L'Arche... d'alliance chez Péguy

Romain Vaissermann

 

Il est de bon ton de dénigrer la culture de Péguy et spécialement de douter de l'orthodoxie de sa foi. Nous voudrions ici contrer cette idée en expliquant un petit vers d'Ève où Péguy est suspect de commettre une bourde biblique du plus mauvais aloi. À notre connaissance, nul n'a encore commenté le passage (page 1009 des Œuvres poétiques complètes de Péguy dans la collection « la Pléiade ») dans lequel s'inscrit ce vers, souligné par nous :

« Vous pouvez vous montrer, vertus d'appartements,
Carafes d'eau filtrée à travers des faïences.
Nous nous avons connu les arches d'alliances
Naviguant aux deux bords des premiers Océans.

[...]

Vous pouvez vous montrer, ô vertus d'aujourd'hui.
Nous nous avons connu l' antique réticence.
Et les finassements de notre fourbe ennui
Ne valent pas le quart de l'antique décence. »

Cité par Albert Béguin dans L'Ève de Péguy (page 87), le premier quatrain s'y voit ainsi commenté : « D'une part un monde, celui de la vertu, fait de raideur, de fausses clartés, d'éclats, de réparations, de maigres défenses, monde par lequel Péguy invente tout un vocabulaire qui le ridiculise; d'autre part un monde qui s'y oppose, celui du paradis, de l'aisance, du jeu, de la générosité, du silence. C'est l'un de ces passages, dans Eve, où la bonne humeur de Péguy corrige sa tristesse, et où le sentiment de la disproportion entre l'ancienne pureté et sa caricature suscite en lui une gaîté cent fois rebondissante. [...] Mais ce rire, si franc pourtant, cet amusement si libre, traduit un sentiment de désespoir: sentiment du vide, de la vanité dérisoire, des efforts terrestres, des raidissements humains. [...]. L'homme installé dans la médiocre existence des habitudes, l'homme inférieur au crime autant qu'au bonheur, à la vraie souffrance autant qu'à la transparente pureté, l'homme est peu de chose ! Cœur de faience et sabre de bois, il vit dans une ignorance protectrice et ruineuse de son être. »

À ce commentaire de fond, ajoutons l'explication des « arches d'alliances » grâce au co-texte. Car selon son sens canonique, les expressions « arche, arche sainte, arche du Seigneur, arche d'alliance » désignent toutes ce même coffre (1m25 x 0m75 x 0m75) en bois de cèdre plaqué or renfermant les deux tables de la Loi donnée à Moise, recouvert d'un couvercle (en or massif : c'est le trône de Yahvé) dit « propitiatoire » (car au jour des expiations, le grand prêtre l'encense et l'asperge du sang d'un bouc sacrifié), surmonté de deux chérubins chacun d'un côté, transportable grâce à des barres de portage qui s'enfilent dans quatre anneaux latéraux, placé et vénéré sous le tabernacle à l'origine puis dans le Saint des Saints du temple de Salomon. Quand Nabuchodonosor brûla la maison de Dieu, l'arche disparut; mais elle reviendra à la parousie.

Pourquoi donc Péguy emploie-t-il le pluriel et pourquoi les fait-elles naviguer ? Voici notre explication. Rappelons que le poète fait parler Jésus dans toute Ève. Ici donc Jésus, se plaçant dans la perspective du jugement dernier (tel est le sens de ce présent exhortatif), imagine le témoignage, comme accusées, de vertus modernes (tel est le sens de « se montrer »). La libre invite du premier hémistiche s'adresse à des entités personnifiées dont Béguin donne quelques exemples et qui se trouvent dépréciées par une construction de complémentation qui paraphrase une expression plus répandue: les vertus « domestiques ». Le pluriel réfère bien aux appartements au sens concret et amoindrit encore l'espace où cette vertu de la maison se confine. Le mot « appartements », relève du registre bas, n'est pas d'emploi classique et sa péjoration ressort nettement de son insertion en un alexandrin à la facture autrement traditionnelle. La première métaphore qu'introduit la complémentation joue sur les notions d'abstrait et de concret ; ce que redouble la seconde métaphore au deuxième vers, non plus en « X de Y » mais en aposition : « X, Y ». Le parcours par lequel l'eau dont il est question a été domestiquée constitue une chute: le groupe nominal figé « carafes d'eau » se trouve brusquement étendu par une complémentation de son deuxième nom : « carafes (d'eau) » devient « carafes (d'eau (filtrée (à travers des faiences) ) ) » ; les « faiences » appartiennent encore à ce domaine de la décoration domestique. Rien n'y rappelle plus l'eau sauvage, l'eau naturelle. Le passage par la surface (ou la superficialité) de la faience, le filtrage, la mise en carafe sont trois dégradations de l'Eau. S'y opposent nettement les deux vers suivants. Le rythme le montre, avec rétrécissement des débuts de vers puis harmonie du quatrième vers : 3/3 // 2/4 ; 2/2/2 // 3/3 ; 1/3/2 // 2/4 ; 3/3 // 3/3. Le déréglage réapparaît dans le deuxième quatrain, que nous donnons pour aider à comprendre le sens de ces vers qui peuvent sembler parfois hermétiques : 3/3 // 1/2/3 ; 1/3/2 // 2/4 ; 1/5(?) // 2/2/2 ; 2/4 // 3/3. L'emphase, dans l'opposition parataxique des deux parties du quatrain, porte sur la personne de l'énonciateur : Jésus, et à travers lui tous les hommes. La valeur d'accompli du verbe (experti sumus) exprime que cette expérience est acquise une fois pour toutes.

Mais le pluriel choque : faut-il y voir allusion aux trois alliances dont Marie-Alice Belle parle non loin d'ici ? Les arches désigneraient l'arche de Noé, l'« arc-en-ciel » (comme le dit Michel Launay), l'arche du Seigneur proprement dite ; les alliances désigneraient parallèlement celles de Dieu avec Noé, avec sa descendance, avec Abraham, avec Moïse. Et ce serait uniquement le signifiant de l'arche d' alliance qui serait employé, de même que ce ne serait que le signifié de 1’arche de Noé auquel il serait allusion dans la suite de l'image... Sans compter que l'arche de Noé est un grand vaisseau de bois formant coffre et que l'arche d'alliance a le pouvoir d'écarter les eaux du Jourdain : les deux arches en français, dont celle de Noé vient du latin classique arcus et dont celle du Seigneur du latin classique arca, ne désignent pas des objets si dissemblables... Aussi la culture de Péguy est-elle sauve et ses images (vertus d'appartements-carafes; arche d'alliance-arche de Noé), même s'il faut encore noter que l'on peut, malgré l'absence de virgule après « alliances », rattacher le participe présent du vers 3 au sujet « nous » – ce qui ferait alors de la navigation une image de la transhumance juive terrestre entre (selon notre savoir géographique) Atlantique via la Méditerranée et océan Indien via le Golfe persique ou la Mer rouge... Car il n'y avait plus de bords lors du déluge ! Le chiffre « deux » devant s'entendre peut-être comme exprimant la complétude plus que le nombre 2. Car la valeur épique de la majuscule des « premiers Océans » redonne par contre-coup au chiffre une fonction moindre: celle de remplir le vers par une antithèse facile (deux vs premiers), typique d'une écriture débridée – à la Hugo – comme la critique Péguy.

Il nous semble donc en conclusion que Péguy savait parfaitement ce qu'était l'arche d'alliance et ce qu'était l'arche de Noé. Mais il sentait que ces diverses figures de l'alliance dans l'ancien Testament eles-mêmes peuvent s'allier dans la poésie, non pas libre vis-à-vis de la théologie, mais tout bonnement supérieure. Le prétendu hermétisme de certains vers de Péguy ne vient pas d'un vocabulaire recherché jusqu'à l'abscondité ; au contraire, le mouvement est de divulguer, par des images que l'on peut comprendre à différents niveaux, une vérité complexe. Jésus en tant que juif a tout connu : l'histoire de son peuple en remontant même au déluge, l'unité de cette histoire. Autres eaux, autres navigations que nos bouteilles aseptisées et que nos périples trans-océaniques. L'arche d'alliance ayant été brûlée, la terre attend son retour et la présence de Dieu est plus nettement encore qu'auparavant omniprésence : dans et hors les coffres, dans l'eau mais celle qui se mêle au vin, sur terre et mer (et ciel), dans et hors la poésie, chez Péguy ou ailleurs.

 

R.V.

 

Article paru dans un numéro de Sénevé.