Digressions de Péguy dans Paris

 

Digression est, en français, attesté d’abord en un sens abstrait et, en deuxième lieu seulement (chose assez rare), en un sens concret métaphorique – sens spécialisé en astronomie et désignant « l’écart apparent d’une planète par rapport au soleil ».

Mais le premier sens en fréquence et dans l’histoire du vocabulaire français désigne sous le mot de digression une figure à la fois stylistique et rhétorique macrostructurale : elle joue non sur quelques mots mais sur l’ensemble du texte. Pour lier les deux sens du mot, disons que la digression textuelle, comme la digression astrale, est un écart, apparent, de la ligne du récit, dû à un circuit quasiment hors-sujet. Unité profonde des sens qui justifie notre étude géotextuelle, la première croyons-nous à se donner comme seul but la description de la géographie propre à l’écrivain Péguy – après un numéro du Bulletin de l’Amitié Charles Péguy sur le paysage[1], le succès de la « géopoétique » de Kenneth White et quelques études biographiques attentives aux lieux de mémoire péguiens.

Les péguistes sur ce point retardent[2] – il n’est que de rappeler la trouvaille de la méthode d’écriture proustienne nommée métaphoriquement « marguerite ». À la différence de la méthode dite de la grande ceinture, dessinât-elle une rosace plus centripète et spirituelle, la digression péguienne semble figurer la lecture grecque de l’oméga majuscule « Ω », où la courbe excentrique interrompt le récit plat. Voilà Péguy « l’analphabète » vu sous un nouvel angle ! Et d’abord à partir de la capitale Paris.

 

***

 

A. - Péguy en mouvement autour de la capitale

 

Deux faits qui s’opposent : Péguy classé comme écrivain patriote et Péguy classé comme sédentaire. Nous voudrions illustrer de quelle patrie il s’agit et, au contraire de l’idée commune, combien Péguy est peu sédentaire.

 

La France de Péguy : petite patrie et patrie

 

Péguy fluvial

Charles Péguy est bien un auteur de langue française, peu marqué par les régionalismes de sa grand-mère (venue du Bourbonnais à la fin août 1857 : sa jeunesse à Gennetines [Allier] et ses débuts dans la vie active à Moulins [Allier] eurent cette région pour cadre[3]) ni par le parler orléanais qu’il put entendre dans son enfance (à Orléans et dans les villages proches d’Orléans, à l’est : lieux de promenade, d’où viennent les Péguy et où vivent encore des cousins de Charles Péguy du côté paternel). Avant de quitter Orléans pour Bourg-la-Reine (dans l’orbite de Paris), Péguy définissait sa géographie personnelle par rapport à la capitale du Loiret, Paris n’étant que la ville abstraitement capitale, concrètement parricide.

Dans Orléans, certains lieux restent plus particulièrement attachés à la mémoire de Péguy : la rue du faubourg Bourgogne (une plaque remplace désormais la maison natale, hélas démolie), le cloître de Saint-Aignan l’École normale du Loiret et son École primaire annexée[4], le lycée Pothier alors tout bonnement appelé « lycée d’Orléans » (une plaque commémorative dans l’enceinte du lycée mentionne le lieutenant Charles Péguy dans les combattants de 1914-1918), le café de la Demi-lune (qui reste en activité), la place du Martroi bien sûr, lieu d’un défilé en 1909, la propriété vinicole au lieu dit « le Cabinet-Vert » au bord de la Loire au faubourg Bourgogne[5], la rue du Tabour (lieu péguiste, où s’est fixé le Centre Charles Péguy depuis 1964).

Mais le petit orléanais sort de sa ville[6] : son lieu d’habitation même, un faubourg, signe de l’arrivée récente de sa famille en ville (et il faudra se souvenir que Péguy n’est devenu orléanais d’adoption qu’à titre posthume, la gloire aidant, et que nul n’est prophète en son pays), le poussait à rejoindre les terres de ses aïeux : le Val d’Orléans allant de Saint-Jean-de-Braye à Chécy, Bou et Mardié, jusqu’à la forêt d’Orléans par Vennecy, jusqu’au Gâtinais…

Et sa pensée ou ses pas foulaient le fleuve qui y coule en méandres : la Loire, de bien plus de conséquence pour Péguy que le Loir (P 1500). La Loire, châtelaine (telle qu’elle coule entre les « Châteaux de Loire ») majestueuse (surtout les années d’inondation ! P 120), si calme qu’elle peut sauver Jeanne, qui refuse cette échappatoire (P 193-196) et ces mollesses (P 208-210) ; la Loire, qui définit si bien la ville d’Orléans (P 57-58, 525) – comme Tours d’ailleurs (P 401) – qu’elle en devient un repère universel même (P 618), comme l’était la Meuse pour Jeanne (P 56, 418, 508) ; la Loire si digressive, au recourbement (P 897) voluptueux et féminin (P 1333) qui tranche avec les allées rectiligne des châteaux (cf. « Châteaux de Loire » ; P 1500) ; la Loire dans un paysage que Péguy décrit avec un vocabulaire qu’on pourrait facilement appliquer à la digression dans le récit, par simple transposition (faire l’essai en B 764-766) ; la Loire dont se souviendra beaucoup la Meuse du drame Jeanne d’Arc.

Meuse fleuve de vie (P 32, 368, 1181) ou de mort (P 92), mais grand fleuve, tout différent de la Moselle (P 1223) ; bon fleuve, ignorant et doux, passant toujours et ne partant jamais (P 80-81, 93), modèle de beauté (P 790) suscitant la nostalgie (P 162) ; Meuse grisante (P 549, 1221-1222) d’être si pure (P 631), humble cependant (P 1227) et pieuse (1556) ; Meuse « inanimée » malgré tout (P 1556) ; Meuse si digressive qu’elle en dessine des îles (P 48), fleuve répétitif (P 387), « soleil » et « créature » à la fois (P 425).

Comme Jeanne, Péguy – provincial orléanais, d’où le pseudonyme de Pierre Deloire – passe de la Loire (désormais « oublieuse » et « lointaine », P 307) à la Seine (P 210) ; d’où le parallèle de la Loire avec la Seine et l’Oise, éponymes du département (P 1513). Péguy conserve, de cet apprentissage réellement ligurien et figurément (tant son voyage sur les traces de Jeanne fut bref) mosellan, le sens – tout féminin – des détours digressifs, du recourbement de la pensée et de l’écriture[7]. Le littéraire devenu remonte le cours du fleuve nourricier, à rebours de la route fluviale suivie, à partir de Moulins (Allier) en Bourbonnais, par sa grand-mère (qui tenait dans ses bras sa fille, future mère de Charles Péguy), qui enseigna à l’écrivain le langage français. Charles jeune dessinateur décrira ce fleuve avec détails ; Péguy écrivain remontera de même à son analphabétisme primaire, inventant une langue illisible, écrite à l’encre ligérienne.

Et le directeur des Cahiers, non obnubilé par la capitale, va illustrer divers points de vue régionaux aux Cahiers de la quinzaine, se posant d’emblée en « provincial ».

 

Péguy provincial

Dans le Cahier de la quinzaine I-1, une « Lettre du Provincial » fantaisiste (A 287-299) s’attire une « Réponse au Provincial » du gérant (A 299). Dans le CQ I-2, la lettre signée « Du second Provincial » (A 1598) reste d’attribution douteuse : s’agit-il de Péguy qui reprend son pseudonyme (I-8, p. 34) ou du réel Paul Collier (A 1599) ? Toujours est-il que le I-12 publie une « Deuxième série au Provincial » (A 579-587) qui est bien le fait du gérant des Cahiers.

Et puis Péguy voulut s’intéresser à la vision de l’actualité que pouvaient avoir les Français autres que les Parisiens : n’est-ce pas le sens de ces cahiers comme le « Courrier de Bretagne » par Edmond Lebret ou plutôt par un instituteur breton se cachant derrière ce pseudonyme (IV-11) ou Petites garnisons (V-12) avec « La France vue de Laval » de Félicien Challaye, le correspondant de Péguy pour les pays étrangers d’habitude, et des articles sur « Orléans vu de Montargis », ou comme la cahier inédit de Jules Isaac Courrier de Nice – comme il y a des courriers de Chine – sans oublier ni le Courrier de Martinique projeté (voir III-7) ni le Courrier d’Algérie que l’abonné Vuichard ne fera pas paraître finalement (copies de lettres des 5 et 16 juin 1903) mais seul François Dagen[8].

Ces points de vue se croisent ou, si l’on veut, se réunissent en faisceau et convergent vers Paris. Voilà donc expliqué le titre étrange du « Courrier de France » du IV-9 ! Pourtant, outre Orléans sa ville natale, Paris sa ville d’adoption, une troisième ville reste attachée au nom de Péguy : Chartres.

 

Péguy pèlerin

Péguy fit plusieurs pèlerinages à la cathédrale Notre-Dame de Chartres, où reste une plaque commémorative, apposée en juin 1962 pour le cinquantième anniversaire du premier pèlerinage de Péguy : « Charles Péguy, le samedi 15 juin 1912, s’en venait ici, à pied, de Paris, confier ses enfants à la Vierge Marie ; suivant son exemple et en son souvenir, étudiants et étudiantes de France et de l’étranger par milliers, chaque année, affluent en pèlerinage ». Le vendredi 14 juin 1912, lorsque Péguy part de sa maison de Lozère pour Chartres, , patrie du « jeune Marceau » (P 886), peut-être se souvient-il de la rencontre sportive à l'occasion de laquelle, adolescent, il aperçut pour la première fois « la flèche irréprochable » au printemps 1890 ; ou encore de s'être exclamé, lorsqu'en 1900 il visita la cathédrale: « Que c'est beau ! » Avec Alain-Fournier, qui l'accompagne jusqu'à Dourdan (Essonne), c'est une promenade, bien qu'un peu longue : elle dessine un excursus parce que Péguy accepte d’allonger son chemin pour rendre visite à la famille amie des Yvon, qui l’héberge à Dourdan : 2 rue du Puits des Champs. Le lendemain matin, les jambes commenceraient de peser au pèlerin, si sa journée ne devait s'achever, passés Sainte-Mesme et Longroy, face au « plus beau clocher du monde ». Il repart selon le même chemin, bouclé le lundi « comme un beau raid d'infanterie » ; mais il notera que « ce n'est pas la même chose d'aller à Chartres que d'en revenir ». Tel fut ce pèlerinage : un tiers d'intendance, un tiers de sport, un tiers de prière ardente. Prière que Péguy formule dans La Tapisserie de Notre Dame :

Ô reine voici donc après la longue route,

Avant de repartir par ce même chemin,

Le seul asile ouvert au creux de votre main,

Et le jardin secret où l'âme s'ouvre toute.

Pour le deuxième pèlerinage, du 25 au 28 juillet 1913, Alain-Fournier se décommande au dernier moment ; Péguy gagne Limours avec son fils aîné Marcel, puis continue seul. Sous un soleil de plomb qui manque de le tuer et dont il dira : « Ce serait beau de mourir sur une route et d'aller au ciel, tout d'un coup. » Ce pèlerinage est identique au premier par les lieux et les temps de passage.

Le 14 avril 1914, mardi de Pâques, quand la mère, la sœur et la nièce de Jacques Maritain invitent Péguy à Chartres, il ne peut refuser. Tous quatre entrent dans la cathédrale avant de repartir en train. Cet aller-retour est bien un troisième pèlerinage. Seule la mort pouvait désormais interrompre cette série de pèlerinages ; mais Péguy ne voulut pas qu'elle le fît définitivement : du front, il adresse cette requête aux siens : « si je ne reviens pas, vous irez une fois par an à Chartres pour moi ». Mots simples qui feront renaître le pèlerinage de Chartres.

Même s'il déclare à Lotte : « Je suis Beauceron. Chartres est ma cathédrale », c'est de la paroisse de Saint-Aignan, c'est d'Orléans que Péguy vient, puisque, aussi bien « dans une immense zone toutes les routes mènent à Chartres. » Mais la Beauce avait été le lieu du nouveau départ de Péguy vers la foi, comme le dit cette humble prière :

Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,

Quand on aura sur nous dit l'absoute et la messe,

Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,

Le long cheminement que nous faisons en Beauce.

 

Péguy excursionniste

Ses autres « cheminements » peuvent se compter sur les doigts des deux mains. Autant de rayons issus de Paris, ville-soleil, et y revenant par un même chemin.

Péguy va à Orange (Vaucluse) en août 1894 assister à des représentations théâtrales.

Il suit les traces de Jeanne sur les bords de Meuse, à Domremy, Maxay et Vaucouleurs (Meuse) en novembre 1895 et aux vacances de pâques de 1897.

À Semur-en-Auxois (Côte d’Or), il est précepteur en août-octobre 1895.

Il gagne Dreux (Eure-et-Loir) en train pour enquêter sur la mort suspecte de son ami Marcel Baudouin fin juillet 1896.

Il fait une excursion éclair à Roquebrune-sur-Argens (Var), en vacances, à la toute fin 1898 ; histoire de découvrir la mer en la Méditerranée (B 2042).

En 1904, le 1er mai, il se rend à Sens (Yonne) chez Jules Isaac.

Cette même année, il visitera avec son aîné Marcel le Laboratoire maritime de Wimereux (Pas-de-Calais), sur la côte près de Boulogne (Pas-de-Calais), et y retournera avec sa famille, histoire de rendre visite à un abonné des Cahiers, Charles Gravier, ancien maître de Péguy à l’école primaire annexée à l’école normale du Loiret ; histoire aussi de mieux connaître ce bout d’océan qu’est la Manche (B 1387).

Le 7 septembre 1907 au soir, il va voir Marix au Tréport (Seine-Maritime)[9].

En mai 1912, il veut partir en voiture accueillir Simone à Dieppe (Seine-Maritime) mais n’ira finalement pas[10].

Il ira en revanche plusieurs fois à Trie-la-Ville (Eure) dans le château des Casimir-Perier, par Achères (Eure)[11] ou Chaumont-en-Vexin (Eure)[12], près de Gisors (Eure) : le 15 août 1909 et une fois antérieure, puis les 18 août 1911 et 18 mars 1912 – date à laquelle Péguy ne trouve pas ses amis chez eux.

Pas de grand voyage touristique donc, mais des excursions. En matière, il y eut en revanche les deux régimes : les manœuvres, et une vraie, une trop vraie campagne.

 

Péguy en campagne

Certes, Péguy n’est guère aller en province au-delà de quelques villes pour les manœuvres :

·        Orléans (Loiret) en 1895, 1896, 1909 ;

·        Cercottes près d’Orléans (Loiret) en 1909 ;

·        Coulommiers (Seine-et-Marne) en 1895, 1896, 1898, 1900, 1902, 1909, 1911, 1913 ;

·        Guise (Aisne), Saint-Quentin (Aisne) et Ham (Somme) en 1906 ;

·        ou encore Fontainebleau (Seine-et-Marne) en 1904, 1911, 1913.

Mais il s’en souvient çà et là, souvent (ainsi en B 746, C 80-81), dans ses Cahiers et la défense nationale lui impose de se rattraper à l’été 1914 : les mouvements du front déterminent alors ses derniers jours et leurs marches forcées. Examinons son parcours de combattant au jour le jour (nous indiquons en italiques les deux temps forts de la participation de Péguy au début de la guerre : la campagne de Lorraine, le retrait vers la Marne)[13] :

 

2 août 1914

revêt son uniforme et quitte Bourg-la-Reine en train pour Paris

4 août 1914

quitte Paris en train pour Coulommiers

10 août 1914

part de Coulommiers pour le front

11 août 1914

arrive à Saint-Mihiel, marche jusqu’à Loupmont

16 août 1914

marche jusqu’à Viéville-en-Haye par Nonsard

23 août 1914

marche jusqu’à Pont-à-Mousson par Vilcey-sur-Trey

25 août 1914

marche jusqu’à Jonville-en-Woëvre

26 août 1914

marche jusqu’à Lérouville

28 août 1914

part de Lérouville en train pour le Nord

29 août 1914

marche de Tricot dans l’Oise jusqu’à Fescamps

30 août 1914

marche jusqu’à Armancourt, fait sa 1re action de feu, se replie à Ravenel

31 août 1914

marche jusqu’à Béthencourt

1er septembre 1914

marche jusqu’à Catenoy

2 septembre 1914

marche jusqu’à Luzarches

3 septembre 1914

arrive à Montmélian par Vémars

4 septembre 1914

marche jusqu’à Vémars

5 septembre 1914

part de Vémars vers Meaux et trouve la mort près de Villeroy

 

Péguy combattant a ouvert une parenthèse que sa mort a empêché de refermer : du coup, Péguy l’internationaliste voyage aisément dans les lectures que l’on fait de lui de par le monde. Il s’exporte plus que l’on peut le croire de France, de l’Île-de-France, sans doute parce que la France de Péguy, qui revendique sa provincialité, ne se limite donc pas au Loiret (terre de ses ancêtres côté paternel) et n’est pas un espace uniforme : aux méandres que dessinent certains fleuves chers à Péguy (y compris la Loire, fleuve matrice), aux marches militaires de Péguy en manœuvres ou au front (« C’est le soldat qui mesure la quantité de terre où un langage, où une âme fleurit. » [C 902]) s’opposent les allées rectilignes des châteaux de Loire (ou, aussi bien, la « belle route bien droite » [C 1466] de Beauce, fît-elle un détour par Dourdan à une échelle macroscopique) et les parcours rapides de Péguy en province (allers-retours a parte bien plus que digressifs). Mais le provincial vint à Paris puis s’en détourna et alla vivre en banlieue (subissant de nouveau l’attraction orléanaise ?), avant de se rapprocher beaucoup de Paris (mouvement centripète)… et l’approche commença par la banlieue sud…

 

Péguy banlieusard

 

Certes, l’expression est un peu rapide : la Seine-et-Oise d’alors ne ressemble pas à nos banlieues constituées et parfois déconstituées ; mais les faubourgs parisiens sont déjà de vieux souvenirs en 1900 et la banlieue, la « zone », apparaît, désertée quand elle est pauvre si ce n’est par la photographie, habitée par Péguy dans une partie fort agréable et encore rurale.

 

Saint-Clair[14]

À Gometz-le-Châtel (Essonne actuelle), on peut encore voir la petite maison, située à droite dans la fameuse côte de Gometz (B 747), qui abrita le jeune couple des Péguy en location, du 15 juillet 1899 au 15 juillet 1901.

A récemment été apposée sur le mur du 74, route de Chartres, « route nationale de Chartres » (A 425 ; notre D988) une plaque rappelant le séjour de Charles Péguy, le seul grand homme à avoir habité Gometz-le-Châtel, où Théophile Gautier mit seulement les pieds. Texte sobre : « Ici habita de 1899 à 1901 / Charles Péguy (1873 à 1914) / écrivain, poète / philosophe français / Mémoire castel-gometzienne / 16 sept. 2000 ».

Il y avait « cinq » habitants de la petite maison de Gometz-le-Châtel : les époux Péguy et leur petit enfant Marcel, la mère Baudouin et son oncle Albert Baudouin…

Pourquoi Péguy choisit-il Gometz ? La source la plus précise pour tous les renseignements biographiques concernant la période gometzienne de Charles Péguy est le livre de Marcel Péguy déjà cité.

Chaque année depuis son départ du collège Sainte-Barbe, Péguy emmenait en excursion de jeunes barbistes. Une année, ce fut à Saint-Clair. En juin, à l’époque des fraises, il acheta pour vingt francs le droit de manger des fraises récoltées sur pieds dans un champ. Se souvenant des délicieuses fraises du pays, Péguy, le moment venu de quitter le petit appartement qu’il habitait à côté de ses beaux-parents, au 7 rue de l’Estrapade à Paris, après son départ de l’École normale supérieure, décide d’habiter Gometz, attiré par la vie au grand air et escomptant que la voie ferrée projetée entre Massy (Essonne) et Chartres (Eure-et-Loir) par Gallardon (Eure-et-Loir) lui permettra une liaison rapide avec Paris où il travaille.

Mais cette « commune de Saint-Clair » (A 406), ce « village (A 425) paisible » (Robert Burac, op. cit., p. 142) entre Orsay (Essonne) et Limours (Essonne ; A 1606), alors un vrai bourg de campagne avait quelques inconvénients…

Gare la plus proche ? Non Orsay (ni non plus « la Hacquinière », autre gare desservant aujourd’hui Bures) mais Bures, moyennant un trajet de trois kilomètres accompli à pied par des chemins de traverse puis par la route. Péguy y prend le train d’une ligne administrée par la compagnie d’Orléans (A 1606), il y prend des trains qu’il appelle familièrement les « voitures de l’Orléans », pour le terminus de la ligne de Sceaux, récemment déplacé — le 31 mars 1895 — de Denfert-Rochereau à la station Luxembourg, non loin de laquelle se trouve sa boutique, 17 rue Cujas. Songeons que Saint-Clair est alors à 2 heures 30 de la gare de l’Est[15] ! Voilà pourquoi Péguy préférait rester à Paris dormir la nuit du jeudi (où il recevait aux Cahiers) au vendredi (où il suivait les cours de Bergson au Collège de France) au 19 rue des Fossés-Saint-Jacques, chez ses amis Charles dit Jean Tharaud et André Poisson.

Pas de liaison facile avec l’imprimerie des Cahiers à Suresnes : grippé, Péguy doit « faire téléphoner aux imprimeurs » (A 402)... Pas de médecin : un point d’importance avec un enfant en bas âge.

 

Orsay

Le petit Marcel s’amuse à Gometz mais souffre de fréquentes otites et doit subir plusieurs paracentèses, car la maison de Gometz est très humide : elle a été bâtie sur une source ! À l’annonce du deuxième enfant, le couple décide donc de déménager et de se rapprocher de Paris : ils choisiront une maison assez petite, à Orsay (Essonne), mais plus salubre, construite sur le versant de l’Yvette le mieux exposé au soleil, à proximité — 700 mètres — de la toute nouvelle gare du Guichet à Orsay. La gare d’Orsay est à une heure de la boutique des Cahiers : c’est déjà mieux !

Péguy s’installe à Orsay dans un lotissement dit « Madagascar » : ce quartier d’Orsay est construit en 1898 sur un sol sablonneux (ce n’est pas pour rien que les Péguy habite au 10 rue des Sablons) et à forte pente sur lequel pousse un bois qui semble parfois exotique ! L’on comprend que le jeune Péguy, qui voyait très bien de son train de Paris le lieu du futur lotissement, ait pensé là se rapprocher de Paris et épargner à sa femme la fameuse côte de Gometz, d’autant plus traître qu’elle n’y paraît pas, pour rejoindre le village de Saint-Clair. Ce nouveau lotissement, un peu décentré par rapport à la ville, avait du charme, à deux pas du lac d’Orsay. Mais il restait à l’écart. Péguy y séjourne (1901-1908) puis déménage.

 

Lozère

Alors que Palaiseau (Essonne), patrie du « jeune Bara » (P 886), abritait à la Belle époque le génial mécanicien Fernand Forest [1851-1914], inventeur du moteur à essence, son quartier de Lozère peut s’enorgueillir d’avoir accueilli en même temps que Péguy, qui y vit de 1908 à 1913, et à quelques mètres de sa maison, le mathématicien et philosophe des sciences Henri Poincaré [1854-1912]. Péguy ne fréquentera pas l’église de Palaiseau (celle de Lozère est plus récente) mais rendra visite à son instituteur, qui contrôle l’éducation que reçoivent de leurs parents les petits Péguy, à domicile.

C’est en gare de Lozère, à cinquante mètres de sa maison, que Péguy montait dans le train pour Paris, où il était rendu en quelque quarante minutes, soit à peine plus qu’aujourd’hui. Ce serait, dit la légende, le rythme régulier du choc des roues sur les rails qui aurait suggéré à Péguy la forme de la Ballade du cœur qui a tant battu, alternant les vers de six et quatre syllabes.

La Maison des Pins, « solide construction en meulière entourée d’un grand jardin planté de beaux marronniers »[16], fut au XXe siècle habitée par un autre écrivain, à partir de 1934 et pendant 30 ans : Roger Ferdinand [1898-1967], auteur dramatique dont l’on voit encore aujourd’hui un buste dans le jardin devant la maison. Une plaque commémorative apposé sur la maison du 12 rue Charles-Péguy dit : « Charles Péguy (1873-1914) habita cette Maison des pins de janvier 1908 à août 1913. C’est ici qu’il écrivit la plupart de ses grandes œuvres. Cette plaque a été apposée par les soins de l’Amitié Charles-Péguy et de la municipalité de Palaiseau le 5 octobre 1952. »

Plus que toute autre balade autour de la maison des Pins, les enfants Péguy appréciait la « promenade de la baleine » qui rejoignait le plateau de Saclay. Ainsi appelait-on un rocher aplati qui, surgissant du chemin, faisait penser au mammifère marin. Pour les besoins d’une route aménagée à l’emplacement de l’ancien, le rocher a été pour moitié taillé ; il n’en reste aujourd’hui qu’une demie baleine !

 

Bourg-la-Reine

Ville qu’il connaissait déjà, depuis le temps de sa rhétorique (Ire vétérans) au lycée Lakanal (1891-1893 : le lycée mentionne sur une plaque commémorative Charles Péguy parmi ses anciens élèves morts pendant la Première guerre mondiale) de Sceaux (Hauts-de-Seine), Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine) lui permet de gagner beaucoup de temps : la maison des Péguy reste en effet très proche d’une gare (la maison de Bourg-la-Reine jouxte la gare comme à Lozère) moitié plus proche de Paris (par rapport à Orsay ou Palaiseau) ! Le 5 rue André Theuriet, même si Léon Bloy se trouva y emménager juste après la famille Péguy endeuillée (et il fit, dit-on, exorciser la demeure !), fut hélas détruit pour y construire un immeuble où seule une plaque, visible du train R.E.R., rappelle le souvenir de Péguy.

 

Suresnes

Tous ces lieux de vie contraignaient Péguy à prendre très souvent le train : plusieurs fois par semaine, pour aller aux Cahiers (ligne du Luxembourg) ou encore à l’imprimerie par la gare Saint-Lazare.

L’imprimerie de Suresnes (Hauts-de-Seine) avec laquelle collabore Péguy dès sa scolarité à l’E.N.S. en 1897 est située au 9 rue du Pont ; c’est là que paraîtront tous les Cahiers de la quinzaine, par-delà les changements de nom et de propriétaires, jusqu’en juin 1904. À cette date, Péguy choisit de rester fidèle à son imprimeur Ernest Payen, qui fonde sa propre maison au 13 rue Pierre-Dupont (sic), juste à côté de la rue du Pont. Tous les derniers cahiers seront issus de cette adresse, même si, courant 1909, l’imprimerie s’étendra au 15 rue Pierre-Dupont et changera de propriétaire.

 

La banlieue la poésie

La banlieue n’est pas seulement un lieu de vie et de promenades pour Péguy ; l’inspiration lui vient en marchant ; il est juste et comme normal que la poésie de Péguy revienne à la banlieue, à une banlieue singulièrement embellie (elle devient le « noble Hurepoix » en P 898), à la fois rebelle (« Sept villes s’avançaient par le sud et par l’ouest », points cardinaux de la banlieue que Péguy connaît le mieux, d’expérience, comme nous venons de le voir ; P 883) et soumise à Paris (« Sous le commandement des tours de Notre-Dame. », P 887).

« La Banlieue », seconde partie du poème Les Sept contre Paris, célèbre ces noms de lieux invitations sinon à la promenade du moins à une rêverie toponymique quasi proustienne. Le vers découle comme naturellement de ces syllabes qui le remplissent : « L’Oise, l’Orge et l’Yvette et la Bièvre et la Seine » (histoire de rappeler la fluvialité péguienne ; P 884) ; « Et Clamart et Créteil et Puteaux et Nanterre » (loc. cit.) ; « Gometz, Orsay, Saclay, Villeras, Saint-Hilaire » (remontant les habitations successives ; loc. cit.) ; « Saint-Mandé, Robinson, Plessis, Bondy, Varenne, / Malakoff, Billancourt et la double Garenne[17] ; // Vanves, Sceaux, Châtillon, Fontenay, Bourg-la-Reine » (loc. cit.).

Cette banlieue est dans l’orbite de Paris par mouvement centripète ; la même (et pourtant différente !), par mouvement centrifuge, se sent aussi appeler vers Chartres, autre centre, régional celui-ci. Certes, d’une cathédrale l’autre, c’est toujours Marie, Notre Dame unique qui appelle à elle les fidèles. Et ni le son des cloches ni la vision des tours ne se gênent en se mêlant entre Paris et Chartres.

Mais un certain conflit entre ces deux attirances quasi magnétiques (on pourrait dire que la Beauce forme les champs magnétiques de Péguy !) apparaît si l’on compare « La Banlieue » à la « Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres » de la Tapisserie de Notre Dame.

L’apprentissage de la digression s’est manifestement perfectionné auprès de l’Yvette et de la Bièvre, qui, en de « creuses vallées », effectuent « leurs savants détours », détours naturels qui tranchent encore une fois sur la régularité des « longues allées » humaines (P 899). Mais le « long cheminement » de Péguy en Beauce (906) ne serpente pas : Péguy s’extrait de son quotidien, relégué au loin (« Nous arrivons vers vous du lointain Parisis. […] Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau / Et des faubourgs d’Orsay par Gometz-le-Châtel, / Autrement dit Saint-Clair ; ce n’est pas un castel ; / C’est un village au bord d’une route en biseau. », P 898-900), et va droit au but, tronçons kilométriques par tronçon kilométriques (P 902). Car Notre Dame de Paris se dresse dans une ville, où elle paraît parfois au piéton surpris qui ne la cherchait pas ; mais Notre Dame de Chartres se dresse dans des champs, visible de partout à la ronde. Si les parcours parisiens de Péguy peuvent donc échapper à l’attraction religieuse de Notre Dame de Paris et constituer des promenades digressives (par rapport à la cathédrale ou même à la boutique des Cahiers, soleil profane de Péguy, nous le verrons), le pèlerinage de Chartres se fait selon la droite et ne permet nulle excursion (sinon le détour de Dourdan et la visite de la maison des Yvon, y compris de son « jardin potager » ; P 900). « Plaine où le Père Soleil voit la terre face-à-face. » (B 744) – soit : sans digression ? Pourquoi cela ? Est-ce contradictoire avec notre propos, de montrer que Péguy appréhende son espace vital de manière digressive ? On voudra bien répondre par la négative si l’on admet que les pèlerinages de Péguy sont eux-mêmes des excursus, qu’ils sont eux-mêmes attirés par Notre Dame de Chartres c’est-à-dire par un rayonnement secondaire de par rapport à Notre Dame de Paris.

 

Si les domiciles successifs de Péguy entre 1899 et 1914 le banlieusard lui firent habiter un croissant de fait fertile en inspiration, reste que la trajectoire qu’il eût pu suivre sans sa mort au front en 1914 reste indécidable : allait-elle se rapprocher toujours davantage de Paris en restant à ses marges indéfiniment ? Allait-elle pénétrer les murs de Paris ? À maint égard, la position de Péguy par rapport à Paris reste aujourd’hui périphérique (que l’on songe que la Mairie de Paris refuse toute subvention à l’Amitié Charles Péguy au motif que Péguy n’est pas parisien de même que l’Académie française lui a parfois refusé subsides au motif que Péguy n’est pas entré sous la Coupole !). Péguy, en choisissant de s’installer en ménage hors de la capitale, a trouvé près de la vallée de la Chevreuse et du plateau de Saclay un lieu propice à un minimum de recueillement et recevant tout de même de nets échos de l’activité parisienne. À laquelle il participait aussi.

 

B. - Péguy en promenade dans la ville

 

C’est à 16 ans que Péguy fit son premier séjour à Paris (Seine), avec sa mère, à l’occasion de l’exposition universelle de 1889 : c’est assez dire si Paris lui apparut alors comme centre du monde. Il dut y retourner après la fin de sa scolarité au lycée Pothier d’Orléans. Il s’installa dès lors dans le cinquième arrondissement[18], pour ne le plus quitter mais pour en faire bien plutôt son quartier général.

Péguy, dans ses premières années à Paris notamment, rôde autour du Panthéon, qui faillit même accueillir son corps, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, avec celui de Romain Rolland.

 

Péguy autour du Panthéon

Pendant sa brève scolarité (1893-1894) au collège Sainte-Barbe (place du Panthéon), collège fameux pour sa cour dite rose (et aussi peu rose en réalité que la ville de Toulouse), Péguy aime à déambuler « au Quartier », comme il disait du Quartier latin (C 55), en causant avec les nouveaux amis qu’il s’est faits.

Interne à Sainte-Barbe, il suit les cours de Rhétorique et de Philosophie de Louis-le-Grand (123 rue Saint-Jacques, où Charles Péguy est mentionné, sur une plaque commémorative, parmi les anciens élèves tombés pendant 1914-1918). Cette découverte du Quartier latin le mène victorieusement au 45 de la rue d’Ulm (où une plaque commémorative mentionne Charles Péguy, promotion 1894, parmi les anciens élèves morts pendant la Première guerre mondiale, en 1914), où Péguy établit sa citadelle (la turne Utopie, au-dessus de l’actuelle « chapelle »), y vivant, y mangeant (au traditionnel « pot », cantine conviviale mais où les querelles entre élèves étaient fréquentes), et d’où Péguy peut maintenant lancer ses offensives dreyfusardes dans tout le cinquième arrondissement (et notamment en descendant vers la Sorbonne). Les moments de détente ne sont pas rares : promenades au jardin du Luxembourg, matinées classiques à l’Odéon. Rares moments de fête où Cécile Péguy monte rejoindre son fils dans la capitale : le bal du Centenaire de l’E.N.S. en avril 1895 ; le mariage à la Mairie du 5e arrondissement en octobre 1897.

Péguy quitte l’École et emménage dès son mariage au 7 rue de l’Estrapade, adresse où habitait déjà la famille Baudouin (Charlotte Baudouin, sa mère et son frère). Les jeunes époux habitent au 4e étage, un petit appartement de bonne qui leur fait l’affaire, sur le même palier que leur ami. Mais rapidement les papiers encombrent le bureau de Péguy !

 

17 rue Cujas

Le 1er mai 1898 était fondée la Librairie socialiste Georges Bellais au 17, rue Cujas, dans le cinquième arrondissement de Paris, avec pour locataires un « cercle collectiviste » (anarchiste) et Pro Armenia (« Groupe pour la défense des Arméniens »). C’est au siège de cette librairie que sont fondés les Journaux pour tous de Jean Vilbouchévitch, fin 1898, et Le Mouvement socialiste d’Hubert Lagardelle et de Jean Longuet, le 15 janvier 1899.

Péguy devient, début août 1899, le délégué à l’édition de la coopérative qui sauve la Librairie Georges Bellais de la faillite, tandis que Félix Malterre est nommé nouveau directeur de la librairie le 12 août 1899.

Un peu plus tard, le 2 août 1899, la Société Nationale de Librairie et d’Édition est créée, sise au même lieu, la librairie périclitant. Le 26 décembre de la même année, Péguy écrit à Herr qu’il part « pour un temps » : « Je pars comme une colonie fidèle quitte la métropole ».

 

19 rue des Fossés-Saint-Jacques

Péguy gagne alors un deux-pièces du 19 rue des Fossés-Saint-Jacques, chez Charles (dit Jean) Tharaud et André Poisson (camarade du lycée d’Orléans) : cet appartement servira à la revue à naître de dépôt principal. Le 5 janvier 1900, les dés sont jetés : la fondation des Cahiers de la quinzaine a lieu, à la même adresse, lors du lancement du premier numéro des Cahiers. En septembre de la même année, Péguy embauche André Bourgeois comme administrateur des Cahiers. En octobre, Bourgeois s’installe dans la chambre de Poisson pendant son absence ; ce dernier, dès son retour de vacances, protestera auprès de Péguy contre la situation ainsi créée (dans la version d’Auguste Martin).

Dans les années 1900, Péguy reviendra souvent au 19 rue des Fossés-Saint-Jacques : il couche alors les jeudi soir et vendredi soir chez Charles Tharaud pour recevoir tard à la Boutique le jeudi, suivre les cours de Bergson chaque vendredi 16h45 puis suivre les cours de l’École socialiste, créée par la S. N. L. É., le samedi matin.

Le service culturel de la Mairie de Paris a confié à l’entreprise JCDecaux, en 1997, le dépôt d’une borne devant le numéro 19 de la rue des Fossés-Saint-Jacques et sur laquelle on peut lire : « Histoire de Paris // Charles Péguy // Né à Orléans le 7 janvier 1873, Charles Péguy, après être passé par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et avoir suivi les cours de Bergson, est un dreyfusard militant lorsqu’il crée ici, le 5 juin 1900, ses Cahiers de la quinzaine. Entouré de collaborateurs tels Romain Rolland, Julien Benda ou Georges Sorel, il fait paraître 229 numéros jusqu’en juillet 1914, où il publie l’essentiel de ses œuvres en prose, dont Notre jeunesse en 1910. // "Lourde, répétitive, obstinée, la pensée se forme en même temps qu’elle se fait"... Après avoir retrouvé la foi catholique et accompli plusieurs pèlerinages à Chartres, Péguy meurt au front en 1914. »

Ce mobilier, apparu dans le cadre d’un programme de balisage des lieux de mémoire parisiens, destiné aux touristes comme aux résidents, rappelle à de nombreux passants l’habitant du cinquième arrondissement fidèle à son quartier que fut Charles Péguy toute sa vie durant.

 

16 rue de la Sorbonne

Le 12 novembre 1900, par suite de manque de place chez les amis, les Cahiers sont transférés au second étage du 16 rue de la Sorbonne, à côté de la Société des universités populaires au 16 rue de la Sorbonne, adresse de l’Ecole des hautes études sociales. Pages libres, tout nouvellement créées par Charles Guieysse, Daniel Halévy et Maurice Kahn, s’installent au 16 rue de la Sorbonne le 5 janvier 1901. Cette même année, Péguy ne peut que constater que le deuxième est étage toujours plein de monde. Et de penser à un nouveau déménagement, pour de bon cette fois.

 

8 rue de la Sorbonne

Le 1er octobre 1901, les Cahiers déménageront une seconde fois du 16 au 8 rue de la Sorbonne, dans un local qui prendra le nom de Boutique des Cahiers. S’y établissent aussi Pages libres et les Journaux pour tous avec Jean-Pierre créé par Robert Debré, Jacques et Jeanne Maritain ainsi qu’Ernest Psichari. Les Journaux pour tous quitteront le 25 juillet 1902 la Boutique des Cahiers pour la S. N. L. É., au 17 rue Cujas. Mais ce ne sera pas un arrêt de mort pour la Boutique des Cahiers : témoignage de la vitalité du lieu, le 31 juillet 1902, Émile Boivin y fonde L’Œuvre du Livre pour tous. D’autres défections suivront. Comme Péguy refusera l’idée d’une reprise par Gustave Téry, Jean-Pierre fera paraître son dernier numéro le 26 juin 1904. Pages libres quittent le 8 rue de la Sorbonne le 1er avril 1905.

Mais il ne faudrait pas croire que Péguy se sédentarise. Non, chaque jour à Paris, il fait des courses, accomplit des visites, suivant des trajets habituels (comme celui qu’il fait dans l’impériale Passy-Hôtel de Ville ; cf. B 734) avec certaines variations (parfois le Métropolitain, le Nord-Sud…). L’électron Péguy ne se localise pas distinctement pendant ces journées parisiennes à l’emploi du temps fort chargé. Certes, ce sont plutôt les autres qui viennent à leur soleil d’amitié ou d’intelligence : Péguy reçoit. Mais ses traces sont attestées à la gare du Luxembourg, au Collège de France, à la Closerie des Lilas, au restaurant coopératif « au coin de la rue du Sommerard et de la rue Thénard » (A 1704), chez Vachette…

On nous dira : entre ces points de chute, qu’est-ce qui prouve que les parcours dessinent vraiment des digressions ? Eh bien, la réponse est à la fois facile à faire et difficile à montrer dans le détail. Entre tous ces lieux, Péguy marche, prend le bus, le métro, court, se perd, monte les escaliers, les descend, prend le train ; la correspondance complète de Péguy attend encore un maître d’œuvre… Dans le Paris de la Belle époque, suivre Péguy n’est guère aisé, tant il fourmille, tant il écrit à droite et gauche. Quelle figure tissent les lettres écrites de Péguy et à lui ? Une toile d’araignée, le mouvement d’électrons autour du noyau, un texte où les liens hypertextuels s’entrecroisent sans harmonie ? Encore moins étudié que l’espace de vie de Péguy, son tissu de relations et la matière de son quotidien, s’il nous était connu au moins sur une petite période, part probablement d’axes majeurs et se ramifient plus finement autour d’un centre qui peut être ces amitiés barbistes (mais éparpillées dans la capitale…), ou la rive gauche de Paris (elle-même centrée sur le quartier des étudiants), ou encore la Boutique des Cahiers.

Notons donc les linéaments d’un atlas de Péguy à Paris : cette rue de Florence que Péguy montait vers Bernard Lazare mourant (C 58), vrai père qu’il enterre en « descendant et passant dans Paris » du 7 rue de Florence au cimetière de Montparnasse (C 76), l’atelier des Laurens au dernier étage du 5 rue Cassini (C 1589), le domicile de Geneviève Favre au 149 rue de Rennes (C 1550), le bureau de Poste où Péguy poste son courrier : rue Danton (C 1564), le domicile de Salomon Reinach, celui d’Émile Zola même « dans ce haut Paris serré » (C 59) ou d’Anatole France dans son « demi-grenier de la villa Saïd » (B 1338). Il marche, bien plus qu’il ne prend le tout récent métro (C 1514) aux lignes « 1 » (juillet 1900), « 2 sud » (octobre 1900), « 2 nord » (1900-1902). Péguy se plaint bien, d’ailleurs, « de courir par les rues, de filer dans les tramways, de bondir dans  les autobus […] » (B 1342). On a trop souvent vu Péguy en contemplateur ! Philippe Grosos, dans « Parler marcher se taire »[19] a raison d’évoquer la lieue, unité de mesure à visage humain (p. 124), ou les bonnes causeries de Péguy avec Halévy (p. 128), la maturation de l’œuvre que permet la marche (p. 127) mais l’efficacité d’une écriture « droit au but » (p. 129) vient peut-être à Péguy de cette autre pratique –pressée, urbaine, oppressée – de la marche.

Et pourtant, si Péguy trouve le rythme de la Ballade en train, pleure de pieuses larmes dans les tramways, les chemins de fer portent mal leur nom pour Péguy. L’écrivain prosateur marchait dans la campagne et le piéton pécheur au cœur de Paris est parfois poète : en témoignent les alexandrins célébrant la banlieue, à l’époque même de « Zone ». Qui aurait pensé que la Paris de la Belle époque inspire le vers aussi bien que la prose, la foi (le salut) autant que la luxure (la perdition) ? Les églises parisiennes proposent des haltes au croyant, les rues parisiennes aux noms témoignant de l’empreinte chrétienne sur le pays gardent le pécheur de céder à toute tentation, comme nous l’apprennent les confidences de Péguy à son ami Lotte. Non que toute la lyre de Péguy vienne de la Ville : simplement, Péguy a fait corps avec Paris, s’est identifié à ce soleil ou s’y est brûlé.

 

***

 

Nous manquons d’ouvrages comparables à ces magnifiques albums sur la Provence de Giono, de Cézanne, de Pagnol…, sur les lieux proustiens, et les biographies de Péguy se contentent de peu : une dizaine d’illustrations en plus de la couverture (très belle aquarelle du petit Charles) dans le Péguy de Simone Fraisse, quasiment rien dans La Révolution et la grâce de Robert Burac ou dans le Charles Péguy de Marc Tardieu. Notre étude ne peut suffire à pallier ce manque. Elle vient en attendant mieux…

Quittons les livres. Beaucoup de hauts lieux du péguysme se trouvent aujourd’hui balisés, même si l’on peut continuer de regretter que les demeures principales de Péguy soit n’aient pas été classées monuments historiques ni même protégées en leur temps (rappelons le triste sort de la maison natale de Péguy à Orléans, de la dernière maison de Péguy à Bourg-la-Reine) soit continuent à ne pas l’être aujourd’hui, alors qu’il est encore temps (la maison de Gometz ou celle d’Orsay) — sans que l’on aille jusqu'à craindre pour la maison des Pins à Lozère, rénovée il y a peu dans un grand respect de ce qu’était la demeure à la Belle époque.

Quelles sont ces plaques qui balisent les lieux de vie et de pèlerinage de Péguy ? Elles ont nom Orléans, rue des Fossés-Saint-Jacques, Chartres et Villeroy ; Lakanal, Louis-le-Grand, Sainte-Barbe et puis Bourg-la-Reine, Gometz, Lozère, Orsay ; rue d’Ulm, de la Sorbonne (elle t’a oublié, Péguy, celle de l’Estrapade !).

Et pourtant, Péguy, de notre avis, ne fut, certes, ni nationaliste (ou « franchouillard ») ni cosmopolite (« enjuivé »), ni sédentaire (« paysan ») ni nomade (« on the road »), mais Français, Orléanais de naissance, Parisien d’adoption. L’œuvre de Péguy montre, à un niveau microscopique, une continuelle imprégnation de la rectitude de l’écriture (sillon de l’encre, droit fil du récit) par les courbes digressives (arabesques à mettre au compte du style asiate de Péguy) et la vie de Péguy, qui rêvait qu’elle coulât comme un fleuve tranquille, traça, à un niveau macroscopique, une immense digression de la terre à la terre ; elle rejoint son œuvre en cela, si enracinée et si fluviale aussi, si digressive et si directe pourtant.

Finissons par donner la parole à Péguy, au poète de la Loire qui joint l’éloge de la digression à sa pratique, sans plus fermer la longue parenthèse que Péguy lui-même ne le fait dans cette Situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle (B 767) :

« […] admirables sinuosités ; non point – quelque barbare l'aurait dit –, non point sinuosités d'indécision, tâtonnements d'aveugle, hésitations de manchot, – mais sinuosités de détente et de caresse, enlacements, sinuosités délibérées, embrassements de la terre par le fleuve ; non point sinuosités romantiques, détours pour ne rien dire, allers et retours de contorsions et de coliques, sinuosités déclamatoires et nervosités ; mais nobles tours et détours ; admirables, patientes, lentes sinuosités ; savantes, aussi […] »

 

Romain Vaissermann



[1] Rappelons le contenu de ce numéro 58 (avril-juin 1992) novateur : Francine Lenne, « Vache dans un pré » et « Paysage avec philosophe » ; Robert Burac, « Le pays mis en page » ; Jean-Marc Besse, « Dans les plis du monde » ; François Andrieux, « L’étrangeté, limite de la ville » ; Hervé Dulongcourtil, « Une écriture de l’épuisement ».

[2] Peut-être furent-ils retardés par des questions non résolues : Chartres les mit en difficulté dans l’identification de l’auberge dont Péguy parle et qu’il situe à côté de la cathédrale ; on ne parvenait à s’entendre sur le nombre exact des trois à Chartres (à cause du témoignage flou de Marcel Péguy) ; le souvenir de Péguy en Bourgogne (cf. Jean Bastaire, « Péguy en Bourgogne », BACP, n° 76, oct.-déc. 1996, p. 217) ou en Lorraine (cf. Paul Arnaud, « Sur les pas de Péguy en Lorraine », BACP, n° 76, p. 216) était sous-estimé au profit du souvenir patriotique à Villeroy (puits de Puisieux, propriété de l’Amitié Charles Péguy ; table d’orientation ; tout récent musée de 1914-1918) et à l’ossuaire de Chauconin-Neufmontiers (alors même que le lieu exact de décès fit couler beaucoup d’encre avant d’être confirmé et que l’on préférait examiner les témoignages pour savoir si Péguy assista à la messe voire communia dans la chapelle de l’Assomption à Montmélian) !

[3] Cf. Joël Talon et Bernard Trapes, « Les origines bourbonnaises de Péguy », BACP, n° 23, juill.-sept. 1983, pp. 179-181 et Lucette Lesœurs, « Les origines bourbonnaises de Péguy », BACP, n° 73, janv.-mars 1996, pp. 38-50.

[4] Cf. Yves Avril, « Saint-Aignan et l’École normale vers 1880 », BACP, n° 56, oct.-déc. 1991, pp. 202-209.

[5] C 184, 1542-1543 ; Robert Burac, La chanson du roi Dagobert de Charles Péguy. Édition critique commentée, thèse de Paris-III, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1993, pp. 30, 302, 344.

[6] Il y revient parfois, comme le dimanche 20 octobre 1912 : FACP, n° 188, juin 1973, p. 22.

[7] Simone Fraisse, Péguy et la terre, Sang de la terre, 1988, pp. 35-38.

[8] Il signe en réalité « E. Kerr » les « Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence de l’antisémitisme en Algérie » dans le CQ IV-13 ; cf. CQ IV-18.

[9] BACP, n° 96, oct.-déc. 2001, p. 471.

[10] Lettres du 28 avril 1912 et du 25 août 1912 ; FACP, n° 161, août 1970, p. 11 et n° 188, p. 18.

[11] FACP, n° 188, p. 29.

[12] Claude Casimir-Périer (FACP, n° 188, p. 24) donne en plaisantant à Péguy un ordre de marche qui nous intéresse particulièrement en nous donnant les temps de l’époque : 8h14 départ Lozère ; 8h47 arrivée Denfert ; transfert métro nord-sud Montparnasse ; 9h24 départ Saint-Lazare ; 10h42 arrivée Chaumont-en-Vexin (cf. C 1646).

[13] Victor Boudon, Avec Charles Péguy, de la Lorraine à la Marne (Hachette, 1916), remanié dans Mon lieutenant Charles Péguy. Juillet-septembre 1914 (Albin Michel, 1964).

[14] Pour toute cette partie, lire notre article « Gometz-le-Châtel se souvient de Péguy », BACP, n° 94, avr.-juin 2001, pp. 327-333.

[15] BACP, n° 85, janv.-mars 1999, p. 94.

[16] Simone Fraisse, op. cit., p. 48.

[17] La Garenne-Colombes, chef-lieu de canton des Hauts-de-Seine. Dite ici « double » parce qu’elle appartient à un toponyme double, ou encore parce que, pour le voyageur qui va d’Asnières à Houilles-Carrières (Yvelines), sa gare apparaît comme arrêt sur deux itinéraires distincts (soit aujourd’hui : Asnières – Bécon-les-Bruyères – Les Vallées – La Garenne-Colombes – Houille-Carrières d’une part et d’autre part Asnières – La Garenne-Colombes – Nanterre-Université – Houille-Carrières) ou plutôt par allusion à Villeneuve-la-Garenne, aussi chef-lieu de canton des Hauts-de-Seine ?

[18] Jacques Boudet, « Charles Péguy, piéton du Ve arrondissement », BACP, n° 40, oct.-déc. 1987, pp. 186-190.

[19] BACP, n° 79, juill.-sept. 1997, pp. 118-134.