Les Cahiers de la quinzaine de Marcel Péguy et la Russie

par Romain VAISSERMANN

 

« Ce qui m’eût particulièrement intéressé, c’est d’entendre les Russes exprimer leur sentiment sur Péguy. Il n’y a rien de plus typiquement français que Péguy, mais, quand une chose atteint à la profondeur de l’oeuvre de cet homme, elle devient, ipso facto, universelle. »

lettre de Stanislas Fumet citée dans le Cahier XXI-6, p. 78

 

La reprise, par le fils aîné de Péguy, des Cahiers de la quinzaine a été féconde, puisque, de 1925 à 1934, ce sont 94 volumes qui ont paru, contenant plus de 12 000 pages imprimées ! Mais ces nouveaux Cahiers sont peu étudiés[1], sans doute parce que retracer l'histoire éditoriale de cette publication est une tache difficile, parce que Marcel Péguy son gérant finit par adopter des thèses fascisantes pendant l'Occupation et parce que les exemplaires de ces Cahiers sont rares[2].

Commençons par poser les jalons de l'histoire des nouveaux Cahiers. Ils reprennent la numérotation des séries publiées où la mort de Charles Péguy l'avait arrêtée : à la quinzième série de 1914 succédera en 1925 la seizième série, après dix ans de battement. Continuité familiale d'abord : du père au fils, il s'agit d'une même publication, des Cahiers de la quinzaine de « Péguy & fils ». Continuité formelle ensuite : la typographie externe (les couvertures ont même couleur — jaune pour les cahiers d'information, vert et blanc pour les cahiers de littérature — et même disposition typographique), la typographie interne (les caractères, la mise en page) des cahiers, le style des notes de gérance sont le plus souvent semblables, à s'y méprendre, dans les uns et les autres cahiers. Continuité des collaborateurs : nommons ici Jacques Maritain (série XVIIIe, numéro 10), Camille Quoniam (XIX-1). Continuité spirituelle enfin : le souvenir de l'affaire Dreyfus (XVI-I0), la publication des oeuvres de Charles Péguy (XVI-11, XVIII-l, XX-7, XXI-7) ou leur exégèse par Marcel Péguy (XVI-2, XVII-2) ou d'autres critiques (XVIII-12, XXI-6) suffiront à en témoigner.

Il ne semble pas y avoir pourtant de nettes tendances dans l'évolution de l'épaisseur des volumes, qui font de 20 (XVII-l) à 384 pages (XVIII-11). La moyenne des Cahiers de Charles Péguy — 2 000 pages par an — n'est pas égalée ; ni les 560 pages de La Séparation des Églises et de l'État de Raoul Allier (VI-14). Ces données, pour comparer les Cahiers de Charles et de Marcel Péguy : les premiers ont une durée de vie plus longue, sont plus soignés de facture, plus réguliers de publication, plus épais en moyenne, mais tirés en général à moins d'exemplaires. En dépit des réserves que l'on peut faire sur les idées politiques du gérant de ces nouveaux Cahiers, nous voudrions montrer l'intérêt culturel de cette page unique dans l'histoire des relations littéraires franco-russes de l'entre-deux-guerres.

Si l'on songe que ces Cahiers donnent la reproduction exacte, faite à partir de sténogrammes, des conférences du Studio franco-russe — une des rares entreprises d'ampleur ayant favorisé le rapprochement des intellectuels français et russes émigrés entre les deux guerres, l'intérêt de ces témoignages vivants, de première main, apparaîtra immédiatement : a-t-on ailleurs d'autres enregistrements de conversations d'époque ?

 

1 — À la recherche d'un éditeur ;

la collaboration avec l'imprimerie Béresniak

 

Seulement il fallait trouver un nouvel éditeur — et c'est là que le bât allait blesser... En neuf ans, ce n'est pas avec moins de dix imprimeurs et de cinq éditeurs que Marcel Péguy devra « composer » ! Ce qui donna lieu à treize combinaisons différentes les unes des autres[3] ! Quatre périodes se dégagent, sans compter les débuts difficiles de la publication (les quatorze numéros du XVI-l au XVII-2) et le naufrage final (le dernier numéro XXVII-1) :

— l'impression par Durand pour l'Artisan du Livre, du XVIII-1 au XIX-8 soit 36 numéros de 1927 à juillet 1930 ;

— l'impression par Béresniak, pour divers éditeurs jusqu'à Desclée de Brouwer du XX-1 au XXI-5 soit 17 numéros de janvier 1930 (sic !) à avril 1931 ;

— l'impression par divers imprimeurs pour Desclée de Brouwer du XXI-6 au XXII-5 soit 12 numéros d'avril 1931 à 1932 ;

— l'impression par Laboureur et Floch (en alternance) pour divers éditeurs, de Desclée de Brouwer aux Cahiers de la quinzaine, du XXIII-1 au XXV-1 soit 14 numéros de 1933 à octobre 1934.

La première combinaison dura quatre ans, c'est-à-dire presque autant que les autres réunies — instabilité qui provient des difficultés croissantes des Cahiers pendant la période de crise économique. Marcel Péguy, à plusieurs reprises, a expliqué les problèmes rencontrés : mésentente avec les éditeurs, hausse du prix du papier ou des frais postaux. Mais qu'est-ce qui a poussé Marcel à travailler avec Béresniak ; et quelle famille d'émigrés russes est-ce là[4] ?

Fondée en 1912 par Abraham Lazare Beresniak, l'imprimerie du même nom[5] était située au 12, rue Lagrange dans le Quartier latin à Paris, avant de déménager au 18-20, rue du Faubourg-du-Temple. Elle publie en 1913 son premier livre, selon le catalogue de la Bibliothèque nationale du moins. Après guerre, en 1918, André Spire y publie son opuscule Le Sionisme, premier tract de la Ligue des amis du sionisme, auquel succédera Tradition juive et sionisme de Maurice Vernes. En 1919, l'imprimerie reste attentive à la question juive : le Comité des délégations juives auprès de la conférence de la paix y publie une pétition (le 10 mai 1919) puis Les droits nationaux des juifs en Europe orientale. On observe alors une période de trois années où Béresniak semble ne plus rien publier : ce ralentissement des commandes semble un contre-coup de la guerre et ce n'est qu'en 1923 que l'imprimerie reprend son travail, sous le nom de « Lazare Béresniak ». Les activités de l'imprimerie furent interrompues vers 1940 à cause de l'Occupation, de son aryanisation et de son acquisition par un papetier peu consciencieux, jusqu'à ce que Serge Béresniak la reprenne en main, assez tôt, en 1944.

Les Béresniak[6] sont une famille de juifs athées, non pratiquants mais hébraïsants (par choix face au yiddish) qui, à cause des pogromes qui sévissaient en Ukraine avant guerre, arrivèrent en France de Khodorkov[7] pour s'installer à Paris en 1912 et y fonder une imprimerie. Certains de ses membres, pour fuir les nazis, se réfugièrent à Pau en juin 1940[8] ; certains échappèrent à la persécution des juifs entreprise par les nazis ; trois Béresniak – le père et deux de ses fils — moururent en déportation. C'est l'enfant qui ne fut pas déporté qui donna au nom une descendance : Daniel Béresniak, premier du nom à naître à Paris, autorité reconnue dans la franc-maçonnerie. Certains Béresniak sont en effet francs-maçons : Serge entra en 1925 dans la loge du Grand Orient de France (et son fils Daniel a en quelque sorte suivi son exemple), par l’entremise de son beau-frère Alexandre Goscinny. Les Beresniak ne furent donc pas tous maçons ; et ceux qui le sont, le sont depuis l'entre-deux-guerres seulement.

Voici une brève histoire des membres de cette famille, tous issus du mariage de Freiga Garbel et d'Abraham Lazare (ou Eliezer) Beresniak (1855/1860 — 1944).

Ce dernier, premier imprimeur du nom, est connu sous le nom de plume d'Avak[9] pour avoir écrit un Dictionnaire yiddish-hébreu, le premier dictionnaire du genre, sorti en 1939[10], et un récit Entre l’enclume et le marteau[11], croyant — jusqu'au bout — à la chute de Hitler, au sursaut de l'Allemagne cultivée des Romantiques et des génies musicaux, parce qu'il se souvenait avoir dû, à cause du numerus clausus en vigueur dans l’Empire tsariste, étudier en Allemagne dans ses jeunes années. Ils eurent huit enfants :

1 Meyer Léon (ou Leib) Béresniak (Broussilov, 9 décembre 1880 — Auschwitz, 25 septembre 1942) qui devint franc-maçon en 1925 par son beau-frère Alexandre Goscinny qui construisait des chemins de fer en Argentine et était l'ami de José Corti. II transita lors de l'Occupation par les camps de Pithiviers et Drancy avant de décéder à Auschwitz (convoi n° 35 du 21 septembre 1942).

2 Anna Béresniak (Khodorkov, 1889 — Paris, 1974) épousa à Paris en 1919 Stanislas (dit Simkha) Goscinny fils du rabbin Abraham Goscinny. Ils furent naturalisés français en 1926 et eurent deux fils : Claude (Paris, 10 décembre 1920-) ; René Goscinny (Paris, 14 août 1926 — 5 novembre 1977) le fameux, qui lui-même eut un enfant : Anne Goscinny.

3 Maurice Béresniak (Broussilov, 3 janvier 1889 — Auschwitz, 16 avril 1942 ou septembre 1942) mourut lui aussi en déportation (convoi n° 1 du 27 mars 1942).

4 Boris Béresniak (1900 — Los Angeles, 1986), imprimeur à Los Angeles.

5 Olga (? — Paris, 1990).

6 Cécile Béresniak, la cadette, épouse Soukalski, mère des deux enfants.

7 Serge Béresniak (1901 — Paris, mai 1997 : voir la nécrologie du Figaro) imprima de 1944 à 1975. Directeur de l'Actualité artistique internationale, dont l'unique numéro a paru le 17 janvier 1952, imprimé par son père au 12 rue Lagrange pour les Presses du temps présent, pour le compte desquelles Lazare Béresniak imprime treize ouvrages dans les années 1950-1960. Ami de Léonid Lifar le frère de Serge Lifar ; on peut le voit photographié avec Alexandre Soljénitsyne lors d'un passage de ce dernier en France : Béresniak imprima en effet le samizdat Des Voix sous les décombres (Iz-po glyb) et celui de la première édition de l'Archipel du goulag prétendument à compte d'auteur pour certain vieux émigré russe appelé Markov. Il eut un enfant : Daniel Béresniak (Paris, 1933-), étudiant l'hébreu à ce qui deviendra l'I.N.A.L.C.O. et l'histoire de l'art à Pise, auditeur libre de Vladimir Jankélévitch avec qui il partageait l'amour du piano, après avoir voyagé en Europe, il imprima de 1944 à 1975. Polyglotte, cet écrivain psychanalyste a composé de nombreux livres sur l'histoire et du symbolisme de la franc-maçonnerie ou sur le mysticisme (La Franc-maçonnerie en Europe de l'Est, Monaco, Éditions du Rocher, 1992), ayant dédié son livre Juifs et francs-maçons (Bibliophane édition, 1989) à « Meyer Leib Beresniak, juif et franc-maçon, mort à Auschwitz ». Daniel Béresniak eut deux enfant : Ariel Béresniak (Paris, 1961-) docteur en médecine et en économie, spécialiste de santé publique, de gérontologie et du traitement de la douleur, auteur de nombreux ouvrages depuis son traité de pharmacoéconomie en 1992[12] ; Georgina, chiropractor vivant à San Francisco et mère de deux enfants !

8 Vladimir (ou Volodia[13]) Béresniak (Khodorkov, 15 juin 1904 — Auschwitz, 16 avril 1942) mourut en déportation sans descendance.

C'était une imprimerie internationale au point de regrouper jusqu'à une centaine d'employés de diverses nationalités et convictions[14] : la règle d'or en était la convivialité dont l'atmosphère fait de l'imprimerie plus qu'un lieu de travail : un exemple de sociabilité ouverte et tolérante[15], ce qui est pour l'émigration russe un phénomène à noter dans l'entre-deux-guerres et après la Seconde Guerre mondiale. Les employés et les amis de l’imprimerie mangeaient à table ouverte et discouraient politique, religion, philosophie... Serge Béresniak eut par exemple pour ami Dovid Knout ; il imprima Le Visage nuptial (hors commerce) de René Char et du Antonin Artaud.

Que dire justement de l'activité éditoriale de Béresniak ? Elle fut très féconde et centrée autour de trois intérêts : l’Est à savoir la Russie (beaucoup d'auteurs russes sont imprimés chez lui, pour des ouvrages traitant de problèmes politiques, sociaux, religieux ou littéraires) ou la Pologne (Myczkowski, Tysliava), le judaïsme et enfin la littérature (en 1927, il imprime Treize minutes de Guy Lévis Mano [1904-1980]).

Certes, un imprimeur suit les commandes des éditeurs avec lesquels il est en relation, et c'est l'éditeur dont aux publications l'on reconnaît les goûts ; pourtant, l'on peut encore reconnaître les intérêts d'un imprimeur aux éditeurs avec lesquels il travaille ! Béresniak est donc spécialisé dans les publications touchant l'Europe orientale ; et il possède une typographie permettant d'imprimer en français, en russe, en polonais et en hébreu ! Il collabore avec beaucoup d'éditeurs, de centres d'édition culturels, d'associations, parmi lesquels, à côté de relations de travail, on retrouve continûment cette spécialisation : de très nombreux auteurs russes sont imprimés par Béresniak, qui finira d'ailleurs par travailler pour l'Institut d'études slaves de la Sorbonne et pour Y.M.C.A.-Press — consécration en somme. L'imprimerie avait en effet cette particularité dans Paris de « faire », à la presse à plomb, le russe comme les autres langues slaves, même l'arménien et le vietnamien !

À l'heure du passage à l'ère moderne de l'offset et de la baisse numérique du public russisant, 1975 fut la dernière année d'activité de l'imprimerie, alors co-dirigée par Serge et Daniel Béresniak. Mais nous nous éloignons de notre sujet : si Marcel Péguy connut Lazare Béresniak, ce ne fut ni par la franc-maçonnerie ni par le judaïsme mais par l'attachement de Lazare Béresniak à la Russie et par la sympathie qu'éprouva Marcel pour les émigrés russes entre les deux guerres.

 

2 — Les cahiers « russes » : Louis Dumur

et les réunions du Studio franco-russe

 

Seize volumes — un sixième de la collection des nouveaux Cahiers ! — concernent directement la Russie : ils parurent dans une période de sept années, de 1927 à 1933 — et l'apogée de ce qui semble bien un fort intérêt de Marcel Péguy pour la Russie date de 1929-1931.

Deux cahiers, sont d'un auteur suisse : Louis Dumur [1864-1933], poète, romancier, dramaturge, critique littéraire à l’oeuvre foisonnante mais aujourd’hui méconnu[16]. D’une famille originaire de la commune de Grandvaux, Dumur est né à Vandoeuvre près de Genève, en Suisse romande, aîné de treize enfants, petit-fils de deux pasteurs. Après des études classiques à Genève, il quitte en 1883 l’Université de cette ville pour gagner Paris et sa faculté de Lettres. Il se mêle dès lors à la vie littéraire parisienne : il écrira au Chat noir dès 1886. Mais le voyage tente cet Européen[17] convaincu, qui connaissait déjà Italie et Allemagne, et qui finira par posséder pas moins de six langues européenne : français, allemand et italien, ce qui se conçoit pour un Suisse ; mais aussi le russe, l’anglais, l’espagnol ! Dumur part auprès du comte Varpakhovski comme précepteur à Saint-Pétersbourg, cinq ans, de 1888 à 1893. De là, il trouve le temps de voyager dans l’intérieur de la Russie, en Autriche-Hongrie, dans les pays scandinaves et de revenir souvent en France.

Dumur se cherche alors dans la poésie. Les pièces de son premier recueil, Lassitudes (achevé d’écrire en 1888, édité en 1891), ont la particularité d’être rythmées sur l’accent tonique, comme celles de son deuxième et dernier recueil : La Néva. La russophilie paraît déjà dans ce livre édité à Paris (Savine) et Saint-Pétersbourg (Société de Librairie française en Russie) en 1890. Une russophilie, il faut préciser, assez « trouble » : Dumur semble voir en la Russie un pays sentimental, extravagant, sinon barbare du moins extrême. Dumur montre par ce « souvenir du bon temps du tsarisme », comme il l’écrit avec ironie, qu’il connaît en tous les cas très bien la langue et les mœurs russes. Sensible au charme slave puisqu’on le retrouvera désormais toujours « avec son inséparable princesse Nadejda, délicieuse fleur russe cueillie aux bords de la Néva » (selon les mots d’Ernest Raynaud [1864-1936] dans La Mêlée symboliste, t. I, 1920, p. 140), emporté par son lyrisme, Dumur se permet d’évoquer les thèmes du plaisir, du faste impérial. Thèmes qui lui sont chers vu son naturalisme zolien, son goût pour la perversion et son décadentisme. Cela lui vaut trois passages biffés par la censure en 1889, avant l’impression du livre chez Trenké & Fusnot à Saint-Pétersbourg (15, passage Maximilianov). Passages que Dumur rétablit dans une feuille encartée dans les volumes vendus en France, feuille qui donne aussi « Le Nihiliste », poème qui n’aurait pu échapper à la censure tsariste ! Pourtant, Dumur sera critique vis-à-vis des révolutionnaires ; ses sympathies iront nettement, après la Révolution, aux émigrés russes. Comment concilier ces sentiments ? En fait, Dumur évolue : son premier idéal de gauche, pacifiste et internationaliste, passe progressivement à la Belle époque au nationalisme. Paradoxalement, la description hyperréaliste qu’il donne en 1889 de la décadence tsariste justifie donc en quelque sorte les Révolutions de 1917, qu’il condamnera une fois advenues.

Au cours d’un de ses séjours en France, il est l’un des fondateurs du Mercure de France, dont il devient en 1895 secrétaire général. Il quitte alors son domicile au 15, rue de l’Échaudé-Saint-Germain pour s’installer... dans l’hôtel même de la Revue ! Le journaliste a notamment collaboré à la Dépêche de Toulouse comme correspondant en 1908-1910 ; le critique a donné d’estimables analyses de Nietzsche, de Rousseau, de l’œuvre de son ami Édouard Dubus [1864-1895] ; le polémiste a eu maille à partir avec la Société des Gens de Lettres, qui l’exclut, comme avec ses nombreux détracteurs germanophiles ou neutres : « M. Louis Dumur, démagogue » titrera Jean-Michel Renaitour, qui compare Dumur à une hyène dans ses charges littéraires intitulées Mes coups de griffe (La Griffe, 1925, p. 21-25). Furent au contraire de ses amis : Georges-Albert Aurier [1865-1892], Remy de Gourmont [1858-1915], Maurice du Plessys [1864-1924], Rachilde [pseud. de Marguerite Eymery, 1860-1953] qui nomme ce « sectaire protestant », avec bienveillance, « le volontaire français » dans ses Portraits d’hommes (Mercure de France, 1930), Alfred Vallette [1858-1935].

Mais Dumur croit à sa vocation de dramaturge. Après deux pièces en un acte, La Motte de terre (1896, Théâtre libre) et Nébuleuse (1897, Théâtre de l’Œuvre), Dumur collabore avec Virgile Josz pour écrire des drames plus longs : Don Juan en Flandre (1897, Odéon, texte inédit), Rembrandt (drame en prose de 5 actes et 9 tableaux, 1898, Nouveau théâtre), Le Maquignon (1903, Théâtre Sarah Bernhardt), Ma bergère (1903, Théâtre Milère de Bruxelles). Tout irait bien si l’époque ne voulait pas que le dramaturge dût à chaque nouveauté prendre sur ses fonds propres le financement nécessaire pour monter la pièce... Cette contrainte budgétaire pousse Dumur au roman, avec un grand succès.

Après un essai dans le roman décadent, Albert, écrit en 1890, Dumur commet en 1896 un roman à thèse, « mauvais roman » de son propre aveu : Pauline ou la Liberté de l’amour ; puis, en 1902 (rééd. 1922), un roman satirique intitulé Un Coco de génie. Vu le peu de réussite de ces courts essais, Dumur se lance dans un cycle de longue haleine consacré à la vie à Genève : Les Trois demoiselles du Père Maire (1909, rééd. 1934 et 1987), Le Centenaire de Jean-Jacques (1910, rééd. 1962), L’École du dimanche (1911). Le roman suivant, Un estomac d’Autriche (1913, rééd. 1932), paru en feuilleton dans Le Temps, garde le cadre genevois mais quitte les sentiers du roman d’enfance pour ceux du roman historique : tournant fondamental pour Dumur, qui y trouve sa vraie voie. Restait à trouver un sujet plus universel que Genève : la Première Guerre mondiale allait le devenir.

Dans cette guerre, Dumur prend nettement son parti ; dans Culture française et culture allemande en 1915, il explique le conflit mondial à la manière scientifique d’Outre-Rhin et choisit le camp de sa patrie d’adoption : la France. Dumur est rapidement révolté par l’attitude de son pays d’origine : de nombreux de ses articles dénoncent la neutralité du gouvernement suisse, soupçonné de sentiments germanophiles, et se lamentent des conséquences sur les Suisses installés à l’étranger. Tous articles réunis en 1917 dans l’essai Les Deux Suisse (1914-1917). Malgré une réception partagée, Dumur persiste et signe dans La Situation des neutres : la Suisse, 1918.

Surtout, la guerre fournit à Dumur le cadre historique de tous ses prochains romans. Nach Paris ! (1919, rééd. 1920, 1929, 1950) se déroule pendant la première partie, mobile, de la guerre ; Le Boucher de Verdun (1921) évoque lui la guerre de position dans les tranchées. L’arrière n’est pas oublié, dans Les Défaitistes (1923), qui couvrent l’année 1917 ; ni la position des neutres, qui tourmente décidément Dumur jusque dans la fiction La Croix rouge et la Croix blanche ou la Guerre chez les neutres (1925). Tous « romans terriblement documentés », comme l’écrit Rachilde. Tous romans s’insérant dans le cycle des romans de 14-18, du côté occidental.

Mais Dumur s’intéresse tout autant au front oriental. Les deux livres de Dumur édités Marcel Péguy, dont le second constitue la suite du premier, évoquent, sous la forme du roman historique, la famille impériale à la veille de la déclaration de guerre en 1914 puis la personnalité trouble de Raspoutine à la veille de son assassinat en 1916, vues du point de vue d'une même famille aristocratique. Ce sont : Dieu protège le Tsar ! (XVIII-11, cahier jaune de 384 p. tiré à 3 410 exemplaires le 10 nov. 1927) et Le Sceptre de la Russie (XIX-9, cahier jaune de 336 p., 2 860 ex., 10 févr. 1929). La publication de Dumur, qui use de certains stéréotypes mais montre une fort bonne connaissance de l'histoire de la Russie, satisfait en quelque sorte à la curiosité des Français au sujet de la personnalité complexe de Raspoutine. Par Dumur, Marcel Péguy propose à ses abonnés un aperçu mi-historique mi-romancé sur la famille impériale.

Le succès de ces deux romans sera tel qu’Albin Michel rééditera, gardant d’ailleurs la pagination des Cahiers, Dieu protège le Tsar ! (2e mille) en 1928 et Le Sceptre de la Russie dès juillet 1929 ! Ce dernier livre annonce également que sont en préparation deux romans : Les Fourriers de Lénine (2e mille, Albin Michel, févr. 1932, 378 p.) et Les Loups rouges (3e mille, Albin Michel, juill. 1932, 266 p.). Ceux-ci constitueront la suite (grosso modo pendant le Gouvernement de Kérenski, avec des retours sur le début de la guerre) et « la fin des romans russes » (d’Octobre 1917 au 11 novembre 1918), comme l’écrit Dumur en dernière page des Loups rouges. Romans russes dont le succès ne se dément pas à en juger par le nombre d’exemplaires tiré et par la fidélité d’Albin Michel. Romans russes qui constituent les derniers écrits du prolifique Dumur, avant La Fayette, nous voici ! inachevé et publié l’année de sa mort en 1933.

 

Onze autres volumes reproduisent le texte des quatorze réunions du Studio franco-russe, tenues d'octobre 1929 à avril 1931. Parmi les conférenciers comme parmi les auditeurs se mêlent intellectuels français et russes ; les organisateurs eux-mêmes — Wsevolod de Vogt et Robert Sébastien — représentent les deux parties en présence. En voici le détail :

Marcel Proust par Robert Honnert et Boris Vycheslavtseff (5e réunion, le 25 févr. 1930), XX-5, cahier jaune de 64 p. achevé d'imprimer le 5 mars 1930 ;

Rencontres. Soirées franco-russes par Robert Sébastien (« L'inquiétude dans la littérature »), Ioulia Sazonova et Jean Maxence (à propos de l'influence réciproque des littératures française et russe), Cyrille Zaïtseff et René Lalou (à propos de Dostoïevsky), Nicolas Koulman et Stanislas Fumet (à propos de Tolstoï) lors des quatre premières réunions des 29 oct., 26 nov., 18 déc. 1929, 28 janv. 1930 ; hors-série jaune de 224 p. achevé le 24 mars 1930 ;

André Gide par Louis Martin-Chauffier et Georges Adamovitch (6e réunion, 25 mars 1930), XX-6, cahier jaune de 64 p. achevé le 5 avr. 1930 ;

Le Roman depuis 1918 par Benjamin Crémieux et Wsevolod de Vogt (7e réunion, 29 avr. 1930), XX-8, cahier jaune de 64 p. achevé le 5 mai 1930 ;

L'Orient et l'Occident par Nicolas Berdiaev (8e réunion, le 27 mai 1930), XX-9, cahier jaune de 64 p. achevé le 5 juin 1930 ;

— La Littérature soviétique par André Beucler et Ioulia Sazonova (9e réunion, 4 nov. 1930), XXI-1, cahier vert de 78 pages tiré à 700 ex., 20 nov. 1930 ;

Paul Valéry par René Lalou et Vladimir Weidlé (10e réunion, 25 nov. 1930), XXI-2, cahier vert de 80 p., 1000 ex., 11 déc. 1930 ;

Le Symbolisme par André Fontainas et Nina Berberova (11e réunion, 16 déc. 1930), XXI-4, cahier vert de 72 p., 600 ex., 22 janv. 1931 ;

Descartes, le père du cartésianisme par Jacques Maritain et Boris Vycheslavtseff (12e réunion, 27 déc. 1930), XXI-5, cahier vert de 112 p., 1 000 ex., 18 févr. 1931 ;

Charles Péguy par Jean Maxence et Nadejda Gorodetzky (13e réunion, le 24 févr. 1931), XXI-6, cahier vert de 128 p., 1500 ex., 9 avr. 1931 ;

Le Renouveau spirituel en France et en Russie par Stanislas Fumet et Georges Fédotov (quatorzième et dernière réunion, 28 avr. 1931), XXII-1, cahier vert de 80 p., 1 600 ex., 31 déc. 1931.

Grâce aux réunions franco-russes, Marcel Péguy se trouve au fait des nouveautés dans la littérature russe, émigrée principalement, mais aussi soviétique. Il se familiarise avec les catégories de pensée des émigrés avec qui il sympathise en méprisant les sirènes soviétiques, dont le garde son anti-marxisme virulent. Il fréquente à ces soirées les plus grands écrivains de la diaspora russe en France. Bien plus tôt que les éditions Actes-Sud qui ont fait redécouvrir Berberova aux Français récemment, ce sont les Cahiers de la quinzaine de Marcel Péguy qui furent premiers à l’éditer en français !

 

Un autre volume des Cahiers, paru au milieu de ces comptes rendus, publie trois lettres inédites (ou presque, comme l'indique un feuillet glissé au dernier moment dans le volume) de Tolstoï en édition bilingue, traduites par le même Wsevolod de Vogt. Son titre : Trois lettres (XXI-3, cahier vert de 96 p. tiré à 1 500 ex. le 9 avril 1931). La publication de ces lettres situe l'intérêt de Marcel Péguy pour la Russie dans la continuité de l'attention que son père portait à la personnalité publique du philosophe russe (cf. notre article « Tolstoï chez Péguy » dans Le Porche, n°2).

 

Enfin, deux volumes des Cahiers, deux récits, ont été écrits par Nadejda Gorodetzky, que l'on trouvait déjà à I'origine du Studio franco-russe et fidèle à ses réunions. Ce sont Les Ailes blanches, traduit du russe par M. E. et W[sevolod de] V[ogt] (XXI-11, cahier vert de 72 p. tiré à 1 100 ex. et achevé le 6 janv. 1932), et L'Étoile du berger écrit directement en français par l'auteur (XXIII-8, cahier vert de 64 p. tiré à 1 100 ex. le 2 déc. 1933). La collaboration avec Nadejda Gorodetzky prouve que Marcel Péguy était tout prêt à se lancer même dans la publication d'œuvres russes contemporaines — ce qui témoigne d'un courage éditorial certain et du fait que la « russophilie » de Marcel Péguy, n'avait été ce naufrage financier, aurait pu continuer à se traduire par d'autres publications d'autres auteurs.

C'est ainsi qu'au hasard des quatrièmes de couverture ou des œuvres « du même auteur » mentionnées çà et là, nous apprenons que devaient paraître aux Cahiers : Les Mains vides, roman de Nadejda Gorodetzky, préfacé par Alexandre Kouprine, considéré comme le cahier XXI-12 (« sans date » !) par Auguste Martin, daté de 1931 (chez Desclée de Brouwer !) par une bibliographie de Nadejda Gorodetzky[18] et faussement annoncé pour 1936 (aux Nouvelles éditions latines, qui ont publié en 1934 Cyrille Zaïtseff) dans L'Exil des enfants en 1936 alors que le livre n'a tout bonnement jamais paru en français (en russe a paru aux éditions Moscou en 1929 sous le titre Neskvoznaïa nit' ; a été traduit en anglais sous le titre Empty hands) ; Chimère, roman de la même, édité en russe en 1931 aux éditions Moscou sous le titre Mara, dont Wsevolod de Vogt préparait la traduction pour les Cahiers et qui est dit « sous presse » dans Les Ailes blanches en 1932 alors qu'il ne paraîtra pas ; Diaspora ou le monde de demain, de Wsevolod de Vogt — un essai à en juger par le titre — annoncé dans le cahier tolstoïen pour la XXIe série alors qu'il ne paraîtra pas... Marcel Péguy aurait également pu publier les autres auteurs avec qui il a fait connaissance au studio franco-russe. Qui donc ?

 

3 — Le public du Studio :

de France et Monde au Tout-Paris de l'intelligentsia russe émigrée

 

L'intérêt que présente, pour les historien de la littérature, ces Cahiers qui donnent non seulement le texte intégral des conférences tenues au Studio franco-russe mais aussi une fidèle description des discussions qui s'ensuivaient généralement (allant jusqu'à noter les applaudissements et les interruptions d'auditeurs anonymes), tient à l'exceptionnelle variété du public, dont les comptes rendus donnent une bonne représentation en notant qui prend la parole lors des débats, les personnalités « dont l'on remarquait la présence » dans la salle et celles qui s'excusaient par courrier adressé au Studio. Les Cahiers de la quinzaine attestent la présence au Studio de plus de 50 personnalités éminentes — tout simplement les plus célèbres écrivains de la diaspora russe en France ! La majorité d'entre eux a participé aux discussions ; treize ont prononcé une conférence. Encore faut-il préciser que beaucoup ont sans doute été oubliés dans les relevés des personnalités présentes. Preuve de la faveur dont jouissaient ces réunions : d'une séance l'autre, les noms reviennent souvent. Très vite, la salle chargée de les accueillir au Musée social se révéla trop petite ; et l'on songea à déménager du 5 rue Las-Cases — sans trouver mieux, en fin de compte. Les réunions de travail des organisateurs se déroulaient, elles, à la brasserie Dumesnil, en face de la gare Montparnasse.

Nous donnerons ci-après la liste des personnalités dont la présence est attestée d'après les Cahiers de la quinzaine, d'après la très utile étude de Michèle Beyssac La Vie culturelle de l'émigration russe en France[19] et d'après le trimestriel France et Monde, organe des « Humanités contemporaines » domiciliées 27 rue du Sommerard dans le cinquième arrondissement de Paris en 1929-1930 puis 37 boulevard Saint-Michel en 1930-1932 (soit à l'adresse même des Cahiers à cette époque) — ce sont elles qui organisèrent au tournant des années 1920-1930 une pléiade de Studios, dont on peut citer les Studios de philosophie (cf. n°134), de la poésie, de l'histoire, mondial (cf. n°137), franco-hollandais, social, du théatre, des colonies, de la musique, de l'art (cf. n°l38), rénovateur, de jeunes (cf. n°146)... La liste n'est pas close, même si la proclamation « et d'autres suivront » (dans le n°138) semble avoir achoppé à la crise, qui restreignit le champ d'action de ce milieu activement réformiste, bien dans l'esprit des années 1930. Marcel Péguy lui-même faisait partie de la section des « études intellectuelles » (existait également une section des « études sociales ») du conseil des « Humanités contemporaines », aux côtés de nombreuses personnalités dont Marie-Thérèse Gadala, Gabriel Hanotaux, Gustave Lanson, Fernand Laudet, Salomon Reinach... Il semble que ce soit par-là et peut-être par ses amis de la paroisse orthodoxe française, que le gérant des Cahiers ait connu l'existence du Studio franco-russe et se soit décidé à en publier les conférences.

Tout a commencé par des réunions informelles, conviviales : à l'instigation de Jules Corréard dit « Probus(-Corréard) », fondateur et directeur des « Humanités contemporaines », qui lors d'un entretien préliminaire avec Wsevolod de Vogt, le 30 avril 1928, annonça que France et Monde voudrait faire connaître par diverses publications les auteurs russes contemporains ; se réunirent un mois plus tard, en petit conseil, Marc Aldanov, Nadejda Gorodetzky, Gaïto Gasdanov, Nadejda Teffi, Michel Tsétline, Marina Tsvetaeva, Boris Zaltseff et quelques autres pour évoquer les œuvres françaises auxquelles ils sont le plus attachés. Robert Sébastien se joignit à l'équipe pendant l'été ; puis Jean Maxence, directeur des Cahiers 1929, et ses amis.

Au début, France et Monde comptait publier des œuvres choisies des auteurs présents lors des réunions, introduites de quelques lignes écrites par l'auteur sur lui-même, pour publier par la suite cette anthologie à part. C'est ce qu'explique Wsevolod de Vogt (« Soirées de Paris », p. 59-63 du n°135 qui annonce en première de couverture: « Les publications du Studio franco-russe »). Le lecteur de France et Monde découvre ainsi Avdotya la mort (trad. A. Holstein ; p. 65-73 du n°135) de Boris Zaïtseff (présenté par lui-même et traduit par Wsevolod de Vogt p.†64, ibidem) ; Au couvent de Solovki et Marquita (trad. Denis Roche; p. 11-20 et 20-24 du n°136) de Nadejda Teffi (présentée par elle-même p. 11, ibidem) ; La Mort de Paul Ier (trad. Tatiana Landau, extrait du roman La Conspiration, n°137) de Marc Aldanov (présenté par lui-même p. 70, ibidem) ; « Fiançailles » (p. 76-78 du n°138) de Marina Tsvetaeva (présentée par elle-même p. 75, ibidem) et Neurasthénie (p. 79-84, ibidem) de Nadejda Gorodetzky (présentée par elle-même p. 79, ibidem), Oless (p. 68-77 du n°139) de Galina Kouznetsova (présentée par elle-même p. 68, ibidem). Mais le numéro double 140-141 rompt cette série en donnant le texte même de la neuvième conférence, d'André Beucler et Guy de Traversay, consacrée à la littérature soviétique. Cependant, par manque de place, la discussion n'est pas reproduite in extenso, comme elle le sera dans les Cahiers. Car se développe finalement une collaboration avec Marcel Péguy : l'on trouve déja une publicité, dans le n°137 (p. 24), pour les Cahiers et pour le Journal Vrai (« administration autonome, 33 rue Jacob » y est-il précisé) ; les « Humanités contemporaines » comptaient publier, parallèlement aux textes de fiction publiés dans France et Monde, les comptes rendus du Studio dans les fascicules suppléments à cette revue, mais les Cahiers s'en chargent et France et Monde y renvoie ses lecteurs (dès le n°137). Ce sera France et Monde qui cessera le premier, fin 1930, de publier les auteurs du Studio franco-russe, laissant à Marcel Péguy les sténogrammes des réunions. Celles-ci dureront jusqu'en avril 1931 ; et les publications dans les Cahiers, jusqu'à la fin 1931. On ne sait guère ce qui provoqua l'arrêt du Studio, peut-être l'ère du dialogue était-elle close, peut-être aussi l'enthousiasme de l'initiateur était-il retombé ou s'était-il reporté ailleurs. Sans doute les deux facteurs ont-ils joué. Wsevolod de Vogt avoue à mi-mot le premier point dans l'historique nécrologique qu'il dresse des soirées (p. 10 sqq in XXII-1) :

« Donner une impulsion de rapprochement entre les écrivains russes qui résident en France et les écrivains français, profiter pour cela d'une rencontre exceptionnelle de deux cultures qui déterminent la vie de deux mondes, c’était ce que nous voulions d'abord. [...] La tribune du studio franco-russe aura été pour beaucoup non seulement une « tribune libre » mais encore la seule, neutre en quelque sorte, où se pouvaient succéder des écrivains qu'il eût été difficile autrement de voir réunis dans la même salle. [...] Cependant il nous est tôt apparu <dès la troisième réunion précisément> que les divergences personnelles et celles des groupes recouvraient des divisions plus profondes que de simples « querelles littéraires », — qu'elles révélaient immanquablement, dans un jour particulièrement âcre, les hésitations, les doutes, les malaises et pour tout dire le tourment inexpugnable, inhérent au monde moderne, qui sourd, sans pouvoir jamais s'écouler, dans tous les entretiens des hommes de notre temps.

Dès lors, nous prîmes position, bien que sans tenter d'imposer notre manière de voir. [...] Peu à peu, les divergences « nationales » qui intriguaient les assistants et que l'on se plaisait, au début, à souligner, disparurent dans des oppositions qui procèdent d'une différence d'assimilation d'un héritage culturel unique. On n'a pas tardé à constater qu'il y avait, à nos réunions, deux groupes franco-russes en présence. Et de ce fait non seulement notre but initial se trouva atteint et même dépassé, mais encore il devint immédiatement possible de donner aux débats toute l'ampleur, toute l'envergure nécessaires pour des études de plus en plus actuelles. »

Mentionnons donc, non cumulativement, le nombre de fois où chacun a été présent, a discuté, a fait une conférence (sur un total de 14 réunions)†:

Georges Vladimirovitch Adamovitch (1,1,1), Marc Alexandrovitch Landau dit « Aldanov » (8,0,0), Grégoire Alexéevitch Alexinski (0,2,0), Nicolas Mikhaïlovitch Bakhtine (1,0,0), Nina Nicolaevna Berberova (3,0,1), Nicolas A]exandrovitch Berdiaev (7,2,1), madame Bogdanova (0,2,0), Ivan Alexéevitch Bounine (2,1,0), Serge lvanovitch Charchoune (6,0,0), Léon lsaakévitch Schartzmann dit « Chestov » (1,0,0), Augusta Filippovna Damanskaïa (0,1,0), Doussia Ergaz (1,0,0), Georges Petrovitch Fédotov (2,0,1), Nadejda Forch (0,1,0), Michel Adolfovitch Forsteter (0,1,0), Leonid Evgueniévitch Gabrilovitch dit « Galitch » (0,1,0), Georges Ivanovitch Gazdanov dit « Gaïto Gasdanov » (0,3,0), llya Nicolaévitch Golenischev-Koutouzov (4,0,0), Nadejda Alexandrovna Gorodetzkaya (8,4,1), Alexandre Tikhonovitch Gretchaninov (1,0,0), Modeste Loudvigovitch Hofman (2,0,0), Georges Vladimirovitch Ivanov (2,0,0), Hélène Alexandrovna Izvolski (1,0,0), Michel Lvovitch Kantor (3,0,0), Vladislav Felitsianovitch Khodassevitch (1,0,0), David Mironovitch Fiksman dit « Dovid Knout » (1,0,0), Nicolas Karlovitch Koulman (6,0,1), Galina Nicolaevna Kouznetsova (1,0,0), Alexandre Markovitch Lipiansky dit « Alexandre Marc » (1,1,0), Basile Alexéevitch Maklakov (5,0,0), Serge Konstantinovitch Makovski (3,0,0), Nadejda Millioti (6,0,0), Constantin Vassiliévitch Motchoulski (3,1,0), Paul Pavlovitch Mouratov (2,0,0), Irène Vladimirovna Odoevtseva (2,0,0), Michel Andréevitch Ossorguine (1,0,0), Nicolas Avdéevitch Otsoup (3,0,0), Boris Ioulianovitch Poplavski (1,1,0), Vladimir Salomonovitch Pozner (1,2,0), Naoum G. Reizini (0,1,0), S.A.R. la grande-duchesse Irène Ivanovna Romanova (1,0,0), Serge Rovinsky (3,0,0), Ioulia Léonidovna Sazonova-Slonimskaïa (10,1,2), Marc Lvovitch Slonim (6,3,0), Nadejda Alexandrovna Teffi (10,0,0), Constantin Andréevitch Terechkovitch (1,0,0), comtesse Tatiana Lvovna Tolstoï-Soukhotina (2,1,0), Natacha A. Tourguénieva-Rosso (2,0,0), Michel Ossipovitch Tsétline (10,0,0), Marina Ivanovna Tsvetaeva (8,2,0), Marc Veniaminovitch Vichniak (1,0,0), Wsevolod Borissovitch de Vogt (0,13,1), Boris Petrovitch Vycheslavtseff (5,1,2), Vladimir Vassiliévitch Weidlé (2,1,1), Boris Konstantinovitch Zaïtseff (5,5,1), Ilya Mikhaïlovitch Zdanevitch dit « Iliazd » (0,1,0).

Côté français, citons non exhaustivement, outre les auteurs de conférences, des personnalités de premier plan : Gabriel Audisio, Paul Bazan, Georges Bernanos, Emmanuel Bove, Robert Brasillach, Francis Carco, Stanislas Fumet, Marie-Thérese Gadala, Henri Ghéon, le Père Léon Gillet, Daniel Halévy, Georges Izard, André Lichtenberger, Jacques Madaule, André Malraux, Henri Massis, André Maurois, François Mauriac, Emmanuel Mounier, la comtesse et le comte Jean de Pange (ambassadeur de France), Gabriel Rey, Denis Roche, Désiré Roustan, Auguste-Félix-Charles de Beaupoil comte de Saint-Aulaire, Paul Valéry, Robert Valléry-Radot, René Vincent; mais aussi des intellectuels moins connus : Anne Armandy, Alexandre Arnoux, A. Blanchet, Jean Chauvy, Michel Dard, Jean Dourdine, Lucienne Fabre, Augustin Fransque, M. de Goyer, Joseph Jolinon, Paul de Longmar, Lucien Marceaux, Émile Lutz, René Métayer, André Pierre, Marcel Sauvage, Jean Vincent-Bréchignac.

L'importance du « brassage » de ces réunions dépasse bien les fameuses « décades de Pontigny » organisées par Paul Desjardins de 1910 à 1939[20], où aux côtés de Karl Barth, Charles Du Bos, André Gide, Gabriel Marcel, Roger Martin du Gard, François Mauriac, André Maurois, Emmanuel Mounier, du comte de Pange, et de quantité d'autres intellectuels français ou européens (les séances comptèrent jusqu’à une cinquantaine d’invités), les seuls Russes étaient Nicolas Berdiaev, Léon Chestov, Vladimir Jankélévitch, Alexandre Koyré, Boris Fédorovitch de Schloezer, Tatiana Soukhotine-Tolstoï et le prince Dimitri Petrovitch Sviatopolk-Mirsky. On peut dire en résumé que, si la dominante des décades était française, celle du Studio fut russe ; que, si les décades étaient plutôt des réunions intimes (à l’instar des salons de Berdiaev, Du Bos ou Mérejkovski), le Studio approchait, avec une centaine de participants, du style de la conférence ; et que, si les décades procédaient par immersion, le Studio fonctionnait par brassage.

 

4 — Les amis russes de Marcel Péguy

 

Voici les maigres données biographiques qui expliquent l’intérêt de Marcel Péguy pour la Russie.

Sa première femme Roberte Cabrit, qu’il épousa en 1924 et qui lui donna en 1925 son unique enfant Nicole Pignon-Péguy, était catholique ; Marcel divorça et se remaria en 1935 avec Simone Migevant, catholique de même. Fait qui contredit deux légendes. L'une veut que sa seconde femme ait été protestante[21]. La seconde tradition erronée veut que sa seconde femme ait été orthodoxe, comme le pensait Bernard Guyon, ami personnel du deuxième fils de Peguy (Pierre Péguy), qui semble avoir le premier, en 1971 lors du colloque sur « Péguy dans son temps » tenu à Cerisy-la-Salle[22], affirmé l'orthodoxie de Marcel Péguy en ces termes : « [...] le seul de ses fils qui n'a pas reçu le baptême catholique au moment du baptême collectif de Madame Péguy et de ses enfants, à savoir Marcel, ne s'est pas fait baptiser catholique, a épousé une orthodoxe, et s'est fait baptiser à ce moment là. » S’il est faux d’affirmer qu’il « a épousé une orthodoxe », en revanche rien n’interdit de penser qu’il ait reçu le baptême de l’Église orthodoxe...

Car Marcel Péguy chercha longtemps sa voie ; il se convertit (après 1925, où son frère Pierre et sa sœur Germaine, convertis au catholicisme pour leur part et baptisés la même année, font pour la première fois le pèlerinage de Chartres) semble-t-il au protestantisme mais se rapprocha de l'orthodoxie, d’après le témoignage formel d'Élisabeth Behr-Sigel lors d'un entretien avec l’auteur de ces lignes (octobre 2000). Un petit fait pouvait suggérer cette hésitation : l'on voit difficilement un protestant, en 1930 où cette fois la participation de Marcel au pèlerinage de Chartres est attestée, marcher pour Notre Dame... Deuxième indice qui nous suffira : le rapprochement que Marcel Péguy esquisse entre l’œuvre de son père et la pensée orthodoxe dans « Note conjointe sur les Batailles »[23] : « La pensée de Charles Péguy s’apparente très étroitement à la pensée orthodoxe, notamment sur la question de l’enfer, — sur l’importance de la prière et sur la prière perpétuelle (voir à ce sujet les Lettres et entretiens), — et sur l’importance du rôle des fidèles de l’Église. C’est d’ailleurs pourquoi cette pensée religieuse étonne un peu certains Catholiques romains. — Je reviendrai sur ce sujet que je ne puis, faute de place, traiter convenablement ici. » Prévision jamais réalisée, que nous sachions, peut-être parce que Marcel revint au protestantisme vers la fin des années 1930. Marcel donnera ainsi, bien après sa période orthodoxe, une interprétation protestante des écrits de son père[24] — ce que noteront, avec réprobation, Jean Delaporte dans Connaissance de Péguy (t. II, Plon, 1944) ou le recteur Charly Guyot, pourtant protestant lui-même, en 1964 au colloque international d'Orléans[25].

Pour préciser la nature des croyances de Marcel Péguy, rappelons que Geneviève Favre, ne connaissant que de loin les distinguos religieux, l'estime par ouï-dire — et à tort, pensons-nous — remarié à une « adventiste » (BACP, n° 94, avr.-juin 2001, p. 258). Raïssa Maritain, bien plus au fait des distinctions religieuses, précise la nature du protestantisme de Marcel en le disant « méthodiste » dans Les Grandes amitiés — et Jacques Maritain s'aligne sur elle.

Éprouvant de la sympathie pour le protestantisme dès les années 1920, Marcel Péguy semble s'être converti à l'orthodoxie vers 1928, sous l'influence de sa femme et de la personnalité marquante du Père Lev Gillet[26] avant de revenir définitivement au protestantisme. Car il semble bien que ce soit dans l’entourage du Père Gillet, recteur de la première paroisse orthodoxe de langue française, que l’on trouve les émigrés russes les plus informés sur Péguy, grâce à la présence de son fils aîné dans la paroisse certes, mais aussi, par la suite, parce que les émigrés russes dont nous parlons — que l’on peut rapidement caractériser comme des sociaux-démocrates enthousiasmés par l’idée d’un christianisme qui pourrait régler la question sociale tout en garantissant la liberté de la personne — vont trouver dans le texte de Péguy un écho à leur préoccupations. Autour du Père Gillet se groupèrent deux générations : une qui était, bien qu’encore jeune, déjà adulte lorsqu’éclata la Révolution et qui s’était déjà fait connaître — beaucoup moururent pendant la Seconde guerre mondiale ou peu après ; les membres de l’autre, née après 1900, durent émigrer à la fin de leurs études et avant même d’avoir pu entrer dans la vie active. On appelle souvent ces derniers les « jeunes » ou la « jeune génération » à Paris entre les deux guerres — beaucoup moururent à la fin du XXe siècle. Et le Père Gillet se situe justement à la croisée des destins de ces deux générations. D’une part, sa date de naissance le place plutôt dans la première génération ; d’autre part, sa vocation de prêtre le met à l’écoute des générations plus jeunes et sa longévité le fera témoin des évolutions des Églises chrétiennes après la Seconde guerre mondiale. Nous présenterons brièvement les quatre intellectuels russes qui ont parlé de Péguy au Studio franco-russe, dans l’ordre croissant de l’intérêt manifesté pour Péguy.

Le Père Gillet se devait d’introduire à ces brèves biographies, tant sa personnalité rayonna parmi eux, et même s’il ne produit que tardivement des citations de Péguy dans ces ouvrages et s’il ne parlera que très peu de Péguy ailleurs qu’au Studio. En fin de compte plus disert que les interventions de Motchoulsky sur Péguy au Studio et a fortiori que les éloges que, au Studio, Wsevolod de Vogt adresse à Péguy, Fédotov écrivit sur Péguy deux comptes rendus très perspicaces, même s’il parle de Péguy, lors des réunions du Studio, aussi peu que Lev Gillet. C’est Nadejda Gorodetzky seule qui consacra à Péguy toute une conférence, qui plus est imprimé en une monographie.

Né dans l'Isère en 1893, dans une famille de juristes et de catholiques fervents, après de brillantes études au lycée puis à l'Université de Grenoble, Léon Gillet arrive en 1913 à Paris pour y préparer un D.E.S. et l'agrégation de philosophie. Il y suit les cours de Bergson, se plaît à vivre dans le Quartier latin. Blessé et prisonnier pendant la guerre, il est finalement évacué en Suisse où il découvre Freud. Attiré par l'ordre bénédictin après guerre, il prononce ses premiers vœux en 1921. Parlant et lisant déjà le russe, il se forme à Rome auprès d'Andréas Szeptykij, chef spirituel uniate de Galicie orientale, et part pour Lvov en 1924. Prêtre en 1925, il rompt en 1927 avec l'unionisme catholique officiel. En mai 1928, il participe à une concélébration orthodoxe avec Berdiaeff, Boulgakov et Tsvetaeva sans pour autant renier ni sa foi propre ni les dogmes latins. Fin 1928, il se fixe à Paris. Il se lie d’amitié avec Motchoulsky et Fédotov, et parmi les « jeunes », avec Léon Zander, Wsevolod de Vogt et Nadejda Gorodetzky. Sa connaissance de Charles Péguy comme écrivain doit être tardive ; on trouve des citations de Notre jeunesse, du Porche du mystère de la deuxième vertu et du Mystère des Saints Innocents de Péguy dans Communion in the Messiah. Studies in the relationship between Judaism and Christianity (Londres, Lutterworth Press, 1942, p. 151, 231). Viennent plus souvent sous sa plume, finalement, les noms de Bloy, Claudel ou Maritain. Le père Gillet mourra en 1980 en Angleterre après une vie richement remplie.

Wsevolod de Vogt (ou: « Fokht »)[27] est sensiblement du même âge que Nadejda Gorodetzky, qu'il fréquente à Paris où il a émigré après la guerre civile. Il lut Charles Péguy par amitié pour Marcel, en qui il voyait le continuateur de l’oeuvre de son père (XXI-6, p. 72-73), et s’il connut Marcel, ce fut parce que ce dernier était un ami de Nadejda Gorodetzky. Dans son introduction au cahier XXI-6 (p. 7-8), Vogt compare Péguy, « un grand écrivain français qui était en même temps un grand combattant » (XXI-5, p. 55-56), et Dostoïevski pour leur messianisme national et leur sentiment du Christ : Vogt se prête à cette comparaison parce qu’il est bien conscient du fait que dans le Studio, avoue-t-il tout haut, « beaucoup d’entre vous, notamment les Russes, ne connaissent presque rien de cette oeuvre, pour ne pas dire qu’ils l’ignorent totalement. » Aussi étrange que cela paraisse pour un familier de Marcel Péguy et qui organise un débat autour de l’oeuvre de Péguy, la seule lecture avérée de Vogt au sujet de Charles Péguy est La Pensée de Charles Péguy, l’ouvrage, qui fait alors autorité, écrit par Georges Izard, Emmanuel Mounier et Marcel Péguy en 1931. Bon outil, mais de deuxième main, source d’allusions toujours révérencieuses mais rapides à Charles Péguy (XXI-5, p. 17).

Né en 1892 à Odessa, Constantin Motchoulski partit faire des études littéraires à l'Université de Saint-Pétersbourg et collabora rapidement à divers journaux comme critique. Pendant la guerre civile, il tient la rubrique littéraire d'un journal d'Odessa. Il émigre en 1919. On le retrouve journaliste en Bulgarie et lecteur à l'Université de Sofia. Il arrive en 1922 à Paris, où il publiera notamment dans Zveno (« Le Chaînon »). C'est au tournant des années 1920-1930 qu'il se convertit profondément à l'orthodoxie, au point de désirer entrer au monastère[28]. Il découvrit Charles Péguy dans le texte, après son arrivée à Paris. Toujours est-il qu’il prend longuement la parole après la conférence de Nadejda Gorodetzky (XXI-6, p. 86-89), citant De Jean Coste et le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et déclarant notamment de la vision du mal chez Péguy: « Charles Péguy regarde le monde comme personne ne l’avait regardé avant lui. [...] Il a fallu le bouleversement de la guerre, l’écroulement de toutes les présomptions du présomptueux dix-neuvième siècle, la tristesse des années d’après-guerre, pour que la voix de Péguy parvînt à nos oreilles. Lui qui ne parlait que pour son temps, sans se soucier de la postérité, il n’a été entendu qu’à distance : il se rapproche de nous ; il est tout près ; il occupe dans notre vie une place qui l’attendait, il comble un vide, il nous est devenu indispensable. Ses mystères et ses poèmes dégagent une émotion intense qui agit directement. Son inquiétude est la nôtre. »

Né en 1886 à Saratov, Georges Fédotov se destine au métier d'ingénieur, milite dans le parti social-démocrate et est expulsé en 1906. Il revient d’Allemagne pour finir ses études à Saint-Pétersbourg en 1908 et en 1914, époque où il enseigne, dans la capitale puis à Saratov. Il quitte l’U.R.S.S. en 1925 seulement, quand, la N.É.P. finissant, l'interdiction qu'on lui fait de publier et d'enseigner lui pèse trop. Établi à Paris, où, membre actif de l’Association chrétienne des étudiants russes, il enseigne à l’Institut Saint-Serge (l’histoire, l’hagiologie, le latin). Il collabore à Pout’ (« La Voie ») : le septième article en russe de sa période française, compte rendu de l’ouvrage de Jérôme et Jean Tharaud Notre Cher Péguy » (Pout’, n° 6, 1927, p. 126-129), analyse avec une profondeur remarquable « le cheminement religieux de Péguy ». Fédotov collabore aussi aux Annales contemporaines[29]. Témoigne de l’intérêt de Fédotov pour Péguy le fait qu'il se soit chargé du compte rendu du cahier sur Péguy (XXI-6) — d’un des Cahiers où pour la première fois il écrira en français, bien avant Œcumenica en 1935 à Paris et Londres — dans le premier numéro de sa revue Noviy Grad : son deuxième et dernier article sur Péguy. Il fonde avec Ilya Issidorovitch Bounakov-Foundaminsky et Fédor Avgustovitch Stépoune le journal Noviy Grad (« Cité nouvelle », titre inspiré de Péguy, l’auteur de La cité harmonieuse et de De la cité socialiste). Quatorze numéros en paraîtront de 1931 à 1939.

Nadejda Gorodetzky naît en 1901 à Moscou d'un père journaliste et d'une mère chanteuse. Elle va à l'école à Gatchina et à Poltava. Elle se trouve dans le sud lorsqu'éclate la Révolution. Par la Crimée, elle gagne Constantinople puis la Yougoslavie où elle étudie à Zagreb. De 1924 à 1934, elle vit à Paris où elle se joint à des cercles littéraires. Elle écrit des nouvelles et des romans dans les deux langues avant de renoncer aux fictions[30]. C’est Marcel Péguy qui lui fit lire l’œuvre de son père ; pour laquelle elle s’enthousiasma. Son exposé au Studio (XXI-6, p. 37-69) frappe par son érudition : Gorodetzky a lu en poésie, la Tapisserie de Notre-Dame (1913), Ève (1913) ; en théâtre, Jeanne d’Arc (1897), le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc (1910) et le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911) ; en prose, De Jean Coste (1902), Zangwill (1904), Marcel (1896), Notre patrie (1905), À nos amis, à nos abonnés (1909), Notre jeunesse (1910), L’Argent (1913), la Note conjointe (1914) ! Même si elle ne prétend pas « exprimer un point de vue russe » (p. 37), elle analyse en détail la lecture que Péguy donne dans Les Suppliants parallèles (1905) de la répression des délégués ouvriers devant l’Empereur en 1905 et, l’appliquant à la situation des émigrés russes post-révolutionnaires, elle en cite la phrase savoureuse : « nos Français n’entendent généralement rien aux événements des autres peuples et, moins qu’à tous autres, aux événements de Russie ». Elle ne se permet que quelques comparaisons avec la Russie afin d’expliquer Péguy. C’est-à-dire son rigorisme moral, quand elle déclare (p. 65) : « si l’on a surnommé Tolstoï la conscience du peuple russe (je m’excuse de cette expression, devenue banale comme tout sobriquet), on pourrait dire que Péguy personnifie la conscience française ». Son patriotisme (p. 67) : « Jeanne n’est-elle pas une incarnation du génie français et de la charité française ? En la chantant, Péguy chanta la France comme Blok chanta la Russie qu’incarnait pour lui la Belle Dame. »

 

Conclusion : Charles et Marcel Péguy,

deux patriotes français attentifs aux destinées de la Russie

 

Marcel Péguy a donc renoué avec l'intérêt de son père pour la Russie, quitte à lancer une politique éditoriale de comptes rendus bien dans la lignée des comptes rendus de congrès socialistes chers à Charles Péguy ; et ce, malgré les difficultés conjoncturelles — bien plus rudes que celles que Charles Péguy avait eu à affronter (hausse des tarifs postaux, du prix du papier...) : l'abandon des soirées franco-russes, indépendant de la volonté de Marcel Péguy, a d'abord limité les publications « russes » de Marcel Péguy, avant que la crise économique n'y mette un terme en même temps qu'à toute l'entreprise de poursuite des Cahiers de la quinzaine.

Pour finir, nous vous invitons à découvrir par une lecture sans préjugés les Cahiers de la quinzaine de Marcel Péguy, réservoir de lectures de taille ! Il serait injuste de laisser dans l’oubli les efforts que la famille Péguy a faits pour ressusciter les Cahiers après la mort de leur gérant-fondateur. Que ce soit sa veuve en avril 1924, qui reprit le flambeau pour quelques numéros seulement, édités par ses soins à Sceaux, ou le fils aîné à partir de janvier 1925, la famille de Péguy lui a été fidèle ; il serait malvenu qu’à notre tour, nous péguystes, nous fassions semblant qu’il n’y a pas eu d’autres Cahiers que ceux de Charles Péguy en déclarant toujours, en dépit de la vérité, que le dernier cahier date de 1914. Non que nous réhabilitions ce que Marcel Péguy a pu faire de ces Cahiers par la suite[31] : sa maladie psychique peut expliquer, sinon excuser, les thèses racistes et autoritaristes qu’il proclamera en un moment crucial de notre histoire, où les Résistants invoquaient eux aussi Charles Péguy et sans déformer ses idées.

Restent encore de nombreux points à préciser : la vie de Wsevolod de Vogt est encore peu connue, la conférence de Nadejda Gorodetzky sur Péguy n’a pas encore été examinée dans le menu, ni la recension par Georges Fédotov du cahier consacré à Péguy, non rééditée depuis 1931 ! Enfin, y a-t-il un lien direct, de personne à personne, entre les Russes que connaissait Péguy et ceux qui entouraient son fils ? Ce sont les biographies de Jean-Wladimir Bienstock, d’Eugène Séménoff et d’autres, qu’il faudrait fouiller... Les pasteurs Marc Bœgner, Wilfred Monod et Jules-Émile Roberty, du Père Lev Gillet ou de Paul Desjardins peuvent en tous les cas témoigner que Péguy par-delà la tombe parla aux Russes de la diaspora post-révolutionnaire. Les liens entre Charles Péguy et la colonie russe « révolutionnaire » puis entre Marcel Péguy et la diaspora russe « blanche » sont importants : ils montrent l’ouverture d’esprit des Péguy père et fils, et leur hospitalité.

 

 



[1] Quelques exceptions : Danièle Beaune-Gray, Georges Fédotov. Ce qui demeure, Université de Provence Aix-Marseille I, 1990, p. 21 ; Nikita Struve, Soixante-dix ans d’émigration russe. 1919-1989, Fayard, 1996, p. 129 ; Vladimir Weidlé, « Rencontres franco-russes », dans Zinaïda Chakhovskaïa, René Guerra & Eugène Ternovski (sous la dir. de), Russkiy Almanakh, 1981, p. 397-400. Le présent article conclut deux études précédentes : « Les Cahiers de la quinzaine de Marcel Péguy et la Russie », Porche. Bulletin des Amis du Centre Jeanne d’Arc-Charles Péguy de Saint-Pétersbourg, n° 5, Orléans, avr. 1999, pp. 50-65 ; « Marcel Péguy et la postérité des Cahiers de la quinzaine », Bulletin de l’Amitié Charles Péguy, n° 89, janv.-mars 2000, p. 27-49. Seul organisateur à témoigner, Boris Zaïtsev garde bon souvenir (p. 470) de sa participation au Studio dans une « Interview » publiée par Zinaïda Chakhovskaïa, René Guerra & Eugène Ternovski (sous la dir. de), Russkiy Almanakh, op. cit., p. 456-474.

[2] La collection du centre Péguy d'Orléans en est incomplète, tout comme celle de la Bibliothèque nationale, microfilmée ; dans le commerce se trouvent — facilement au demeurant — certains numéros seulement.

[3] C'est à dire successivement les imprimeurs : Petitbarat (Saint-Ouen), Chantenay (P.), Paillard (Abbeville), Durand (Chartres), Béresniak (P.), Laboureur (Issoudun), Busson (P.), celui de Desclée de Brouwer (Bruges), Floch (Mayenne), Maillol (P.) ; et les éditeurs : éditions du Siècle (P.), L'Artisan du Livre (P.), Cahiers de la quinzaine (37 bd Saint-Michel), éditions Saint-Michel (P.), Desclée de Brouwer (P.), Cahiers de la quinzaine (30 rue Monsieur-le-Prince à Paris puis 10 rue Désiré-Ramelet à Colombes).

[4] Nous répondrons à ces deux questions grâce à l'aimable concours d'un membre de cette famille : Daniel Béresniak et à deux livres : Marie-Ange Guillaume et José-Louis Bocquet, Goscinny (biographie), Actes Sud, 1997 et Patrick Gaumer, Anne Goscinny et Guy Vidal, René Goscinny : profession, humoriste, Dargaud, 1997.

[5] Voici sa description dans le Répertoire des éditeurs (Cercle de la Librairie, 1963) : « Nom ou raison sociale: Beresniak (Imprimerie-Éditions), Presses du Temps présent ; adresse : 18-20, rue du Faubourg-du-Temple, 75011 Paris ; téléphone : VOLTaire 73-38 ; C.C.P. : Paris 6.364-32 ; domiciliation bancaire : Société parisienne d'escompte (boulevard Saint-Germain) : registre du commerce : Imprimerie-Éditions R.C.58 B 43-82 ; date de fondation : 1920 [sic]. »

[6] Il existe d'autres foyers d'implantation de ce patronyme : ainsi, un certain Faivel (Franz) Beresniak (né le 15 octobre 1898), venu de Starokonstantinov en Ukraine (en Volhynie), quitta la Russie en 1917, avant la Révolution d'Octobre, transita par la Turquie et la Palestine avant de gagner la France d'ou il repartit par Marseille en novembre 1922 pour arriver en Amérique à Providence (Rhode Island) le 2 décembre 1922. Il obtint la nationalité américaine et mourut a Boston en 1979. Le nom existe aussi sous sa forme apocopée Brezniak en Pologne, d'où viennent les Brezniak vivant en Australie.

[7] Khodorkov (russe) ou Hodorkiv (ukr.) ou Chodorkow (pol.) : ville ukrainicnnc de la paroisse de Volhynie, située dans la province de Kiev (entre Kiev et Jitomir), aujourd’hui détruite.

[8] Goscinny (biographie) nous renseigne : « Anna (leur) envoie de l'argent [de Buenos Aires]. Léon, son frère aîné, et Cécile, sa sœur cadette, arrivent à la remercier par courrier. Dans sa lettre, Cécile dénombre les membres de la famille et tente de les localiser. I.éon est stupéfait : Jusqu’au dernier moment, même après l’occupation de Paris, nous avions l’espoir que les hordes hitlériennes seraient arrêtées, mais nous nous trouvons en ce moment devant un fait que nous ne savons comment expliquer. Qu’est-ce qui nous attend maintenant, que va-t-il se passer ? Attendons les événements avec calme et espérons que ce cauchemar prendra un jour fin. »

[9] « Poussière » en hébreu.

[10] Titre original hébreu : Milon Idi-Ivri, deux volumes en un, de 619 pages, paru en 1939 (et non selon des sources imprécises en « 1939-1940 » voire en « 1941 »). Dictionnaire imprimé par ses propres soins bien entendu !

[11] Le titre original était en hébreu.

[12] Et à l'occasion traducteur, en 1992, d'un commentaire anglais d’un traité de Maïmonide !

[13] Inscrit Wolf lors de son entrée à Auschwitz.

[14] Dont des bundistes, ce qui n'empêche pas Beresniak de continuer d'imprimer des iat’ jusque dans les années 1970, pour le journal Vozrojdénié du prince Obolenski.

[15] On trouve même mention des achats de nourriture dans les livres de comptes !

[16] Ses monographies datent de sa mort : Francisco Contreras, Louis Dumur, son œuvre, Nouvelle Revue Critique, 1934 (on y lira en particulier les analyses des romans russes, p. 54-66) ; Henri Ziégler, Louis Dumur, 1934. Lire aussi l’excellente étude d’Alfred Berchtold La Suisse romande au cap du XXe siècle. Portrait littéraire et moral (Lausanne, Payot, 1966).

Ne pas confondre Louis avec Jean Dumur [1930-1986], journaliste suisse.

[17] Dumur écrira dans l’Européen en 1901-1903 avant d’être secrétaire de rédaction du Courrier européen en 1904-1907.

[18] Marina Ledkovsky, Charlotte Rosenthal, Mary Zirin, Dictionary of Russian women writers, Greenwood Press, Westport (U.S.A.), 1994.

[19] Sous titre : « Chronique: 1920-193 », P.U.F., 1971.

[20] Voir Anne Heurgon-Desjardins, Paul Desjardins et les Décades de Pontigny, P.U.F., 1964.

[21] Le pensait récemment Robert Burac dans sa biographie Péguy. La révolution et la grâce (Laffont, 1992, note p.†307) : « Si Marcel Péguy se convertit au protestantisme, ce fut sous l’influence de sa seconde femme. »

[22] P. 8 du tapuscrit, resté inédit, de la discussion qui suivit l'exposé de William Bush sur « Péguy à la lumière de la théologie mystique de l'Église d'Orient ».

[23] Le Journal vrai, Desclée de Brouwer, n° 3, [1933], p. 32-33, note 1.

[24] P. 264-265 in Destin de Charles Péguy, Perrin, édition originale de 1941, deuxième édition expurgée de 1946.

[25] Il affirme (p. 246 in Cahier de l'Amitié Charles Péguy, n° 19, 1966) : « Cette attirance, cette sympathie [de Péguy pour les protestants] tiendraient-elles au fait que le christianisme de Péguy « se rapprocherait » comme l’a prétendu un de ses fils, « sur beaucoup de points du protestantisme » ? [...] Je dirai tout de suite que je n’en crois rien ou que, en tout cas, cette affirmation doit être soigneusement nuancée. »

[26] Lire d'Élisabeth Behr-Sigel la biographie exhaustive Lev Gillet. Un moine de l'Église d'Orient, Cerf, 1993 ; et « La création de la première paroisse orthodoxe de langue française (fin 1928-début 1929) », Service Orthodoxe de Presse, suppl. au n° 237, avr. 1999.

[27] On trouve ses traces à Paris dès 1926, où il fonde avec David Knout et Iouri Konstantinovitch Terapiano le journal littéraire Noviy Dom (« Maison nouvelle ») dont paraîtront seulement trois numéros en 1926 et 1927 mais que Youri Terapiano (auteur d’une introduction à l’œuvre de Charles Péguy dans ses Rencontres parues en 1976 à New York aux éditions Tchékhov), Vladimir Ananiévitch Zlobine (qui, après la Seconde Guerre mondiale, collaborera à Vozrojdénié, revue qui publiera en 1957 une traduction de Charles Péguy et un article de critique sur lui) et Léon Evguéniévitch Engelgardt feront renaître de ses cendres sous le nom de Noviy Korabl' (« Vaisseau nouveau ») pour quatre numéros en 1928-1929. Il est membre de l'Union des jeunes poètes et écrivains, dont il suit assidûment les réunions ainsi que celle du cercle littéraire « Kotchévié » (« Camp de nomades ») au tournant des années 1920-1930. Mais le Père Gillet lui fait rencontrer le Christ : ses relations avec Nadejda changent, elle aussi se convertit. Il effectue un pèlerinage à Jérusalem puis se fait moine orthodoxe sous le nom de Gabriel. On le retrouve en 1935 à Damas, secrétaire du patriarche orthodoxe d'Antioche ! Après quoi ses traces se perdent pour nous.

[28] Ce qu’il ne fit pas, finalement. Professeur à la Faculté russe de la Sorbonne de 1924 à 1941, il est également professeur à l'Institut de théologie Saint-Serge, de 1934 à 1947 avec l'interruption de la guerre. Il échappe par miracle à l'arrestation pendant l'occupation et émigre pour le temps de la guerre aux États-Unis. Ce spécialiste du néo-classicisme s'intéressa ensuite aux nouvelles productions des littératures française et russe, notamment à la place du langage parlé en littérature, puis aux thèmes religieux. En 1948, il meurt à Cambo, dans les Pyrénées françaises, où il tentait de soigner sa tuberculose.

[29] Historien de la mentalité religieuse russe, il s’intéresse aussi à la littérature française contemporaine. Ce polygraphe publie de nombreux articles en français et en anglais : c’est aux États-Unis qu'il émigre définitivement en 1941. Il y sera professeur d’histoire. Il meurt à New-York en 1951.

[30] En 1934, elle arrive en Angleterre. Elle étudie à Birmingham puis à Oxford, jusqu'à publier sa thèse en 1938 : The Humiliated Christ in Modern Russian Thought. En 1944, elle obtient le Phil. D. à Oxford et commence d'y enseigner. En 1956, elle préside l'Association des slavistes et professeurs de russe des universités britanniques. Elle garde des liens avec l'Union soviétique où sa mère est restée. Professeur à Liverpool puis Berkeley, elle prend ensuite sa retraite en 1968 mais trouve encore le temps de fonder la Maison de Saint-Grégoire et Sainte-Macrina à Oxford. Où elle meurt en 1985.

[31] Car nous avons scindé l’histoire éditoriale des Cahiers de Marcel Péguy et du Journal vrai, qui en fut une publication « parallèle » de 1929 à 1934 : intitulé fin 1929 Le Journal vrai, ce mensuel est édité par les Cahiers de la quinzaine (37 bd Saint-Michel) pour trois numéros ; puis intitulé de 1932 à 1933 Journal Vrai, il est édité chez Desclée de Brouwer et imprimé par Laboureur pour les numéros 1 à 3 puis par Béresniak pour les numéros 4 à 6 ; enfin en 1934 Le Journal Vrai se trouve édité pour quatre numéros par les Cahiers de la quinzaine (même adresse qu’auparavant) et sous-titré « Revue mensuelle des partisans de Charles Péguy ». Il existe une troisiËme publication, encore parallèle, de Marcel Péguy : Les Patries de France (sous-titrée : « Bulletin mensuel de propagande et d’informations fédéralistes »), dont sortit un unique numéro en 1934... Le 15 juin 1957, Marcel Péguy, qui avait décidément la manie des publications éphémères, sortit un numéro de Larguez les ris, qui n’eut pas de suite.