La joie chez Péguy

Romain Vaissermann

 

« Soyez dans la joie ! » La phrase impérative ici devrait n'exprimer qu'une douce exhortation à se réjouir, intimement et avec les autres. C'est ainsi que je distinguerais a priori joie et allégresse : la seconde serait la traduction expressive de l'état sentimental qu'est la première. Seulement, s'il était facile de rester joyeux continûment (« dans la joie » désignant bien un état, stable), aucune parole sainte ne nous proposerait cette attitude comme souhaitable. Que peut nous enseigner l'exemple poétique de la Ballade du cœur qui a tant battu (texte établi par Julie Sabiani dans les Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy, La Pléiade, 1975) sur la difficulté profonde de la joie psychologique, la valeur cachée de la Joie et ses rapports avec sa soeur profane ? Nous avons choisi de disserter sur Péguy afin de contester d'emblée le sujet donné dans un face-à-face avec :

Une brève étude de la Ballade s'impose – jugez-en vous-même par son troisième quatrain :

 

Notes sur la joie chez Péguy

« Cœur dévoré d'amour

Fervente joie

Mangé de jour en jour

Vivante proie. »

 

Une manière de confession d'adultère décrit symétriquement l'ambiguïté de l'action de la passion sur le cœur : l'amoureux en quelque sorte cuit à petit feu, ce dont il dépérit personnellement et qui ravive ce dépérissement. Voilà pour la ferveur double. Le vocabulaire du repas insiste sur le caractère cordiphage de la joie : elle sera joie de mourir à soi, de se donner à l'autre – la joie d'être hostie (voyez l'écho « joie / grâce »') se constituant déjà comme hostie de la joie. Le registre psychologique apparaît trouble (voyez ces rimes croisées); sans issue pour qui veut ériger la joie en une valeur vitale (soit qui vit et donne la vie – « vivante »).

L'adresse au cœur sur le mode mineur du tutoiement continue (page 1292) :

« Tu t'es trop perforé,

Bête de proie,

Tu t'es trop dévoré,

Ô feu de joie ; »

Le monologue tourne aux reproches. Ah, l'extrémisme sentimental ; la politique du pire ! La Ballade approche Villon, sauf qu'à force d'autodestruction et d'autodépréciation le cœur finit par se pendre. Le résultat en reste indécidable : pur comme le feu de la joie destructrice du grand soir, mais aussi animal (et simplement bête), étant donné que le cœur se renonce. Au niveau du signifiant, le poème d'amour n'est pas sans évoquer ici (notamment par l'alliance de mots concrets et abstraits, tels « cœur » et « joie » ; l'absence et d'article et de personnification) les témoignages poétiques des visions mystiques, tradition qui, si le rapprochement est justifié, apparenterait la rédaction de la Ballade, dès sa première parite intitulée Ballade de la peine, à un exercice de catharsis, de conversion d'une expérience sentimentale en un sens spirituel.

Et l'écriture poursuit ce thème à l'instar du cœur sa passion – par où l'efficacité du confiteor n'atteint pas encore à l'exorcisme. Quatrain suivant :

« Ô cœur vivante proie

Entre ces mains,

Ô cœur mouvante joie

Sur les chemins. »

La reformulation, sans répétition puisque le poète ne va pas rechercher son ancien écrit (c'est l'inverse), désigne pudiquement ou la possession, au sens métaphorique, de l'amant ou bien la caresse physique fantasmée ; sans que peut-être il faille choisir, vu que le premier terme de l'alternative ressemble beaucoup au second. Le mot syntaxique de précision, qui ajoute au complément, fuit illico dans le déictique. La présentation même de l'Innominata montre par homophonie la présence au détenu de qui détient : « entre ces mains » n'est-il pas entre Ses mains ? La station vite se changerait en prison si une certaine joie ne faisait bouger les choses. En voyage ou pélerinage, comment savoir si ce sont les lieux qui se déplacent ou nous ? La joie ébranle le cœur en tout cas. Et l'émotion vient du pas avant tout, la seule locomotion qui vibre avec le corps et la pensée. Les routes du cœur ont un nom : liberté (écrit nulle part mais source de joie) ; les routes de la joie ont un nom proche : fidélité.

Puis l'attention se focalise précisément non plus sur le cœur mais sur la joie du cœur. Page 1312 :

« Ô joie à fleur de cœur,

Souci au fond,

Reçois cette liqueur,

Vase profond. »

L'expression imagée, calquée sur la commune « à fleur de peau », dessine une anatomie de la sentimentalité : la joie ou telle joie enveloppe superficiellement le cœur, lui-même appelé par métaphore « vase » (d'argile ?). Ce qui fait battre la vie n'occulte pas le travail de deuil du souvenir des mauvais jours anciens puisque le souci – antonyme de « joie » – une fois quintessencié dans les pleurs (notez encore l'euphémisme du démonstratif) trouve un réceptacle à sa profondeur. Rien à voir avec les Danaïdes : l'eau reste prise ; mais le torrent des larmes ne cesse pas et trouve du répondant dans l'anamnèse. S'éclaire le double côté de la joie – heureusement vécue à son heure et qui révèle son être profond : la joie est du souci, au fond. Et nous, cœurs, sommes responsables du dépôt de la mémoire, de la cristallisation de la joie (toujours singulière, au singulier). Nous sommes faits pour recevoir les coups du sort et qu'ils résonnent follement en notre cage thoracique. Joie une, pure, physique et psychique.

Voici que ressurgit le mot joyeux dans la seconde partie, la Ballade de la grâce. Cette fois, il apparaît en groupe, d'abord six fois puis trois dans des strophes suivies. À la page 1371 on lit :

« Ô cœur je te connais

Tu aimes mieux

La peine cette laine

Et ce harnais ;

 

Que la joie et la soie

Ô spécieux,

La joie est une proie

Hétérogène.

 

Ô cœur tissé de joie

Sur fond de peine,

La joie est une proie,

La peine est reine.

 

Ô cœur îles de joie

Sur fond de peine,

La joie est une soie

Sur fond de laine. »

La conscience, aussi claire que trouble par sa connaissance mais sa passivité, accuse son alter ego sentimental de ce qu'il se complaît dans la tentation chrétienne masochiste que sont l'habit humble et les liens inextricables. On tricote ses douleurs à part soi ; on remâche ses malheurs après le repas ; « n'est-ce pas merveilleux de se sentir piégé ? » Bien sûr, nous nous sentons nobles à refuser la matière précieuse de la soie, douce au toucher et si belle au regard, sans souci de chaleur et d'un mot: distinguée. Mais l'opposition à l'idéologie de la distinction cache la préférence opposée, voulue et hypocrite. L'aspect peiné ment. Pourquoi ? N'avons-nous pas dégagé l'intimité supérieure de la peine comparée à la joie tout exubérante ? S'enfoncer dans la mélancolie s'avère toujours possible; viser à la joie – difficile. À la fois pour toute entreprise de définiton poétique – d'où la série d'équivalences proposée dans ces quatrains ; et pour le cœur ce chasseur. Littéralement la joie est d'un autre genre: d'une autre facture mais surtout d'un autre ordre, au sens pascalien. D'une autre naissance : noble ; d'un autre monde : transcendant ; d'une autre comptabilité : l'infini. Craquent comparatifs comme superlatifs ; il faut user d'autres mots. Les critiques ne nomment pas le texte péguyen « tapisserie » à cause d'un procédé rhétorique, d'une composition bien venue et originale. Le poème et le coeur ont cela de commun qu'ils intègrent la vie sous ses différents aspects. Les événements de l'existence vous bariolent. Devez-vous dire que l'ordre joyeux est supérieur? Dans nos vies, à coup sûr, il advient plus rarement que la peine environnante ; tel un carré blanc sur fond noir, à bien y regarder, sa taille est plus petite qu'apparente. Mais peu importe cette géographie géométrique ; le coeur y possède un havre de paix, où se reposer pendant les temps durs. Ces haltes, sans se dénombrer, forment un archipel sur la mer en larmes : la joie participe de chaque îlot sans s'y inclure ; l'un rendu présent au multiple.

De même s'éparpillent les strophes sereines dans l'océan intime – voici dit le poète (page 1408) :

« Les jours tissés de soie

Sur fond de laine,

Les jours tissés de joie

Sur fond de peine.

 

Les jours tissus de soie

Sur fond de laine,

Les sorts tissus de joie

Sur fond de peine.

 

Nos jours tissus de soie

Sur fond de laine

Nos sorts tissus de joie

Sur fond de peine. »

La trame pauvre de ton quotidien en noir et blanc ne sort guère de l'opposition primaire de ses deux couleurs. La joie se laisse amadouer et relier à la sériation concrète-abstraite (selon l'emploi du participe passé passif de « tisser »). Le parallélisme durci des strophes imite cette emprise et ce manque d'équilibre; dans le registre mythologique, les Parques en porterait la responsabilité ; n'était que nous seuls faisons des journées nos jours. Nous ne possédons, en qualifiant nos possessions, que ce que nous avons acquis. En un sens, la psychologie étudie comment l'âme parle à elle-même. Si nous sommes joyeux, c'est que nous avons (de) la joie – et parce que la joie est en nous. Péguy davantage dans la peine nous dit seulement : vous êtes dans la joie et la peine. Le registre sentimental enferme ces deux états bien que la joie psychologique appelle à dépasser l'opposition des termes. Quel est donc cet appel ? n'est-il pas notre sujet ? Bref : et l'allégresse ?

 

Et l'allégresse ?

 

Dans Ève, le poète invoque plein de respect la grande-aïeule, la première femme, unique ; en ces termes – à la page 1007 :

« Seule vous le savez nos gaîtés d'aujourd'hui

Ne valent pas le quart de l'antique tristesse.

Et les enseignements de ce mortel ennui

Ne valent pas le quart de l'antique allégresse. »

Le rythme plus ample de l'alexandrin ajoute la majesté à la mise au point : non ce monde moderne ne propose que des succédanés de joie ; une gaîté en extraits n'est plus la gaîté. La disproportion tend ici encore à suggérer la différence de niveau ; une façon de décadence produit un changement de nature dans nos sentiments. Certes la nostalgie du beau comme l'antique doit entrer en ligne de compte pour expliquer Péguy ; mais à condition que nul n'y voie une faiblesse dans l'argumentation. Dire : « nostalgie » passe sous silence s'il y a lieu de la ressentir. Un autre accent pascalien, en sourdine pour des raisons métriques – « divertissement » a cinq syllabes – surgit : derrière tous les amusements, seul l'ennui; au fond de l'ennui, la mort seule. Alors l'allégresse (versus la tristesse de même que joie vs peine) fédère les notions de passé, de perte, de beauté. Le poète est à la recherche de la joie perdue. Sive : de l'allégresse – le paradis perdu des sentiments.

C'est donc bien quelque chose que de rajouter « et l'allégresse » à notre joie. La parole ni ne bafouille ni ne redonde. Au commencement était l'allégresse ; aujourd'hui les petits réjouissements ; au jugement... Le poète prophétise dans la Tapisserie de sainte Geneviève (page 870) :

« Les armes de Jésus c'est toute forteresse

Qui tient et c'est la noble et la pure caresse

De la mère à l'enfant et c'est la maladresse

 

De l'homme pas malin et la sourde tendresse

De la mère à la fille afin que reparaisse

En cette enfant naissante une même tendresse

 

Et dans le temps futur une même caresse

Et ce même regard et cette même tresse

Blonde qui fleurira, cette même détresse

 

Qui sera consolée, et cette âme pauvresse

Et dans le dernier temps une même allégresse »

Ce tableau généalogique des saintes familles déborde largement les cadres métrique et strophique: Jésus combat en puissance et parle déjà par les enfants. Remarquons que toutes les rimes annoncent l'allégresse commune, ainsi que la succession quasi-évangélique des générations promet la parousie. Pour Péguy, au jugement sera l'allégresse. De l'allégresse principielle à l'allégresse dernière le fil ténu de la joie témoigne dans nos vies de l'autre sens de la suite de nos joies et peines : transcendant. Une naissance d'enfant illustre justement le lien entre l'ordre temporel et le spirituel. N'ayons pas de remords à vivre joyeux et dans la Joie à la fois pour Noël, même si la « dernière » seule vaut. La joie, c'est par où nous participons à l'allégresse divine. La joie est un en-cas pour Péguy. « Le monde est ce qui est le cas » – ajoute Wittgenstein ; donc soyez dans la joie et vous serez dans l'allégresse.

 

R.V.

 

Article paru dans un numéro de Sénevé.