Y a-t-il un « éternel féminin » selon Péguy ?

 

Romain Vaissermann

 

Déconstruire un peu le sujet est d'abord nécessaire. « Le féminin » est déjà une expression bizarre: au masculin, voire au neutre. De plus, la femme a été créée, créature qui ne peut être éternelle mais perpétuelle : elle existe non dans tout le temps mais dans l'avenir seulement (distinction empruntée à Jankélévitch dans La Mort mais Péguy s'y accorde ; voir p.955 des Œuvres poétiques complètes (1) : « Que n'avez-vous rangé l'arbre perpétuel / Cette fois qu'il jaillit au creux de la ravine »), au sens où la femme serait l'à-venir de bien des choses. Enfin, le féminin sort du cadre sexué attribué à la femme, vers une abstraction supérieure, floue et qui ressortit à une définition de la femme imposée comme idéal féminin (ou comme place de la femme dans la société) par l'homme machiste - selon un certain courant féministe ; cf. Simone de Beauvoir et Le Deuxième sexe.

 

Si notre sujet se justifie, c'est parce qu'il a un autre sens que celui qu'on lui prête. Péguy voit en Ève une femme hors série (vous seule – lui dit Jésus ; cf. P 960-964, le vouvoiement et les actions présentes), représentante des femmes futures mais autre ; il considère de plus que rien ne sépare absolument temporel et éternel ; enfin, il n'avait sa réflexion sur la femme n'a rien d'étranger à ce que l'on peut qualifier d'idéologie masculine (Péguy semble parfois sacrifier à un portrait d'Ève en fée du logis : P 957, souvent passive : P 970), à condition de ne condamner en cela que son époque. Ève compte beaucoup pour Péguy : elle est un être religieux (la première femme), un personnage artistique (Ève), une œuvre poétique (Ève). Sainte Geneviève, Jeanne d'Arc, Marie ainsi qu'Ève sont – écrit Péguy – « ces grandes femmes (2) à qui je sais bien que nous avons abandonné le monde » (C 1155).

Mais Ève est à part; Ève, cette inconnue (3).

 

La première femme et l'Éternel

 

Ève incarne – et le verbe est choisi – « cette sorte [le mystère oblige aux approximations] d'insertion [ou de promotion, sans idée de progrès pourtant, ni de hiérarchie, mais avec réciprocité entre promu et promouvant] du temporel [alias le charnel] dans l'éternel [alias le spirituel] et réciproquement, du charnel dans le spirituel et réciproquement, de la nature [monde créé, quoi] dans la grâce [avec l'économie du salut] et réciproquement [tout est dans tout, en Dieu] est l'articulation [fait d'avoir articulé et acte d'articuler] centrale [scilicet nodale] du mystère de la destination de l'homme » (C 1234, ibidem).

Avant la chute, il n'y avait point de vertus mais le règne d'une insondable facilité d'agir et de ressentir son bonheur; c'était l'éternel raciné – voyez ces arbres dans la paradis terrestre – dans le charnel et le temporel – voyez les fruits (les pommes, entre autres). La nostalgie du pays, notre regret même constitue le jardin d'Éden en paradis au sens courant, tandis que nous espérons en vain un paradis sur Terre. L'Éternel nous a chassé de l'éternité mais en est resté un enracinement dans la mémoire, ou l'inconscient, peu importe. Cette première habitante alors devient un symbole, et du cheminement hors du jardin d'éternité, et de notre deuil de ce lieu idyllique intemporel.

 

Ève comme éternelle interlocutrice

 

Jésus s'adresse à Ève d'une façon quasi filiale. « Comment ne pas indiquer encore ici que ce respect total, que cette sorte de profonde et sérieuse tendresse universelle est ici non seulement représentée éminemment, mais ramassée éminemment dans ce respect, dans cette grande tendresse de Jésus pour son aïeule, pour sa première, pour sa grande-aïeule (4) charnelle (5). Et en ceci encore l'oeuvre est profondément catholique, s'il est vrai que la tendresse est la moelle même du catholique au sens où l'amour est la moelle propre du chrétien » (ibidem).

On s'y adresse comme à une mère et aïeule (ibidem, C 1231); nous sommes tous ses fils perdus dans les compétitions temporelles au sens où nous voici déboussolés sur terre, sans voir où commence le dehors du monde; et parce qu'ici-bas risque aussi d'être une terre de perdition. Péguy fait œuvre originale en inaugurant une poésie par une prière à Ève – l'oubliée de nos détresses alors qu'elle porte la souffrance comme lot de l'Éternel; l'oubliée de nos joies, alors quelle sentait une telle joie d'aménager le paradis ! Hommes (et femmes) sont les mauvais enfants d'Ève, quand ils l'accusent ou quand ils n'y pensent même plus.

 

Ève comme texte éternel d'une vision du féminin

 

« Jésus parle

 

– Ô MÈRE ensevelie hors du premier jardin,
Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce,
Et la vasque et la source et la haute terrasse,
Et le premier soleil sur le premier matin. »

 

En manière d'incipit (P 935), l'invocation parle de la vocation de la première femme qu'est la mère par définition. L'invocation constitue une vocation de l'homme et tend à connaître la vocation des choses et des événements. C'est de mourir (elle fut la première morte), d'aller en dehors (des attaches, etc.), d'avoir à jardiner nos espaces verts au lieu de l'Éden qui était donné (gratuit et conçu par l'Éternel), de connaître et savoir sans plus co-naître au bonheur (pour l'arbre de la connaissance, voir P 954 : « Que n'avez-vous rangé jusque dans sa racine, (Il était temps alors), l'arbre intellectuel. »), d'être ingrâcié (désacclimaté ici-bas au rythme de vie de l'Éternité, sauf tempête spirituelle et don de Dieu), de rester architecte babélien (autonomes à jongler avec les lois des airs, des courbes dressées contre le ciel, à la face de Dieu), d'oublier nos sources (de la morale – qui lie – et de la religion – le lien qui relie), de tomber bien bas (las), de se rendre aux séries et à leur loi temporelle (loin des premières fois), de devenir de plus en plus le monde du soir – un monde finissant, sur la fin...

 

Derrière l' Ève, la femme charnelle et l'éternel féminin

 

Reste la beauté de l'art qui sauvera peut-être le monde. Ève exprime-t-elle beaucoup de clichés patriarcaux ? Certes, la femme ménagère; la femme économe et comptable (C 1231) manifestent peu d'originalité. Mais en réfléchissant à la position centrale d'Ève, Péguy en vient presque à penser à un salut par les femmes :

« En revêtant cette forme d'une longue invocation de Jésus à Ève, Péguy se plaçait d'emblée et pour ainsi dire géométriquement à la croisée, au point de croisement et de recoupement des plus grands mystères de la foi. À son départ mê me il se plaçait en ce point unique et non interchangeable et non réversible par où tout passe, où tout se croise, d'où le regard épuise les deux grandes avenues. Il se plaçait résolument en ce point central, doublement axial, par où tout passe. Il se plaçait instantanément dans l'axe du spirituel et dans l'axe du charnel, dans l'axe du temporel et dans l'axe de l'éternel. il se donnait ensemble le maximum d'homme et pour ainsi dire le maximum de Dieu Et verbum caro factum est: c'est-à-dire qu'il se plaçait au cœur même de l'Incarnation » (C 1218).

 

Précisons que cette recension critique est de la main même de Péguy – qui ne brille pas par sa modestie, mais sa perspicacité l'en excusera peut-être. La femme se voit attribuer ni plus ni moins le rôle, la fonction destinée de résistance impuissante [mais peu importe qu’un combat d’honneur réussisse ou pas] à l'envahissement du monde moderne (C 1231) – ce royaume qui mise l'argent contre toute forme de mystique (celles juive, chrétienne et républicaine). Le sens des vers de Péguy où la femme passe son temps à ranger, laver, savoir, compter, classer (6).

 

***

 

L'échec continu de la mission historique de la femme (ranger ce qu'il faut ranger) force à concevoir un éternel féminin, chez Péguy, double : celui de la condescendance masculine qui le définit comme une infériorité rattrapée, compensée par le sentiment : la détresse et la sollicitude de la femme attire davantage la pitié que la détresse de l'homme dur (C 1231) ; celui d'une mission métaphysique : ranger le monde après l'avoir comme inauguré ; classer l'affaire inclassable du nazaréen ; compter les damnés et les sauvés ; laver le sang du Christ et laver les hommes du sang du crucifié; savoir l'angoisse de ces essais impossibles. Ce travail féminin, à l'œuvre depuis la Création, s'arrêtera à la fin des temps, mais Ève reste éternelle en ce qu'elle a connu le paradis ; elle nous le donne à regretter mais nous voudrait, de l'amour d'une mère – bien avant Marie (7) parce qu'avant l'âge de la tribulation –, ses futurs habitants. C'est la jeunesse d'Ève que de rester dans nos cœurs malgré sa vieillesse d'âge (à sa mort) et son ancienneté dans le temps : c'est l'éternité du sentiment et du méta-physique.

 

R.V.


NOTES

1 : Noté en abrégé P 955, à la différence du tome III des Œuvres en prose complètes, noté C.


2 : Ou dames – nom par lequel sont appelées certaines religieuses (cf. Madame Gervaise, qui n'est pas la femme d'un hypothétique monsieur Gervaise mais une religieuse dans les pièces consacrées à Jeanne d'Arc).


3 : Voir P 952 :

« Et nul ne vous connaît, seule mystérieuse,
Ni l'homme votre fils, ni l'homme votre frère,
Ni l'homme votre époux, ni l'homme votre père [...]. »


4 : Néologisme péguyen.


5 : Cf. ibidem:

« Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l'arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu'au fond
Et l'arbre de la race est lui-mê me éternel. »


6 : Respectivement et par exemple : P 954 ; 956 ; 957 ; 965, 966.


7 : Voir le magnifique je vous salue de Jésus à Ève en P 952 : « Et moi je vous salue ô femme entre les femmes [...] ».


Article paru dans un numéro de Sénevé.