Note conjointe à l'article de Vincent Aubin :

« Un saint à l'École ? Pierre Poyet, un tala de 1907 »

 

Romain Vaissermann

 

Miracle ! Il est enfin parlé de Péguy ailleurs que sous ma plume... mais las ! à contresens. Vincent Aubin dans sa sixième note oppose Péguy à Poyet : « On peut sympathiser avec l'intransigeance intellectuelle et morale de Péguy, comme avec le talent qui la sert, mais ils ne font pas le poids face à la charité de Poyet ». Où se reconnaît le topos selon lequel le plus beau génie du monde est encore en deçà de l'ordre tout autre du cœur. On peut effectivement constater le hiatus entre l'art littéraire et la charité qui se dit naturellement. Mais mon frère Vincent commet manifestement un contresens sur Péguy (outre l'affirmation implicite audacieuse que Péguy n'aurait pas eu part à la charité divine – gardons-nous de juger).

Rappelons seulement (nul besoin d'érudition) que Péguy se déclarait inquiet d'un pacte possible entre la jeunesse de notre école et son directeur d'alors : le « très laïque » Ernest Lavisse. À la même époque exactement Poyet dialogue avec ce Lavisse et lui fait la confidence de sa foi, de son désir de rejoindre la Société de Jésus.

Première caricature opérée par Vincent : Péguy déconseillerait aux catholiques de l'École d'engager même la conversation avec Lavisse – c'est faux. Puisque Péguy écrit (je souligne) : « Je me réjouis qu'il y ait des catholiques à l'École [...]. À une seule condition : c'est précisément que ces catholiques ne pactisent pas avec M. Lavisse. Et qu'ils ne traitent pas, et même qu'ils n'engagent pas la conversation avec lui » (p. 956 des Œuvres en prose complètes, tome III, la Pléiade, 1992). Péguy a le droit d'exprimer ses sentiments sans qu'un lecteur rapide aille les prendre pour des directives ou une direction de conscience !

Deuxième caricature : la raison pour laquelle Péguy ne dialoguerait pas avec Lavisse serait un manque de charité... mais que sont donc, sinon des adresses à Lavisse, L'Argent suite et Restait M. Lavisse (p. 383, ibidem : « [...] si M. Lavisse veut entrer en conversation je suis prêt à entrer en conversation avec M. Lavisse. Mais ce sera en conversation publique. ») qui n'ont un caractère polémique qu'en défense aux attaques répétées de Lavisse et parce que Lavisse se refuse à dialoguer avec Péguy (notamment en 1910-1911, voir page 1593, ibidem).

Troisième caricature : le portrait de Lavisse en monsieur anodin. Or cet homme, après avoir longtemps été bonapartiste puis neutre pendant la crise boulangiste, n'avait pas pris parti dans l'affaire Dreyfus, pour devenir, tôt couvert d'honneurs, tout-puissant dans l'Instruction publique. Péguy aurait été triste de voir des catholiques de l'École se mettre à parler à l'un des plus purs docteurs libéraux et antibergsoniens de la Sorbonne, un des vieux tenants du monde moderne sociologique antipatriotique.

Donc :

Esquissons pour conclure un rapprochement Péguy-Poyet. Les réunissent un refus net de la carrière universitaire (contre-exemple : un Lavisse) et de l'intellectualisme à la mode (voir p. 12-13 dans Pierre Poyet : le chrétien et l'apôtre de Louis Rouzic, Lethielleux, 1914). S'il ne fut pas bergsonien – voir p. 162 in L'Apôtre de Normale supérieure, Pierre Poyet –, Poyet ne s'éloigna guère de ce spiritualisme (p. 209, ibidem). Allons jusque dans le détail de leurs goûts ; citons par exemple un commun attachement aux choses militaires (pendant les manœuvres ; voir p. 123-4, ibidem). Même le père Bessières rapproche (p. 279, ibidem) les deux hommes, en signalant que le ton des Bulletins que dirige Joseph Lotte s'accorde tout à fait avec les idées de Poyet ; or Lotte était un des meilleurs amis de Péguy. Comme le dit si bien Pierre Lamouroux dans une lettre écrite au père Bessières pendant la première guerre mondiale (p. 163, ibidem) :

« Péguy, Psichari, Lotte morts après Poyet ! Ce sont de bons ouvriers qui s'en vont, mais leur esprit, leur œuvre, leur âme, et surtout leur exemple demeurent. »

Remarquons que le singulier se répète. C'est aussi cela, la communion des saints. Ne séparons pas ceux que la mort a unis.

 

R.V.

 

Article paru dans un numéro de Sénevé.