Enfer & damnation chez Péguy

Romain Vaisserman

 

« Maître Guillaume Évrard est un homme d'une éloquence prodigieuse » – voilà comment l'homme est présenté d'emblée (p. 246 dans les Œuvres poétiques complètes de Péguy, en la Pléiade) ; ce trésorier de la cathédrale de Langres, chanoine de Laon et de Beauvais (p. 224) eût pu, fin février 1431, se trouver non au procès de Jeanne d'Arc mais au Concile de Bâle. Ce docteur en théologie (p. 224) avait en effet, à l'Université de Paris, pris ses grades brillamment et sortait de sa charge de recteur.

La scène se passe à Rouen, dans la grosse tour du château (p. 280), dans la première moitié du beau mois de mai 1431.

L'intervention d'Évrard, qui parle après le promoteur du procès, ne constitue pas à proprement parler la sentence de condamnation, que seul monseigneur Pierre Cauchon – juge – a autorité de prononcer ; mais l'orateur, entré en costume de frère Prêcheur au cours de la séance (p. 295) et ce, à seule fin d'accroître le caractère spectaculaire de son éloquence (p. 293), doit parfaire chez l'accusée, en proie ce jour-là à la peur et fatiguée par la longueur de la procédure (c'est-à-dire en position critique), « la terreur de son âme », de même que, auparavant, l'appareil de la question avaient parfait « la terreur de sa chair » (p. 292).

Face à la jeune fille de 19 ans qui refuse d'entrer dans les considérations de ses accusateurs et de désavouer ses propos, puis qui s'oppose à l'usage de la torture, la tâche d'Évrard est de fatiguer les oreilles de Jeanne, d'abrutir son esprit, de la faire céder à la puissance de l'oraison. De fait, c'est une atroce vision qui se déploie: vision de l'avenir post mortem de Jeanne, vision catastrophique qui sonne concurremment comme un verdict effectif. Le texte, appris et récité, se compose d'alexandrins et ressort clairement du contexte prosaïque des actes du procès: parole atroce, mais parole éloquente par-dessus le thème de la banalité du mal.

Lisons (p. 301) :

 

             Maître Guillaume Évrard

– Elle ira dans l'enfer avec les morts damnés,
Avec les Condamnés et les Abandonnés,
Elle ira dans l'enfer avec les Morts damnés ;

Dans l'enfer où Satan mange les Coeurs damnés,
Où le Forgeron fort forge la Chair damnée,
Tordant de ses doigts forts les Tenaillés vivant ;

Elle ira dans l'enfer où clament les Damnés,
Dans les hurlements fous des Embrasés vivant,
Dans les hurlements sourds des Emmurés vivant,
Dans les hurlements fous des Écorchés vivant,
Dans les folles clameurs des Damnés affolés ;

Dans tous les hurlements de tous les Tourmentés,
Et des Damnés soldats et du Damné Judas,
De Judas le Pendu qui nous avait vendus,
Et dont l'argent servit pour le Champ du Potier,

Jeanne baisse lentement la tête.

De Judas le Vendeur qui nous avait vendus.

 

L'enfer, telle est la question, ou « en-fer »

 

Le maître tourmenteur est bien sûr Satan en personne, dont une des apparitions, non métaphorique mais fonctionnelle, est la figure du Forgeron ; avec un grade légèrement inférieur apparaît Judas, prototype du mauvais chrétien. Pas de diablotins; la monarchie infernale n'en supporte apparemment pas. Et Judas semble une contre-incarnation du mal sur Terre ; donc : pas de dyarchie non plus.

Satan est primordialement anthropophage (v. 4), et il ingère les maudits corps et âme (puisque le cœur est à la fois spirituel et matériel) ; secondairement forgeron (v. 5) qui joue des corps dans leur malléabilité, elle-même due à leur incandescence; troisièmement allumeur de bûcher (v. 8), ce qui préfigure la mort de Jeanne ; quatrièmement étouffeur (v. 9) par le supplice qui consiste à emmurer l'homme ; cinquièmement grand écorcheur (v. 10) des peaux. Satan rend donc les hommes stricto sensu « morts vivants ». Les tenailles sont le fer dont il se sert pour appliquer à sa guise la con-damnation ad mortem æternam émise lors du jugement dernier.

On pourrait comparer ces quelques vers aux peintures infernales de Jérôme Bosch. L'évocation par les mots surpasse la menace, qui avait échoué, de supplicier Jeanne lors du procès. Le clerc se fait le porte-parole de Dieu, son prophète : Jeanne dans ces vers affolants subit effectivement un avant-goût de folie. Folie venue d'un Dieu qui serait accusateur et aurait délégué à Satan ses pleins pouvoirs sur les réprouvés.

 

L'enfer, c'est de la folie ou Mens insana in corpore insano

 

Dans l'enfer, la folie s'exprime d'abord par les cris. Clameur encore et trop humaine ; hurlements qui sont le pendant animal, mieux : bestial ; car l'âme n'a plus véritablement cours. Le passage de l'une aux autres consiste techniquement en l'affolement. Seul milieu, bref, entre raison et folie.

Qui crie? Des affolés, c'est-à-dire des fous encore conscients; par où Satan est sadique, au sens courant du terme.

Quel est le dit de ces cris ? L'échappement de l'âme, voulu et désormais impossible. Mais aussi : la poésie même du texte lu par le lecteur ou dit par l'acteur. Répétitions syntaxiques et lexicales indissolublement (« avec les morts damnés » ou « Dans les hurlements... des... vivant »), emploi de la même famille de mots (le « Forgeron » qui « forge ») aident à une montée progressive du pathos. Les majuscules appliquées aux personnes et aux lieux traduisent typographiquement la grandiloquence. Les allitérations, qui varient sur le thème prédicatif appliqué à Jeanne : « damnée dans l'enfer », se dérèglent en cacophonie au fur et à mesure que la parole gagne en intensité. L'enthousiasme dont est saisi l'orateur, venu de Dieu et du sujet même traité (locum horribile dictu), se répercute par réaction directe sur l'allocutaire Jeanne.

Fond et forme sont fous et affolants – par contagion poétique. Prophète de malheur, Évrard se défoule. Il faudrait ne pas avoir coupé, pour les besoins de ce bref article, tout le discours d'Évrard, qui finira lui-même, exténué comme ces bourreaux fatigués de leur tâche, par tomber à genoux (p. 303), remettant à Dieu d'exaucer sa prière de condamnation ou voulant encore impressionner péniblement Jeanne par ultime jeu de drapé et coup de théâtre.

 

Les damnés du Ciel, ou Y a-t-il une communion des non-saints ?

 

Ici déjà, Jeanne baisse la tête; en signe de culpabilité ? Une idée qui traverse l'esprit de la victime. Est-ce plus qu'une idée ? La didascalie doit être mise en scène : l'accablement sous le poids des mots et le choc des images doit se voir. Jeanne psychologiquement est fatiguée : le discours ne cesse de croître vers son acmé ; pour l'instant, on n'en voit pas le bout parce que le paroxysme ne reflue pas mais stagne en plateau. Jeanne ressent cruellement l'accusation de trahison (trahisseuse aux soldats) et de mensonge (menteuse). Comme Judas, elle a dit qu'elle n'était pas traîtresse; ce sont des mots de trop. L'attaque se porte bien ad hominem mais par le biais de Judas. Jeanne cède sous l'inculpation qui prend autorité de l'allusion évangélique.

Jeanne, Judas et les autres se retrouvent tous complices du mal. Notons que « les Damnés » désignent un collectif et une totalité, avant que l'on puisse mettre en avant les personnalités (les prototypes – Judas – et les séides postérieurs – Jeanne). Ni coeur ni âme véritablement; ni mort ni vif, les habitants contraints au domicile fixe sont, tous, des damnés: tous pour Satan et nul pour Dieu. L'adjectif finit par définir la substance de leur existence à venir: les morts damnés deviennent des Damnés, avec majuscule: sacrés à l'envers, intouchables (dès lors) à la main de Dieu même.

L'enfer est l'envers des chants que chantent les anges et les élus au Paradis. Cette communauté n'a pourtant pas d'unité vraie: chacun reste à sa souffrance; car Satan sait trop malicieusement diviser pour régner. La tête pensante de l'enfer pense à mal, à inventer les supplices les plus terribles.

 

Je vous invite enfin à lire les pages 289-333 de Péguy entre Jaurès, Bergson et l'Église d'André Robinet (Seghers, 1968), intitulées « Les cercles de l'enfer » et où se lit cette appréciation : « Un des plus beaux morceaux de démonologie de la langue française est le ballet satanique de Maître Évrard qui plonge l'âme de Jeanne dans l'atrocité de l'effroi » (p. 295). L'existence de damnés constituait pour Péguy le seul point inacceptable, indéfendable, incompréhensible et révoltant de toute les théologies catholiques. Pour savoir comment Péguy a pu accepter cette atrocité que les meilleurs chrétiens rechignent tous à penser, il faut lire les Mystères qui ont résolu l'énigme, en partie par la révélation du rôle de l'Espérance.

R.V.

 

Article paru dans un numéro de Sénevé.