Des Rameaux à Pâques avec Péguy

Romain Vaissermann

 

J'écris avant Pâques et les semaines à venir ne peuvent se prophétiser. De plus, le temps prépascal a ceci de commun avec l'après-Pâques qu'il ne correspond pas stricto sensu à la fête pascale elle-même. Venez refaire un bout du chemin qui conduit au dimanche de Pâques. Péguy (p.726-727 du tome III de ses Œuvres en prose complètes, extrait du Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle) réfléchit sur la pratique ecclésiale des fêtes du point de vue bassement psychologique. Mais les dessous de l'affaire engagent et la théologie et la condition du calendrier liturgique (au sens où l'on parle de condition humaine).

 

« Vous autres, vous lisez l'office du vendredi saint. Et au fond, vous vous en fichez un peu, vous autres pécheurs. Voilà, vous lisez l'office du vendredi saint. C'est au printemps. Bien qu'il fasse toujours un temps affreux pour le vendredi saint. Demandez plutôt aux scientifiques ; à nos savants; à nos plus savants météorologistes. Enfin le beau temps vient. D'ailleurs il fait toujours un temps affreux toute la semaine sainte. Vous lisez donc l'office du vendredi. C'est presque Pâques, pour vous, c'est une préparation, ce n'est qu'une préparation à Pâques. Déjà les cloches de Pâques sonnent dans votre mémoire. Ce n'est pas le vendredi saint, c'est l'avant-veille de Pâques. Le vendredi, dans toutes les semaines, c'est l'avant-veille du dimanche. Et le dimanche est généralement le surlendemain du vendredi. C'est du moins ce que l'on croit. Surtout que ces deux-là sont groupés dans la même semaine. Alors le vendredi on ne pense plus qu'au dimanche.. On touche Pâques de la main. Le chœur des cloches de Pâques chante déjà dans les oreilles. On n'a plus qu'à étendre la main pour toucher, pour avoir Pâques. Le chœur des cloches de Pâques sonne aux oreilles, bourdonne déjà dans toutes les mémoires. On y est déjà. Vous lisez donc, aussi vous lisez, vous chantez même donc cet office des morts, cet office du vendredi, cet office de la mort, et vous n'y êtes point. Vous le chantez et vous ne l'entendez point. Vous n'entendez point cet office effroyable, commémoration, écho rituel, écho solennel d'une mort mémorable : d'une effroyable agonie. Vous autres chrétiens, vous autres pécheurs, au fond vous vous en fichez. »

 

Le vouvoiement constitue d'abord, dans le cadre de la fiction dialogique, une parole de Clio qui prend à partie son interlocutrice : l'âme charnelle. Mais derrière l'histoire se profile Péguy, ainsi que le vouvoiement interpelle aussi ses lecteurs (tous les autres du livre) – Michel Butor n'a rien inventé dans La Modification. Plus précisément encore,Péguy s'adresse aux pratiquants (ces autres au-delà du porche de l'Église, dans telle église). Ces deux publics se recoupent : Péguy est à l'époque lu par certains catholiques, et la scène religieuse ici décrite est une... lecture. Mais celle-ci, loin d'être l'idéale opération commune du lisant et du lu, semble trop éloignée de Dieu : la sainteté de Jésus, le vendredi où elle éclate, la fête posthume de ce vendredi saint, l'office de cette fête, le texte de l'office de cette fête, la lecture du texte de l'office de cette fête et enfin son lecteur – vous. La composition générative de la phrase met en relief une foule de génitifs. Tous ces compléments marquent autant de distances par rapport au Christ ; sont-ils nécessaires ou superflus? Lisons. L'attention de celui qui parle se focalise sur le sujet, sous la lumière crue de l'omniscience psychologique. Vous parlez d'âme et dans l'esprit cela vous est égal : la semaine dite sainte, un vendredi pas comme les autres, la célébration de la passion, votre lecture même. Le ton familier (vous autres) et grossier (se ficher de) du récit provient du statut du texte dialogué comme de la désinvolture de notre propre conduite: le vouvoiement fait passer au banc d'accusation. Accusez, levez-vous; asseyez-vous : la messe. Notre tort – péché selon les termes ecclésiastiques – autorise à l'autre (qui nous dit autres) toutes les vulgarités; car c'est nous qui y sommes. Mais pour se confesser, reste la stratégie des euphémismes: un peu, avant beaucoup et passionnément – si je puis dire. Si nous refusons ce petit aveu, l'apostrophe se précise: vous autres pécheurs. Ici homme n'a point de sortie : qu'il dénie encore, en bloc, et le péché d'orgueil le saisit. Mais ces deux phrases programmatrices, sommaires vont vite en besogne. Il faut analyser le passage – ce dont se charge le texte même. L'évocation concrète se déploie qui met en scène ce dont il s'agit. Comme l'excuse recourt toujours aux circonstances atténuantes, le Je accusateur prend les devants et indique le temps – celui qu'il fait et l'autre qui passe – (le mot printemps pose le décor) sur le mode comique : l'on constate par expérience une corrélation entre le calendrier liturgique et la situation météorologique – entre Paris et Orléans (puisque Péguy n'a que rarement quitté cet axe) voire partout sur terre ! Remarquons que chaque phrase typographique ne correspond plus qu'à une proposition : touche au tableau; et qu'une concessive s'oppose à toutes les connotations qui s'attachent au nom du printemps. La sûreté du rappel des faits peut être prouvée à tous (comme le marque l'apparition du nous) : l'impératif invite à demander le témoignage des spécialistes, des experts. Exhortation rhétorique (en rythme ternaire) puisque le récit continue sur l'embellie, l'arc-en-ciel – avec un clin doeil à l'hémistiche: Enfin Malherbe vint. Puis s'effectue un brusque retour (le discours oral de Péguy se plaît à briser la linéarité) appelé par les facéties de l'association d'idées : « d'ailleurs [...] ». Le renforcement de la première affirmation généralise la loi précédente (à vrai dire Péguy a pâti, les 6, 7 et 8 avril 1908, d'une grippe due à la fraîcheur et aux averses (1) ). Si le lecteur rechigne toujours à s'identifier au personnage lisant du texte, voici une troisième reprise incantatoire (« donc »). Notre pensée alors se trompe à calculer du temps qui dure: les sauts et gambades de notre conscience quittent la lecture, inanimée. Projection indue: Pâques ne s'approche pas; nulle fonction temporelle qui n'aille (à quelle limite?) se fondre dans ce jour. Idée (pour nous) seulement, idée fausse; mécanisme du rapprochement: les sonorités (« PREsque, PRÉparation »). L'erreur consiste dans l'identification qui, faisant fi des nuances (le je-ne-sais-quoi et le presque-rien comptent), réduit la valeur originale du présent (dans la reformulation de « c'est » en « ce n'est que »). Prospective non seulement abstraite mais vécue. Or Pâques – matériellement –, qu'est-ce? Les œufs, les cloches bien sûr. L'anticipation (sur laquelle insiste l'adverbe déjà en début de phrase), parce que nous avons tous des souvenirs de Pâques, surgit du passé – par où elle reste absolument inévitable. Alors s'engage une catastrophe : le jour, pourtant logiquement semblable dans les deux cas, change d'appellation et donc de tonalité. Là encore, une loi s'applique, sans exception, reposant sur le bon sens que rend la bonhomie du tour maladroit pour un styliste : « Le vendredi, dans toutes les semaines, c'est l'avant-veille du dimanche ». Cette relativisation temporelle rate la singularité des jours, ne peut que manquer le contenu qui définit tous les jours un à un plutôt que leur successivité l'un après l'autre. L'humour vient de l'insistance: la phrase suivante formule la réciproque mais avec un doute subit (la modalisation généralement et la restriction de la phrase d'après) devant le truisme. Plus grave : notre propre découpage du temps, la conception de la temporalité qui nous est familière poussent à ces évidences. Non seulement à deux jours d'écart mais dans la même semaine; la conclusion est bête à dire (« alors » n'a pas la rigueur d'un « donc ») mais tous, c'est-à-dire cette fois : vous, nous, celui qui parle sont obnubilés (« on, les hommes ») par Pâques ; et la disposition de la liturgie, la progression même du calendrier contribuent à cet esquivement du vendredi (2) . L'allégresse accentue les effets de cette prescience: nous ne sommes plus du tout à ce que lisons. La reformulation mime cette bonne nouvelle, redite de soi à soi, dans la jouissance de l'annoncer. Le schème : « On... toucher / Pâques + Le chœur des cloches de Pâques... déjà / les oreilles » s'amplifie dans son rythme (binaire quand il revient). L'expression commune trouve sa pleine application : « On y est déjà ». Voici donc ce qui se produit sous le simple vocable de lecture de l'office: une mauvaise lecture distraite au fil de sa propre pensée (une lecture des yeux) ; une lecture active selon les apparences (une lecture à haute voix) ; une lecture orale spécifique (le chant d’église). Qu'oubliez-vous ? Ceci, trop proche, refoulé : le jour des morts – sans euphémisme puisque revient l'accusation qui pointe le lecteur par le vouvoiement; le vendredi ; le jour de la mort – sans crainte superstitieuse de la prononcer. Trois lectures différentes n'y font rien. Le ton s'anoblit : « ne... pas » -> « ne...plus « et « on » -> « nous » ; mais prend par là des accents bibliques. Bizarre action de prière qui oublie la passion, bizarre activité qui oublie sa propre réception. Non muets mais sourds, nous occultons plutôt – dans un oubli volontaire – de l'adjectif effroyable montre l'écho réel entre l'agonie le fait de la mort et de la mort (du fils) de Dieu. La répétition (entrée dans la mort autant que combat contre elle) et le texte. Jamais le suffixe « -able », comme dans mémorable, n'a si peu signifié la possibilité : l'office porte bien son nom ; il répond à une obligation, une sorte de devoir de mémoire. Son objet ne se désigne qu'avec distance : un deux-points introduit la référence. L'ultime reprise tranche alors sur la dignité de toute la phrase « Vous n'entendez point [...] » qui culminait en « l'effroyable agonie » (où l'adjectif cette fois postposé participe de la variation taxique et lexicale de la phrase: la réalité en question ne s'atteint que par approximations). Une précision nous intéresse et vainc nos derniers retranchements : les chrétiens sont par définition des pécheurs -même si l'inverse est faux. Puissent nos cœurs (au fond) ne pas changer le rite, le solennel en leurs synonymes dépréciatifs. Avant que le Fils ne s'asseye à la droite du Père, pendant la Passion, le Père a-t-il abandonné le Christ, avant que ne l'abandonnent à l'habitude nos coeurs fermés ? Je vous laisse réfléchir à cette parole sur la création et le salut, relevant respectivement de l'ordre de la nature et de l'ordre de la grâce – âge qui se superpose à l'autre (sans idée de hiérarchie) depuis l'Incarnation (op. cit., pages 1228-1229) : « Loin de s'annuler, loin même de se diminuer d'importance, ces deux grands mystères, le mystère du premier et le mystère du deuxième testament, le mystère de Dieu le père et le mystère de Dieu le fils jouent l'un sur l'autre et directement comme les deux pièces essentielles de notre mécanisme spirituel central. »

 

R.V.

 


NOTES

1 : Péguy raconte aussi combien l'avait marqué, quand il était tout petit (pages 435-436 du volume I des Œuvres en prose complètes en la Pléiade), l'histoire de cette veuve tombée dans la dévotion : « Tous les matins, hiver comme été, à l'heure où les pauvres femmes allaient laver la lessive chez les patrons [...], la déplorable chrétienne s’en allait à la première messe, dans la neige imbalayée ou dans la fraîche tiédeur du matin païen. Avoir des rentes comme elle, et se lever si matin ! disaient les femmes qui allaient laver la lessive, au lieu de rester au lit : faut-il quelle soit innocente! Cette innocente eut ce quelle devait avoir [...]. Un jour de la semaine des Rameaux, le printemps étant froid, elle eut un courant d'air dans la petite chapelle. Quand son médecin lui annonça quelle avait une fluxion de poitrine, elle [...] entra en béatitude. La fluxion de poitrine l'emporta au bout ! »


2 : Comparez avec ce que déclare Carlo Tagliavini (page 150 de son article « Pâques dans les langues du monde »paru in Vie et langage) : « Mais le fait même que la passion, la mort et la résurrection de Jésus ont eu lieu pendant les jours de la fête juive de Paseh a conduit les chrétiens primitifs à transformer la signification du mot. Pour saint Paul (I Co V-7), Jésus-Christ a été lui-même l'agneau pascal immolé innocent (Etenim pascha nostrum immolatus est Christus). Tertullien, Lactance et dautres ont interprété le mot Pascha comme s'il était tiré du verbe grec páschein, pâtir, souffrir, et comme s'il signifiait passion. Puis le souvenir de la passion fut effacé par celui de la résurrection de Jésus, et c'est cette dernière signification que l'Église chrétienne célèbre la fête de Pâques, fête de la Résurrection du Christ. »


Article paru dans un numéro de Sénevé.