Pour Péguy
« Cent
fois sur le billot tu remettras Péguy »
Manuel de l’intellectuel
désœuvré
Pas commode le compère
Péguy, avec son fichu caractère : nerveux, sec, passionné, colérique.
Comme qui dirait l’âme d’un combattant (peut-être pour ça qu’on l’aime chez les
Anciens combattants). Alors on le surnomma « Péguy le corse » ; et l’on craignait à part soi le
polémiste aux « bottes de
pamphlétaire ».
Seulement voilà : pas de guerre à l’horizon avant 1905. Alors le
jeune socialiste antimilitariste se prépare à ordonner le tir sur les officiers
s’ils commandaient de s’attaquer au peuple. Péguy se fait donc réserviste pour
mieux désarmer l’armée en cas de révolution. Péguy devient dreyfusiste pour
mieux respecter l’armée et sa grandeur — qui ne s’accommode pas de l’injustice.
À défaut de conflit armé,
Péguy-la-colère fera le coup de poing contre les antisémites ; il combat
avec sa plume aussi ; il provoquera Daniel Halévy en duel en 1910 ;
surtout, dès 1905, il prévoit la Première Guerre mondiale. Affrontement qui
sera pour lui comme la revanche de cette terrible année de 1870 qui lui prit
son père ; affrontement qui sera sa tombe enfin.
Péguy traîne depuis cette
mort une fâcheuse réputation : sa deuxième mort. N’éludons pas même les
questions erronées ; on nous saura gré, espérons-le, de prendre le taureau
par les cornes.
*
I Raciste ?
Non, juste philosémite
Pour faire de Péguy un
raciste et si possible un antisémite, c’est bien simple, vous oubliez
tout ; ne retenez qu’un mot : « race ». Épinglé, il portera sur Péguy la réprobation de tous
les honnêtes gens et vous vaudra par ricochet la gloire de discerner profond
les avatars du racisme.
Ensuite, effacez le
contexte. Quand on trouve sous la plume d’un accusé un si beau grief, on
n’écoute plus l’homme ni ses parèdres : c’est le principe du tabou ;
et que meure qui le viole !
Seulement voilà, Péguy meurt
en 1914. Alors on accusera son fils. Tel
père, tel fils. Et précisément, bénédiction, l’aîné a mal tourné :
Marcel écrit en 1941, en guise de préface à son essai Le Destin de Charles Péguy, une pièce à conviction de choix
(pp. V-IX), gommée lors de la réédition de 1946, en des temps de sévère
épuration ; sa conclusion n’y va pas par quatre chemins, à la fois
anti-parlementaire et raciste : « le
racisme de mon père est essentiellement chrétien et son christianisme est
essentiellement raciste. » Tu
quoque... Certes, un raciste à la française, qui n’a rien à apprendre des
nazis ; mais qui y ressemble, puisque Péguy voudrait une politique centrée
sur « un pays, une race, un chef » :
« cette doctrine – et jusqu’au terme
de national-socialisme qui la désigne en un pays voisin sont en réalité notre
bien ». Péguy précurseur de Hitler. Trahison parfaite qu’illustre tout
le livre, antisémite (149-150, 276-283) et raciste (252-256). Caution
familiale. Mais le mal vient de plus loin...
Péguy employa le mot
« race ». Tous les auteurs du XIXe siècle le firent aussi,
et l’on ne voit pas trop pourquoi ils ne l’auraient pas fait. Chez Péguy, le
mot prend le sens de « famille » ou de « tradition ». Pour
notre Orléanais, « race » va ainsi avec « grâce » comme
« Loire » avec « gloire », comme l’a trouvé Benoît Chantre.
Péguy dit, ainsi, que la
« race chrétienne » et la
« race juive » (et ses
synonymes « race des prophètes »,
« race élue », « race d’Israël », « race de David »), qui sont chacune
une « race charnelle » (ou
« race temporelle »)
spécifique, ne font qu’une seule « race
éternelle » (et ses synonymes « race
spirituelle », « race de
sainteté », « race de grâce »,
« race internelle »,
« race intemporelle ») par
opposition à la « race païenne ».
Péguy ne dit jamais « races inférieures » ni « supérieures » ni « youpins » ni tutti quanti ; Péguy se dit « antiantisémitique ». Il défend Dreyfus parmi les premiers, en
janvier 1898. Sa revue les Cahiers de la
quinzaine ne tient que par l’argent des Rothschild et son lectorat juif.
Ses meilleurs amis sont juifs : Benda, Bergson, Bernard-Lazare, Pierre
Marcel Lévi, Albert Lévy, Edmond-Maurice Lévy, Edmond Marix... De rares amis
antisémites (René Johannet, Jules Riby) le disent perdu par cet entourage. Il
aime une femme juive : Blanche Raphaël. Il achète le Zohar. Il aime par-dessus tout écouter parler hébreu. On voit mal
enfin, en 1914, le grand rabbin de Paris mentionner comme seul non-juif parmi
les soldats israélites tombés pour la France un antisémite…
Oui, Marcel Péguy a attribué
à Léon Blum la fin des Cahiers après
la mort de Charles Péguy. Oui, Marcel Péguy est resté jusqu'à sa mort en 1972
raciste et antisémite. Comme disait son père : « Les antisémites parlent des juifs. Je préviens que je vais dire une
énormité : LES ANTISÉMITES NE CONNAISSENT POINT LES JUIFS. Ils en parlent,
mais ils ne les connaissent point. » Il le disait dans Notre jeunesse, il le disait
partout ; il le disait en 1910, il le disait tout le temps. Il le dit au Voltigeur français, en 1938, dans la
« Lettre ouverte de Charles Péguy à M. Robert Brasillach et autres petits
rebatets », extrait de Notre
jeunesse assorti d’un titre imaginaire.
Mais il n’y a que le stalinisme
pour inculper le père sur les déclarations du fils, pour accuser les parents
d’avoir un fils hérétique et pour envoyer au goulag toute la famille. Après
Simon Epstein[1], qui fait
deux poids deux mesures entre Charles et Marcel Péguy, réhabilitons le père
Péguy : ni raciste, ni nationaliste.
Les deux idées sont
liées : le racisme que Marcel assurait avec fierté lire dans l’œuvre de
son père n’était en fait que la récupération d’un des deux griefs lancés à
Péguy post mortem par son disciple le
plus cher : Julien Benda. Dans La
Trahison des clercs, en 1927, Benda avait eu le triste privilège
d’introduire deux amalgames, que nous soulignons : « Tous les moralistes écoutés en Europe, les
Bourget, les Barrès, les Maurras, les Péguy, les D’Annunzio, les Kipling, l’immense majorité des penseurs
allemands ont glorifié l’aspiration des hommes à se sentir dans leur nation, dans leur race en tant qu’elles les distinguent et qu’elles les opposent. »
*
II Nationaliste ?
Non, juste internationaliste
« Un mauvais citoyen est de la cité. Un bon étranger n’en est pas. Un
mauvais Français est français. Un bon Allemand n’est pas français. »[2]
Après la mauvaise foi qui prend Péguy au pied du mot « race », voici
l’aphorisme bien sulfureux : le Français prime l’Allemand, quels qu’ils
soient, indépendamment de leurs mérites respectifs.
Et les mérites les séparent
encore plus. Jugeons-en : « C’est
le propre du Français que de vouloir tout de même savoir. L’Allemand se plaît
dans la confusion. Il s’en félicite même et heureusement pour lui. Il en fait
même son orgueil et c’est ce qu’il nomme profondeur. Quand deux Français sont
ensemble, et même quand un Français est ensemble, il arrive toujours un moment
où il se dit : Il faudrait tout de même savoir. Nous sommes sauvés par ce tout
de même. »[3]
Allemagne n’a point part au Salut.
Pour expliquer ce point,
remettons donc une couche de « racisme » : « Jamais l’Allemagne ne referait une France.
C’est une question de race. Jamais elle ne referait de la liberté, de la grâce.
Jamais elle ne referait que de l’empire et de la domination. »[4]
Où le plus obtus comprend tout de même
que Péguy a cette manie des bipartitions oppositives (qu’il prend l’Allemagne
comme exemple de non-France) ; qu’il définit la France par sa voisine, ce
qui est naturel (et méthode répandue avant-guerre) ; qu’il distingue les
stratégies et les tactiques allemandes et françaises (de façon historiquement
fondée) ; qu’il prend le mot « race » en un sens tout sauf
ethnique (faut-il le répéter). Seulement Péguy a discerné trop tôt les
antagonismes des deux pays : avant la Grande guerre, en prophète ;
avant la domination du IIIe Reich, deux fois prophète. C’est ce que
l’on ne veut pas savoir.
La guerre de 1914-1918 a mauvaise presse de nos jours, où les mutins semblent de nouveau se mutiner, où les généraux paraissent avoir des dents encore plus longues, chacuns dans leurs tombes. Alors les chantres de l’entrée en guerre se verront accuser des massacres postérieurs. Si Péguy n’est pas coupable de 1941 et de la suite, il le sera de 1914 et de la suite. Commode. Aveugle mais commode.
Bizarre, en effet, que
l’expressionniste autrichien Egon Schiele se retrouve le seul à faire le
portrait de Péguy à sa mort en 1914, dans la revue berlinoise Die Aktion, qui consacre un numéro
spécial à la mort du Français, en pleine guerre... Bizarre, que Péguy connaisse
très bien l’allemand, qu’il ait publié même dans cette langue. Qu’il ait tant
espéré dans les socialistes allemands. Que, déçu par Liebknecht dans l’Affaire
Dreyfus, puis par l’évolution de Kautski, il ne s’étonna pas que les
socialistes allemands votent dans leur ensemble les crédits militaires. Que
Péguy parte faire la guerre non à l’Allemagne ni même à la Prusse mais au
nationalisme lui-même : « je
pars soldat de la République pour le désarmement général et la dernière des
guerres », dit en quittant Paris cet homme qui déclarait en 1897
vouloir « tuer la guerre ».
Patriote et universaliste,
tel est Péguy : « étant
internationalistes nous sommes encore français parce que dans l’Internation
nous sommes vraiment la nation française ; il n’y a même que nous qui
soyons français : les nationalistes le sont mal. »[5]
Péguy se trouve également loin de ces deux nationalismes que d’autres lui ont
collés sur le dos mal à propos : national-socialisme allemand,
nationalisme antigermanique. À qui attribue l’un à Péguy, j’attribue aussitôt
l’autre.
Et je ne suis pas seul qui
ait part au bon sens : « Ceux
qui ne sont d’accord sur rien sont toujours d’accord sur Péguy. Ceux qui
l’apprécient en version tricolore, terre dans le ventre, âme charnelle, race
française, patriote martyr, et ceux qui le détestent en version supposée brune,
le soupçonnant d’être, pour ces mêmes raisons auxquelles ils ajoutent ses
philippiques contre l’Argent, l’une des sources du fascisme à la française, en
ont la même lecture. Ils le simplifient, l’anachronisent, l’arrêtent, le
figent, l’enferment. Sous leurs divergences, un consensus : ignorer
l’autre Péguy qui est pourtant le même, le Péguy anarchiste, libertaire,
socialiste révolutionnaire, irrégulier intellectuel, dissident politique. »
– foi de trotskyste[6] !
Tout bonnement, Péguy est un
honnête germaniste qui déteste le pangermanisme de certains
intellectuels : il a pour habitude d’opposer, avec toute son époque, les
traditions et les méthodes françaises et allemandes. Pourtant, Péguy n’est ni
nationaliste ni périmé : s’il y a quelque chose de pourri et de passéiste
dans la fameuse « France
moisie » de Philippe Sollers[7],
c’est bien dans la haine franco-française, qui se complaît aux spectacles
haineux, comme au meurtre de Jaurès.
*
III Assassin ?
Pas plus que Jeanne d’Arc porteuse d’étendard,
Péguy porteur de sabre n’a tué d’hommes
Il est temps d’expédier
Lévy-Konopnicki, champions des amalgames tarte-à-la-crème et des procès truqués.
Un remake de Sternhell (Péguy
inspirateur de Mussolini[8])
– Guillemin (Péguy passé de l’extrême gauche à l’extrême droite), l’érudition
en moins.
La dernière fois que Péguy s’est levé, c’était sous le feu ennemi ; Lévy n’a pas ce courage, même lors des guerres civiles européennes. Depuis vingt ans, L’Idéologie française (Péguy avec Barrès dans un même panier national-socialiste) tire avec les autres[9] — et sur un mort. Qui pis est, elle tue Péguy d’une balle dans le dos.
Konopnicki réédite le coup
traître de Lévy vingt ans après. Il suit les traces de Sollers qui suit les
traces de Lévy qui édite en retour, dans la collection qu’il dirige[10],
notre Konopnicki, pour qu’il lutte — voix de son maître — contre l’ennemi de
son ami : Alain Finkielkraut, auteur de l’essai Le Mécontemporain sur Péguy en 1991 (chez Gallimard). Le succès de
cet essai, gratifié d’une réédition en poche en 1999, déplut à Lévy : loin
de faire son mea culpa, avec
Konopnicki il persiste et signe contre Péguy.
Mais Konopnicki instruit —
faute d’être instruit — un faux procès. Après l’auto-édition de L’Idéologie française par BHL, chez
Grasset, en 1980, voici donc Pour en
finir avec la France éternelle, chez le même éditeur, en 2001 : qu’il
est loin le temps de l’Évangile de
l’édition selon Péguy d’un certain Grasset… en 1955.
Konopnicki ignore
apparemment que Jules Isaac (p. 109) est un ami de Péguy, que Péguy est
apparenté par sa femme à Louise Michel (146, 149) et confond quelque peu Proust
et Péguy (68). Mais plus gênants sont ses griefs, aussi nombreux
qu’hétéroclites, récupérés aux poubelles du communisme. Pour voir Charles P. à
droite comme Charles M., c’est bien
de l’extrême gauche qu’il faut venir, question de perspective. Si Péguy moisit,
alors Guy pègue !
Guy n’aime pas Péguy parce
que ce dernier serait…
Écrivain ennuyeux — ce qu’il
a le droit de penser (25, 103) — et académique, ce qui est vraiment très joyeux
(24, 26).
Penseur rétrograde,
préoccupé de lutter contre la décadence de l’école (103) ou de la culture
française (151) et sûr de l’échec de cette lutte (171). Ce qui reste quelque
peu contradictoire.
Polémiste bas qui s’attaque
au physique de ses adversaires (135). Mais « l’affreux petit Thiers » est une expression qui paraît plaire
à Konop…
Soutien du patronat contre
les syndicats (166). Grief assez drôle lancé à un anarchiste qui tint la seule
exacte coopérative de production de l’édition à la Belle époque ne travaillant
qu’avec des ouvriers syndiqués.
Normalien à part, dreyfusard parce qu’ancien boursier de Ferry (163). Explication
tortueuse sinon laborieuse, mais où est le mal exactement ?
« Nouveau héros de la pensée contemporaine » (174), ce qui est
fort exagéré.
Symbole à tort de la IIIe
République, plus anticléricale que l’on ne pense (126). Mais Péguy est bien
plus anticlérical que Konopnicki ne le semble penser.
Patriote plus recommandable
que Barrès (125, 197), ce qui paraît finalement assez juste et plutôt une bonne
chose !
Mais le mépris de Konopnicki va se justifier, sans doute, dans le chapitre VIII, intitulé charitablement « Et Péguy devint un clown. » Résumons-en les chefs d’accusation. Péguy ? Va-t-en-guerre (175, 177), tueur de Jaurès (176, 179), anticapitaliste comme les antidreyfusistes (176), ridicule poète patriotique (176), déformant l’Histoire (176), chauvin (176-178), rallié à Maurras (176-177), catholique intolérant (177-178).
Je crois que, hélas, TOUTES ces affirmations sont historiquement fausses. Pis : ouvrez n’importe quelle encyclopédie de la littérature publiée en U.R.S.S. où il y ait l’article « Péguy », les mots sont les mêmes que ceux de Konop, sauf que la haine de Péguy pour l’argent n’était quand même pas blâmée ! Tout cela fait désordre.
Revenons surtout sur la fatwa prétendument lancée par Péguy
contre Jaurès : « Je suis un
bon républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre il n'y a
plus qu'une politique, et c'est la politique de la Convention nationale. Mais
il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale c'est
Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande
voix »[11].
Que l’on m’excuse mais, même écrite en 1913 — et surtout replacée dans le cadre
des discussions sur les lois militaires —, cette phrase lucide n’est pas pour
m’émouvoir ni m’indigner.
Cela fait quand même plus de trente ans que Jean
Rabaut[12]
a établi que Raoul Villain a tué Jaurès sans avoir jamais lu du Péguy.
Paradoxalement donc, Konopnicki le vengeur veut tuer Péguy, que lui non plus
n’a pas lu, pour avoir tué Jaurès, qu’il n’a pas tué !
Plus de trente ans aussi que
Jean Bastaire[13]
a mis à jour une autre mise à mort rhétorique de Jaurès, de plus d’écho :
Joseph Reinach, dans une intervention parlementaire du 29 novembre 1912,
adresse à Jaurès (en sa présence et dans une assemblée respectable) cette
menace indirecte (contre un précurseur jauressiste) et voilée (la mention de la
guillotine est savamment gommée) : « Que M. Jaurès me permette de lui dire, si quelqu’un à l’époque de la
Révolution était venu proposer sa stratégie défensive […], une telle proposition,
la Convention l’aurait tenue, dans le vocabulaire du temps, comme une idée
contre-révolutionnaire, et vous savez, monsieur Jaurès, où conduisaient sous la
Révolution les idées contre-révolutionnaires. » Or Joseph Reinach
était l’ancien directeur de cabinet de Gambetta, antiboulangiste, fondateur de
la Ligue des Droits de l’Homme, dreyfusard et député centriste…
Plus de quatre-vingt-dix ans
que ce furent des rires qui accueillirent ce haro sur Jaurès (« rires et applaudissements au centre et sur
divers bancs ») comme la réplique double de Jaurès (« rires et applaudissements à l’extrême gauche
et sur divers bancs à gauche ») ; que Jaurès le prit moins mal en
tous les cas que les jauressistes et avec bien plus d’humour : « M. Reinach a eu l’aimable pensée d’ajouter
que si, du temps de la Convention, je m’étais risqué à une pareille hypothèse,
l’échafaud aurait été mon habitation prochaine. Car les hommes d’ordre, de
douceur et de civilisation prodiguent volontiers contre nous les menaces
d’empoisonnement, de fusillade et de guillotine. »
Sa mort sabre à la main la veille de la bataille de la Marne absoudra-t-elle « le pauvre Péguy » (178) de ce crime inventé ? Nenni ! « moins cynique » que d’autres, il eut néanmoins une « fin dérisoire » (186), « vraiment pitoyable » (187) puisque tombé au champ d’honneur ; mort en 1914 qui ne le dispense pas de devoir répondre des morts à venir : « il s’est fait le complice d’un des plus grands crimes de l’histoire » (186). Démonstration est faite. « Péguy est un clown » (187). Les héros sont des clowns, sachez-le ; les héros sont des ordures.
Ce genre de propos — qui crache sur les tombes, qui oublie l’Alsace et la Lorraine, qui révise l’Histoire — donne la nausée et nous n’avons l’étoffe d’un procureur ni d’un avocat. La parole est à l’accusé, qui ne veut pas d’avocat. Laissez Konopnicki lire Finkielkraut et rager. Vous, lisez pas Guy, lisez Péguy.
*
Péguy fut à la fois prosateur journaliste puis essayiste, dramaturge, poète, tout sauf romancier (même s’il écrivit un début d’autobiographie et gardait au secret un projet de « conte en prose ») : voilà en partie la raison pour laquelle l’enseignement français n’aborde trop souvent Péguy que dans les livres d’histoire, parfois aux détours des essais philosophiques (Péguy aimé de Bergson, Deleuze mais cela ne suffit pas), alors que sa place dans les histoires… de la littérature devrait être celle d’un classique du XXe siècle.
Les fameux « hussards noirs de la République », le patriotisme dans le meilleur des cas et le nationalisme dans le pire, la mort héroïque (n’en déplaise à Konopnicki) : assez de ce Péguy canal historique !
Et la place faite à l’écrivain Péguy est constamment amoindrie. Depuis le volumineux chapitre sur Péguy offert par Lagarde et Michard, depuis 1961 où la trilogie des mystères est tombée au programme de l’agrégation, Péguy fait honte aux « hussards noirs » ingrats, à cause de son catholicisme, pourtant plus craintivement supposé par l’enseignement public que clérical et prosélyte en réalité. Si l’enseignement démissionne, inutile de dire que les éditeurs ne vont pas se lancer dans des « profils d’une œuvre » non étudiée. Les collections scolaires passe allégrement de Pascal à Perec ou Prévost. Les éditeurs n’éditent que très peu Péguy : Gallimard possède les droits de l’œuvre et croit ne pouvoir en faire grand profit : on imprimera peu mais cher un auteur peuple, paradoxe triste. En la Pléiade, excusez du peu. Les éditions de poche se comptent sur les doigts de la main. Et le cercle, dès lors, se ferme diaboliquement : Péguy est hors de la bourse des élèves, clament les enseignants, qui n’ont pas tort. Péguy dans les 70 euros, c’est une mort plus sûre que l’oubli du professeur. Comment Péguy pourrait-il donc se profiler à l’horizon ? Qu’y a-t-il à retenir de cette œuvre, qui pousse objectivement à classer Péguy parmi les dix grands auteurs français du XXe siècle, tous genres confondus ?
Le prosateur se fit
connaître – façon de parler pour cet inconnu – avec De la cité socialiste : cet essai de 1897 inaugure l’œuvre
utopiste que prévoyait d’écrire Péguy et qui en réalité se réduisit, des six
titres prévus, à Marcel, premier dialogue
de la cité harmonieuse en 1898 et à Pierre,
autobiographie de 1899 qui clôt ce qu’on peut appeler le premier cycle de
l’œuvre péguienne. Péguy se lance très vite dans l’activité journalistique sous
divers pseudonymes : deuxième cycle de son œuvre. Il commence en 1897
comme chroniqueur pour la « Revue des livres » de la Revue socialiste, puis, après divers
articles à thème politique ou économique, il tient la rubrique des « Notes
politiques et sociales » de la Revue
blanche en 1898-1899. Mais il songe rapidement à se lancer lui-même dans
l’édition d’un périodique.
Les Cahiers de la quinzaine, fondé en janvier 1900, seront dans les
premiers temps une revue gérée par Péguy et paraissant tous les quinze jours.
Ils deviendront peu à peu une collection littéraire dirigée par Péguy, dans le
même temps où l’œuvre de Péguy passera insensiblement du journalisme
politico-social et d’articles courts, inspirés par le socialisme et le
dreyfusisme (Notre jeunesse, 1910), à
l’essai philosophico-littéraire en des œuvres plus longues (troisième veine
dont Un nouveau théologien, M. Fernand
Laudet et L’Argent sont de bons
exemples respectivement en 1911 et 1913). Le prosateur finit comme essayiste en
1914 : il interrompt au beau milieu d’une phrase la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne à
cause de la mobilisation générale...
Mais ces trois cycles sont
thématiques ou encore génériques. Le style même de Péguy évolue suivant un
autre rythme : la plume de Péguy se fait d'abord phrase journalistique
informative puis maîtrise ce que l'on appelle aujourd'hui les enjeux
pragmatiques et la rhétorique pamphlétaire. Certains stylèmes se retrouvent
pour leur part dans toutes les œuvres et composent l'idiolecte péguien :
période fleuve (voir en particulier Notre
patrie, 1905), répétition en masse (Clio,
1913), grammaire malmenée (De la raison,
1901), multiplication des antithèses (De
Jean Coste, 1902). Par son dédain de l’académisme, de la mesure, Péguy le
prosateur est neuf au début de notre siècle : miracle du style.
Il en est de même du
dramaturge, bien qu’il puisse paraître rétrograde de placer toutes ses
créations sous l’inspiration de Jeanne d’Arc, une œuvre discontinue, puisque
écrite essentiellement en 1896-1897 et en 1909-1912. C’est que Péguy, voulant
porter à la scène en 1909 la trilogie Jeanne
d’Arc, passa de ce drame en trois
pièces (« Domremy, Les Batailles, Rouen ») d’une écriture
mi-prose mi-poésie à une réécriture mystique en vers libres du canevas
dramatique des pièces, réécriture davantage monologique et théologique que
l’œuvre-source. La veine dramaturgique de Péguy est elle aussi interrompue par
la mort, alors que Péguy prévoyait d’écrire une « bonne douzaine » de mystères johanniques. Bien plus importants
en taille que les textes inachevés, tels Jeanne
et Hauviette (premier bref essai en 1904 de reprise du drame, sans titre)
et le Mystère de la vocation de Jeanne
d’Arc (deuxième essai de reprise du drame en 1909), les mystères achevés
ajoutent en réalité aux trois pièces de 1897 trois œuvres écrites
successivement à un an d’intervalle : Le
mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), Le porche du mystère de la deuxième vertu (1911) et Le mystère des saints Innocents (1912).
Quelle nouveauté Péguy apporte-t-il au théâtre ?
Jeanne d’Arc, l’œuvre de jeunesse, finie
d’écrire à 24 ans (!), aux dimensions immenses (3 pièces, 8 parties,
24 actes !), est un texte de la même veine que le coup de dés de
Mallarmé, paru la même année d’ailleurs. Une prose s’y découvre poésie à l’orée
de la foi, chrétienne ou socialiste, et – dans une revisitation originale de
l’image littéraire de Jeanne d’Arc – s’isole de blancs typographiques
majestueux et d’une ponctuation encor inouïe : à cheval entre points de
suspension et tiret, introductrice à ces silences qui aèrent l’œuvre en
méditation. Jeanne d’Arc donnera lieu
à un travail de réécriture unique dans l’histoire de la littérature : les
blancs se trouvent au fil de l’œuvre-source investis de paroles nouvelles et
composent une trilogie de mystères qui renoue avec un genre (procédant par
l’illustration de mystères religieux, représentés devant les églises) alors
tombé en désuétude et venu du Moyen Âge, dont Péguy, admirateur de Jeanne d’Arc
et de Joinville, aime à se réclamer. À genre renouvelé, renouveau de la
forme : Péguy invente son propre modèle de vers libre, voisin du verset
claudélien mais reconnaissable au premier coup d’œil par sa langue populaire.
Cette écriture joue de l’oralité et la transforme en une prose poétique dont on
a pu dire que, première, elle introduisait véritablement la révolution
française dans la langue : archaïsme et néologisme, digression et
transgression s’y multiplient au rythme naturel de la pensée de l’auteur, qui
écrit au fil de la plume sans effacer ni raturer ses textes que très rarement –
méthode de rédaction elle aussi exceptionnelle, laissant couler à flot
l’inspiration, parfois sous la forme d’ajout entre deux lignes, de sorte que
les manuscrits de Péguy, modèles de calligraphie, attendent encore leur exégèse
génétique…
Si d’autres naissent poètes,
ce ne fut pas le cas de Péguy. C’est en 1903 seulement qu’il s’essaie au vers –
octosyllabique – dans une veine populaire, donnant une suite burlesque à la Chanson du roi Dagobert : satire
politique de Jaurès, cette œuvre-canular publiée un premier avril n’a rencontré
que l’incompréhension du public de l’époque. C’est en 1911 seulement que Péguy
se met à la poésie lyrique de sa Ballade
du cœur qui a tant battu – 1 500 quatrains en syllabes comptées dans
un rythme original jouant du décasyllabe (6/4/6/4) mais se présentant en ordre
dispersé : pire casse-tête pour les éditeurs que les Pensées… Ce n’est qu’en 1912 qu’il dompte les contraintes du sonnet
et de l’alexandrin pour mieux les faire exploser, en multipliant les tercets ou
les quatrains pour mieux en simplifier les rimes. Ce n’est qu’en 1913 qu’il
publie Ève, un pavé de 2 000
quatrains, d’alexandrins cette fois. Là encore, Péguy fait entendre une
véritable polyphonie aux mots nobles et bas, usant de répétition
morphosyntaxiques mêlées de variations autour d’un même thème qui présente le
front (dynamique) de la pensée de l’auteur, appuyée sur des bouts-rimés
directement issus du dictionnaire de rimes (à la Raymond Roussel) ou sur des
rythmes empruntés à la marche, son passe-temps favori. À retenir de cette
poésie, outre des vers d’anthologie trop souvent répétés, une majesté simple
toujours à cheval entre naïveté d’expression et libre déformation de la
langue ; entre habileté consommée à jouer des possibles de la langue et
admiration pour les classiques.
Romain Vaissermann
[1] Et si l’on veut des notes, on en mettra : S. Epstein, Les Dreyfusards sous l’Occupation, Albin Michel, 2001, p. 19-26.
[2] Ch. Péguy, Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, Pléiade, Gallimard, 1992, vol. III, p. 574.
[3] Ch. Péguy, Victor-Hugo classique, Pléiade, 1992, vol. III, p. 1239-1240.
[4] Ch. Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Pléiade, 1992, vol. III, p. 1346.
[5] Ch. Péguy, « Service militaire », Pléiade, Gallimard, 1988, vol. I, p. 189.
[6] On aura reconnu Edwy Plenel, L’Épreuve, Stock, 1999, p. 38-39.
[7] Expression de L’Année du Tigre, Seuil, 1999 citée dans Le Monde du 28 janvier 1999 et rediscutée dans La Divine Comédie, Desclée de Brouwer, 2000. Il y a vingt ans déjà, Sollers déclarait au Nouvel Observateur (19 janvier 1981) que le Péguy de son enfance, « ce n’était pas du premier choix, ça ne cassait rien. » Sollers n’a pas rouvert Péguy en vingt ans…
[8] Il faut voir ce ton naturel pour le croire (Naissance de l’idéologie fasciste, Fayard, 1989, p. 51) : « Dans leur haine féroce du socialisme démocratique et libéral, devenu partie intégrante de l’ordre établi, le directeur d’Avanti ! et l’auteur de Notre jeunesse se révélaient des alliés naturels. »
[9] Pages 114-123 : Péguy parlerait la langue ignoble de la race et de l’instinct, haïrait bestialement l’Intellectuel, diaboliserait l’Argent, fonderait avec Barrès le « national-socialisme à la française ». Le traître clerc Benda mais aussi, hélas, Todorov (dans Nous et les autres, Seuil, 1989, p. 293) hurlent avec Lévy.
[10] Figures, même s’il s’agit de défigurer Péguy.
[11] Ch. Péguy, L’Argent suite [27 avril 1913], Œuvres en prose complètes, 1992, volume III, p. 924.
[12] J. Rabaut, Jaurès et son assassin, Centurion, 1967.
[13] J. Bastaire, c. r. de Alexandre Croix, Jaurès et ses détracteurs, p. 31-33 dans Feuillets de l’Amitié Charles Péguy, août 1969, n° 152 ; « Péguy, Jaurès et la guillotine », p. 136-137 dans Bulletins de l’Amitié Charles Péguy, avril-juin 1981, n° 14.