Voici un passage du Mystère des saints
Innocents (publié le 24 mars 1912) tiré des Œuvres poétiques complètes
de Charles Péguy (la Pléiade, 1975, pp. 791-792). Nous lirons cursivement ces
vers libres ou versets, en tâchant d'expliquer leur valeur théologique :
« Aussi, dit Dieu, comme je comprends mon
fils. Mon fils le leur a assez dit. (Or il faut entendre toutes les paroles de
mon fils au pied de la lettre). Sinite parvulos. Laissez venir. Sinite
parvulos venire ad me. Laissez les tout-petits venir à moi. Les petits
enfants. Alors lui furent offerts des tout-petits pour qu'il leur imposât
les mains, et priât. Or les disciples les rabrouaient. Mais Jésus leur
dit: Laissez les tout-petits, et ne les empêchez point de venir à moi: talium
est enim regnum caelorum. De tels en effet est le royaume des cieux. Aux
tels, aux comme eux appartient le royaume des cieux.
Et quand il leur eut imposé les mains, il s'en
alla. »
I,1 Dans les pages précédant notre extrait, le
Père a parlé de son amour préférentiel pour les petits et il en vient
maintenant à ce que Jésus a pu dire dans le même sens. Voilà pour l'explication
du « aussi ». La compréhension dont parle le Père peut être aussi
ontologique que psycho-mentale. En tous les cas, Péguy ne crains pas de verser
dans l'anthropomorphisme.
I,2 La psychologie joue même dans l'enseignement
du Christ, vu comme rabâcheur, à l'occasion, face aux hommes entêtés. Cet « assez »
semble faire référence à la présence dans trois évangiles de la parole dont il
va bientôt être question et que le lecteur ignore encore. Le lecteur peut pour
l'heure songer à tout ce que le Christ a dit des enfants.
I,3 L'a parte, l'excursus mis entre
parenthèses est loin d'être anodin puisqu'il semble tenir pour évident un point
de théologie discuté; le fait même de feindre le tenir pour résolu fait preuve
d'une sorte de coup de force argumentatif. Partisan d'un degré zéro de
l'interprétation, de la lecture littérale des Écritures, Péguy prête ici à Dieu
son idée sur la question de la meilleure lecture des Écritures. Tout le
problème se reporte sur la définition de la « littéralité ».
I,4 La citation latine des Évangiles restreint
déjà les textes auxquels le lecteur pouvait songer. Il s'agit de la parole du
Christ connue sous sa forme minimale : « Laissez les enfants venir à moi »
et apparaissant dans Matthieu (XIX-13-15), Marc (X-13-16) et Luc
(XVIII-15-17). De plus, le texte latin précisément cité (1) ne peut provenir
que de Matthieu ou de Marc, puisque Luc dit seulement : pueros. Mais on
ne peut trancher: Péguy cite-t-il Matthieu, qui dit : Sinite parvulos
tout court ? Ou bien Marc, qui construit ainsi : Sinite parvulos venire ad
me ? Dans le premier cas, Péguy cite in extenso Matthieu ; dans le
deuxième, il ne cite que l'incipit du verset de Marc. Pour l'instant, il y a
plus de vraisemblance à ce que le texte cité vienne de Matthieu.
I,5 La traduction française que donne Péguy nous
permet maintenant de résoudre l'origine de ce Sinite parvulos, dès lors
que l'on admet que I,5 traduit – d’une certaine façon, et non littéralement,
justement – I,4. Car Matthieu se traduit habituellement par « Laissez les
(petits) enfants » ; Marc, par « Laissez venir les enfants ».
Il semble que Péguy cite en I,4 l'incipit latin du verset 14 de Marc ;
qu'il traduit en esprit par l'incipit de la traduction française du même
verset. C'est la notoriété de cette parole qui permet à Péguy, dans les deux
citations évangéliques, de n'user que de l'incipit. Mais ici gît le
lièvre : cette pratique assez libre de la traduction – dans la mesure où cela
semble se présenter comme une traduction – ne contredit-elle pas la parenthèse
précédente ?
II,1 Péguy rumine et ne craint pas les
prétendues répétitions – ces vraies variations en écriture. Péguy ne va jamais
dans l'hermétisme et ne joue qu'un temps avec les références : ici il donne la
solution du problème que seul le recours aux textes néotestamentaires pouvait
dénouer. Le texte latin ne peut qu'être de Marc.
II,2 Péguy en donne ici sa propre traduction ;
le recours aux traductions établies et consacrées n'a également qu'un temps chez
Péguy. Remarquons trois points : d'abord, Péguy suit l'ordre exact des termes
latins ; ensuite, il traduit parvulos à sa façon, sans craindre de
calquer le latin (mot-racine et suffixe diminutif) par un mot français (préfixe
diminutif et mot-racine) de sens plus fort que le traditionnel « (petits)
enfants » ; enfin, Péguy laisse la possibilité de traduire Matthieu par
simple retranchement de la deuxième partie de la traduction – de même que le
texte latin de Matthieu semblait provenir d'un retranchement du groupe verbal.
III,1 Péguy justifie en quelque sorte sa
traduction audacieuse de parvulos, et donne le sens précis de l'adjectif
substantivé. L'accent porte sur le mot « petits » ; il signifie que
Péguy prend le contre-pied d'une tradition d'adaptation au français de la
langue des évangiles, au profit d'une fidélité plus grande, « au pied de
la lettre ». Petit verset pour un petit sujet; mais force de la brièveté –
polémique et surtout évocatrice.
IV,1 Péguy persévère dans son entreprise de
retraduction, en francisant les versets alentour et en commençant, selon
l'ordre littéral, par le verset précédent. Les italiques se trouvent employés
de façon à renforcer l'apparence d'authenticité de la traduction: les ébauches
de traduction précédentes n'étaient peut-être que des suggestions (surtout le
III,1) ; maintenant parle véritablement le Christ. S'agit-il toujours de la
version de Marc ? Ce pourrait en être une traduction ééloignée, jugeons-en
d'après le texte latin: Et offerebant illi parvulos ut tangeret illos.
Mais cette fois, Péguy passe à la traduction, toujours littérale, de Matthieu –
qui dit en latin Tunc oblati sunt ei parvuli ut manus eis imponeret et
oraret. Pourquoi Péguy choisit-il Matthieu, sinon parce que Luc ne parle
que des pueri et que Marc ne décrit pas précisément le geste de toucher
les enfants comme étant techniquement une imposition des mains, mystérieusement
faite avec une prière dont la formule reste inconnue. Au sujet de la version
péguyenne, trois remarques s'imposent : le traducteur conserve sa proposition
de traduction nouvelle de parvuli en « tout-petits » ; il
privilégie le rappel étymologique d'offero dans « offrir » au
détriment de la bizarrerie qu'il y a, en français moderne, à associer : « offrir
/ des tout-petits » ; enfin, il ne résout pas l'incongruité du deuxième
complément d'objet en en faisant un compléément du type: « (pour qu'il
leur imposât les mains) en priant », ni en glosant : « pour qu'il
priât pour eux » comme fait Lemaître de Sacy, pourtant admiré de
Péguy.
IV,2 Matthieu est toujours fidèlement suivi, à
partir du latin: Discipuli autem increpabant eos. de telle sorte que le
verset péguyen s'aligne ici sur le verset néotestamentaire. Alors que les
traductions françaises de cette phrase développent souvent le verbe en
l'expliquant, Péguy choisit (de même qu'il avait choisi « tout-petits »
en un seul mot plutôt que « petits enfants » en deux) un équivalent,
sans hésiter à « tomber », de même qu'avec « tout-petits »,
dans un registre moins noble que celui que les versions canoniques s'efforcent
de suivre, au détriment de la fidélité à la simplicité latine. « Rabrouer »,
moins paraphrastique et plus expressif que « repousser avec des paroles
rudes » ou « écarter vivement », convient mieux à la scène
réelle: des gamins s'approchent et on les chasse. Le son latin « cr »
correspond bien à « br » ; increpo est donc bien rendu, pour
une oreille française, par « rabrouer ».
V,1 La traduction de Iesus vero ait eis,
pour être minimale, n'en oublie pas de traduire l'articulation des phrases:
l'opposition ne relève pas de cette habitude ancienne de marquer verbalement la
liaison des phrases, mais de l'attitude de Jésus face à celle des disciples.
V,2 Péguy évite ici d'en rajouter, comme font
certains traducteurs, par Laissez là ces petits enfants ; « là »
serait de trop et la précision du démonstratif, qui va de pair avec l'adverbe
et qui semble elle aussi n'être qu'anodine, réduit considérablement la portée
de la sentence de Jésus en lui ôtant son caractère général. Péguy semble alors
revenir à une traduction littéraire du latin: et nolite eos prohibere ad me
venire par l'adverbe « point » au lieu de « pas » et
l'interversion qu'impose la traduction en bon français : venire ad me
devient « venir à moi ». Mais c'est pour mieux préparer d'abord le
mélange des langues, ensuite l'imbroglio imposé au coeur même du français.
V,3 Le retour du latin se fait au cours même
d'une phrase écrite en français. L'image des cieux a été préférée au regnum
Dei de Marc et Luc. Sans doute, parce que Dieu parlant n'aurait pas pu
citer alors son fils dans les propres termes dans lesquels celui-ci parlait de
Lui.
V,4 Toujours marquée de la sanction
d'authenticité des italiques, cette nouvelle traduction est littérale: moins
dans l'ordre des mots (puisque Péguy suit bizarrement l'ordre de Marc : Talium
enim est) que dans l'appréciation du sens à donner à Talium,
habituellement vu comme comparant ainsi qu'y insistent les versions de Marc et
Luc (c'est sans doute pour cette raison qu'elles furent relativement boudées
par Péguy). Péguy traduit littéralement le mot et le génitif, afin de mieux
comprendre la sentence, devenue fameuse peut-être au prix d'une dééperdition
sémantique.
V,5 La glose proposée comme suggestion (sans
italiques) explicite le sens du génitif (exprimant l'appartenance) aussi bien
que celui du mot talis dans le passage. Mais le résultat, selon la grammaire
normative, est mauvais : « aux comme eux » fait davantage penser à du
grec qu'à du bon français ! Il est difficile – pas impossible certes – de
concevoir en français la sustantivation d'un tour prépositionnel. Elle élargit
pourtant ici le sens de la comparaison sur laquelle reviennent Marc (Quisquis
non receperit regnum Dei velut parvulus...) et Luc (Quicumque non
acceperit regnum Dei sicut puer...) : ce n'est point de comportement
que Dieu nous demanderait par la voix de son fils d'agir en enfants. Dieu nous
demande d'être – de vivre, d'exister – comme des enfants, indépendamment d'une
fin précise, de la Fin dont parlent Marc et Luc.
VI,1 Péguy introduit-il
un débat sur le thème de la traduction des Écritures, comme dans ses écrits en
prose ? Non. Explicite-t-il alors, longuement, sa pensée, puisque l'on dit
souvent que Péguy, une fois une pensée trouvée et exprimée, la rabache sans fin
jusqu'à nous la faire vomir ? Non plus. Il utilise l'après-texte de la fameuse
sentence en manière de conclusion – et s'inspire encore de Mathieu : Et quum
imposuisset eis manus abiit inde, loin de l'attitude paternaliste et de la
gestuelle lente décrite chez Marc : Et complexans eos benedicebat imponens
manus super illos. Et quum egressus esset in viam. (Luc, pour sa part, ne
propose pas de scène d'adieu synchronique.) Le départ du Christ symbolise cette
absence d'insistance dont fait preuve Péguy et Dieu: Dieu parle, fait ce qu'il
a à faire même si l'on voulait l'en empêcher, et puis il part – libres aux
hommes de comprendre de travers sa parole.
Ainsi le poète: il écrit
et en écrivant nul ne parle mieux que Péguy un langage parlé (tout-petit,
parfois rabrouant) ; il dit ce qu'il a à dire sans se soucier de la permission
de supérieurs ou de comme eux (puisque Dieu seul est grand parce qu'il l'est
infiniment) ; en tant qu'auto-éditeur, Péguy n'a pas attendu d'imprimatur
pour publier son mystère ; il veut conserver en français l'étrangèreté
de la parole Étrange. Au moment de s'expliquer, de traduire cette fois sa
pensée, il part d'une en-allée semblable à l'en-allée de Dieu – parfois caché
et (peut-être) absent.
R.V.
Note
1 : Pour le texte latin, comme pour les
traductions auxquelles nous comparerons les traductions proposées par Péguy,
nous suivons les éditions publiées du vivant de Péguy. Le texte tel qu'il est établi
et tel qu'il est traduit aujourd'hui ne fait nullement perdre son actualité à
la réflexion péguyenne.