Digression est, en français, attesté d’abord en un sens abstrait et, en
deuxième lieu seulement (chose assez rare), en un sens concret métaphorique –
sens spécialisé en astronomie et désignant « l’écart apparent d’une planète
par rapport au soleil ».
Mais le premier sens en fréquence et dans
l’histoire du vocabulaire français désigne sous le mot de digression une
figure à la fois stylistique et rhétorique macrostructurale : elle joue
non sur quelques mots mais sur l’ensemble du texte. Pour lier les deux sens du
mot, disons que la digression textuelle, comme la digression astrale, est un
écart, apparent, de la ligne du récit, dû à un circuit quasiment hors-sujet.
Unité profonde des sens qui justifie notre étude géotextuelle, la première
croyons-nous à se donner comme seul but la description de la géographie propre
à l’écrivain Péguy – après un numéro du Bulletin de l’Amitié Charles Péguy
sur le paysage[1], le succès
de la « géopoétique » de Kenneth White et quelques études biographiques
attentives aux lieux de mémoire péguiens.
Les péguistes sur ce point retardent[2]
– il n’est que de rappeler la trouvaille de la méthode d’écriture proustienne
nommée métaphoriquement « marguerite ». À la différence de la méthode
dite de la grande ceinture, dessinât-elle une rosace plus centripète et
spirituelle, la digression péguienne semble figurer la lecture grecque de
l’oméga majuscule « Ω », où la courbe excentrique
interrompt le récit plat. Voilà Péguy « l’analphabète » vu sous un
nouvel angle ! Et d’abord à partir de la capitale Paris.
***
Deux faits qui
s’opposent : Péguy classé comme écrivain patriote et Péguy classé comme
sédentaire. Nous voudrions illustrer de quelle patrie il s’agit et, au
contraire de l’idée commune, combien Péguy est peu sédentaire.
Charles Péguy est bien un auteur de langue
française, peu marqué par les régionalismes de sa grand-mère (venue du
Bourbonnais à la fin août 1857 : sa jeunesse à Gennetines [Allier] et ses
débuts dans la vie active à Moulins [Allier] eurent cette région pour cadre[3])
ni par le parler orléanais qu’il put entendre dans son enfance (à Orléans et
dans les villages proches d’Orléans, à l’est : lieux de promenade, d’où
viennent les Péguy et où vivent encore des cousins de Charles Péguy du côté
paternel). Avant de quitter Orléans pour Bourg-la-Reine (dans l’orbite de
Paris), Péguy définissait sa géographie personnelle par rapport à la capitale
du Loiret, Paris n’étant que la ville abstraitement capitale, concrètement
parricide.
Dans Orléans, certains lieux restent plus
particulièrement attachés à la mémoire de Péguy : la rue du faubourg
Bourgogne (une plaque remplace désormais la maison natale, hélas démolie), le
cloître de Saint-Aignan l’École normale du Loiret et son École primaire annexée[4],
le lycée Pothier alors tout bonnement appelé « lycée d’Orléans » (une
plaque commémorative dans l’enceinte du lycée mentionne le lieutenant Charles
Péguy dans les combattants de 1914-1918), le café de la Demi-lune (qui reste en
activité), la place du Martroi bien sûr, lieu d’un défilé en 1909, la propriété
vinicole au lieu dit « le Cabinet-Vert » au bord de la Loire au
faubourg Bourgogne[5], la rue du
Tabour (lieu péguiste, où s’est fixé le Centre Charles Péguy depuis 1964).
Mais le petit orléanais sort de sa ville[6] :
son lieu d’habitation même, un faubourg, signe de l’arrivée récente de sa
famille en ville (et il faudra se souvenir que Péguy n’est devenu orléanais
d’adoption qu’à titre posthume, la gloire aidant, et que nul n’est prophète en
son pays), le poussait à rejoindre les terres de ses aïeux : le Val
d’Orléans allant de Saint-Jean-de-Braye à Chécy, Bou et Mardié, jusqu’à la
forêt d’Orléans par Vennecy, jusqu’au Gâtinais…
Et sa pensée ou ses pas foulaient le fleuve qui y
coule en méandres : la Loire, de bien plus de conséquence pour Péguy que
le Loir (P 1500). La Loire, châtelaine (telle qu’elle coule entre les
« Châteaux de Loire ») majestueuse (surtout les années
d’inondation ! P 120), si calme qu’elle peut sauver Jeanne, qui refuse
cette échappatoire (P 193-196) et ces mollesses (P 208-210) ; la Loire,
qui définit si bien la ville d’Orléans (P 57-58, 525) – comme Tours d’ailleurs
(P 401) – qu’elle en devient un repère universel même (P 618), comme l’était la
Meuse pour Jeanne (P 56, 418, 508) ; la Loire si digressive, au
recourbement (P 897) voluptueux et féminin (P 1333) qui tranche avec les allées
rectiligne des châteaux (cf. « Châteaux de Loire » ; P
1500) ; la Loire dans un paysage que Péguy décrit avec un vocabulaire
qu’on pourrait facilement appliquer à la digression dans le récit, par simple transposition
(faire l’essai en B 764-766) ; la Loire dont se souviendra beaucoup la
Meuse du drame Jeanne d’Arc.
Meuse fleuve de vie (P 32, 368, 1181) ou de mort
(P 92), mais grand fleuve, tout différent de la Moselle (P 1223) ; bon
fleuve, ignorant et doux, passant toujours et ne partant jamais (P 80-81, 93),
modèle de beauté (P 790) suscitant la nostalgie (P 162) ; Meuse grisante
(P 549, 1221-1222) d’être si pure (P 631), humble cependant (P 1227) et pieuse
(1556) ; Meuse « inanimée » malgré tout (P 1556) ; Meuse si
digressive qu’elle en dessine des îles (P 48), fleuve répétitif (P 387),
« soleil » et « créature » à la fois (P 425).
Comme Jeanne,
Péguy – provincial orléanais, d’où le pseudonyme de Pierre Deloire – passe de
la Loire (désormais « oublieuse » et « lointaine », P 307)
à la Seine (P 210) ; d’où le parallèle de la Loire avec la Seine et
l’Oise, éponymes du département (P 1513). Péguy conserve, de cet apprentissage
réellement ligurien et figurément (tant son voyage sur les traces de Jeanne fut
bref) mosellan, le sens – tout féminin – des détours digressifs, du
recourbement de la pensée et de l’écriture[7].
Le littéraire devenu remonte le cours du fleuve nourricier, à rebours de la
route fluviale suivie, à partir de Moulins (Allier) en Bourbonnais, par sa
grand-mère (qui tenait dans ses bras sa fille, future mère de Charles Péguy),
qui enseigna à l’écrivain le langage français. Charles jeune dessinateur
décrira ce fleuve avec détails ; Péguy écrivain remontera de même à son
analphabétisme primaire, inventant une langue illisible, écrite à l’encre
ligérienne.
Et le directeur
des Cahiers, non obnubilé par la capitale, va illustrer divers points de
vue régionaux aux Cahiers de la quinzaine, se posant d’emblée en
« provincial ».
Péguy
provincial
Dans le Cahier
de la quinzaine I-1, une « Lettre du Provincial » fantaisiste (A
287-299) s’attire une « Réponse au Provincial » du gérant (A 299).
Dans le CQ I-2, la lettre signée « Du second Provincial » (A
1598) reste d’attribution douteuse : s’agit-il de Péguy qui reprend son
pseudonyme (I-8, p. 34) ou du réel Paul Collier (A 1599) ? Toujours est-il
que le I-12 publie une « Deuxième série au Provincial » (A 579-587)
qui est bien le fait du gérant des Cahiers.
Et puis Péguy
voulut s’intéresser à la vision de l’actualité que pouvaient avoir les Français
autres que les Parisiens : n’est-ce pas le sens de ces cahiers comme le
« Courrier de Bretagne » par Edmond Lebret ou plutôt par un
instituteur breton se cachant derrière ce pseudonyme (IV-11) ou Petites
garnisons (V-12) avec « La France vue de Laval » de Félicien
Challaye, le correspondant de Péguy pour les pays étrangers d’habitude, et des
articles sur « Orléans vu de Montargis », ou comme la cahier inédit
de Jules Isaac Courrier de Nice – comme il y a des courriers de Chine –
sans oublier ni le Courrier de Martinique projeté (voir III-7) ni le Courrier
d’Algérie que l’abonné Vuichard ne fera pas paraître finalement (copies de
lettres des 5 et 16 juin 1903) mais seul François Dagen[8].
Ces points de vue
se croisent ou, si l’on veut, se réunissent en faisceau et convergent vers
Paris. Voilà donc expliqué le titre étrange du « Courrier de France »
du IV-9 ! Pourtant, outre Orléans sa ville natale, Paris sa ville
d’adoption, une troisième ville reste attachée au nom de Péguy : Chartres.
Péguy fit plusieurs pèlerinages à la cathédrale
Notre-Dame de Chartres, où reste une plaque commémorative, apposée en juin 1962
pour le cinquantième anniversaire du premier pèlerinage de Péguy :
« Charles Péguy, le samedi 15 juin 1912, s’en venait ici, à pied, de
Paris, confier ses enfants à la Vierge Marie ; suivant son exemple et en
son souvenir, étudiants et étudiantes de France et de l’étranger par milliers,
chaque année, affluent en pèlerinage ». Le vendredi 14 juin 1912, lorsque
Péguy part de sa maison de Lozère pour Chartres, , patrie du « jeune
Marceau » (P 886), peut-être se souvient-il de la rencontre sportive à
l'occasion de laquelle, adolescent, il aperçut pour la première fois « la
flèche irréprochable » au printemps 1890 ; ou encore de s'être
exclamé, lorsqu'en 1900 il visita la cathédrale: « Que c'est beau ! »
Avec Alain-Fournier, qui l'accompagne jusqu'à Dourdan (Essonne), c'est une
promenade, bien qu'un peu longue : elle dessine un excursus parce
que Péguy accepte d’allonger son chemin pour rendre visite à la famille amie
des Yvon, qui l’héberge à Dourdan : 2 rue du Puits des Champs. Le
lendemain matin, les jambes commenceraient de peser au pèlerin, si sa journée
ne devait s'achever, passés Sainte-Mesme et Longroy, face au « plus beau
clocher du monde ». Il repart selon le même chemin, bouclé le lundi
« comme un beau raid d'infanterie » ; mais il notera que
« ce n'est pas la même chose d'aller à Chartres que d'en revenir ».
Tel fut ce pèlerinage : un tiers d'intendance, un tiers de sport, un tiers
de prière ardente. Prière que Péguy formule dans La Tapisserie de Notre Dame
:
Ô reine voici donc après la longue route,
Avant de repartir par ce même chemin,
Le seul asile ouvert au creux de votre main,
Et le jardin secret où l'âme s'ouvre toute.
Pour
le deuxième pèlerinage, du 25 au 28 juillet 1913, Alain-Fournier se décommande
au dernier moment ; Péguy gagne Limours avec son fils aîné Marcel, puis
continue seul. Sous un soleil de plomb qui manque de le tuer et dont il dira :
« Ce serait beau de mourir sur une route et d'aller au ciel, tout d'un
coup. » Ce pèlerinage est identique au premier par les lieux et les temps
de passage.
Le 14 avril 1914, mardi de Pâques, quand la mère,
la sœur et la nièce de Jacques Maritain invitent Péguy à Chartres, il ne peut
refuser. Tous quatre entrent dans la cathédrale avant de repartir en train. Cet
aller-retour est bien un troisième pèlerinage. Seule la mort pouvait désormais
interrompre cette série de pèlerinages ; mais Péguy ne voulut pas qu'elle le
fît définitivement : du front, il adresse cette requête aux siens :
« si je ne reviens pas, vous irez une fois par an à Chartres pour
moi ». Mots simples qui feront renaître le pèlerinage de Chartres.
Même s'il déclare à Lotte : « Je suis Beauceron.
Chartres est ma cathédrale », c'est de la paroisse de Saint-Aignan, c'est
d'Orléans que Péguy vient, puisque, aussi bien « dans une immense zone
toutes les routes mènent à Chartres. » Mais la Beauce avait été le lieu du
nouveau départ de Péguy vers la foi, comme le dit cette humble prière :
Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,
Quand on aura sur nous dit l'absoute et la messe,
Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,
Le long cheminement que
nous faisons en Beauce.
Ses autres « cheminements » peuvent se
compter sur les doigts des deux mains. Autant de rayons issus de Paris,
ville-soleil, et y revenant par un même chemin.
Péguy va à Orange (Vaucluse) en août 1894 assister
à des représentations théâtrales.
Il suit les traces de Jeanne sur les bords de
Meuse, à Domremy, Maxay et Vaucouleurs (Meuse) en novembre 1895 et aux vacances
de pâques de 1897.
À Semur-en-Auxois (Côte d’Or), il est précepteur
en août-octobre 1895.
Il gagne Dreux (Eure-et-Loir) en train pour
enquêter sur la mort suspecte de son ami Marcel Baudouin fin juillet 1896.
Il fait une excursion éclair à
Roquebrune-sur-Argens (Var), en vacances, à la toute fin 1898 ; histoire
de découvrir la mer en la Méditerranée (B 2042).
En 1904, le 1er mai, il se rend à Sens
(Yonne) chez Jules Isaac.
Cette même année, il visitera avec son aîné Marcel
le Laboratoire maritime de Wimereux (Pas-de-Calais), sur la côte près de
Boulogne (Pas-de-Calais), et y retournera avec sa famille, histoire de rendre
visite à un abonné des Cahiers, Charles Gravier, ancien maître de Péguy
à l’école primaire annexée à l’école normale du Loiret ; histoire aussi de
mieux connaître ce bout d’océan qu’est la Manche (B 1387).
Le 7 septembre 1907 au soir, il va voir Marix au
Tréport (Seine-Maritime)[9].
En mai 1912, il veut partir en voiture accueillir
Simone à Dieppe (Seine-Maritime) mais n’ira finalement pas[10].
Il ira en revanche plusieurs fois à Trie-la-Ville
(Eure) dans le château des Casimir-Perier, par Achères (Eure)[11]
ou Chaumont-en-Vexin (Eure)[12],
près de Gisors (Eure) : le 15 août 1909 et une fois antérieure, puis les
18 août 1911 et 18 mars 1912 – date à laquelle Péguy ne trouve pas ses amis
chez eux.
Pas de grand voyage touristique donc, mais des
excursions. En matière, il y eut en revanche les deux régimes : les
manœuvres, et une vraie, une trop vraie campagne.
Certes, Péguy n’est guère aller en province
au-delà de quelques villes pour les manœuvres :
·
Orléans (Loiret) en
1895, 1896, 1909 ;
·
Cercottes près
d’Orléans (Loiret) en 1909 ;
·
Coulommiers
(Seine-et-Marne) en 1895, 1896, 1898, 1900, 1902, 1909, 1911, 1913 ;
·
Guise (Aisne),
Saint-Quentin (Aisne) et Ham (Somme) en 1906 ;
·
ou encore
Fontainebleau (Seine-et-Marne) en 1904, 1911, 1913.
Mais il s’en souvient çà et là, souvent (ainsi en
B 746, C 80-81), dans ses Cahiers et la défense nationale lui impose de
se rattraper à l’été 1914 : les mouvements du front déterminent alors ses
derniers jours et leurs marches forcées. Examinons son parcours de combattant
au jour le jour (nous indiquons en italiques les deux temps forts de la
participation de Péguy au début de la guerre : la campagne de Lorraine, le
retrait vers la Marne)[13] :
2 août 1914 |
revêt son uniforme et quitte
Bourg-la-Reine en train pour Paris |
4 août 1914 |
quitte Paris en train pour
Coulommiers |
10 août 1914 |
part de Coulommiers pour le
front |
11 août 1914 |
arrive à Saint-Mihiel, marche
jusqu’à Loupmont |
16 août 1914 |
marche jusqu’à
Viéville-en-Haye par Nonsard |
23 août 1914 |
marche jusqu’à Pont-à-Mousson
par Vilcey-sur-Trey |
25 août 1914 |
marche jusqu’à
Jonville-en-Woëvre |
26 août 1914 |
marche jusqu’à Lérouville |
28 août 1914 |
part de Lérouville en train
pour le Nord |
29 août 1914 |
marche de Tricot dans l’Oise
jusqu’à Fescamps |
30 août 1914 |
marche jusqu’à Armancourt,
fait sa 1re action de feu, se replie à Ravenel |
31 août 1914 |
marche jusqu’à Béthencourt |
1er septembre 1914 |
marche jusqu’à Catenoy |
2 septembre 1914 |
marche jusqu’à Luzarches |
3 septembre 1914 |
arrive à Montmélian par
Vémars |
4 septembre 1914 |
marche jusqu’à Vémars |
5 septembre 1914 |
part de Vémars vers Meaux et
trouve la mort près de Villeroy |
Péguy combattant a ouvert une parenthèse que sa mort a empêché de refermer : du coup, Péguy l’internationaliste voyage aisément dans les lectures que l’on fait de lui de par le monde. Il s’exporte plus que l’on peut le croire de France, de l’Île-de-France, sans doute parce que la France de Péguy, qui revendique sa provincialité, ne se limite donc pas au Loiret (terre de ses ancêtres côté paternel) et n’est pas un espace uniforme : aux méandres que dessinent certains fleuves chers à Péguy (y compris la Loire, fleuve matrice), aux marches militaires de Péguy en manœuvres ou au front (« C’est le soldat qui mesure la quantité de terre où un langage, où une âme fleurit. » [C 902]) s’opposent les allées rectilignes des châteaux de Loire (ou, aussi bien, la « belle route bien droite » [C 1466] de Beauce, fît-elle un détour par Dourdan à une échelle macroscopique) et les parcours rapides de Péguy en province (allers-retours a parte bien plus que digressifs). Mais le provincial vint à Paris puis s’en détourna et alla vivre en banlieue (subissant de nouveau l’attraction orléanaise ?), avant de se rapprocher beaucoup de Paris (mouvement centripète)… et l’approche commença par la banlieue sud…
Certes,
l’expression est un peu rapide : la Seine-et-Oise d’alors ne ressemble pas
à nos banlieues constituées et parfois déconstituées ; mais les faubourgs
parisiens sont déjà de vieux souvenirs en 1900 et la banlieue, la
« zone », apparaît, désertée quand elle est pauvre si ce n’est par la
photographie, habitée par Péguy dans une partie fort agréable et encore rurale.
Saint-Clair[14]
À
Gometz-le-Châtel (Essonne actuelle), on peut encore voir la petite maison,
située à droite dans la fameuse côte de Gometz (B 747), qui abrita le jeune
couple des Péguy en location, du 15 juillet 1899 au 15 juillet 1901.
A récemment été apposée sur le mur du 74, route de
Chartres, « route nationale de Chartres » (A 425 ; notre D988) une plaque rappelant le séjour de Charles
Péguy, le seul grand homme à avoir habité Gometz-le-Châtel, où Théophile
Gautier mit seulement les pieds. Texte sobre : « Ici habita de
1899 à 1901 / Charles Péguy (1873 à 1914) / écrivain, poète / philosophe
français / Mémoire castel-gometzienne / 16 sept. 2000 ».
Il y avait « cinq » habitants de la petite maison de
Gometz-le-Châtel : les époux Péguy et leur petit enfant Marcel, la mère
Baudouin et son oncle Albert Baudouin…
Pourquoi Péguy choisit-il Gometz ? La source
la plus précise pour tous les renseignements biographiques concernant la
période gometzienne de Charles Péguy est le livre de Marcel Péguy déjà cité.
Chaque année
depuis son départ du collège Sainte-Barbe, Péguy emmenait en excursion de
jeunes barbistes. Une année, ce fut à Saint-Clair. En juin, à l’époque des
fraises, il acheta pour vingt francs le droit de manger des fraises récoltées
sur pieds dans un champ. Se souvenant des délicieuses fraises du pays, Péguy,
le moment venu de quitter le petit appartement qu’il habitait à côté de ses
beaux-parents, au 7 rue de l’Estrapade à Paris, après son départ de l’École
normale supérieure, décide d’habiter Gometz, attiré par la vie au grand air et
escomptant que la voie ferrée projetée entre Massy (Essonne) et Chartres
(Eure-et-Loir) par Gallardon (Eure-et-Loir) lui permettra une liaison rapide
avec Paris où il travaille.
Mais cette « commune de Saint-Clair » (A
406), ce « village (A 425) paisible » (Robert Burac, op. cit., p. 142) entre Orsay (Essonne)
et Limours (Essonne ; A 1606), alors un vrai bourg de campagne avait
quelques inconvénients…
Gare la plus proche ? Non Orsay (ni non plus
« la Hacquinière », autre gare desservant aujourd’hui Bures) mais
Bures, moyennant un trajet de trois kilomètres accompli à pied par des chemins
de traverse puis par la route. Péguy y prend le train d’une ligne administrée
par la compagnie d’Orléans (A 1606),
il y prend des trains qu’il appelle familièrement les « voitures de
l’Orléans », pour le terminus de la ligne de Sceaux, récemment déplacé —
le 31 mars 1895 — de Denfert-Rochereau à la station Luxembourg, non loin de
laquelle se trouve sa boutique, 17 rue Cujas. Songeons que Saint-Clair est
alors à 2 heures 30 de la gare de l’Est[15] !
Voilà pourquoi Péguy préférait rester à Paris dormir la nuit du jeudi (où il recevait
aux Cahiers) au vendredi (où il suivait les cours de Bergson au Collège
de France) au 19 rue des Fossés-Saint-Jacques, chez ses amis Charles dit Jean
Tharaud et André Poisson.
Pas de liaison facile avec l’imprimerie des Cahiers à Suresnes : grippé, Péguy
doit « faire téléphoner aux imprimeurs » (A 402)... Pas de médecin : un point d’importance avec un enfant
en bas âge.
Orsay
Le petit Marcel s’amuse à Gometz mais souffre de
fréquentes otites et doit subir plusieurs paracentèses, car la maison de Gometz
est très humide : elle a été bâtie sur une source ! À l’annonce du
deuxième enfant, le couple décide donc de déménager et de se rapprocher de
Paris : ils choisiront une maison assez petite, à Orsay (Essonne), mais
plus salubre, construite sur le versant de l’Yvette le mieux exposé au soleil,
à proximité — 700 mètres — de la toute nouvelle gare du Guichet à Orsay.
La gare d’Orsay est à une heure de la boutique des Cahiers : c’est déjà mieux !
Péguy s’installe
à Orsay dans un lotissement dit « Madagascar » : ce quartier
d’Orsay est construit en 1898 sur un sol sablonneux (ce n’est pas pour rien que
les Péguy habite au 10 rue des Sablons) et à forte pente sur lequel pousse un
bois qui semble parfois exotique ! L’on comprend que le jeune Péguy, qui
voyait très bien de son train de Paris le lieu du futur lotissement, ait pensé
là se rapprocher de Paris et épargner à sa femme la fameuse côte de Gometz,
d’autant plus traître qu’elle n’y paraît pas, pour rejoindre le village de
Saint-Clair. Ce nouveau lotissement, un peu décentré par rapport à la ville,
avait du charme, à deux pas du lac d’Orsay. Mais il restait à l’écart. Péguy y
séjourne (1901-1908) puis déménage.
Alors que Palaiseau (Essonne), patrie du
« jeune Bara » (P 886), abritait à la Belle époque le génial
mécanicien Fernand Forest [1851-1914], inventeur du moteur à essence, son
quartier de Lozère peut s’enorgueillir d’avoir accueilli en même temps que
Péguy, qui y vit de 1908 à 1913, et à quelques mètres de sa maison, le
mathématicien et philosophe des sciences Henri Poincaré [1854-1912]. Péguy ne
fréquentera pas l’église de Palaiseau (celle de Lozère est plus récente) mais
rendra visite à son instituteur, qui contrôle l’éducation que reçoivent de
leurs parents les petits Péguy, à domicile.
C’est en gare de Lozère, à cinquante mètres de sa
maison, que Péguy montait dans le train pour Paris, où il était rendu en
quelque quarante minutes, soit à peine plus qu’aujourd’hui. Ce serait, dit la
légende, le rythme régulier du choc des roues sur les rails qui aurait suggéré
à Péguy la forme de la Ballade du cœur
qui a tant battu, alternant les vers de six et quatre syllabes.
La Maison des Pins, « solide construction en
meulière entourée d’un grand jardin planté de beaux marronniers »[16],
fut au XXe siècle habitée par un autre écrivain, à partir de 1934 et
pendant 30 ans : Roger Ferdinand [1898-1967], auteur dramatique dont l’on
voit encore aujourd’hui un buste dans le jardin devant la maison. Une plaque
commémorative apposé sur la maison du 12 rue Charles-Péguy dit : « Charles Péguy (1873-1914) habita cette
Maison des pins de janvier 1908 à août 1913. C’est ici qu’il écrivit la plupart
de ses grandes œuvres. Cette plaque a été apposée par les soins de l’Amitié
Charles-Péguy et de la municipalité de Palaiseau le 5 octobre 1952. »
Plus que toute autre balade autour de la maison
des Pins, les enfants Péguy appréciait la « promenade de la baleine »
qui rejoignait le plateau de Saclay. Ainsi appelait-on un rocher aplati qui,
surgissant du chemin, faisait penser au mammifère marin. Pour les besoins d’une
route aménagée à l’emplacement de l’ancien, le rocher a été pour moitié
taillé ; il n’en reste aujourd’hui qu’une demie baleine !
Ville qu’il connaissait déjà, depuis le temps de
sa rhétorique (Ire vétérans) au lycée Lakanal (1891-1893 : le
lycée mentionne sur une plaque commémorative Charles Péguy parmi ses anciens
élèves morts pendant la Première guerre mondiale) de Sceaux (Hauts-de-Seine),
Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine) lui permet de gagner beaucoup de temps :
la maison des Péguy reste en effet très proche d’une gare (la maison de
Bourg-la-Reine jouxte la gare comme à Lozère) moitié plus proche de Paris (par
rapport à Orsay ou Palaiseau) ! Le 5 rue André Theuriet, même si Léon Bloy
se trouva y emménager juste après la famille Péguy endeuillée (et il fit,
dit-on, exorciser la demeure !), fut hélas détruit pour y construire un
immeuble où seule une plaque, visible du train R.E.R., rappelle le souvenir de
Péguy.
Tous ces lieux de vie contraignaient Péguy à
prendre très souvent le train : plusieurs fois par semaine, pour aller aux
Cahiers (ligne du Luxembourg) ou encore à l’imprimerie par la gare
Saint-Lazare.
L’imprimerie de Suresnes (Hauts-de-Seine) avec
laquelle collabore Péguy dès sa scolarité à l’E.N.S. en 1897 est située au 9
rue du Pont ; c’est là que paraîtront tous les Cahiers de la quinzaine,
par-delà les changements de nom et de propriétaires, jusqu’en juin 1904. À
cette date, Péguy choisit de rester fidèle à son imprimeur Ernest Payen, qui
fonde sa propre maison au 13 rue Pierre-Dupont (sic), juste à côté de la
rue du Pont. Tous les derniers cahiers seront issus de cette adresse, même si,
courant 1909, l’imprimerie s’étendra au 15 rue Pierre-Dupont et changera de
propriétaire.
La banlieue n’est pas seulement un lieu de vie et
de promenades pour Péguy ; l’inspiration lui vient en marchant ; il
est juste et comme normal que la poésie de Péguy revienne à la banlieue, à une
banlieue singulièrement embellie (elle devient le « noble Hurepoix »
en P 898), à la fois rebelle (« Sept villes s’avançaient par le sud et par
l’ouest », points cardinaux de la banlieue que Péguy connaît le mieux,
d’expérience, comme nous venons de le voir ; P 883) et soumise à Paris
(« Sous le commandement des tours de Notre-Dame. », P 887).
« La Banlieue », seconde partie du poème
Les Sept contre Paris, célèbre ces noms de lieux invitations sinon à la
promenade du moins à une rêverie toponymique quasi proustienne. Le vers découle
comme naturellement de ces syllabes qui le remplissent : « L’Oise,
l’Orge et l’Yvette et la Bièvre et la Seine » (histoire de rappeler la
fluvialité péguienne ; P 884) ; « Et Clamart et Créteil et
Puteaux et Nanterre » (loc. cit.) ; « Gometz, Orsay,
Saclay, Villeras, Saint-Hilaire » (remontant les habitations
successives ; loc. cit.) ; « Saint-Mandé, Robinson,
Plessis, Bondy, Varenne, / Malakoff, Billancourt et la double Garenne[17] ;
// Vanves, Sceaux, Châtillon, Fontenay, Bourg-la-Reine » (loc. cit.).
Cette banlieue est dans l’orbite de Paris par
mouvement centripète ; la même (et pourtant différente !), par
mouvement centrifuge, se sent aussi appeler vers Chartres, autre centre,
régional celui-ci. Certes, d’une cathédrale l’autre, c’est toujours Marie,
Notre Dame unique qui appelle à elle les fidèles. Et ni le son des cloches ni
la vision des tours ne se gênent en se mêlant entre Paris et Chartres.
Mais un certain conflit entre ces deux attirances
quasi magnétiques (on pourrait dire que la Beauce forme les champs magnétiques
de Péguy !) apparaît si l’on compare « La Banlieue » à la
« Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres » de la
Tapisserie de Notre Dame.
L’apprentissage
de la digression s’est manifestement perfectionné auprès de l’Yvette et de la
Bièvre, qui, en de « creuses vallées », effectuent « leurs
savants détours », détours naturels qui tranchent encore une fois sur la
régularité des « longues allées » humaines (P 899). Mais le
« long cheminement » de Péguy en Beauce (906) ne serpente pas :
Péguy s’extrait de son quotidien, relégué au loin (« Nous arrivons vers
vous du lointain Parisis. […] Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau /
Et des faubourgs d’Orsay par Gometz-le-Châtel, / Autrement dit
Saint-Clair ; ce n’est pas un castel ; / C’est un village au bord
d’une route en biseau. », P 898-900), et va droit au but, tronçons
kilométriques par tronçon kilométriques (P 902). Car Notre Dame de Paris se
dresse dans une ville, où elle paraît parfois au piéton surpris qui ne la
cherchait pas ; mais Notre Dame de Chartres se dresse dans des champs,
visible de partout à la ronde. Si les parcours parisiens de Péguy peuvent donc
échapper à l’attraction religieuse de Notre Dame de Paris et constituer des
promenades digressives (par rapport à la cathédrale ou même à la boutique des
Cahiers, soleil profane de Péguy, nous le verrons), le pèlerinage de Chartres
se fait selon la droite et ne permet nulle excursion (sinon le détour de
Dourdan et la visite de la maison des Yvon, y compris de son « jardin
potager » ; P 900). « Plaine où le Père Soleil voit la terre
face-à-face. » (B 744) – soit : sans digression ? Pourquoi
cela ? Est-ce contradictoire avec notre propos, de montrer que Péguy
appréhende son espace vital de manière digressive ? On voudra bien
répondre par la négative si l’on admet que les pèlerinages de Péguy sont
eux-mêmes des excursus, qu’ils sont eux-mêmes attirés par Notre Dame de
Chartres c’est-à-dire par un rayonnement secondaire de par rapport à Notre Dame
de Paris.
Si les domiciles
successifs de Péguy entre 1899 et 1914 le banlieusard lui firent habiter un
croissant de fait fertile en inspiration, reste que la trajectoire qu’il eût pu
suivre sans sa mort au front en 1914 reste indécidable : allait-elle se
rapprocher toujours davantage de Paris en restant à ses marges
indéfiniment ? Allait-elle pénétrer les murs de Paris ? À maint
égard, la position de Péguy par rapport à Paris reste aujourd’hui périphérique
(que l’on songe que la Mairie de Paris refuse toute subvention à l’Amitié
Charles Péguy au motif que Péguy n’est pas parisien de même que l’Académie
française lui a parfois refusé subsides au motif que Péguy n’est pas entré sous
la Coupole !). Péguy, en choisissant de s’installer en ménage hors de la
capitale, a trouvé près de la vallée de la Chevreuse et du plateau de Saclay un
lieu propice à un minimum de recueillement et recevant tout de même de nets
échos de l’activité parisienne. À laquelle il participait aussi.
C’est à 16 ans que Péguy fit son premier séjour à
Paris (Seine), avec sa mère, à l’occasion de l’exposition universelle de
1889 : c’est assez dire si Paris lui apparut alors comme centre du monde.
Il dut y retourner après la fin de sa scolarité au lycée Pothier d’Orléans. Il
s’installa dès lors dans le cinquième arrondissement[18],
pour ne le plus quitter mais pour en faire bien plutôt son quartier général.
Péguy, dans ses premières années à Paris
notamment, rôde autour du Panthéon, qui faillit même accueillir son corps,
immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, avec celui de Romain Rolland.
Pendant sa brève scolarité (1893-1894) au collège
Sainte-Barbe (place du Panthéon), collège fameux pour sa cour dite rose (et
aussi peu rose en réalité que la ville de Toulouse), Péguy aime à déambuler
« au Quartier », comme il disait du Quartier latin (C 55), en causant
avec les nouveaux amis qu’il s’est faits.
Interne à Sainte-Barbe, il suit les cours de
Rhétorique et de Philosophie de Louis-le-Grand (123 rue Saint-Jacques, où
Charles Péguy est mentionné, sur une plaque commémorative, parmi les anciens
élèves tombés pendant 1914-1918). Cette découverte du Quartier latin le mène
victorieusement au 45 de la rue d’Ulm (où une plaque commémorative mentionne
Charles Péguy, promotion 1894, parmi les anciens élèves morts pendant la
Première guerre mondiale, en 1914), où Péguy établit sa citadelle (la turne
Utopie, au-dessus de l’actuelle « chapelle »), y vivant, y mangeant
(au traditionnel « pot », cantine conviviale mais où les querelles
entre élèves étaient fréquentes), et d’où Péguy peut maintenant lancer ses
offensives dreyfusardes dans tout le cinquième arrondissement (et notamment en
descendant vers la Sorbonne). Les moments de détente ne sont pas rares :
promenades au jardin du Luxembourg, matinées classiques à l’Odéon. Rares
moments de fête où Cécile Péguy monte rejoindre son fils dans la
capitale : le bal du Centenaire de l’E.N.S. en avril 1895 ; le
mariage à la Mairie du 5e arrondissement en octobre 1897.
Péguy quitte l’École et emménage dès son mariage
au 7 rue de l’Estrapade, adresse où habitait déjà la famille Baudouin
(Charlotte Baudouin, sa mère et son frère). Les jeunes époux habitent au 4e
étage, un petit appartement de bonne qui leur fait l’affaire, sur le même
palier que leur ami. Mais rapidement les papiers encombrent le bureau de
Péguy !
17 rue Cujas
Le 1er mai 1898 était fondée la Librairie socialiste
Georges Bellais au 17, rue Cujas, dans le cinquième arrondissement de Paris,
avec pour locataires un « cercle collectiviste » (anarchiste) et Pro
Armenia (« Groupe pour la défense des Arméniens »). C’est au
siège de cette librairie que sont fondés les Journaux pour tous de Jean
Vilbouchévitch, fin 1898, et Le Mouvement socialiste d’Hubert Lagardelle
et de Jean Longuet, le 15 janvier 1899.
Péguy devient, début août 1899, le délégué à l’édition de la
coopérative qui sauve la Librairie Georges Bellais de la faillite, tandis que
Félix Malterre est nommé nouveau directeur de la librairie le 12 août 1899.
Un peu plus tard, le 2 août 1899, la Société Nationale de
Librairie et d’Édition est créée, sise au même lieu, la librairie périclitant.
Le 26 décembre de la même année, Péguy écrit à Herr qu’il part « pour un
temps » : « Je pars comme une colonie fidèle quitte la métropole ».
19 rue des Fossés-Saint-Jacques
Péguy gagne alors un deux-pièces du 19 rue des Fossés-Saint-Jacques,
chez Charles (dit Jean) Tharaud et André Poisson (camarade du lycée
d’Orléans) : cet appartement servira à la revue à naître de dépôt
principal. Le 5 janvier 1900, les dés sont jetés : la fondation des Cahiers de la quinzaine a lieu, à la
même adresse, lors du lancement du premier numéro des Cahiers. En
septembre de la même année, Péguy embauche André Bourgeois comme administrateur
des Cahiers. En octobre, Bourgeois
s’installe dans la chambre de Poisson pendant son absence ; ce dernier,
dès son retour de vacances, protestera auprès de Péguy contre la situation
ainsi créée (dans la version d’Auguste Martin).
Dans les années 1900, Péguy reviendra souvent au 19 rue des Fossés-Saint-Jacques :
il couche alors les jeudi soir et vendredi soir chez Charles Tharaud pour
recevoir tard à la Boutique le jeudi, suivre les cours de Bergson chaque
vendredi 16h45 puis suivre les cours de l’École socialiste, créée par la S. N.
L. É., le samedi matin.
Le service culturel de la Mairie de Paris a confié à l’entreprise
JCDecaux, en 1997, le dépôt d’une borne devant le numéro 19 de la rue des
Fossés-Saint-Jacques et sur laquelle on peut lire : « Histoire de Paris // Charles Péguy // Né à Orléans le 7 janvier 1873,
Charles Péguy, après être passé par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm
et avoir suivi les cours de Bergson, est un dreyfusard militant lorsqu’il crée
ici, le 5 juin 1900, ses Cahiers de la quinzaine. Entouré de collaborateurs tels Romain Rolland, Julien Benda ou
Georges Sorel, il fait paraître 229 numéros jusqu’en juillet 1914, où il publie
l’essentiel de ses œuvres en prose, dont Notre jeunesse en 1910. // "Lourde, répétitive, obstinée, la pensée se forme en
même temps qu’elle se fait"... Après avoir retrouvé la foi catholique et
accompli plusieurs pèlerinages à Chartres, Péguy meurt au front en 1914. »
Ce mobilier, apparu dans le cadre d’un programme de balisage des
lieux de mémoire parisiens, destiné aux touristes comme aux résidents, rappelle
à de nombreux passants l’habitant du cinquième arrondissement fidèle à son
quartier que fut Charles Péguy toute sa vie durant.
16
rue de la Sorbonne
Le 12 novembre 1900, par suite de manque de place chez les amis, les Cahiers sont transférés au second étage
du 16 rue de la Sorbonne, à côté de
la Société des universités populaires au 16 rue de la Sorbonne, adresse de
l’Ecole des hautes études sociales. Pages
libres, tout nouvellement créées par Charles Guieysse, Daniel Halévy et
Maurice Kahn, s’installent au 16 rue de la Sorbonne le 5 janvier 1901. Cette
même année, Péguy ne peut que constater que le deuxième est étage toujours
plein de monde. Et de penser à un nouveau déménagement, pour de bon cette fois.
8
rue de la Sorbonne
Le 1er octobre 1901, les Cahiers déménageront une seconde fois du 16 au 8 rue de la
Sorbonne, dans un local qui prendra le nom de Boutique des Cahiers. S’y établissent aussi Pages libres et les Journaux
pour tous avec Jean-Pierre créé
par Robert Debré, Jacques et Jeanne Maritain ainsi qu’Ernest Psichari. Les Journaux pour tous quitteront le 25
juillet 1902 la Boutique des Cahiers pour
la S. N. L. É., au 17 rue Cujas. Mais ce ne sera pas un arrêt de mort pour la
Boutique des Cahiers :
témoignage de la vitalité du lieu, le 31 juillet 1902, Émile Boivin y fonde L’Œuvre du Livre pour tous. D’autres
défections suivront. Comme Péguy refusera l’idée d’une reprise par Gustave
Téry, Jean-Pierre fera paraître son dernier numéro le 26 juin 1904. Pages libres quittent le 8 rue de la Sorbonne le 1er
avril 1905.
On nous dira : entre ces points de chute,
qu’est-ce qui prouve que les parcours dessinent vraiment des digressions ?
Eh bien, la réponse est à la fois facile à faire et difficile à montrer dans le
détail. Entre tous ces lieux, Péguy marche, prend le bus, le métro, court, se
perd, monte les escaliers, les descend, prend le train ; la correspondance
complète de Péguy attend encore un maître d’œuvre… Dans le Paris de la Belle
époque, suivre Péguy n’est guère aisé, tant il fourmille, tant il écrit à
droite et gauche. Quelle figure tissent les lettres écrites de Péguy et à
lui ? Une toile d’araignée, le mouvement d’électrons autour du noyau, un
texte où les liens hypertextuels s’entrecroisent sans harmonie ? Encore
moins étudié que l’espace de vie de Péguy, son tissu de relations et la matière
de son quotidien, s’il nous était connu au moins sur une petite période, part
probablement d’axes majeurs et se ramifient plus finement autour d’un centre
qui peut être ces amitiés barbistes (mais éparpillées dans la capitale…), ou la
rive gauche de Paris (elle-même centrée sur le quartier des étudiants), ou
encore la Boutique des Cahiers.
Notons donc les linéaments d’un atlas de Péguy à
Paris : cette rue de Florence que Péguy montait vers Bernard Lazare
mourant (C 58), vrai père qu’il enterre en « descendant et passant dans
Paris » du 7 rue de Florence au cimetière de Montparnasse (C 76),
l’atelier des Laurens au dernier étage du 5 rue Cassini (C 1589), le domicile
de Geneviève Favre au 149 rue de Rennes (C 1550), le bureau de Poste où Péguy
poste son courrier : rue Danton (C 1564), le domicile de Salomon Reinach,
celui d’Émile Zola même « dans ce haut Paris serré » (C 59) ou
d’Anatole France dans son « demi-grenier de la villa Saïd » (B 1338).
Il marche, bien plus qu’il ne prend le tout récent métro (C 1514) aux lignes
« 1 » (juillet 1900), « 2 sud » (octobre 1900), « 2
nord » (1900-1902). Péguy se plaint bien, d’ailleurs, « de
courir par les rues, de filer dans les tramways, de bondir dans les autobus […] » (B 1342). On a trop
souvent vu Péguy en contemplateur ! Philippe Grosos, dans « Parler
marcher se taire »[19]
a raison d’évoquer la lieue, unité de mesure à visage humain (p. 124), ou les
bonnes causeries de Péguy avec Halévy (p. 128), la maturation de l’œuvre que
permet la marche (p. 127) mais l’efficacité d’une écriture « droit au
but » (p. 129) vient peut-être à Péguy de cette autre pratique –pressée,
urbaine, oppressée – de la marche.
***
Nous manquons d’ouvrages comparables à ces
magnifiques albums sur la Provence de Giono, de Cézanne, de
Pagnol…, sur les lieux proustiens, et les biographies de Péguy se
contentent de peu : une dizaine d’illustrations en plus de la couverture
(très belle aquarelle du petit Charles) dans le Péguy de Simone Fraisse,
quasiment rien dans La Révolution et la grâce de Robert Burac ou dans le
Charles Péguy de Marc Tardieu. Notre étude ne peut suffire à pallier ce
manque. Elle vient en attendant mieux…
Quittons les livres.
Beaucoup de hauts lieux du péguysme se trouvent aujourd’hui balisés, même si
l’on peut continuer de regretter que les demeures principales de Péguy soit
n’aient pas été classées monuments historiques ni même protégées en leur temps
(rappelons le triste sort de la maison natale de Péguy à Orléans, de la
dernière maison de Péguy à Bourg-la-Reine) soit continuent à ne pas l’être
aujourd’hui, alors qu’il est encore temps (la maison de Gometz ou celle
d’Orsay) — sans que l’on aille jusqu'à craindre pour la maison des Pins à
Lozère, rénovée il y a peu dans un grand respect de ce qu’était la demeure à la
Belle époque.
Quelles sont ces plaques qui balisent les lieux de
vie et de pèlerinage de Péguy ? Elles ont nom Orléans, rue des Fossés-Saint-Jacques,
Chartres et Villeroy ; Lakanal, Louis-le-Grand, Sainte-Barbe et puis
Bourg-la-Reine, Gometz, Lozère, Orsay ; rue d’Ulm, de la Sorbonne (elle
t’a oublié, Péguy, celle de l’Estrapade !).
Et pourtant, Péguy, de notre avis, ne fut, certes,
ni nationaliste (ou « franchouillard ») ni cosmopolite
(« enjuivé »), ni sédentaire (« paysan ») ni nomade
(« on the road »), mais Français, Orléanais de naissance,
Parisien d’adoption. L’œuvre de Péguy montre, à un niveau microscopique, une
continuelle imprégnation de la rectitude de l’écriture (sillon de l’encre,
droit fil du récit) par les courbes digressives (arabesques à mettre au compte
du style asiate de Péguy) et la vie de Péguy, qui rêvait qu’elle coulât comme
un fleuve tranquille, traça, à un niveau macroscopique, une immense digression
de la terre à la terre ; elle rejoint son œuvre en cela, si enracinée et
si fluviale aussi, si digressive et si directe pourtant.
Finissons par donner la parole à Péguy, au poète
de la Loire qui joint l’éloge de la digression à sa pratique, sans plus fermer
la longue parenthèse que Péguy lui-même ne le fait dans cette Situation
faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la
gloire temporelle (B 767) :
« […] admirables
sinuosités ; non point – quelque barbare l'aurait dit –, non point
sinuosités d'indécision, tâtonnements d'aveugle, hésitations de manchot, – mais
sinuosités de détente et de caresse, enlacements, sinuosités délibérées,
embrassements de la terre par le fleuve ; non point sinuosités
romantiques, détours pour ne rien dire, allers et retours de contorsions et de
coliques, sinuosités déclamatoires et nervosités ; mais nobles tours et
détours ; admirables, patientes, lentes sinuosités ; savantes, aussi
[…] »
Romain Vaissermann
[1] Rappelons
le contenu de ce numéro 58 (avril-juin 1992) novateur : Francine Lenne,
« Vache dans un pré » et « Paysage avec philosophe » ;
Robert Burac, « Le pays mis en page » ; Jean-Marc Besse,
« Dans les plis du monde » ; François Andrieux,
« L’étrangeté, limite de la ville » ; Hervé Dulongcourtil,
« Une écriture de l’épuisement ».
[2] Peut-être furent-ils retardés par des questions
non résolues : Chartres les mit en difficulté dans l’identification de
l’auberge dont Péguy parle et qu’il situe à côté de la cathédrale ; on ne
parvenait à s’entendre sur le nombre exact des trois à Chartres (à cause du
témoignage flou de Marcel Péguy) ; le souvenir de Péguy en Bourgogne (cf.
Jean Bastaire, « Péguy en Bourgogne », BACP, n° 76,
oct.-déc. 1996, p. 217) ou en Lorraine (cf. Paul Arnaud, « Sur les
pas de Péguy en Lorraine », BACP, n° 76, p. 216) était sous-estimé
au profit du souvenir patriotique à Villeroy (puits de Puisieux, propriété de
l’Amitié Charles Péguy ; table d’orientation ; tout récent musée de
1914-1918) et à l’ossuaire de Chauconin-Neufmontiers (alors même que le lieu
exact de décès fit couler beaucoup d’encre avant d’être confirmé et que l’on
préférait examiner les témoignages pour savoir si Péguy assista à la messe
voire communia dans la chapelle de l’Assomption à Montmélian) !
[3] Cf.
Joël Talon et Bernard Trapes, « Les origines bourbonnaises de
Péguy », BACP, n° 23, juill.-sept. 1983, pp. 179-181 et
Lucette Lesœurs, « Les origines bourbonnaises de Péguy », BACP,
n° 73, janv.-mars 1996, pp. 38-50.
[4] Cf.
Yves Avril, « Saint-Aignan et l’École normale vers 1880 », BACP,
n° 56, oct.-déc. 1991, pp. 202-209.
[5] C 184,
1542-1543 ; Robert Burac, La chanson du roi Dagobert de Charles Péguy.
Édition critique commentée, thèse de Paris-III, Lille, Atelier national de
reproduction des thèses, 1993, pp. 30, 302, 344.
[6] Il y
revient parfois, comme le dimanche 20 octobre 1912 : FACP, n° 188,
juin 1973, p. 22.
[7] Simone
Fraisse, Péguy et la terre, Sang de la terre, 1988, pp. 35-38.
[8] Il
signe en réalité « E. Kerr » les « Considérations sur les causes
de la grandeur et de la décadence de l’antisémitisme en Algérie » dans le CQ
IV-13 ; cf. CQ IV-18.
[9] BACP,
n° 96, oct.-déc. 2001, p. 471.
[10]
Lettres du 28 avril 1912 et du 25 août 1912 ; FACP, n° 161, août
1970, p. 11 et n° 188, p. 18.
[11] FACP, n° 188,
p. 29.
[12] Claude
Casimir-Périer (FACP, n° 188, p. 24) donne en plaisantant à Péguy un
ordre de marche qui nous intéresse particulièrement en nous donnant les temps
de l’époque : 8h14 départ Lozère ; 8h47 arrivée Denfert ;
transfert métro nord-sud Montparnasse ; 9h24 départ Saint-Lazare ;
10h42 arrivée Chaumont-en-Vexin (cf. C 1646).
[13] Victor Boudon, Avec Charles Péguy, de la
Lorraine à la Marne (Hachette, 1916), remanié dans Mon lieutenant
Charles Péguy. Juillet-septembre 1914 (Albin Michel, 1964).
[14] Pour
toute cette partie, lire notre article « Gometz-le-Châtel se souvient de
Péguy », BACP, n° 94, avr.-juin 2001, pp. 327-333.
[15] BACP, n° 85, janv.-mars 1999, p. 94.
[16] Simone
Fraisse, op. cit., p. 48.
[17] La
Garenne-Colombes, chef-lieu de canton des Hauts-de-Seine. Dite ici
« double » parce qu’elle appartient à un toponyme double, ou encore
parce que, pour le voyageur qui va d’Asnières à Houilles-Carrières (Yvelines),
sa gare apparaît comme arrêt sur deux itinéraires distincts (soit aujourd’hui :
Asnières – Bécon-les-Bruyères – Les Vallées – La Garenne-Colombes –
Houille-Carrières d’une part et d’autre part Asnières – La
Garenne-Colombes – Nanterre-Université – Houille-Carrières) ou
plutôt par allusion à Villeneuve-la-Garenne, aussi chef-lieu de canton des
Hauts-de-Seine ?
[18] Jacques Boudet, « Charles Péguy, piéton du Ve
arrondissement », BACP, n° 40, oct.-déc. 1987, pp. 186-190.
[19] BACP,
n° 79, juill.-sept. 1997, pp. 118-134.