Paysage et portrait de Paris dans « Sainte Geneviève patronne de Paris »
« Sainte Geneviève patronne de Paris », rarement étudiée, contient de nombreux compléments circonstanciels de lieu (« Vous qui la connaissez dans… »). En soldat avisé, Péguy sait que c’est la connaissance du terrain qui fait de sainte Geneviève une bonne patronne de Paris. Mais ce qui est une description géographique procédant par parallélisme formel se fait aussi un paysage pensé : un lieu de connaissance, de sympathie, de prière attentive. Comment s’associent ces deux niveaux de compréhension de la formule syntaxique précitée ? Sinon dans ce troisième lieu poétique, connu en quelques pages et folios ?
Paysage éditorial : un coupe-gorge
Nous possédons de « Sainte Geneviève patronne de Paris » le manuscrit de 7 strophes (dont 4 inédites de son vivant) et les 15 strophes (quatrains et dizains) publiées[1] dans Le Figaro du 16 août 1913. Péguy n’en inséra aucun vers dans son anthologie poétique[2].
Pierre Péguy publia en 1941 dans la Pléiade[3] une version longue du poème, lui donnant 22 strophes, réunissant les 15 strophes du Figaro, les 4 inédites du manuscrit et même 3 autres d’origine inconnue. Hélas, cette édition posthume joint à l’arbitraire de sa composition plusieurs infidélités par rapport à la publication autorisée par Péguy. Le poème est donné comme d’un seul tenant, à l’exception des 5 quatrains finaux ; il n’apparaît pas dans la « Table des matières » parce qu’il se trouve curieusement annexé à La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc… Son texte, qui donne « colonnelle », « mardis-gras » et « dans ses pauvres misères », est par ailleurs semblable à celui que la Pléiade propose de nos jours.
Une deuxième édition posthume[4] reprit en 1951 la version longue de Pierre Péguy, y ajoutant quelques erreurs de lecture et découpant les strophes en 8 + 2 vers[5], partition que rien ne justifie. C’est la seule édition posthume extérieure à la Pléiade. Le texte sera par la suite édité par Marcel Péguy.
En 1954, le poème occupe dans la Pléiade sa place définitive jusqu’aujourd’hui : entre la Tapisserie de Notre Dame et Ève, conformément à la chronologie. Il retrouve son autonomie, ses dizains et ses quatrains sont respectés et séparés. Le texte donne « mardis-gras » et « dans ses pauvres misères ». Le lecteur trouve enfin mention de la date et du lieu de publication, non dans la « Chronologie de la vie et de l’œuvre », qui ignore encore le poème, mais dans une « Table analytique très sommaire » surajoutée[6].
En 1957[7] apparaissent dans le corps du poème deux appels de note caducs : le premier à la date de première publication[8], l’autre au mot « estacade » (p. 928). « Sainte Geneviève patronne de Paris » est la seule œuvre qui n’ait pas de notice propre en fin de volume.
En 1967, l’éditeur conserve les deux appels de note caducs, alors même que l’on s’est aperçu, à l’occasion d’une repagination[9], qu’il manquait l’appel de note au titre d’Ève.
Malgré cette longue tradition erronée et tout le respect que l’on doit avoir pour Pierre et Marcel Péguy éditeurs des œuvres de leur père, il faudra bien entendu étudier le poème dans la seule édition faite du vivant de l’auteur et la comparer au manuscrit qui nous reste.
Paysage
génétique : un non-lieu
L’examen du manuscrit montre que nous n’avons conservé, au verso des sept feuillets sans date, que des premiers jets remaniés et un seul deuxième jet du poème.
Le recto de chaque feuillet (et de chaque bout de feuillet collé) porte l’en-tête suivante (nous imitons sa typographie) : « Cahiers de la Quinzaine, 8, rue de la Sorbonne, rez-de-chaussée, Paris, cinquième arrondissement / 6457 ». Comme le travail d’imprimerie numéroté « 6457 » (il ne peut s’agir de la somme due par les Cahiers à leur imprimeur) prend place entre février et mars 1912[10], ce petit chiffre anodin nous apprend que la période d’écriture de « Sainte Geneviève » semble donc avoir comme terminus a quo le printemps 1912 – le terminus ad quem étant bien sûr la publication en revue.
Sur les sept feuillets, six ont le format vertical 27 x 21 cm. Le folio 9, à l’origine de format identique, a été coupé dans sa partie inférieure et, presque carré, mesure en définitive 21 x 20,6 cm. Tous les folios, de papier blanc, furent écrits à l’encre de Chine et pliés à l’in-quarto de façon identique, peut-être pour un envoi postal.
Le texte du folio 4, précédé d’une ligne de blanc, ne correspond à aucun texte publié du vivant de Péguy. La complétive « combien elle est pucelle » y est soulignée au crayon à papier :
Vous
qui la connaissez dans ses gémissements
Et la
reconnaissez dans ses inconsistances,
Dans
ses atermoiements et dans ses résistances,
Dans
sa peine et son deuil et ses désarmements,
Vous
qui la connaissez dans ses mugissements
Et
dans l’humilité de ses omnipotences,
Et
dans la sûreté de ses inadvertances
Et
dans le creux secret de ses tressaillements,
Vous
seule vous savez combien elle est pucelle,
La ville incohérente et pourtant statutaire.
Le folio 5 resté incomplet correspond à un premier jet de la strophe devenue dans Le Figaro la 4e. Son texte est précédé d’une ligne de blanc. Le groupe nominal « l’âpre équité » y est souligné au crayon rouge :
Vous
qui la connaissez dans le luxe de Tyr
Et la
reconnaissez dans la force de Rome,
Vous
qui la retrouvez dans le cœur du pauvre homme
Et
dans l’âpre équité de la pierre à bâtir,
Et
dans la pauvreté de la chair à pâtir
Sous
la dent qui la mord et le poing qui l'assomme
Et l’écrit
Le folio 5 complet correspond à un second jet de cette même strophe, devenue dans Le Figaro la 4e, moyennant quelques changements. Son texte est précédé d’une ligne de blanc. C’est « l’austérité » qui est cette fois soulignée au crayon rouge :
Vous
qui la connaissez dans le luxe de Tyr
Et la
reconnaissez dans la force de Rome,
Vous
qui la retrouvez dans le cœur du pauvre homme
Et
dans l’austérité de la pierre à bâtir,
Et
dans la pauvreté de la chair à pâtir
Sous
la dent qui la mord et le poing qui l’assomme
Et
l’écrit qui la fixe et le nom qui la nomme
Et
l’argent qui la paie et veut l’assujettir,
Vous
seule vous savez comme elle est jouvencelle,
La ville vacillante et pourtant réfractaire.
Le folio 6 a reçu un collage de 8 vers (de format horizontal 15,5 x 21 cm) et porte les 2 vers finaux de la strophe. Son texte, précédé d’une ligne de blanc, ne correspond à aucun texte publié du vivant de Péguy :
Vous
qui la connaissez dans ses vieilles potences
Et la
reconnaissez dans ses égarements,
Et
dans la profondeur de ses recueillements,
Et
dans ses échafauds et dans ses pestilences,
Et
dans la gravité de ses nobles silences,
Et
dans l’ordre secret de ses fourmillements,
Et
dans la nudité de ses dépouillements,
Et
dans son ignorance et dans ses innocences,
Vous
seule vous savez comme elle est pastourelle,
La ville assourdissante et pourtant solitaire.
Le texte du folio 7, précédé d’une ligne de blanc, ne correspond à aucun texte publié du vivant de Péguy :
Vous
qui la connaissez dans ses guerres civiles
Et la
reconnaissez dans ses égorgements,
Dans
son courage unique et dans ses tremblements,
Dans
son peuple sans peur et ses foules serviles,
Dans
son gouvernement des peuples et des villes
Et
dans la loyauté de ses enseignements,
Et
dans l’éternité de ses éloignements,
Dans
l’honneur de sa face et dans ses tourbes viles,
Vous
seule vous savez comme elle est colonelle,
La ville turbulente et pourtant militaire.
Le folio 9, dont la partie inférieure est coupée de l’équivalent de 2 lignes, a également reçu un collage de 8 vers (de format horizontal 15,5 x 20,6 cm) et porte les 2 vers finaux de la strophe. Son texte, précédé d’une ligne de blanc, ne correspond à aucun texte publié du vivant de Péguy :
Vous
qui la connaissez dans le secret des cœurs
Et le
sanglot secret de ses rugissements,
Dans
la fidélité de ses attachements
Et
dans l’humilité de ses plus grands vainqueurs,
Dans
le sourd tremblement des plus ardents piqueurs
Et la
foi qui régit ses accompagnements,
Et
l’honneur qui régit tous ses engagements,
Et
l’humeur qui régit ses plus grossiers moqueurs,
Vous
seule vous savez comme elle est plurielle,
La ville inconséquente et pourtant unitaire.
Le folio 13 réunit, collés, deux feuillets porteurs l’un de 8 vers (de format horizontal 20 x 21 cm) et l’autre de 2 vers (de format horizontal 6 x 21 cm). C’est un premier jet de la strophe devenue dans Le Figaro la 8e. Son texte est précédé d’une ligne de blanc :
Vous
qui la connaissez dans les gamins des rues
Et
dans la fermeté de ses commandements,
Dans
la subtilité de ses entendements,
Dans
ses secrets trésors et ses forces accrues,
Et
dans ses vétérans et ses jeunes recrues,
Et
dans la fixité de ses engagements,
Et
dans la sûreté de ses dégagements,
Et
dans le Pont-Royal et les énormes crues,
Vous
seule connaissez cette illustre nacelle,
La barque fluctuante et toujours batelière.
Nous n’avons retrouvé ni la copie ni les épreuves de la publication au Figaro, ni même le manuscrit de trois autres strophes inédites données par la Pléiade dans cet ordre : « Vous qui la connaissez dans la force des armes », « Vous qui la connaissez dans ses vieilles maisons », « Vous qui la connaissez dans ces pauvres misères » (est-ce bien « ces » et non « ses » ?). Sans douter de l’authenticité de ces strophes impeccables, dont l’édition Parain donne néanmoins quelques variantes textuelles, il reste difficile de juger in abstracto de l’ordre établi dans l’édition de la Pléiade. Celle-ci croit disposer de tout le manuscrit de « Sainte Geneviève » ; elle considère que Péguy a sélectionné pour Le Figaro quelques-unes de strophes qu’il avait sous la main et en conservant leur ordre ; on peut espérer que les strophes qui nous manquent aujourd’hui portait bien comme foliotage les nombres 12, 14 et 16 dans l’ordre où la Pléiade les présente.
Mais rien ne prouve que Péguy ait jugé achevées les strophes inédites. Aussi n’analyserons-nous, par prudence, que le texte publié au Figaro.
Du point de vue du schéma des rimes, au début du poème a’b’b’a’ correspond la fin du poème a’b’b’a’. Tous les quatrains ont d’ailleurs des rimes embrassées.
Les dizains ont un schéma de rime cd’d’ccd’d’cb’a’ / effeeffeb’a’ / gh’h’ggh’h’gb’a’ / ijjiijjib’a’ / kllkkllkb’a’ / mn’n’mmn’n’mb’a’ / o’cco’o’cco’b’a’ / pq’q’ppq’q’pb’a’. Ils sont analysables comme deux quatrains aux rimes embrassées suivis d’un distique rappelant la fin du premier quatrain. Les rimes sont peu variées : c revient, e ressemble fortement à g et l à c. Les quatrains finaux ne sont pas plus imaginatifs : b’ppb’ / b’rrb’ / s’pps’ / tu’u’t / vwwv / a’b’b’a’. Péguy ne respecte pas l’alternance entre rimes féminine et masculine, mais veut des rimes riches : une seule est pauvre (m), les autres étant suffisantes (b’, e, f, h’, j, k, l, o’, p, r, s’, v) et riches (a’, c, d, g, i, n’, q’, t, u’, w), avec de très riches effets (comme à la seconde occurrence de la rime c).
Dans la version de la dernière Pléiade, les répétitions de rimes se multiplient. Signe que Péguy a pu choisir les strophes à publier en fonction de la diversité des rimes et qu’une édition qui met sur le même plan strophes éditées et inédites, introduit d’artificielles négligences de versification, malgré l’auteur.
Paysage textuel
de« Sainte Geneviève patronne de Paris »
Passons à la géographie mystique du poème tel que publié par Le Figaro. Cette géographie, comme de juste, se déploie strophe à strophe, touche après touche.
Bergère
qui gardiez les moutons à Nanterre
Et
guettiez au printemps la première hirondelle,
Vous
seule vous savez combien elle est fidèle,
La ville vagabonde et pourtant sédentaire.
Paris, dans un double cadre descriptif, est une ville mystique, à révélation (« Vous seule vous savez »), mais aussi une ville pétrie de contradictions (« et pourtant » : « E pur » en italien…) et qui les surmonte dialectiquement (« fidèle » dépassant une nature à la fois « vagabonde » et « sédentaire »).
Il est d’ores et déjà difficile de faire la part de l’inspiration propre à Péguy puisant dans les rencontres sonores de la langue, et la part des suggestions du dictionnaire de rimes de Martinon, qui prétend lui-même rendre compte d’un grand nombre de noms communs et propres (« Nanterre » figure bien p. 167 du Martinon, dont nous citerons désormais les pages sans autre précision). Qu’est-ce qui particularise les mots donnés par Martinon ? Le mode de classement des mots, à savoir leur répartition générale d’une part et interne à chaque liste d’autre part. Or Péguy ne suit guère, dans ce poème précis (il le fait ailleurs), l’ordre du Martinon : la rime b reprend davantage les rimes du pastiche de Péguy par Reboux et Müller (jusqu’au terme « clientèle » !) que celles du Martinon (« delle », p. 136)…
Vous
qui la connaissez dans ses embrassements […]
Dans ce premier dizain – dont le texte de l’actuel volume poétique de la Pléiade est exact (on voudra bien s’y reporter) –, la relative indépendance sémantique des deux vers finaux frappe : pour dire le mystère, Péguy nous peint un tableau de Paris fort abstrait. Charge au lecteur d’identifier derrière des termes généraux (comme les « substantifs en -ement », pages 94-96, ou les mots en « -tance », p. 87) certains realia plus ou moins probables. La crue de la Seine fait sans doute partie de ces « débordements » ; les bruits de l’industrie sinon les klaxons des voitures doivent avoir une part dans les « longs meuglements ». Les qualités de Paris qui s’accumulent ne cessent en tous les cas d’humaniser la ville et s’expliquent in fine par une nature « indépendante », entendre : qui échappe aussi à la description.
Vous
qui la connaissez dans le sang des martyrs […]
Tant s’humanise la
ville de Paris que son paysage disparaît, caché par des figures de premier
plan. Les martyrs, ici champions de la liberté, sont apparemment les défenseurs
de Paris devant les envahisseurs du temps de Geneviève, ces
« bourreaux » intolérants. Péguy respecte l’œil du lecteur en mettant
au pluriel tous les mots en « -reau » à la rime (p. 117) ;
peut-être le poète joue-t-il aussi sur les génitifs « des martyrs » /
« des bourreaux » : subjectif puis objectif.
Le portrait des
habitants prend place maintenant dans une scène de reconnaissance typique de la
tragédie. Reconnaîtrons-nous les catacombes dans les « tombereaux » ?
La dimension temporelle de la ville de mémoire (« repentirs »,
« souvenirs » : faible rime en « -ir », pages 222-224)
s’oppose à sa jeunesse (« ces godelureaux », dont le démonstratif dépasse
le cadre temporel de la vie de Geneviève ; mais notre sainte ne vit-elle
pas comme patronne après sa mort ?), parce que, si la connaissance est une
deuxième naissance, la reconnaissance en est une troisième.
Vous
qui la connaissez dans le luxe de Tyr
Et la
reconnaissez dans la force de Rome,
Vous
qui la retrouvez dans le cœur du pauvre homme
Et la
brute équité de la pierre à bâtir,
Et
dans la pauvreté de la chair à pâtir
Sous
la dent qui la mord et le poing qui l'assomme
Et
l’écrit qui la fixe et le nom qui la nomme
Et
l’argent qui la paye et veut l’assujettir,
Vous
seule vous savez comme elle est jouvencelle,
La
ville incohérente et pourtant statutaire.
Capitale universellement connue, à tel point qu’inversement on peut la connaître par les autres villes, ville poussant chacun de ses traits à son maximum, Paris est exubérante : « le luxe de Tyr », c’est le grand luxe ; « la force de Rome » (« -ome », p. 247), c’est une puissance énorme. De guerre et de paix – temps des cathédrales mais aussi bourse des changes monétaires, pas seulement du temps de la livre parisis[11] –, l’argent paye (forme concurrente de « paie » dans notre manuscrit), Paris est menacé de n’être plus qu’un mot : forme graphique et prononciation du toponyme, mais gardé par son aspect « statutaire ». L’alliance de mot change de fonctionnement : « jouvencelle » s’oppose cette fois au mot à la rime « statutaire », et non à « incohérente ». Jeanne paraît en filigrane derrière Geneviève, « jouvencelle » rappelant la Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc et annonçant le parallèle final d’Ève.
Vous
qui la connaissez dans ses longues erreurs […]
Palais-Royal, Petit
Palais, Grand Palais, et Tour Saint-Jacques, Tour Eiffel, tours de Notre-Dame
(nom en « -our », pages 271-272) : les candidats au portrait ne
manquent pas. Mais le panorama est ici davantage historique. Les variations de
Paris, tantôt d’un parti tantôt de l’autre, rendent manifeste son comportement
versatile, voire à contre-temps, à travers lequel cependant paraît, toujours en
filigrane, la « salutaire » Providence, la progression du Salut
malgré « erreurs » et autres substantifs en « -reur » (p.
183). Paris est une mère contradictoire (au sens humain), une Mère sûre d’elle
(au sens spirituel). Paris est impossible de caractère (intempérante), en quoi
elle est éternelle (intemporelle). Mystère du charnel et de l’éternel.
Vous
qui la connaissez dans ses secrets soupirs […]
Poésie du nom et de
l’adjectif, qui semble parfois convenu, le poème invoque toujours « Sainte
Geneviève » dans une litanie des « vous » et des
« et » qui n’est pas sans rappeler phonétiquement le prénom Geneviève
– ou les diminutifs V(i)ève ou Vivette. Mais la sainte n’est presque qu’un
prétexte à la description : non seulement la préposition attendue
« connaître quelque chose à (l’un de ses traits) » cède le pas au
« dans » locatif, mais ce même « dans » perd de son sens
local. Le poème ne dit-il pas simplement que Paris est secrets soupirs, que
Paris est arrachements, etc. ? Pensons ici à « Paradis est plus
fleuri que printemps… » (Po, p. 1567) : Paris n’est-elle pas une
préfiguration paronymique de Paradis, une symploque lexicale, même si
« Paradis est plus peuplé que Paris » ?
Toujours est-il que
les « éternels Triumvirs », ces « autres Triumvirs » comme
le poète les nomme parfois (Po, pages 1463-1465), sont ici au début de leur
carrière poétique (cf. Po, pages 1452-1462, 1470, 1535-1536, 1594, 1596-1597)
et n’ont pas encore reçu l’appui des « décemvirs »[12] :
ils viennent après leur préfiguration historique dans les triumvirs, dont
étaient « Marc-Antoine et César » (Po, p. 1597). Péguy mêle ici le
dit « premier triumvirat » et le dit « second triumvirat ».
Pourtant, le triumvirat est une magistrature exceptionnelle mais officielle
d’une durée de cinq ans : seuls Lépide, Octave (qui deviendra Auguste) et
(Marc-)Antoine en formèrent un en -43, conforté par la paix de Brindes en -40
mais brisé par l’exil de Lépide en -36. Péguy fait probablement allusion au
« premier triumvirat », appellation historiquement abusive d’un
cartel électoral secret entre César, Crassus et Pompée en l’an -60, renouvelé
par l’accord de Lucques et brisé par la mort de Crassus en -53. Même les
enfants de Péguy, après les Rois mages, affleurent en Po, p. 1464 :
« Trois autres Triumvirs penchés sur une table / Avaient coupé le monde en
trois parts de gâteau. / Ô Père, Fils, Esprit, éternels Triumvirs ».
En dépit de ces
doutes interprétatifs, il est probable que Péguy ne s’est pas aidé du Martinon
(« -ir », pages 222-224).
Vous
qui la connaissez dans le sang de ses rois […]
Le mot « estacade » désigne sans contredit possible « la sorte de digue à claire-voie, faite avec de grands pieux plantés dans un port, dans une rivière, etc., pour fermer un passage, protéger des travaux, etc. » que définit le Petit Larousse illustré que possédait Péguy depuis 1905 et qui donne pour sa part l’orthographe « mardi gras » (le nom n’étant pas invariable). Péguy ne pratique pas seulement en poésie l’alliance du sabre et du goupillon, mais l’alliance de « la révolution et la grâce » pour reprendre les mots de R. Burac, celle de la pierre et du bois – ce « pavé de bois » (rime nombreuse : pages 243-244) correspondant sans doute moins au parquet des appartements qu’aux pontons de bois des débarcadères en quai de Seine.
Vous
qui la connaissez dans les gamins des rues […]
Est-ce la ville en armes (vétérans et recrues), ou la ville-navire qui doit expliquer les « dégagement » (terme usité en marine ; « action de détacher son arme de celle de son adversaire » en escrime, « action d’enlever une troupe d’une position critique » au sens militaire) et « engagement » (« navire incliné sous l’action du vent de manière à tel point qu’il ne peut plus se relever » en marine ; « combat bref et peu important » ou « action de toucher le fer de son adversaire » en escrime, « action d’envoyer des troupes en opération ») ?
Malgré les « dégagements » urbains dus à l’élargissement des grandes artères voulu par le préfet Haussmann notamment pour des raisons de « sûreté » (pouvoir faire donner la troupe), le domaine maritime semble dominer, à l’image des « crues » (en « rue », p. 278) dont celle mémorable de 1910, qui fit tanguer véritablement le vaisseau symbolisant la ville. Péguy aime la caravelle (Po, pages 704, 1502 et 706 par anachronisme), ce navire italien, espagnol ou portugais à quatre mâts et à voile latine[13]. Dans la controverse des explications du blason de Paris, attesté dès le XIIIe siècle, Péguy ne prend pas parti[14].
Mais où nous emmène ce Gavroche, type du gamin de
Paris (mais la ville ne sera nommé qu’au vers 90, à la rime), avant même les
« galopins » du vers 93 ? Sur le Pont-Royal qui joint les
jardins des Tuileries et du Carrousel à la Caisse des dépôts et consignation
(et, au-delà, à la gare d’Orsay et au quartier Saint-Germain) :
« trésors » semble donc mobiliser le sens de reliques et d’ornements
précieux conservés dans les églises mais aussi un sens plus général :
l’amas de choses précieuses mises en réserve, qui n’exclut pas la très profane
Caisse des dépôts.
Vous
qui la connaissez dans ses vices patents […]
Quel est donc ce vieux principe ? L’ancienne
ville, le centre ville. Les « deniers comptants » font encore
allusion à la livre parisis. Le « municipe », qui annonce le
« principe » (le principat n’est pas loin…), fait peut-être allusion
aux élections municipales parisiennes lors desquelles les
« habitants » (noyés dans les mots en « -tan » du Martinon,
pages 102-103) constituent le corps électoral de la « ville
démocrate ». Mais la vie politique parisienne, ponctuée de pamphlets,
n’est pas la simple succession de « longs espoirs » socialistes et de
« jours éclatants » de victoires électorales : les nationalistes
sont en vogue à la Belle époque ; et la « tente » (égal à la
rime en « -tante », p. 104) rappelle les juifs errants de Notre
jeunesse, pour qui « les plus immobilières maisons ne seront jamais
que des tentes » (Pl. III, pages 80-81), s’il est permis à Geneviève de
mentionner les « perfides ».
Voici les quatrains finaux du poème (nous rectifions une coquille du Figaro : « antiquite » au lieu d’« antiquité ») :
Et quand aura volé la dernière hirondelle,
Et quand il s’agira d’un bien autre printemps,
Vous entrerez première et par les deux battants
Dans la cour de justice et dans la citadelle.
On vous regardera, comme étant la plus belle,
Le monde entier dira : « C’est celle de
Paris. »
On ne verra que vous au céleste pourpris,
Et vous rendrez alors vos comptes de tutelle.
Les galopins diront : « C’est une vieille
femme. »
Et les savants diront : « Elle est de
l’ancien temps.
Voici sa lourde ville et tous ses habitants.
Et voici sa houlette et le soin de son âme. »
Vous vous avancerez dans votre antiquité.
On vous écoutera comme étant la doyenne
Et la plus villageoise et la plus citoyenne
Et comme ayant reçu la plus grande cité.
Seule vous parlerez lorsque tout se taira.
Et Dieu qui n’a jamais interloqué ses saints
Ni faussé sa parole et masqué ses desseins
Vous nommera sa fille et vous exaucera.
Car vous lui parlerez comme sa mandataire
Pour votre patronage et votre clientèle,
Et seule vous direz comme elle était fidèle,
La ville démocrate et
pourtant feudataire.
Le lecteur ne
s’attendait pas à trouver dans un poème intitulé « Sainte Geneviève
patronne de Paris » un véritable tableau de la vie parisienne ; il ne
peut pas, en revanche, s’étonner de constater que Paris est pour Péguy une
ville à la fois charnelle et spirituelle, temporelle et éternelle. Le paysage
urbain de tous les monuments remarquables ne saurait donc tomber dans le
prospectus touristique : le patronage fait entrer Paris en Paradis, la cité
lutécienne en cité harmonieuse. Du coup, ses contours s’estompent et les
diverses significations des mots se proposent à l’esprit du lecteur : que
choisir ? Heureusement, le dernier jugement ne lui appartient pas. La
dernière lecture qui sera faite de la ville lui reste inconnue : qu’est-ce
qui sera sauvé, qu’est-ce qui sera damné, et y aura-t-il une part damnée ?
Pour l’heure,
harmonie des contrastes (« et pourtant »), harmonie des mondes
(charnel et spirituel), harmonie des sons, le poème fournit pour une grande
part (celle des dizains) les paroles-mêmes que sainte Geneviève pourrait
adresser, par présupposition, au Père le jour du Jugement :
« Monsieur le Juge, vous qui connaissez… » La vision dernière,
indicible autrement que par les alexandrins et quatrains – forme éternelle –,
franchit le présent d’ici-bas pour un futur déférent (dans l’ordre de la
prière), injonctif (souvenons-nous du bûcheron décidé à confier les siens à
Notre Dame) mais aussi visionnaire. Si « Sainte Geneviève » est bien
un paysage en vers (en pieds), Sainte Geneviève est exactement le portrait en
pied de la ville et de toute Ville, puisque Paris possède à leur degré maximal
les qualités d’une ville.
Romain Vaissermann
[1] Le Figaro, 59e
année, 3e série, n° 228, p. 1. Il ne s’agit pas du supplément
littéraire du même jour.
[2] L'anthologie des Morceaux
choisis (finis d'imprimer le 21 mars 1914 par Julien Crémieu) ne reprend ni
la Chanson du roi Dagobert (ce qui se conçoit), ni les Sept contre
Paris ni les Sept contre Thèbes (ce qui étonne davantage) ni notre Sainte
Geneviève… Les Tapisseries (comparer cette appellation curieuse avec
les Strômata de Clément d’Alexandrie), dont Ève, bénéficient en
revanche de très larges extraits.
[3] Pages 663-667, entre les Quatrains
et la Tapisserie de Notre Dame. – Pierre Péguy n’oublie qu’une œuvre
poétique dans la chronologie de la vie et de l'œuvre de Charles Péguy :
« Sainte Geneviève patronne de Paris » précisément !
[4] Ch. Péguy, Sainte
Geneviève, dix poèmes de Charles Péguy, ill. de Nathalie Parain, Gallimard,
« N.R.F. », 1951, 62 pages. – Le volume contient « Paris
vaisseau de charge », « Paris double galère », « Paris
vaisseau de guerre », « Tapisserie de Sainte Geneviève I, II,
III », notre poème (pages 25-37), « Tapisserie de Sainte Geneviève
IV, V », enfin le passage des « Morts parallèles » extrait d’Ève.
[5] Voici cette disposition des
vers en strophes : 4 82 82 82 82 82 82 82 82 82 82 82 82 82 82 82 444444.
[6] Page XXXIX. – Le poème
figure aux pages 561-568.
[7] C’est la 3e
édition des Œuvres poétiques dans la Pléiade. – Le volume
« Poésie » de 1960 n’est qu’un retirage de l’édition de 1957.
[8] La note ne concernait pas
notre poème (pages 923-930) mais, manifestement, le titre d’Ève (p.
933).
[9] Le poème se trouve en effet
aux pages 925-932, comme dans les éditions et retirages de 1975, 1984, 1989,
1994…
[10] Aucun péguiste n’a sinon
compris le sens de ces nombres, du moins perçu l’intérêt de leur étude. Voici
les cahiers entourant notre travail « 6457 » :
Série et numéro |
Numéro d’impression |
Date du BAT |
XIII-10 |
6298 |
26 décembre 1911 |
XIII-11 |
6303 |
13 février 1912 |
XIII-12 |
6615 |
19 mars 1912 |
XIV-1 |
6880 |
23 juillet 1912 |
[11] C’est-à-dire faite à l’atelier « de Paris ». Introduite sous Louis VI, cette monnaie de compte se subdivisait en 20 sols et le sol en 12 deniers (monnaie courante). Son poids de métal (or ou argent) fut progressivement réduit et seul resta le système de la livre tournois (« de Tours »), plus pratique et qui acquit un rôle international que n’eut jamais la livre parisis, définitivement abolie sous Louis XIV en 1667.
[12] Variation utile au poète,
au chiffre non déchiffré : sont-ce les « dix commandements »
(Po, p. 1598) qui rejoignent sémantiquement cette commission de dix magistrats
(« decemviri » en latin) qui rédigea en -304 la loi des Douze
Tables ? La symbolique des chiffres est très présente en Po, pages
1454-1455.
[13] Cf. la « voile
latine » au vers 5 de « L’Épave » et dans Ève : Po,
pages 1091, 1598.
[14] Malgré l’élégance de la
comparaison de l’Île de la cité et de la coque d'un navire, il semble qu’il
faille attribuer la création du blason à la corporation des marchands de l'eau, d'où sortit
l’administration municipale parisienne. Son sceau représentait un bateau,
emblème indiqué pour une association de bateliers. Ces armes parlantes sont
ensuite devenues les armes de la Ville. Après l'assassinat d'Étienne Marcel, en
1358, et la rentrée victorieuse du Dauphin dans Paris, celui-ci voulant
indiquer la suprématie de la royauté sur la capitale de la France, ordonna
qu'on ajoute au blason de Paris, au-dessus du bateau, un semé de fleurs de lys,
emblème du pouvoir royal. Par la suite, la vieille barque devint un navire
flottant majestueusement sur les flots agités, et l’on inscrivit au-dessous la
devise « Fluctuat nec mergitur » (« il tangue mais ne coule pas »).