Hors-sujet à propos des pauvres et du bonheur

 

Jean de Joinville

dans le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis

(trahi par R. V.)

 

« Jean l'Ermin faisait de compagnie avec moi, après mon retour d'outre-mer, le voyage de Paris. Pendant que nous mangions sous la tente, une foule de pauvres gens nous demandaient l'aumône pour l'amour de Dieu ; ils faisaient un tapage effroyable. L'un de ceux qui se trouvaient là avec nous, donna cet ordre à l'un de nos garçons :

– Lève-toi et mets ces pauvres à la porte !

– Ah, fit Jean l'Ermin, vous avez très mal parlé. Car, si maintenant le roi de France faisait envoyer à chacun de nous cent marcs d'argent par ses messagers, nous ne les mettrions pas à la porte ; mais vous, vous chassez ces envoyés qui vous offrent de vous donner tout ce qu'on peut vous donner, c'est-à-dire qu'ils vous demandent de leur donner pour l'amour de Dieu ; il faut comprendre : que vous leur donniez du vôtre, et ils vous donneront Dieu. Dieu en personne dit qu'ils ont le pouvoir de nous faire don de lui ; et les saints disent que les pauvres peuvent nous réconcilier avec Dieu, de telle manière que, comme l'eau éteint le feu, l'aumône éteint le péché. Qu'il ne vous arrive jamais, de chasser ainsi les pauvres ; mais donnez-leur, et Dieu vous donnera. »

 

Charles Péguy

De Jean Coste dans les Cahiers de la quinzaine, 4 novembre 1902

(tronçonné par le même)

 

« En droit, en devoir, en morale usuelle on reconnaîtrait que le premier devoir social, ou pour parler exactement, le devoir social préalable, préliminaire, celui qui est avant le premier, le devoir indispensable, avant l'accomplissement duquel nous n'avons pas même à discuter, à examiner quelle serait la cité la meilleure, ou la moins mauvaise, car avant l'accomplissement de ce devoir il n'y a pas même de cité, on reconnaîtrait que l'antépremier devoir social est d'arracher les miséreux au domaine de misère, de faire passer à tous les miséreux la limite économique fatale.

[...]

Quand avec le peuple ou, vraiment, dans le peuple, nous parlons d'enfer, nous entendons exactement que la misère est en économie comme est l'enfer en théologie ; le purgatoire ne correspond qu'à certains éléments de la pauvreté ; mais la misère correspond pleinement à l'enfer ; l'enfer est l'éternelle certitude de la mort éternelle ; mais la misère est pour la plus grande part la totale certitude de la mort humaine, la totale pénétration de ce qui reste de vie par la mort ; et quand il y a incertitude cette incertitude est presque aussi douloureuse que la certitude même.

[...]

Le devoir d'arracher les misérables à la misère et le devoir de répartir également les biens ne sont pas du même ordre : le premier est un devoir d'urgence ; le deuxième est un devoir de convenance ; non seulement les trois termes de la devise républicaine, liberté, égalité, fraternité, ne sont pas sur le même plan, mais les deux derniers eux-mêmes, qui sont plus rapprochés entre eux qu'ils ne sont tous deux proches du premier, présentent plusieurs différences notables ; par la fraternité nous sommes tenus d'arracher à la misère nos frères les hommes ; c'est un devoir préalable ; au contraire le devoir d'égalité est un devoir beaucoup moins pressant ; autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu'il y a encore des hommes dans la misère, autant il m'est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grands de fortune ; je ne puis parvenir à ma passionner pour la question célèbre de savoir à qui reviendra, dans la cité future, les bouteilles de champagne, les chevaux rares, les châteaux de la vallée de la Loire ; j'espère qu'on s'arrangera toujours ; pourvu qu'il y ait vraiment une cité, c'est-à-dire pourvu qu'il n'y ait aucun homme qui soit banni de la cité, tenu en exil dans la misère économique, tenu dans l'exil économique, peu m'importe que tel ou tel ait telle ou telle situation ; de bien autres problèmes solliciteront sans doute l'attention des citoyens ; au contraire il suffit qu'un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ; aussi longtemps qu'il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d'injustice et de haine.

Le problème de la misère n'est pas sur le même plan, n'est pas du même ordre que le problème de l'inégalité. Ici encore les anciennes préoccupations, les préoccupations traditionnelles, instinctives de l'humanité se trouvent à l'analyse beaucoup plus profondes, beaucoup plus justifiées, beaucoup plus vraies que les récentes, et presque toujours factices, manifestations de la démocratie ; sauver les misérables est un des soucis les plus anciens de la noble humanité, persistant à travers toutes les civilisations ; d'âge en âge la fraternité, qu'elle revête la forme de la charité ou la forme de la solidarité ; qu'elle s'exerce envers l'hôte au nom de Zeus hospitalier, qu'elle accueille le misérable comme une figure de Jésus-Christ, ou qu'elle fasse établir pour des ouvriers un minimum de salaire ; qu'elle investisse le citoyen du monde, que par le baptême elle introduise à la communion universelle, ou que par le relèvement économique elle introduise dans la cité internationale, cette fraternité est un sentiment vivace, impérissable, humain ; c'est un vieux sentiment, qui se maintient de forme en forme à travers les transformations, qui se lègue et se transmet de générations en générations, de culture en culture, qui de longtemps antérieur aux civilisations antiques s'est maintenu dans la civilisation chrétienne et sans doute s'épanouira dans la civilisation moderne ; c'est un des meilleurs parmi les bons sentiments ; c'est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire ; c'est un sentiment simple ; c'est un des principaux parmi les sentiments qui ont fait l'humanité, qui l'ont maintenue, qui sans doute l'affranchiront ; c'est un grand sentiment, de grande histoire, et de grand avenir ; c'est un grand et noble sentiment, vieux comme le monde, qui a fait le monde. »

 

Article paru dans un numéro de Sénevé.