Péguy

 

Extrait de la Ballade du cœur de Charles Péguy :

 

Ô cœur je te connais

tu aimes mieux

la peine cette laine

et ce harnais ;

 

que la joie et la soie

Ô spécieux,

La joie est une proie

Hétérogène.

 

Ô cœur tissé de joie

Sur fond de peine,

La joie est une proie,

La peine est reine.

 

Ô cœur îles de joie

Sur fond de peine,

La joie est une soie

Sur fond de laine.

 

 

Extrait de la Préface de La Grève de Jean Hugues :

 

Le classique se connaît à sa sincérité, le romantique à son insincérité laborieuse.

 

 

 

Romain Vaissermann, université d’Orléans

 

« Ô cœur sincère ». Péguy et la sincérité classique

 

 

Que soit pardonné ce titre qui ment, pour plusieurs raisons. La citation pourrait provenir de La Ballade du cœur qui a tant battu puisqu’elle contient quatre syllabes non dénuées de poésie, conformément au mètre utilisé dans cette ballade qui constitue sans doute l’écrit le plus secret qu’ait élaboré Charles Péguy, publié pour la première fois en 1941 et plus récemment en 1975, dans un ordre tout différent : la Ballade ne pose-t-elle pas de redoutables problèmes d’édition – proches de ceux que posent les Pensées de Pascal – parce que c’est l’écrit de Péguy où le confiteor se fait le plus intime ?

Péguy n’a pourtant jamais écrit de tels mots dans ce long poème où le cœur se voit associé à presque tous les qualificatifs possibles, semble-t-il[1]. Aucun mot même de la famille de « sincérité » dans cette œuvre-confidence où Péguy se repent en des termes très durs envers lui-même, d’un amour adultère non partagé. Péguy « tant de fois délateur », n’a pas l’outrecuidance d’associer directement à sa plainte amoureuse une épithète dont il sait utiliser l’étymologie latine supposée :

 

Cœur tant de fois crevé,

Poche de fiel,

Ô vase inéprouvé

Source de miel

 

Ô cœur d’un seul tenant

Proconsulaire

Comme un grand continent

Péninsulaire[2]

 

Malgré la pente géographique de la comparaison, c’est bien ici le miel pur de toute cire d’abeille qui affleure. Mais quittons l’étymologie trop belle pour être fidèle et cette ballade dont l’on ne saurait nier la sincérité pour définir ce qui fait que, pour Péguy, une écriture sera sincère ou ne sera pas.

L’adjectif « sincère » définit précisément chez Péguy la plus grande qualité du classique, à condition de préciser tout de suite que Péguy en vient à cette idée en rendant compte d’œuvres d’un auteur que les manuels se gardent de classer parmi les classiques, à savoir Émile Zola, dont Péguy a lu avec attention l’article « J’accuse » et le roman Fécondité (premier volume des Quatre Évangiles), publiés en 1898-1899 :

 

Cette ordonnance classique [du « J’accuse »] ne consiste pas, comme Hugo se l’est sans doute imaginé, à introduire dans le discours des répétitions artificielles. Au contraire elle consiste à ne pas introduire dans le discours des variations artificielles, à dire toujours la même chose, quand c’est toujours la même chose. Ainsi entendue, l’ordonnance classique est un effet de la sincérité. Je crois bien que la sincérité est le caractère le plus profond de Zola. Son entière sincérité est le fondement même de sa toujours jeune naïveté.[3]

 

Nul doute que ces propositions stylistiques, d’importance majeure puisqu’elles congédient une certaine influence hugolienne souvent remarquée chez Péguy en même temps qu’elles expliquent le stylème caractérisant aux yeux de nombreux critiques l’écriture péguienne (les fameuses répétitions), furent l’objet d’une rédaction longuement mûrie. Et Péguy de surenchérir en prétendant ajouter la vérité de la critique à la sincérité de l’œuvre : « À une telle œuvre de sincérité, nous devons sincèrement la vérité entière. »[4] Aussi Péguy peut-il, dans son langage étonnant, reprocher à Zola, à peine nommé « classique », de n’être « pas entièrement ni exactement réaliste »[5].

Sur ce point crucial de son esthétique littéraire, Péguy ne variera jamais. Bien entendu, si la sincérité caractérise le classique, c’est le romantisme qui tombe dans l’insincérité : « […] nous en tenant […] aux tragédies classiques françaises et aux drames romantiques en français, nous devons constater que le classique se connaît à sa sincérité, le romantique à son insincérité laborieuse »[6], déclare-t-il en décembre 1901. Il faudrait donc trouver en la revue des Cahiers de la quinzaine l’œuvre « exactement sincère » de la Belle Époque, du moins si la réalité a pu répondre aux attentes du gérant, pour qui avait conçu le rêve d’un « journal vrai » qui « n’embellirait jamais les faits » et qui « n’embellirait jamais les espérances même »[7].

Au panthéon du jeune Péguy trône bien sûr, aux côtés de Zola, la figure de Jaurès parce qu’il a une sincérité « rare » :

 

Qu’on nous entende bien : il ne s’agit évidemment pas ici de la sincérité ordinaire ; il est trop évident qu’elle n’est pas à mettre en cause. Mais un assez grand nombre d’hommes, qui ne sont sincères que ordinairement, ne veulent pas ou, ce qui revient presque au même, ils ne savent pas voir tout le réel comme il se présente, et ils font des systèmes de poésie ou des systèmes de philosophie.[8]

 

Jaurès est en prise avec la réalité, car la sincérité vient de la réalité et y retourne en action : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste »[9], selon la citation fameuse que l’on coupe, hélas, toujours à son tournant. Car la phrase continue : « voilà ce que nous sommes proposé depuis plus de vingt mois, et non pas seulement pour les questions de doctrine et de méthode, mais aussi, mais surtout pour l’action. » Et, plus précisément qu’à l’action, la vérité conduit à la victoire, tel est l’enseignement de l’Affaire Dreyfus : « Car ce fut la force révolutionnaire de la vérité qui nous donna la victoire. »[10] Jaurès est classique parce que sincère, et sincère parce qu’il croit ce qu’il écrit[11]. Péguy ne cesse d’opposer à ses « classiques » les Romantiques de l’Histoire littéraire[12]. Curieux classiques qui sont donc classés avec ceux (ou pire : comme ceux) qui parlent mal[13] ! Et, de même, curieux Cahiers dont l’argument de vente est qu’ils sont donc mal écrits ! « Abonnez-vous aux Cahiers parce qu’ils sont sérieux, sincères, modestes, et que leur vie est difficile. »[14] Péguy s’engagea dans la gérance des Cahiers à corps perdu, y perdit de l’argent sans doute mais sut du moins s’engager plutôt que de suivre la voie tracée pour lui, à savoir l’enseignement. Regretta-t-il ce choix parfois, comme on le fait d’une erreur ? Péguy y répond quand il dit : « je plains celui qui à vingt-cinq ans n’est pas le dernier des imbéciles, des niais, des confiants »[15]. Péguy n’a pas l’humeur d’un renégat : il ne faut pas croire « que nous renierons jamais un atome de notre jeunesse »[16] – ce qui n’empêche pas certaine « pensée de derrière la tête »[17]

Toute l’œuvre ultérieure montre, certes, un infléchissement : des deux pôles objet/sujet, c’est la réalité fuyante et mouvante qui se dérobe[18], ainsi que les mots pour le dire, et non le sujet – base solide pour Péguy, les insincères étant jugés par eux-mêmes. « Le maître regarde en dedans », certes : l’artiste suit son inspiration, quand il la tient[19]. « Descendre en soi-même, c’est la plus grande terreur de l’homme » et n’est pas possible pour tous, confie Péguy en pensant à de pénibles souvenirs, mais peut-être aussi à certains traumatismes psychologiques[20].

Mais jamais la valeur de la sincérité ne sera remise en cause, notamment parce que d’elle découle la sincérité du style :

 

Ne me parlez pas de ce que vous dites. […] C’est cela, c’est le ton, c’est le style, c’est la résonance de ce que vous dites que j’attends, et alors, que j’entends, que j’écoute. Parce que cela est de vous, parce que cela est de l’homme même, parce que cela seul existe, à condition, uniquement, et sous cette, seule, réserve, que vous, existiez, que vous soyez.[21]

 

Péguy n’est pourtant pas plus proche de Buffon que moraliste à la manière des kantiens, arrivistes qui éprouvent le besoin de prêcher la morale[22]. Aussi répudie-t-il peu à peu le terme seul de « sincérité » au profit d’« honnêteté », applicable à une édition[23] comme au commerce :

 

La malfaçon concourt au vol – et même on peut dire qu’elle est une sorte du vol. Tout ce qui va contre l’honnêteté commerciale va contre le socialisme comme tout ce qui va contre l’honnêteté industrielle va contre la révolution. Cette proposition, que le socialisme est une généralisation du vol, n’a jamais été soutenue que par des bourgeois imbéciles.[24]

 

« Il faut écrire dans les lignes. Il faut parler dans les mots. », telle est non pas la recette mais le signe de la « prose honnête ou sérieuse »[25] d’un Péguy incapable de mentir[26], même si par paradoxe il en vient à déclarer qu’« il ne faut jamais dire ce que l’on pense »[27]. Éviter encore les comparaisons littéraires, ne pas rechigner à (se) répéter, puisqu’aussi bien le bégaiement prouve la sincérité[28]. Être simple plutôt que faire le malin[29]. Se laisser finalement écrire par la réalité :

 

Ainsi la sociologie de M. Brunetière, sociologie littéraire ou sociologie de l’histoire de la littérature, n’est qu’une projection au-dehors, une image projetée de ce que M. Brunetière se sent en lui-même. […] À moins que l’opération réciproque, inverse, d’ailleurs bien connue, ne se soit produite aussi et en même temps, que l’opération n’ait aussi retenti sur l’opérateur, le travail sur le travailleur, sur l’ouvrier de ce travail, qu’elle ne l’ait par ce retour en contrecoup formé, reformé à son image, que ce ferme propos, cette volonté arrêtée, ce souci, cette préoccupation de faire de la sociologie n’ait, par une manifestation nouvelle de cette même sincérité, mais cette fois par une manifestation particulière de sincérité opératoire, de la sincérité de métier, de la sincérité au travail, rendu l’auteur lui-même objet et matière de sociologie.[30]

 



[1] Charles Péguy n’a pas écrit non plus l’expression donnée (comme exacte) au sous-titre de : Jean Bastaire, « Le regard de Péguy sur Zola. Un paysan formidablement sincère », L'Amitié Ch. Péguy, n° 81, janv.-mars 1998, pp. 30-36.

[2] Ch. Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, pp. 1302-1303.

[3] Ch. Péguy, « Les récentes œuvres de Zola », Le Mouvement socialiste, nos 20 et 21, 1er et 15 nov. 1899, repris dans Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1992, t. I, p. 246. – Péguy a 26 ans et Zola 59 ans : l’adjectif « jeune » en est presque comique.

[4] Op. cit., t. I, p. 261.

[5] Op. cit., t. I, p. 258.

[6] Dans la préface à La Grève de Jean Hugues (CQ III-6), op. cit., t. II, p. 862.

[7] « Littérature et philosophie », La Revue socialiste, n° 157, 15 janvier 1898, repris dans Œuvres en prose complètes, op. cit., t. I, p. 246.

[8] Œuvres en prose complètes, op. cit., t. I, p. 208-209.

[9] Op. cit., t. I, p. 291-292. – Un autre texte revient sur ce point : op. cit., t. II, p. 1252.

[10] Op. cit., t. I, p. 295.

[11] C’est ainsi en effet que Péguy définit la sincérité : op. cit., t. I, p. 757.

[12] Entre autres passages : op. cit., t. I, p. 418, p. 1015-1016 (« Ceux qui aiment le travail sincère et ceux qui aiment les mensonges rituels des cultes romantiques sont peut-être séparés par le plus profond des dissentiments contemporains. ») ; op. cit., t. III, p. 987…

[13] Op. cit., t. I, p. 752.

[14] Op. cit., t. I, p. 1685.

[15] Op. cit., t. I, p. 1368.

[16] Op. cit., t. III, p. 389.

[17] Op. cit., t. I, p. 1420, 1434.

[18] Op. cit., t. II, p. 107, 333 ; t. III, p. 1159. Les deux mots sont critiqués par Péguy comme jargonneux (t. II, p. 631).

[19] Op. cit., t. III, p. 1169.

[20] Op. cit., t. III, p. 1190.

[21] Op. cit., t. II, p. 820-821. – Cf. « […] je ne juge pour ainsi dire jamais un homme sur ce qu’il dit, mais sur le ton dont il le dit. » (op. cit., t. III, p. 555) ; « c’est le ton et la matière qui fait l’œuvre, infiniment plus que le sens. » (op. cit., t. III, p.  1042).

[22] Op. cit., t. II, p. 306-311, 447.

[23] Op. cit., t. I, p. 1851 et t. III, p. 1135.

[24] Op. cit., t. II, p. 473.

[25] Op. cit., t. II, respectivement p. 572 et 20.

[26] Op. cit., t. III, p. 580.

[27] Op. cit., t. III, p. 808.

[28] Op. cit., respectivement t. II, p. 942 et t. III, p. 913.

[29] Comparer op. cit., t. III, p. 844 et p. 198.

[30] Op. cit., t. II, p. 634.