril 1976, p. 19-23 ; Germaine Péguy, « Le Père » in Charles Péguy, Cahiers de l’Herne, 1977, p. 64-66.

[145] Ch. Péguy, Dialogue de l'histoire et de l’âme charnelle [posth. ; juillet 1912], B 717, 717-718, 724, 741, 743.

[146] Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne [posth. ; juillet 1914], C 1299, 1301. On rapprochera paradoxalement cette idée d’une sentence de la Thèse (p. 69, citée par Francine Lenne, op. cit.): « Parler de ce qu’il ne connaît pas demeurera toujours l’occupation préférée de l’homme. »

R. Johannet témoigne (op. cit., p. 813) : « Son père était beauceron. Péguy regrettait beaucoup de ne l’avoir pas connu. Au commencement de la Vie de Bayard, le Loyal Serviteur rappelle que le père et le grand-père de son héros moururent à la guerre pour le roi contre les Anglais. Le père de Péguy était mort, lui aussi, pour la France […] » Or Péguy, d’après le témoignage des Tharaud, s’identifie au Loyal Serviteur (Pour les fidèles de Péguy, Dumas, 1949, p. 103). Identification que confirme un passage en C 582 où Péguy se souvient de l’auteur de l’Histoire du bon chevalier sans paour et sans reproche, gentil seigneur de Bayard (1527).

[147] R. Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, op. cit., p. 198 ; sans aller jusqu’à penser que Charles Péguy ait « divinisé » son père ou qu’il l’ait tenu pour un « ogre » au contraire (op. cit., p. 191-192).

[148] L’explication du cancer par l’ingestion du mauvais pain n’est pas si mythologique qu’il pourrait y paraître : « Aucune étude sérieuse n’a été faite pour savoir si le stress de devoir manger leurs animaux familiers fut pour les Parisiens [durant le siège de 1870] un facteur déclenchant de dyspepsies ! » note Jacques Fournet (p. 95) dans « Responsabilité limitée des troubles de la motricité gastrique au cours des dyspepsies » (p. 91-96), article de l’ouvrage dirigé par Jacques Frexinos, De la dyspepsie, déjà cité.

[149] Selon le témoignage de madame ةmile Boivin (née Juliette Crémieux) cité par R. Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, op. cit., p. 159. Péguy reviendra sur cette première idée pour dire Bernard-Lazare mort « de faim » à cause de l’isolement qui se faisait autour de lui ; façon de parler métaphorique, parce qu’il était « mort avant d’être mort » et que la cause exacte du décès n’importe pas vraiment en définitive (Ch. Péguy, Notre jeunesse, C 57-62).

Péguy (Notre jeunesse [juillet 1910], C 58) nomme Bernard-Lazare le « patron » des Cahiers de la quinzaine. Les autres pères spirituels de Péguy : Louis Boitier, Théophile Naudy, Paul Bondois, Georges ةdet comme maîtres ; Hugo et Corneille comme auteurs ; Herr et Jaurès, figures politiques bientôt détrônées par Bernard-Lazare, figure mystique ; ةmile Duclaux comme scientifique ; Kant puis Bergson comme philosophes.

[150] Il est fondé scientifiquement de relier la dyspepsie de Charles au cancer de Désiré : il peut exister un lien psychosomatique, en cas de dyspepsie non ulcéreuse, entre des événements de la vie du patient et l’apparition du symptôme dyspeptique (lire « Dyspepsies vues sous l’angle psychosomatique » de Michel Amouretti (p. 139-143) dans Jacques Frexinos, De la dyspepsie, déjà cité).

[151] Ch. Péguy, Toujours de la grippe, op. cit., A 461.

[152] Nous ne pouvons pas analyser ici tout ce qui, dans la grippe insistante que subit Péguy à l’été 1900 (De la grippe, Encore de la grippe, Toujours de la grippe) — soit très peu de temps après avoir abandonné la rédaction de Pierre —, rappelle la mort paternelle : « En ces faits, qui m’étaient nouveaux, je reconnaissais profondément les événements anciens qui avaient obscurément frappé mon enfance contemporaine. » (A 446).

Relevons la peur de la mort qui saisit Péguy (A 404 : « […] j’eus peur. Et pendant trois quarts de journée, moitié par association, moitié par appropriation d’idées, je considérai l’univers sous l’aspect de la mortalité […] »). Des rappels thématiques à notre texte (A 401 : « […] voulez-vous me conter l’histoire de votre maladie. » ; A 407 : « Le cantonnier avait depuis bien longtemps déserté la route nationale de Chartres […] » ; A 415 : « […] l’histoire de mon remède et celle de ma convalescence et de ma guérison. ») relevant du champ lexical de la maladie (A 402 : « Je me couchai. J’étais malade. » ; A 407-408 ; A 412 : « - Vous n’avez jamais eu de pneumonie ? » ; A 454 : « Il était lésé profondément. Poitrine et système nerveux. ») et de la guerre (A 402 : « […] tout un régiment de microbes ennemis m’envahissaient l’organisme, où, selon les lois de la guerre, ils marchaient contre moi de toutes leurs forces […] ») surgissent à l’occasion d’un délire provoqué par un des pères spirituels que Péguy s’est trouvés, à savoir Lucien Herr (A 404-405) ; toute cette maladie apparaît étrangement (A 404 : « Malade pour la première fois depuis très longtemps […] ») sous le signe du 27 — multiple remarquable de 3 égal à 33 (A 407 : « Depuis vingt-sept ans […] » ; A 412 : « […] j’ai vingt-sept ans seulement. ») : Péguy a 27 ans, orphelin (et surmené, A 415) depuis 27 ans d’un père mort à 27 ans… D’ailleurs, les « voitures de l’Orléans » (A 402) rapprochent singulièrement Saint-Clair du faubourg Bourgogne…

[153] Ch. Péguy, Par ce demi-clair matin, B 141. Péguy nous apprend (dans L’Argent, C 811) que sa mère aimait à répéter cette expression : « il aura toujours du pain pour ses vieux jours ».

[154] Francine Lenne, op. cit., p. 42.

[155] Ressemblance déjà notée par Mabille de Poncheville, Vie de Péguy, op. cit., p. 11 ; et surtout Jeunesse de Péguy, op. cit., p. 48.

[156] Ch. Péguy, L’Argent [févr. 1913], C 790.

[157] Voir la première phrase de la lettre du père en 1870.

[158] Francine Lenne, op. cit., p. 113.

[159] Ch. Péguy, Encore de la grippe, op. cit., A 433.

[160] Ch. Péguy, Victor-Marie, comte Hugo [1910], § 11, C 274. Il n’y a pas loin du ventre à l’estomac !

[161] M. Saint-Clair, op. cit., p. 366-367.

[162] Ch. Péguy, Par ce demi-clair matin, B 142 cité par R. Burac, Charles Péguy, op. cit., p. 19.