Le pasteur Jules-Émile Roberty : un ami et un critique de Péguy

 

I. Roberty correspondant de Péguy : trois lettres inédites et une lettre relue sur manuscrit

 

L’étude de Jacques Viard[1] donnait en 1969 le texte de 22 lettres, alors que la correspondance entre Roberty et les Cahiers de la quinzaine compte 26 pièces ; aussi publions-nous ici trois lettres inédites, relatives pour deux d’entre elles aux débuts des relations entre Roberty et Péguy, pour la troisième à un épisode de la survie financièrement difficile des Cahiers en 1909 ; une quatrième lettre, déjà éditée mais oubliée par Jacques Viard[2], nous renseigne sur les relations entre les deux hommes avant la fin tragique de leur amitié.

Les deux premières nous permettent donc de préciser ce que Jacques Viard avouait ignorer en 1969 : « Nous ignorons la date du début d’abonnement de l’Association des étudiants protestants, et ne savons rien des relations antérieures de Péguy et de Roberty. » La première lettre est issue du vol. VII des copies de lettres (p. 263-264), à la date du 19 octobre 1906 ; elle est de la main de Charles Péguy et signée par lui (figurent en italiques les passages stéréotypés retrouvés dans d’autres lettres des Cahiers à la même période) :

 

monsieur J. E. Roberty  49 rue de Lille Paris 7ème

vendredi 19 octobre 1906

 

il nous manque, monsieur, cent cinquante abonnements pour vivre ; non pas que nous ayons eu un affaissement intérieur mais la récente grève des imprimeurs a fait monter considérablement les prix de fabrication.

par nos amis communs, par madame Favre, par monsieur Allier, par tout ce que je sais de vous, par ce que vous avez écrit de nous, je sais que je puis entièrement compter sur votre amitié pour nous trouver quelques abonnements nouveaux. Le vôtre, qui m’apporte tant de réconfort, leur servira d’exemple et vous servira d’appui.

non seulement vous pouvez nous trouver des abonnements nouveaux de personnes ; mais des abonnements nouveaux de bibliothèques ; par exemple de bibliothèques de cercles ; ou de bibliothèques d’études. Une bibliothèque de travail publique ou privée qui s’abonne aux cahiers et qui acquiert

soit une collection complète depuis le commencement de la première série,

soit au moins une collection complète depuis le commencement de la troisième série

fait en outre une excellente affaire bibliographique.

Je sais que vous me pardonnez cette insistance. Vous savez ce que c’est qu’une œuvre. Croyez-moi votre très respectueusement dévoué

 

La deuxième lettre, qui témoigne de l’aide finalement apportée par Roberty aux Cahiers, appartient au vol. VII des copies de lettres (p. 473), à la date du 24 décembre 1906 ; elle est de la main d’André Bourgeois et signée par lui :

 

lundi 24 octobre 1906

Monsieur J. E. Roberty

49, rue de Lille, Paris 7e

 

Monsieur

 

En suite de la conversation que vous avez eue ces jours-ci avec M. Péguy, nous envoyons à l’Association des Étudiants Protestants de Paris les cahiers de notre huitième série.

Nous sommes votre très respectueusement dévoué

 

André Bourgeois

 

La troisième lettre, inédite elle aussi, est issue du vol. XII des copies de lettres (p. 497) et témoigne que l’aide de Roberty fut constante :

 

vendredi 2 juillet 1909

Monsieur J. Émile Roberty

4 rue de l’Oratoire

Paris 1er

 

Cher Monsieur Roberty

 

Veuillez bien trouver ci-joint le reçu de M. Bourgeois pour les cinquante abonnements. Nous attendons vos ordres pour les destinations de ces abonnements.[3]

Croyez-moi bien votre très obligé, cher monsieur, et votre bien respectueusement dévoué

 

Charles Péguy

 

La dernière lettre de Péguy au pasteur Roberty montre la forte affection qui liait les deux hommes au moment même où la mort frappa Péguy. Nous la publions en la corrigeant sur le manuscrit. L’enveloppe porte un cachet du 22 août 1914, le courrier est adressé avec « franchise militaire » à « monsieur le pasteur Roberty / 4 rue de l’Oratoire Paris » :

 

vendredi 21 août 1914

 

eh bien, mon fidèle maître et ami, nous sommes dans la main de Dieu. si je ne reviens pas vous vous occuperez de ma femme et de mes enfants. mon adresse est M. Péguy lieutenant à la 19ème compagnie, 276ème régiment d’infanterie. rien de plus. si vous me faites l’amitié de m’écrire, ne mettez rien dans vos lettres qui soit une nouvelle politique ou littéraire. elles seraient interceptées. nous-mêmes n’avons pas le droit de dire où nous sommes. ce sont des précautions fort sages. avant tout il ne faut pas renseigner l’ennemi.

je vous embrasse fidèlement

votre Péguy

 

*

 

II. Roberty lecteur de Péguy

 

Le pasteur Jules-Émile Roberty[4] a écrit plusieurs articles sur Péguy mais, à part les comptes rendus du Mystère de la charité et d’Ève, voire l’étude sur « la pensée et le style » de Péguy, ils sont peu connus. Aussi voulons-nous en donner ici la substantifique moelle, agrémentée des lettres qui concernent ces recensions critiques, lettres déjà éditées avec soin par Jacques Viard.

D’abord, il s’agit de cinq articles du Journal de Genève, parus du vivant de Péguy à intervalles réguliers d’un an. Jugez-en : « Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc » le 10 avril 1910 ; « La pensée et le style de Charles Péguy » le 11 juin 1911 ; « [Noble romantisme…] » le 11 février 1912 ; « Du patriotisme français à propos d’un livre nouveau » le 10 janvier 1913 ; « Ève » le 10 mai 1914. Péguy les a tous lus grâce au Courrier de la Presse, comme en témoigne la marque « vu » que porte chacun des articles conservés au Centre Péguy d’Orléans.

Après la mort de Péguy paraîtront encore trois articles : deux pendant la Première Guerre mondiale (intitulés tous les deux « Charles Péguy », le 28 novembre 1914 à Évangile et liberté, puis en mai 1916 à la Revue chrétienne), un entre les deux guerres, de nouveau au Journal de Genève (« La première Jeanne d’Arc de Charles Péguy » le 30 juin 1923).

Au fil de ces articles qui ne se répètent guère, tenant de l’analyse critique et du témoignage biographique, écrits dans un style soigné et plaisant, se dresse un précieux portrait vivant de Péguy, un ami que Roberty décrit avec affection tout en prenant parfois ses distances[5] et sans commettre – pour autant que nous le puissions constater – nulle erreur factuelle (ni spirituelle, voudrions-nous ajouter, si ce n’était au lecteur d’en juger). Au contraire, certains propos de Roberty se ressentent de sa fréquentation de Péguy et donnent peut-être même un témoignage direct d’entretiens personnels.

Nous donnons ces articles et ces lettres sans autres commentaires que quelques notes. Orthographe et ponctuation ont été rectifiés sur des points de détail et le plus rarement possible.

 

*

 

Du vivant de Péguy, Roberty rend compte des livres de Péguy qu’il juge les plus significatifs. Parfois, Péguy est au fait à l’avance que l’article va paraître. Le montre cette lettre (CORCQ-IV-87 Inv. 4835) portant la mention « vu » de Péguy (sans enveloppe), la première lettre où Roberty se permette d’appeler Péguy son « ami ». Elle est écrite sur un papier à en-tête où l’on lit :

 

Église Réformée                                                                                                                                    Paris, 4, Rue de l’Oratoire,

de l’Oratoire du Louvre                                                                                                                        Mardi de 1h. à 4h.

Mercredi et Vendredi à 11h. le matin                    

 

31 mars

 

Cher Monsieur et ami,

 

Je compte faire un « article » sur votre Jeanne d’Arc, dans le Journal de Genève ; mais j’ai égaré le papier jaune et précieux que vous m’aviez remis, la dernière fois que je vous ai rencontré ! Pourriez-vous m’en procurer un autre ?[6]

Si vous venez à Paris, Samedi, et que vous soyiez [sic] libre, à midi ½, nous serons heureux de vous avoir à notre table.

Il y a aussi « le mystère de l’abjuration de Jeanne d’Arc », « le mystère de sa résistance à l’Église et de son obéissance à Dieu », il y en a des mystères, dans sa vie !

Je ne crois pas qu’on puisse entrer plus avant que vous ne l’avez fait, dans son âme, avant l’action historique.

Mais je ne vois nullement dans votre œuvre le moindre triomphe pour l’Action française, ni pour le dogmatisme répugnant des Églises.

Est-il vrai que Maurras a poussé un cri de joie en vous lisant ? Il n’aura pas compris.

Bien à vous,

 

J.-Émile Roberty

 

à Samedi ; inutile de répondre. —

 

Vu ce post scriptum, Péguy n’a donc probablement pas répondu à la lettre. Un compte rendu paraît effectivement dans le Journal de Genève du 10 avril 1910 :

 

Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc

 

Paris, 8 avril.

[...]

Nous avons [...] eu, en France, et ailleurs, des études historiques et critiques sur le génie religieux et patriotique de Jeanne d’Arc, nous avons eu l’incompréhensible pamphlet de Voltaire, et les « leçons » innocentes et méchantes à la fois de M. Thalamas, et les éjaculations sentimentales de milliers de braves gens, et les poésies de Casimir Delavigne, mais jamais, à notre connaissance, un livre consacré à l’héroïne de Domremy, pensé par un cerveau affranchi de tous les préjugés dogmatiques, n’a présenté au lecteur français une originalité plus profonde, une candeur et une puissance de meilleur aloi, que le livre de Charles Péguy dont le titre se trouve en tête de ces lignes. La qualité, la tonalité, la vie intérieure, tous les caractères paraissent, je crois bien, uniques dans la littérature française depuis trois cents ans. Cette appréciation paraît excessive, mais outre qu’elle ne contient pas nécessairement un éloge, elle se justifie aux yeux de l’observateur qui connaît, même très imparfaitement, l’histoire de l’esprit français depuis le moyen âge jusqu’à nos jours. Il y a, dans la composition de ce livre, une coïncidence de conditions spirituelles extrêmement rares.

Posséder la culture classique la pus étendue, vivre, en l’an de grâce 1910, de la vie intellectuelle la plus intense, la plus moderne, la plus libre, et se faire, la plus naturellement du monde, par le simple amour des beautés morales et une inclination sincèrement enfantine, l’âme d’un Joinville ou d’un Froissart ; mais cela n’est rien encore ; oser beaucoup plus, aller vraiment s’agenouiller dans l’église de Domremy, en 1423, ne plus être qu’un fidèle obscur de la paroisse, éprouver les déchirements d’une France mourante ou naissante, sentir peser sur soi les malheurs du temps, ne pas comprendre comment Dieu permet de tels désastres et laisse les chrétiens s’entre-déchirer, entrer dans l’esprit de tous les paysans des bords de la Meuse, entendre, comprendre et aimer leurs prières, assister à l’éclosion de la mystique patriotique ; et, saintement, humblement, au ras de la terre lorraine, écouter Jeanne rêver et même penser, commençant à vouloir, et regarder naître en elle le mystère de sa destinée, voilà ce que Charles Péguy a fait.

La tentative était d’une hardiesse incroyable, et il faut reconnaître qu’elle a réussi. Mais pour goûter la saveur de cette œuvre, il faut imiter l’auteur et se créer à nouveau une âme française et chrétienne du XVe siècle. Il faut entrer dans le jeu. Aborder cette lecture avec des dispositions purement critiques, sans aucune sympathie pour les phénomènes les plus secrets de la conscience religieuse, ne conviendrait pas. Une initiative[7] préalable est nécessaire.

*

C’est un « Mystère ». Dans tous les sens du mot. C’est un drame du moyen âge, avec un récit de la Passion sous forme de litanie, et c’est en même temps le secret de l’âme de la chrétienté d’alors, symbolisée en trois types différents : Hauviette, la bonne paroissienne toute simple, qui se méfie des révélations particulières, ne se pose pas de questions difficiles, travaille et joue aux heures réglementaires, en règle avec l’Église qui est pour tout le monde...

[Roberty cite Hauviette en P 389]

Madame Gervaise, âgée de vingt-cinq ans, qui est entrée au couvent, comme dans une forteresse, et dont la foi a réponse à tout, qui reconnaît bien la misère du temps et la détresse du pays, mais y discerne la volonté de Dieu qu’il faut accepter...

[Roberty cite un dialogue entre madame Gervaise et Jeannette en P 430-431]

Mais Jeannette est comme butée. Cette guerre maudite, ces ravages, ce pays envahi, cette douleur de tous lui paraissent incompréhensibles. Elle croit, comme Hauviette, comme madame Gervaise, elle invoque le Seigneur Jésus-Christ, elle ne doute ni de sa puissance, ni de celle de tous les saints et de toutes les saintes, mais elle répète qu’un chevalier français, les braves chrétiens de Lorraine ne l’eussent jamais abandonné, au temps de sa Passion ; il y a quelque chose de dérangé dans la chrétienté et dans le pays ; il faudrait pouvoir souffrir pour tous ceux qui se perdent, pur tous les damnés, afin de les sauver, et, si Dieu était là, nous ne verrions pas tout ce que nous voyons.

Il faut encore des sacrifices, pense-t-elle, pour rétablir l’ordre dans le monde, la vie chrétienne dans les âmes, le roi de France dans son règne...

Pour essayer de calmer Jeannette, madame Gervaise lui fait le récit de la Passion. Il y a là des pages éblouissantes de beauté. Les défauts même de l’auteur, ou son originalité, si vous voulez, l’amour populaire des répétitions qui impatientent tant de lecteurs, servent ici merveilleusement son dessein. Et la forme en est si actuelle, – il n’y a pas un archaïsme dans tout le drame, – d’une simplicité si ardemment française ; les impressions immortelles produites par le drame du Calvaire se revêtent d’une forme si populaire et si choisie à la fois ; l’art y est invisible et on le sent partout, mais enveloppé dans le génie du peuple. C’est l’Évangile intégral transposé en la langue française d’aujourd’hui, sans une bavure, sans une vulgarité, sans une préciosité, et avec une intensité et un calme extraordinaire.

Madame Gervaise ne parvient pas à convaincre entièrement Jeanne que tout est bien. « Les voies de Dieu sont insondables. »

Jeannette (un peu brusquement). – Adieu, madame Gervaise.

Madame Gervaise. – Adieu, ma fille. Que Jésus le Sauveur sauve à jamais ton âme.

Jeannette. – Ainsi soit-il, madame Gervaise. (Elle se remet à filer). Orléans, qui êtes au pays de Loire.

*

Ainsi se termine ce premier « Mystère »[8]. Je dis ce premier, car il est sûr que Charles Péguy continuera cette œuvre. Depuis longtemps, sa pensée est occupée de Jeanne d’Arc, et nous assistons peut-être à la pose de la première pierre d’un immense monument. Ne verrons-nous pas le mystère de la vocation de Jeanne d’Arc, le mystère d’Orléans, de Reims, de Compiègne, de Rouen..., avec leurs tristesses, leurs horreurs et leurs sublimités, qui seront celles de notre âme française du XVe siècle ? Ah ! si nous pouvions, chemin faisant, laisser là ses erreurs, ses aveuglements, et ne garder pour notre âme du XXe siècle que sa piété, son énergie et sa beauté ? S’il en était ainsi, il faudrait alors reconnaître un jour que l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc n’aurait pas écrit en vain.

J.-É. R.

 

Roberty s’inquiète aussitôt, par lettre (CORCQ-IV-87 Inv. 4840), de savoir si Péguy a bien reçu l’article en question. L’enveloppe est adressée à « Monsieur Charles Péguy / Lozère / par Palaiseau / (S. et Oise) » et porte les cachets de départ du 11 avril 1910 et d’arrivée du 12 avril 1911. La lettre, sur papier à en-tête similaire au précédent, porte la mention « vu ».

 

Cher Monsieur et ami,

 

Avez-vous reçu le Journal de Genève du Dim. 10 Avril ?

Vous aurez vu, dans mon article, quelques fautes d’impression : initiative au lieu d’initiation (!) etc..., et l’absence de certains signes typographiques indispensables. Je regrette vivement et ces fautes matérielles et les lacunes morales[9], ou intellectuelles de l’article, mais vous y trouverez assurément le témoignage de mon extrême sympathie pour votre œuvre.

Croyez, je vous prie, à mes sentiments dévoués,

 

J-Émile Roberty

 

*

 

L’idée de donner une interprétation générale de l’œuvre de Péguy ne quittera pas Roberty, comme l’illustre son deuxième article consacré à Péguy dans le Journal de Genève, le 11 juin 1911. Une lettre (CORCQ-IV-87 Inv. 4837), envoyée à la même adresse que précédemment, portant la mention « vu » ainsi que les cachets de départ du 4 et d’arrivée du 5 juin 1911, y introduit.

 

3 Juin

 

Cher ami,

 

J’ai envie de... j’allais dire « de faire un article », mais non, plutôt tout simplement d’écrire quelques réflexions sur vos « œuvres choisies » que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Merci infiniment. Mais j’hésite à me lancer en cette aventure. Peut-être devriez-vous me donner quelques notes sur la formation de votre esprit ou bien celles qui ont paru dans la Nelle Revue française suffisent-elles ?

Enfin, si « l’article » dans le Journal de Genève paraît, ne le lisez pas avec un regard de critique mais d’amitié.

C’est l’avis de Quintilien que l’aimerais connaître à propos de votre œuvre !

Je vous dirai tout de suite que la qualité de votre âme m’apparaît essentiellement noble, votre patriotisme très pur, votre mépris (apparent) de l’histoire, exagéré ou quelquefois injuste, la liberté de votre pensée, absolue (c’est beau !), votre courage (la plus chrétienne, l’une des plus chrétiennes vertus) admirable, vos opinions philosophiques incertaines, etc... Vous voyez.

Mais à qui ressemblez-vous donc dans l’histoire de la France ? Voilà ce que je ne parviens pas à savoir.

Bien à vous,

 

J.-É. Roberty

 

La pensée et le style de Charles Péguy

 

Paris, 9 juin.

La destinée d’un écrivain qui, de son vivant, peut voir éditer ses Œuvres choisies ne doit pas être banale. Des Œuvres choisies ne sont pas des œuvres expurgées. L’éditeur suppose que l’œuvre d’un auteur possède par elle-même une telle valeur qu’elle mérite cette récompense suprême d’apparaître aux yeux du public sous ses plus beaux atours, ou du moins – c’est un autre aspect de la réalité – que l’œuvre est trop considérable pour être exposée tout entière tout d’un coup, et qu’on en choisit quelques morceaux qui ne sont pas nécessairement les meilleurs, mais peut-être les plus caractéristiques ou les plus conformes au goût de la multitude. Victor Hugo a vu ses Œuvres choisies. Mais pareille fortune est d’une rareté extrême, et quand elle passe sur la route d’un homme de quarante ans, dont le nom n’est pas encore connu de la grande foule, on se demande sous quelle très spéciale étoile il a pu naître.

Mais réfléchir sur la destinée de Charles Péguy, dont le nom n’est encore prononcé que dans un cercle restreint, et dont les Œuvres choisies[10] viennent de paraître, n’est pas mon sujet. Je me laisse entraîner hors de mon sujet par le mystère de sa destinée. M. Paul Seippel en a déjà touché un mot, je crois, ici même, l’année dernière[11], et Michel Arnauld, dans la Nouvelle Revue française (1er novembre 1910), en a indiqué les lignes les plus caractéristiques.

Parlons donc uniquement de la pensée de Charles Péguy et de son style.

*

Sa pensée. Française, d’abord. Très géographiquement française ; attachée sans doute à toutes ces provinces de France, mais n’aimant guère se poser que sur les rives de la Loire et de la Seine, s’y étendant vraiment tout entière, respectueuse et fière à la fois de leur beauté, les jugeant plus nobles, par piété filiale, que les rives de tous les autres fleuves (Péguy est né à Orléans), et disant de Jaurès, en 1905,... « Bien que venu chez nous des versants des Cévennes et remonté des rives de la Garonne, (il) goûtait parfaitement la beauté des paysages français. »[12]

Patriote comme Michelet. sa pensée défendit la cause d’Alfred Dreyfus par patriotisme, par amour du meilleur génie de la France, autant que par souci de la justice. Péguy croit au génie français, à l’âme de la patrie qu’il symbolise plus ou moins par les noms de Ronsard, Corneille, Pascal, Proudhon, Béranger (le chansonnier), Victor Hugo (uniquement le poète).

Patriote et même un peu militariste, mais d’un militarisme héroïque et généreux qui répéterait volontiers le mot de Charles Wagner : « À bas le militarisme et vive le soldat ! »[13]

Dans l’ordre philosophique, sa pensée se rattache à l’inspiration bergsonienne. avec une ironie aux ressources infinies, disposant d’un jeu de plus de cent épées, elle s’élance contre les bataillons du positivisme ou du matérialisme scientifique, contre l’enseignement de la « nouvelle Sorbonne »[14], contre les adorateurs du « document »[15], même quand ce culte est légitime et nous sauve de la superstition. Très affranchie du dogme de l’autorité, et adversaire passionné de toutes les scolastiques, sortant[16] de la scolastique de l’État, elle salue d’abord la vérité que la seule « intuition » procure et qui donne naissance au courage, à la fidélité, à l’amour des plus humbles tâches poursuivies avec ténacité jusqu’à la mort. Déçue par la socialisme officiel, elle se réfugie dans l’âme du peuple, en laquelle elle croit. Le peuple lui inspire une confiance plus grande que la démocratie. Mais comment aimer vraiment le peuple, pense notre auteur, si nos sentiments les plus profonds ne sont pas « rafraîchis, renouvelés, et pour garder le mot, convertis » ?

Enfin se pensée est religieuse par nature, étant avant tout intuitive, désintéressée, pénétrant avec une facilité étonnante derrière le voile des apparences pour s’en aller rôder autour de la substance éternelle. Non pas qu’elle formule aucun système et se perde dans des explications qui n’expliquent jamais rien, mais précisément parce qu’elle perçoit nettement les limites de la connaissance rationnelle, et, parvenue à ces limites, parce qu’elle s’élance plus loin, heureuse de trouver ce qu’elle trouve en ses courses les plus hardies, mais ne le nommant jamais. Non seulement religieuse, mais chrétienne. Nullement à la manière de Pie X, ou d’Édouard VII, ou de Tolstoï, ou de Calvin, mais à la manière d’un enfant génial qui saurait bien son catéchisme, n’importe quel catéchisme en usage dans une paroisse chrétienne. Les pages les plus éclatantes, où sa pensée s’élève au « génie di christianisme » (rien de Chateaubriand), ne figurent pas dans les Œuvres choisies. Il faut les lire dans le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dont, naguère, nous vous avons parlé.

*

Comme écrivain, Péguy suscite autant de critiques hostiles que de vives admirations. si sa pensée ne donne encore que des indications sur la marche à suivre dans la France du XXe siècle, sans s’astreindre à des conclusions précises, son style se déploie en tous sens, sorte de ruban fait de mille nuances et s’enroulant aussi aisément autour d’un brin d’herbe que d’un chêne. « On m’a reproché, dit-il un jour, que mon style était voulu. C’est-à-dire travaillé. Je ne sais pas ce que c’est qu’un style qui n’est pas travaillé, qui n’est pas voulu. Ou plutôt je crois savoir que ce n’est pas un style. »

Quoi qu’il en soit, sa manière d’écrire exaspère nombre de braves gens, et on ne peut la donner en exemple. Personne n’est plus épris d’harmonie linéaire et des grands horizons du style classique. Personne n’écrit d’une manière plus descriptive[17] que lui : Une série interminable de petites articulations, auxquelles s’ajoute chaque fois un élément imperceptible et nouveau, s’agrégeant à tous les accidents du chemin, et les arrachant en même temps pour les emporter dans un mouvement extrêmement rapide, de sorte qu’à la fin de la phrase, – je veux dire au bout d’une ou deux pages – on a devant les yeux une masse énorme qui se dresse comme une pyramide. Mais quand on se retourne pour voir la phrase, du point final, c’est lisse et uni comme un ruban ! Il n’y a plus de désordre. Tout est en place et agréable à l’œil. Spectacle vraiment inattendu.

À quel style le comparer ? Cela ne se peut dire. Il n’a pas de parents dans la littérature française. Ce n’est pas tant un style travaillé, qu’un style en travail, et finissant toujours par donner le jour à des idées. J’imagine que si Quintilien revivait de nos jours en France, il écrirait d’une manière analogue. Péguy a le style d’un grammairien, même d’un scoliaste et autant d’un orateur.

Et c’est pourquoi, si vous voulez avoir le moins de chances de vous tromper en jugeant son style, il faut le lire à haute voix, dans le rythme d’un allegro vivace, quitte à vous arrêter tout à coup, quand la magie opère, quand la pyramide surgit, quand l’éclair de génie illumine le paysage. Puis vous repartez à vive allure. J’en ai fait souvent l’expérience devant des amis que déroutait la lecture purement visuelle d’une page de Péguy. Et leur peine fut changée en joie.

Nous ne pouvons songer à donner ici des exemples en raison même de l’étendue des phrases. Il y faudrait un article de revue ou mieux un livre. Ce livre sera écrit quelque jour. Il ne faudrait même pas attendre trop longtemps, car une étude sympathique et intelligente de l’esprit – pensée et langage – du fondateur des Cahiers de la quinzaine lui permettrait de se découvrir plus complètement lui-même, et, en bon chrétien qu’il est, de reconnaître surtout ses défauts. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne connaît pas l’une des plus originales et des plus nobles expressions de la France contemporaine, l’une des plus riches en promesses de relèvement et même – qui sait ? – de gloire pure, si on n’a pas lu au moins cent pages, « choisies », si vous voulez, de cet homme.

J.-É. R.

 

Une lettre de Roberty (CORCQ-IV-87 Inv. 4838, enveloppe à la même adresse, cachet de départ du 12 et d’arrivée du 13 juin 1911, mention « vu ») se plaint encore des coquilles commises par le journal :

 

Cher ami,

 

Mes félicitations bien sincères pour votre prix de l’Académie bien que celle-ci n’ait pas cru devoir aller jusqu’à pratiquer la justice parfaite.

Vous trouverez mon article sur vous dans le Journal de Genève du Dimanche 11 Juin ; mais il y a mille fautes d’impression. C’est horrible ; descriptive au lieu de disruptive – sortant au lieu de surtout.

Je suis obligé d’aller stupidement me soigner à Vichy pour trois ssemaines.

Bien à vous,

 

J-Émile Roberty

 

*

 

Remarquons que Roberty classe pour la première fois Péguy dans les idéalistes (religieux) au cours d’un petit article paru dans le Journal de Genève du 11 février 1912 :

 

Noble romantisme de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny, de Lamartine, de Musset, d’Alexandre Dumas, de Théophile Gautier, de Gérard de Nerval, de Michelet, de Quinet, de Fustel de Coulanges, que vous êtes donc toujours vivant pour que les critiques s’inquiètent sans cesse de vous ! On dit maintenant que vous allez réapparaître plus jeune que jamais, dépouillé de quelques anciens oripeaux, mais plus rapproché encore de la vie et de la réalité. On dit que l’idéalisme religieux vous est favorable et que les disciples de Charles Péguy, sans toujours vous rendre justice, vous gardent tout leur amour. Nous ne pousserons pas de hauts cris en vous voyant revenir, pourvu que vous ne <vous> mettiez pas tout à coup à vous tourner uniquement vers le passé et à renier vos meilleures origines : l’amour de la vérité et la sincérité avec soi-même.

J.-É. R.

 

*

 

Autre tentative de Roberty pour classer Péguy, après une analyse de Péguy comme idéaliste, voici une lecture « jeune France » de Péguy[18] dans le Journal de Genève du 12 janvier 1913 :

 

Du patriotisme français à propos d’un livre nouveau

 

Paris, 10 janvier.

Il est impossible de ne pas rendre hommage aux efforts tentés actuellement en France par un petit groupe de jeunes gens pour remonter le courant antiidéaliste qui semble, pour le moment, emporter la masse de la nation. M. Gaston Riou, bien connu des lecteurs du Journal de Genève, est un de leurs chefs, et, à propos de son livre Aux écoutes de la France qui vient, il convient de se demander si ses espoirs sont fondés, si la réalité présente répond à son généreux lyrisme.

[Roberty définit ce lyrisme, non superficiel mais intelligent,

puis la « défense de l’âme de la France » telle que l’entend Riou, à cent lieues de l’Action française]

Pour montrer qu’une nouvelle génération d’idéalistes français se lève, M. Riou cite l’accueil fait aux œuvres de Charles Péguy et de Romain Rolland.

Avant la publication de Jeanne d’Arc, le directeur des Cahiers de la quinzaine représentait en effet assez exactement le type du chevalier français et humanitaire cher à beaucoup d’entre nous. Mais son intimité avec l’héroïne d’Orléans et de Rouen a déterminé précisément dans son esprit une sorte de resserrement de ses sympathies. L’étoffe de son patriotisme est devenu beaucoup moins étendue et moins souple. L’amour passionné de la terre natale, du clocher, la joie de se frôler aux murailles des vieilles églises de France, de marcher à côté des régiments ou de les voir passer

Avec leur front sonore où battent vingt tambours[19],

semble avoir remplacé, momentanément au moins, dans l’âme de Péguy, la vision de « l’impérialisme de l’esprit », si jamais il l’a eue.

Quand à Romain Rolland, il a écrit dans son Jean-Christophe des pages qui respirent un intense amour de la France, mais un amour qui n’a rien d’aveugle, comme le voudraient pourtant les professeurs les plus cotés du patriotisme français. M. Faguet lui-même estime qu’un vrai patriote ne doit pas être capable de se rappeler les fautes de son pays. Le patriotisme idéaliste aime l’idéal qu’il se forme – à tort ou à raison – de la patrie ; le patriotisme de M. Faguet et de la plupart des Français de l’heure présente aime la patrie telle qu’elle est et peut-être surtout telle qu’elle a été, à cause de l’embellissement inévitable du souvenir.

[Roberty, jugeant Jean-Christophe un personnage finalement peu patriote,

finit en assurant de sa sympathie les efforts des « Jeunes France »]

J.-É. R.

 

*

 

Roberty revient au compte rendu d’un seul ouvrage dans le Journal de Genève du 10 mai 1914. Deux lettres de Roberty à Péguy précisent les conditions dans lesquelles il fut écrit. L’enveloppe de la première (CORCQ-IV-87 Inv. 4845) est adressée à « Monsieur Ch. Péguy / 7, Rue André Theuriet / Bourg-la-Reine / (Seine) » ; elle porte un cachet de la poste du 23 février 1914, sans mention « vu » :

 

23 Fév.

 

Cher ami,

 

J’ai bien reçu vos lettres et l’article de M. Durel.[20]

P. Seippel vous consacre une étude dans le Journal de Genève (Dim. 22 Fév.) et une autre dans huit jours ; alors il me demande de remettre l’article spécial sur Ève à deux ou trois mois ; je me demande si cela vaudra encore la peine non de l’écrire, mais de le lire ?

Je ne vois pas le rapport direct entre les désabonnements Kahn et la « jie pathétique ».[21]

La philosophie bergsonienne n’est pas changée parce que le Collège de France est livré au snobisme passager de ce monde ?...

Bien à vous,

 

J-Émile Roberty

 

L’article de Seippel me paraît excellent. Je vous l’enverrai si vous ne pouvez vous le procurer.

 

L’enveloppe de la seconde (CORCQ-IV-87 Inv. 4831), adressée à la même adresse que la première, porte un cachet illisible et les mentions « vu/ oui/ répondu » :

 

3 Mai

 

Cher ami,

 

Voulez-vous me faire le plaisir de venir déjeuner chez moi Samedi 9 Mai, à midi ½ avec mes amis Varigny que vous connaissez ?[22]

En toute simplicité, comme toujours.

Je pense écrire mon article sur Ève, cette semaine.

Bien à vous,

 

J.-Émile Roberty

 

Vos réflexions sur Bergson, dans la Gde revue, étaient, me semble-t-il, excellentes.[23]

 

On jugera de l’importance de cet article si l’on se souvient que François Porché et Jules-Émile Roberty furent, à la réception d’Ève, les seuls à en donner une recension enthousiaste.

 

Ève

 

Paris, 8 mai.

Rien de l’éternel féminin. rien de romanesque non plus. Une œuvre à la fois déconcertante et classique, une sorte d’Énéide chrétienne sans un seul point de repère, sans aucune division apparente, une gigantesque tapisserie où, naturellement, tous les motifs sont sur le même plan, où les fonds ne débordent jamais sur les motifs, où les personnages ne crèvent jamais le fond, une tapisserie qui couvrirait aisément les murs de la Madeleine, la plus grande église de Paris, du moins pour la longueur des murailles, et dans laquelle, en entrant, on ne distingue presque rien.

Mais il vaut la peine d’attendre que l’œil s’adapte à cette pénombre, et, peu ç peu, la lumière se fait.

Si vous préférez une autre comparaison que celle de la tapisserie ou de la fresque, figurez-vous un ancien manuscrit de la Bible, sans aucune division par chapitre ou par verset, sans alinéa, sans titre, avec toutes les lettres onciales de la même hauteur ; c’est la première impression que vous aurez en ouvrant le dernier livre de Charles Péguy, intitulé Ève[24].

Jésus parle – Ô mère ensevelie hors du premier jardin !... Suit une invocation de Jésus à Ève de près de huit mille vers alexandrins. C’est le poème du jardin d’Eden, de la déchéance et du travail forcené de l’humanité, puis de la rédemption nécessaire, de l’inutilité ridicule du monde moderne (extraordinairement caricaturé) pour remplacer la rédemption opérée par le Christ, de la supériorité évidente de saint Geneviève et de Jeanne d’Arc pour délivrer les nations.

*

[Roberty cite quatre climats : P 935 et 937 ; 946 ; 1031 ; 1113-1115 et 1120]

Entreprendre la critique littéraire, religieuse et historique d’une œuvre semblable ? À quoi bon ? Le mépris du convenu et du succès immédiat est poussé si loin qu’une telle candeur ou un tel parti pris désarme. Si on tient cependant à quelques remarques, les suivantes se présentent assez volontiers à l’esprit.

La forme est romantique et classique tout ensemble. Romantique par le mouvement, par le goût de la tirade (que Péguy me pardonne !), et classique par la précision, la simplicité exacte, la rareté de la pâmoison. Classique aussi par l’absence d’épisodes, la liaison rigoureusement rationaliste des propositions, et romantique par l’imagination pittoresque et l’emploi d’expressions qui confinent à l’argot. Classique aussi par un manque général d’atmosphère – sauf dans quelques vers du paradis terrestre ; – on dirait, par moments, une toile de Bastien Lepage[25] ou de Boutet de Monvel[26], mais romantique à la Rabelais dans les invectives contre ce pauvre et grand monde moderne qui ne s’est jamais encore vu à pareille fête.

Au point de vue chrétien, les grandes lignes de la tradition sont évidemment respectées, mais assez librement. La pitié de Jésus pour les pécheurs voisine peut-être un peu trop avec une sorte d’indulgence pour être la pitié évangélique dans sa pureté, mais d’autre part, et ceci rachète cela, les pécheurs sont bien de pauvres pécheurs, sans un soupçon d’orgueil. Ce n’est pas le christianisme héroïque d’un saint Étienne ou d’un saint Paul qu’on respire dans Ève, mais le christianisme de braves gens qui ne se posent pas de problèmes insolubles et qui, par suite, n’ont pas la prétention de tout expliquer.

L’intimité respectueuse et douce de Jésus avec Ève, en les veines de laquelle coule le même sang que dans les veines du Sauveur – tout ce passage est splendide, et je n’ai pas voulu le mutiler – cette intimité, cette continuité parfaite de la race entre Ève et Jésus n’est guère conforme à la stricte orthodoxie catholique, d’abord à l’interprétation traditionnelle de la naissance du Christ, et ensuite et surtout au dogme de l’Immaculée Conception, qui date du 8 décembre 1854. Depuis ce jour, la communication charnelle entre Jésus et la race humaine et pécheresse fut deux fois coupée.. Or, il n’y a pas trace d’une pareille pensée dans l’œuvre de Péguy. Il est vrai qu’elle semble dater, par moments, du XVe siècle, et que l’extraordinaire écrivain se dit lui-même un catholique de cette époque, j’ajouterai seulement : un humble catholique de la paroisse de Domremy, dans la Lorraine de chrétienté, longtemps donc avant 1854.

Enfin, les historiens ne seront pas mécontents des connaissances historiques du poète. Il les crible de ses savoureux sarcasmes, mais il n’a pas oublié leurs leçons, quand même il ne devrait sa science qu’à des historiens depuis longtemps disparus. Dans Ève, les rapports entre le christianisme et le monde antique et le monde juif apparaissent avec un relief, une vraisemblance singulière. Justice est rendue aux anciens et aux Hébreux. Jésus est le nouveau Moïse et presque le nouveau Platon. C’est la tradition des Pères.

Qui aujourd’hui lira Ève ? Quelques curieux de littérature et quelques fervents chrétiens. Mais, en Sorbonne, dans cinquante ans, on présentera des thèses qui parleront d’elle, et quand Péguy et ses héritiers ne toucheront plus de droits d’auteur, les bibliothèques populaires à 25 centimes répandront ses travaux dans tout le peuple de France.

J.-É. R.

 

*

 

Sous le coup de la mort de Péguy, un article ému s’essaie à donner un rapide portrait de l’écrivain dans le Journal de Genève, le 28 novembre 1914 :

 

Charles Péguy

 

Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles,

Car elles sont le corps de la cité de Dieu,

Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,

Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

 

Car cet aveu d’honneur est le commencement

Et le premier essai d’un éternel aveu.

Heureux ceux qui sont morts dans cet écrasement,

Dans l’accomplissement de ce terrestre vœu.

 

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.[27]

 

C’est avec une émotion bien vive que je trace ces vers qui comptent parmi les derniers de Charles Péguy.

Il a eu la mort qu’il désirait. Le 5 septembre, près de Meaux, chargeant à la tête de ses hommes, il est tombé pour « les pauvres honneurs des maisons paternelles » et pour ce pays de France, et en particulier pour cette Île-de-France qu’il a si prestigieusement glorifiée dans plusieurs de ses écrits.

Je ne crois pas qu’il eût été surpris de lire un hommage à son souvenir dans un journal protestant. Aucun des traits de l’esprit protestant ne lui appartenait cependant ; sa répulsion à l’égard de tout examen dans les choses de la foi n’avait fait que grandir depuis quelques années, et son « pragmatisme » fougueux et populaire le poussait à se tourner toujours plus fréquemment vers le catéchisme du diocèse d’Orléans qui l’avait initié à la vie chrétienne. Mais son catholicisme était celui de Jeanne d’Arc. Comme l’a remarqué si judicieusement Charles Maurras, c’était un catholicisme « capable de désordres immenses »[28]. Le clergé catholique d’aujourd’hui, à part quelques cœurs candides, demeurait toujours un peu méfiant en face de ce paroissien du XVe siècle, révolutionnaire et chrétien dans l’âme, qui posait des questions terribles touchant les prières non exaucées et « les souffrances perdues ». Aussi comptait-il parmi ses meilleurs amis quelques protestants assez libres d’esprit, et quand on lui demandait d’expliquer cela il répondait : « Mais je suis du XVe siècle, moi ; la Réforme s’est faite après moi ; pourquoi me brouillerais-je avec des amis qui sont nés un siècle plus tard ? »

Il a passé par trois désillusions successives, en restant fidèle à l’idéal premier de son enfance. Désillusion à l’égard du socialisme sous l’égide duquel il s’était placé avec amour dès l’âge de vingt ans. Il a cru au peuple comme Proudhon et Michelet. Mais il vit bientôt les marchandages de l’unité, le parlementarisme faussé, installé lui aussi dans le parti socialiste. Il espéra un instant dans le syndicalisme, mais dans le syndicalisme apparut un jour le sabotage, et Péguy, bon ouvrier dans l’âme, ouvrier maître alors qu’il se livrait lui-même à la « composition » des Cahiers de la quinzaine, considérait le sabotage comme un crime de lèse-majesté. Le sabotage lui paraissait tellement en contradiction avec la mentalité de l’ouvrier français qu’il n’est pas loin de penser que l’exemple vient de haut et que la haute bourgeoisie – d’avant la guerre – affolée par l’amour du luxe et de la dépense, insensible au « coulage », en a donné, la première, l’exemple[29].

Désillusion à l’égard du dreyfusisme. Péguy ne le renia jamais. Mais il avait espéré que ce mouvement grandiose de la conscience française allait inaugurer une révolution morale. Témoin attristé au contraire d’un renouveau de l’esprit de jouissance, il rompit avec plusieurs des chefs du mouvement, ou les accabla de sa verve impitoyable.

Désillusion enfin à l’égard de l’intellectualisme. Il part en guerre contre le dogmatisme prématuré de l’historien, du psychologue, du sociologue ; il lance et relance sa fronde pleine de pierres contre l’enseignement de la « nouvelle » Sorbonne, avec une passion le plus souvent injuste, me semble-t-il, mais avec des ressources prodigieuses d’invention verbale et même, en bon élève de l’« ancienne » Sorbonne, intellectuelle. Par réaction, il s’éprend des mystiques, et en raison des insuffisances pratiques de la science, exalte, sans réserve, sans critique, les croyances traditionnelles les plus contestables. Alors on le voit se réfugier dans la tradition française la plus ancienne et la plus étroite, au moins littérairement parlant, et l’adoration des anciennes provinces françaises, de la vieille terre des vieilles paroisses se mêle chez lui à la mystique de la Révolution, et à quelques divinations vraiment foudroyantes des mystères de la vie chrétienne.

***

[Roberty espère donner bientôt un aperçu d’ensemble de son œuvre littéraire,

cite quelques billets écrits du front puis une partie de la dédicace de Jeanne d’Arc[30]]

Telle fut l’inspiration de sa vie et de sa mort.

Il repose dans un petit cimetière près de Meaux. Les siens sauront où aller prier pour le salut de la France immortelle.

J.-Émile Roberty

 

*

Roberty ne se refuse jamais à témoigner de la vie de son ami Péguy, comme aux heures ardentes de la guerre, en 1916 :

Charles Péguy

 

[Roberty annonce qu’il va lire ses notes,

pour éviter l’émotion qui le saisirait s’il improvisait]

Une auréole entoure son front, et observer une auréole, même avec le respect inspiré par une affection sincère, paraîtra peut-être assez hardi. Mais comme un grand nombre d’articles de revue et de journaux ont déjà paru à son sujet, même composés par des écrivains qui ne l’ont pas connu personnellement, j’ai pensé qu’un de ses amis, non pas de ses disciples, mais de ses amis, était autorisé à exprimer en toute piété son sentiment sur l’une des plus précieuses victimes de cette guerre, ou plutôt à la faire connaître à beaucoup qui l’ignorent encore, et surtout, à la faire aimer, en vous lisant quelques-unes de ses pages les plus curieuses ou les plus belles.

[Roberty refuse de dresser une biographie en bonne et due forme]

Je n’appliquerai pas à l’étude de sa personne les modernes méthodes de la psychologie, tant bafouées par lui, quelquefois non sans raison, mais souvent aussi, injustement. Et pourtant quel captivant sujet de méditations que l’esprit, le caractère, la conscience, le cœur de cet homme dont Suarès a pu dire qu’il était le Carlyle de la France ! Un Carlyle non protestant, catholique d’une certaine manière, nous le verrons tout à l’heure, socialiste, indépendant et libertaire dans les moelles, exaltant les héros de la foi et de la guerre comme Carlyle, mais surtout l’héroïsme obscur de la pauvreté et de la tâche de chaque jour fidèlement accomplie ; un Carlyle sans le trépied, sans la foudre et les éclairs, mais avec en plus une épée uniquement française, forgée au XVe siècle, et cependant si légère, si infatigable, pointant de tous côtés, fonçant sur toutes les bassesses et les lardant de mille coups, et cependant toujours étincelante, toujours neuve et toujours tranquillement en ligne, toujours propre.

De ses pamphlets, je ne parlerai pas. On fut souvent très dur à son égard, et en se défendant, il attaquait avec une vigueur terrible. Je ne pouvais le suivre dans ces querelles. S’il y eut entre nous, pendant quelques semaines, comme un léger refroidissement, ce fut à cause de ces sortes de combats. Mais près de lui, en contact direct avec son âme, on oubliait vite les divergences d’idées.

[Roberty donne le plan qu’il va suivre]

I

Comme écrivain, il ne ressemble à personne. Il n’imite personne. On ne peut citer aucun écrivain français qui soit son parent. Le nom de Rabelais vient peut-être à la pensée quand on songe à l’amplitude de ses développements, très souvent oratoires – et il détestait l’éloquence ! –, à la richesse de l’invention verbale, ou si vous voulez, à l’emploi de tous les mots du dictionnaire ; – peu ou pas d’images, mais un effort inouï pour être exact, pour dire tout, pour fouiller tous les buissons, pour envoyer des rafales de balles dans toutes les directions (car il n’avait pas seulement une épée, toutes les armes de guerre étaient à sa disposition) ; tirant à bout portant et à quatre mille mètres, et rechargeant son arme sans se presser, jamais à court de munitions, et se grisant d’année en année de sa propre maîtrise jusqu’à se complaire dans les tours de force littéraires. C’est dans son poème intitulé Ève que la passion des mots, la folie des mots, atteint, me semble-t-il, son paroxysme. Dans des entretiens inédits avec son ami Joseph Lotte dont Mgr Batiffol a eu la grande obligeance de me communiquer les bonnes feuilles, ce dont je le remercie vivement, entretiens auxquels nous ferons quelques emprunts, il s’écrie : « Ah ! mon vieux !... les mots ! les mots ! Il n’y a rien de comparable ; ni la musique, ni la peinture ne valent les mots. »[31] – Quand on lit ses réquisitoires contre ce qu’on appelle « la Nouvelle Sorbonne », contre les méthodes scientifiques modernes, contre tel ou tel de ses adversaires, il faut tenir grand compte, pour être juste, de cette ivresse qui s’emparait de lui quand il jonglait avec les mots. Rien du dilettante et encore moins de l’amateur – il avait horreur de ces manières-là – mais cependant une telle joie à voir jaillir les mots de sa pensée et de sa main qu’il en ressentait lui-même une admiration touchante, une sorte d’émerveillement. Que de fois ne l’avons-nous pas entendu tenir un propos semblable à celui-ci : « Vous verrez comme c’est fort, comme c’est tapé ! Huit mille vers d’un seul tenant ! »

Et en même temps, peu d’écrivains qui aient moins cherché à plaire que lui. Aucun apprêt, aucune teinture, aucun agenouillement devant le monde, mais une sincérité entière, une intransigeance de grammairien, la certitude absolue d’avoir honnêtement accompli son travail d’écrivain.

[Roberty cite le fameux passage de Victor-Marie, comte Hugo

commençant par « Puissé-je écrire jamais comme on essuyait les meubles [...] » en C 193]

Ici apparaît le ressort intérieur du style de Péguy, avec ses défauts très visibles, mais aussi avec sa puissance, sa masse, son élan. C’est comme une décharge incessante d’artillerie sur l’idée à exprimer, jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur elle absolument rien. Tout est nettoyé. Ceux qui ne peuvent s’habituer à ces procédés prétendent que l’idée elle-même est parfois tuée, dans cette bataille, mais on oublie alors l’influence incontestable que Péguy exerça sur les hommes de sa génération et sur les plus jeunes que lui ; derrière sa phrase démesurée et ses répétitions toujours accompagnées d’une petite nuance nouvelle, derrière ses « resurgements » comme disent ses disciples[32], se dressaient aussi, comme des cimes neigeuses derrière un premier contrefort de replis boisés, la pensée de la sainteté du travail, de la valeur absolue de la liberté et de la justice, de la supériorité de l’intuition directe sur les analyses intellectuelles, de la mystique sur la politique, de la pauvreté sur la richesse, la pensée du salut matériel et moral du peuple français, la pensée du « salut éternel des créatures ». C’est quelque chose, avouez-le.

[Roberty donne de nouveau le passage où Péguy affirme ne pas savoir ce qu’est un style non travaillé,

passage cité en 1911,]

Sans doute, ce style n’appartient peut-être pas à la tradition la plus célèbre de la littérature française, sauf peut-être [sic] dans quelques-unes de ses œuvres poétiques et surtout religieuses, quand la foi le soulève et le replace par moments soit au XVIe soit au XVIIe siècle, mais avec des tours et des rythmes ultra-modernes ; mais de là à parler légèrement de Péguy comme écrivain et à s’imaginer que la résistance obstinée d’un grand nombre de lecteurs constitue une critique fondée de sa manière, nous savons trop, par l’histoire littéraire, combien les grandes nouveautés désorientent et combien le génie lui-même est souvent méconnu. Une seule chose importe aujourd’hui, c’est, devant cette œuvre si originale et si puissante, « affirmer le respect que l’on sent et c’est le réclamer d’autrui avec toute la force qu’on a »[33].

[Roberty cite une trentaine de lignes de l’hymne à Paris dans la Situation faite au parti intellectuel

dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle en B 732-734

puis les fameux vers d’Ève « Heureux ceux qui sont morts (...) » en P 1028]

II

Ce qui frappe tout d’abord dans le patriotisme de Péguy, c’est sa qualité française. Il y a un patriotisme anglais, un patriotisme russe, il y a ce monstrueux patriotisme allemand, ce pangermanisme d’un matérialisme absolu, et il y a un patriotisme français : une certaine manière très tendre d’aimer la patrie, de l’exalter et en même temps de voir ses défauts, pour lesquels d’ailleurs on est rempli d’indulgence avertie. Et aussi une manière généreuse, qui englobe tout le passé de la France depuis Saint Louis jusqu’à nos jours et tous les Français sans exception, les juifs et les hérétiques inclus. Aucun Français, de souche chrétienne, n’a compris et aimé Israël comme Péguy. « Je ne serai jamais antisémite », me disait-il souvent. Aucun n’a mis plus entièrement au service du seul peuple qui puisse, sans ridicule, se dire « le peuple élu », la grâce, l’énergie, le génie de l’âme française. Un patriotisme aussi de 1792, internationaliste, respectueux du droit des autres patries, un patriotisme à la Turgot, un système de « temporelle justice et de mutuelle liberté entre les peuples »[34] et nullement ce « cosmopolitisme vague, bourgeois et vicieux » – les mots sont de lui – asservi à la politique des étrangers. Un patriotisme guerrier, militaire, à la manière de Hugo, mais avec le sens le plus aigu des réalités, un patriotisme d’une clairvoyance merveilleuse...

[Roberty cite très approximativement un extrait de Notre patrie en B 59

puis l’hymne aux Français du Mystère des saints Innocents en P 741-743]

Remarquez [...] l’amour de Péguy pour la terre française : non seulement il décrit d’une manière incomparable le village français, la vallée de la Loire, et les paysages de l’Île-de-France, et Paris : « Ville de perdition, ville de salut »[35], mais, et de là encore le caractère guerrier de son patriotisme, il affirme que le soldat mesure la quantité de terre où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race. « Le soldat mesure une quantité de terre où une âme peut respirer. C’est le soldat qui mesure la quantité de terre temporelle qui est la même que la terre spirituelle et que la terre intellectuelle. »[36] De sorte que défendre le territoire français, c’est défendre en même temps l’âme de la France. Les deux ne font qu’un.

Mais le patriotisme de notre ami a encore un autre caractère. C’est un patriotisme – oh ! je vais employer un mot qu’il n’aimait guère –, un patriotisme moral. Les mots moral, morale, devoir lui semblaient froids, ou trop protestants, ou toujours accompagnés d’une certaine prétention. Et cependant son amour de la patrie est inspiré, il n’y a pas moyen de s’exprimer autrement, par le plus haut idéal moral.

Péguy a commenté de mille manières la parole de l’Écriture : « La justice élève les nations »[37]. La pensée que la France était parfois exploitée, galvaudée par une politique sans idéal, sans « mystique », où l’honneur individuel, familial, militaire, national, n’avait pas suffisamment de défenseurs, le jetait dans une véritable détresse. S’il prit si courageusement parti dans le célèbre procès qui bouleversa la France à la fin du XIXe siècle, c’est qu’il voyait dans la défense de la Justice – il l’écrit en toutes lettres – comme « une mise en œuvre de la régénération de tout notre peuple »[38]. Il s’écrie :

Nous disions : une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à la justice et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social.[39]

[Roberty poursuit quelques lignes la citation]

Vous entendez cet accent d’intransigeance morale ? Voilà comment il a aimé sa patrie. Ce que son patriotisme n’a cessé de défendre en France, « ce sont – je le cite encore – « les mœurs et les lois, le sérieux et la sévérité, les principes et les idées, la probité du langage, la probité de pensée, la justice et l’harmonie,... la révolution et notre ancien socialisme, la vérité, le droit, le bon travail, le bel ouvrage. »[40]

Ce n’est pas là, reconnaissez-le, un patriotisme de littérateur ni de littérature. Avec la candeur la plus entière et la conscience la plus scrupuleuse, dès le début de son activité d’écrivain et de citoyen, il s’est placé, pour tout dire en un mot « au point de vue du salut éternel de la France »[41]. Et c’est vraiment avec cette pensée illuminant son regard, qu’il a vécu et qu’il est mort. [...] Ceci nous amène à considérer le troisième point de notre étude : le christianisme de Charles Péguy.

III

En abordant ce problème assez délicat, il faut d’abord commencer par dire ceci : comme l’a fait remarquer son ami Daniel Halévy, dans la plus pénétrante étude[42] – du moins à mon sens – qui ait été écrite sur cette âme véritablement élue, Charles Péguy s’exprime tout entier dans la dédicace de sa première Jeanne d’Arc, parue en 1898 – l’auteur avait vingt-cinq ans [...].

[Roberty redonne la dédicace dans son entier]

Eh bien, sous cette forme un peu étrange mais combien sincère, sous cette forme qui peut paraître d’un idéalisme outrancier, mais en réalité où il n’y a pas un mot qui soit écrit pour la montre, vit, tressaille la conscience de Péguy, celle de ses premiers combats et celle de sa dernière bataille. Oui, cela peut paraître extraordinaire à bien des gens, mais il veut contribuer pour sa part à la délivrance du mal universel, il veut sauver. C’est sa vocation. Plus tard il dira : c’est la grâce qu’il reçoit. À vingt-cinq ans, il n’est pas catholique comme il le sera plus tard, et selon sa manière, mais il est déjà, il a toujours été croyant, dans le sens le plus large, je veux dire le plus profond du mot. Pour ne parler encore qu’un langage laïque, je dirai qu’il croit à des principes qui ne peuvent être sacrifiés à rien et à qui tout doit être sacrifié. C’est le caractère même de la foi.

Il entend déjà dans son cœur l’appel de l’héroïsme et de la pauvreté. Son socialisme : « notre ancien socialisme » comme il écrivait en 1910[43], est un socialisme mystique, pas dans les nuages, comme le monde aime à interpréter ce qualificatif, mais mystique, c’est-à-dire qui croit à l’absolu, à la valeur absolue de la justice, de l’honnêteté, de la charité, du travail loyal et qui mérite un juste salaire. Son socialisme n’a nullement pour tâche essentielle de niveler les conditions, mais d’opérer une réforme, « un assainissement du monde industriel et de la nation tout entière »[44].

[Roberty cite approximativement un passage fameux dans De Jean Coste : « (...) il suffit qu’un homme (...)

soit sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul (...) en A 1033 »]

Et c’est pour cela que le socialisme de Péguy est anti-matérialiste (et l’a toujours été), qu’il constitue, pour employer son langage, une véritable promotion de la conscience morale.

Il en est de même de son laïcisme qui n’était pour lui qu’un système de liberté de conscience, de respect de la conscience, et nullement, comme il lui semblait que par moments cela arrivât, une sorte de métaphysique opposée à toute idée religieuse.

Donc, il est impossible d’en douter. Charles Péguy a toujours été un mystique et un croyant dans le sens que je viens d’indiquer ; un idéaliste, si vous voulez.

D’autre part, il faut loyalement reconnaître que personne parmi ses amis ne se fût attendu, quand il avait vingt-cinq ans, que quinze ans plus tard, il glorifierait en des poèmes singuliers et merveilleux, le christianisme ; ferait des sortes de pèlerinages à Notre-Dame de Chartres, vouerait ses enfants à la Sainte-Vierge ; et surtout se familiariserait avec le langage de la théologie catholique au point d’en remontrer, lui, laïque dans l’âme, à bon nombre de clercs. Que s’est-il donc passé ? Une conversion, comme presque tout le monde l’a pensé ? Une conversion, par exemple comme celle de Tolstoï, où ce qui était à gauche la veille, se trouve placé le lendemain à droite ? Péguy le nie absolument.

[Roberty cite très approximativement plusieurs passages

d’Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet en C 548-550, dont celui-ci :]

Cette voie de chrétienté, nous ne l’avons pas trouvée en revenant, nous l’avons trouvée au bout. C’est pour cela, il faut qu’on le sache bien de part et d’autre, chez les uns et chez les autres, c’est pour cela que nous ne renierons jamais un atome de notre passÉ.

Rien de plus opposé, avouons-le, à la réalité d’une conversion. [...]

Témoignage touchant, véridique, que tous ceux qui l’ont connu dans l’intimité de son âme, peuvent hautement confirmer.

Mais encore, car il ne faut pas craindre d’insister, comment cet approfondissement s’est-il produit ? Quelles causes ont fait avancer Péguy sur la « voie de chrétienté » ?

On ne risque pas beaucoup de se tromper en indiquant les suivantes : D’abord sa naissance de parents catholiques, son baptême, sa première communion. Il a été un élève de l’école laïque, mais ceci n’empêche nullement une éducation pieuse. Sur une nature mystique comme celle de notre ami, cette première empreinte ne devait pas s’effacer. Puis, l’expérience des vulgarités et communes misères de la vie, et surtout la désillusion que lui causa l’exploitation de son idéal moral, social et international, par la politique et les politiciens. Peut-être qu’il ne serait jamais arrivé à professer les doctrines chrétiennes, peut-être qu’elles seraient uniquement restées dans sa conscience à l’état de germe secret et inspirateur, si tous les défenseurs du socialisme, du dreyfusisme, du laïcisme et de la République et de la France avaient cru davantage à un salut spirituel, et non pas uniquement, et à leur manière, à un salut temporel de la patrie. Mais quand il vit sa mystique du socialisme déshonor[er] par la doctrine du sabotage, et se dégrader, dit-il, « par une excitation des instincts bourgeois dans le monde ouvrier, par un entraînement des ouvriers à devenir à leur tour de sales bourgeois », il rompit avec quelques-uns des chefs de la démocratie, pour se réfugier plus que jamais dans son rêve.

Puis un certain intellectualisme commença à lui porter sur les nerfs. Il part en guerre contre les méthodes critiques, même les plus justifiées. Il attaque le dogmatisme de l’historien, du psychologue, du sociologue. Par réaction, il s’éprend de plus en plus du mysticisme et en particulier du mysticisme catholique, le seul qui convînt à sa sensibilité et à son imagination, et, sous prétexte que la science et l’intelligence n’expliquent pas tout, se met à exalter, sans choisir, d’instinct, les intuitions et les croyances les plus arbitraires ou les plus conformes à la tradition de l’Église. Il croit trouver dans la philosophie de Bergson la justification de son attitude, et n’a plus que du dédain pour l’effort de la pensée scientifique, appliquée à l’étude de l’histoire et de la religion. Il va jusqu’à dire dans un moment d’ivresse spirituelle et aussi, il faut l’avouer, d’aberration intellectuelle, et d’aberration intellectuelle presque amusante, que l’histoire ne présente aucune certitude d’aucune sorte, qu’elle passe son temps à chercher des empreintes et que ses empreintes ne reproduisent jamais rien, « tandis qu’une juive de rien du tout, une gosse, la petite Véronique, tire son mouchoir et sur le visage de Jésus prend une empreinte éternelle. Voilà qui enfonce tout. Elle s’est trouvée là au bon moment. Clio est toujours en retard. »[45]

Enfin, sa passion très ancienne pour Jeanne d’Arc. Cette passion, ajoutée aux causes que je viens de mentionner, a sûrement fait apparaître dans sa pensée le long déroulement de l’imagerie chrétienne, lui a permis de se plonger dans l’atmosphère chrétienne d’une paroisse du XVe siècle et d’y découvrir quelques-unes des sources les plus profondes de l’Évangile éternel. « Une seule parole de Jeanne d’Arc, disait-il, dans la liberté extrême de son enthousiasme, met tout Saint-Augustin par terre. »[46] Son Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, qui mériterait à lui seul toute une étude, qui révèle tout le Péguy chrétien, est à mon sens le plus beau livre de piété paru dans la chrétienté de langue française. C’est dans ces pages que Péguy a eu du génie, et un génie chrétien, événement peut-être unique, les Pensées de Pascal mises à part, dans l’histoire de la littérature de notre pays. Combien le Génie du christianisme de Chateaubriand semble superficiel et artificiel en comparaison !

La valeur de la simple et fidèle piété, sans prétention, mais infiniment attirante de la jeune Hauviette, pages qu’Albert de Mun ne pouvait lire sans être ému jusqu’aux larmes ; le récit de la Passion du Christ, les prières et les interrogations passionnées, hérétiques, saintement hérétiques de Jeanne, la formation mystérieuse, dans sa jeune âme, de la vocation du martyre, autant de pages où la puissance de l’expression égale la profondeur de la foi.

[Roberty cite dans le désordre les vers qui se trouvent en P 439-440

dans le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc]

Sans donc renier un atome de son passé, voici notre héroïque Péguy chantant maintenant sa foi, et regardant avec une émotion fervente les fleurs mystiques de l’Église. Il n’est pas seulement chrétien dans ses derniers poèmes, il est chrétien dans l’intimité, dans sa vie – car c’est la seule manière de l’être – et depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Il prie. Il se reconnaît pécheur. Il croit à la grâce ; il éprouve, dit-il, « une surabondance de grâce inconcevable. Cela épate les curés. »[47]

Les théologiens se demanderont peut-être maintenant s’il était réellement catholique.

Du catholicisme il avait sûrement la sensibilité, l’imagination, la crainte de l’hérésie, du moins à certains moments, et une répugnance invincible à l’étude critique et scientifique de l’Écriture sainte et de la tradition. Un jour qu’il me confiait son espoir de traduire bientôt les Évangiles, je lui demandais innocemment quel texte il choisirait, et il me répondit très simplement : « Oh, la Vulgate ! » C’est comme s’il avait choisi, pour traduire Shakespeare en français, la plus ancienne traduction italienne. Le souci de la vérité historique en matière religieuse lui était absolument étranger. L’amour du latin d’Église, chez lui, répondait à toutes ls objections.

Mais la philosophie de Bergson, interprétée par lui, Péguy, l’avait lancé dans une réaction tout à fait dénuée de raison contre les méthodes scientifiques, elle lui avait aussi rendu très secondaires les cadres, les institutions, tout l’appareil de l’autorité. Elle l’avait encouragé – par sa doctrine de l’intuition – à entrer directement en communion avec l’absolu, avec Dieu. Dès lors, l’Église en tant qu’institution n’apparaissait plus absolument indispensable. Péguy ne pratiquait pas. Il vivait sans sacrements. Son œuvre entière respire toujours quelque défiance à l’égard du clergé. Il eut des amis prêtres, non pas parce que ceux-ci appartenaient à la vie sacerdotale, mais uniquement parce qu’il admirait leur caractère. Du reste, les témoignages de Mgr Batiffol et du Père Poncel[48], dont nous devons accepter l’autorité, reconnaissent que le catholicisme de Péguy n’était pas orthodoxe. L’homme qui a écrit dans ces dernières années : « Je connais des juifs qui ont des grâces étonnantes »[49], n’a pas semblé admettre que l’ordre sacerdotal et ecclésiastique fût nécessaire au salut. Or, tout le catholicisme est là. L’Église et le salut se recouvrent. Si un catholique de naissance peut être sauvé hors de l’Église, son catholicisme se protestantise...

Je pourrais terminer par ce jugement de Maurice Barrès : « Le catholicisme de Charles Péguy est capable de désordres immenses »[50] et rappeler que les mystiques de toutes les Églises ont presque toujours sacrifié l’autorité à la liberté, et les traditions les plus vénérables aux intuitions de leur conscience. Je préfère dire simplement que le christianisme de Charles Péguy était celui de Jeanne d’Arc. Un christianisme nullement protestant, un christianisme d’avant la Réforme[51], mais la faisant, à de certaines lueurs inquiétantes, peut-être présager, un christianisme qui ne se soucie de rien d’autre que de sauver par le sacrifice et l’assurance de la grâce.

Il a voulu sauver. Retenons sa grande pensée. Quand il partit en août 1914 pour la défense de la justice, il s’écria : « Ce que j’ai fait n’est rien auprès de ce que j’ai maintenant à faire. » Un mois après il tombait, à la tête de sa compagnie, dans la bataille de l’Ourcq, à Villeroy, entre Meaux et Dammartin, à la veille de la victoire de la Marne, trouvant la mort qu’il avait choisie, qu’il avait si souvent glorifiée, mourant pour sa foi autant que pour sa patrie.

Nous l’avons sincèrement aimé. Nous l’aimons toujours, car, pour nous, croyants, l’amour est un éternel présent.

J.-É. Roberty

 

*

 

Comme il l’annonçait précédemment, Roberty passe bien à l’œuvre littéraire de Péguy (à commencer par sa première pièce, dont il citait quelques lignes à la fin de l’article de novembre 1914) le 29 juin 1924 :

 

La première Jeanne d’Arc de Ch. Péguy

 

Paris, juin.

À l’occasion d’une représentation unique donnée à la Comédie-Française, en dehors d’ailleurs de son patronage, par une association d’artistes parisiens ayant eu le généreux dessein de faire connaître la Jeanne d’Arc de Ch. Péguy (première manière), il n’est pas sans intérêt d’étudier cette œuvre écrite par l’auteur à l’âge de vingt-quatre ans.

On y retrouve quelques-uns des accents du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc publié en 1910. Mais tandis que le « mystère » exprime surtout les troubles de conscience de la jeune fille en présence du misérable état de son pays, nous fait assister à sa vocation, et se compose presque en entier d’un monologue de Madame Gervaise décrivant la vie et les souffrances du Christ – de quelle manière sublime et familière, vous vous le rappelez –, la première Jeanne d’Arc, mise au jour en 1897, raconte l’histoire entière de la Pucelle depuis Domremy jusqu’à Rouen.

C’est un grand in-8° de plus de six cents pages non numérotées, dont cent cinquante environ ne contenant que quelques lignes, même parfois un seul mot. L’auteur nous disait, en 1913, n’en avoir vendu que cinq exemplaires. J’ignore si on trouve encore ce livre dans le commerce[52].

Déjà, à vingt-quatre ans, Péguy se distinguait par son goût pour les bizarreries typographiques et le luxe des blancs immenses. Cet ouvrage parut sous le pseudonyme de Marcel et Pierre Baudouin, nom de famille de Mme Péguy.

[Roberty cite maintenant l’intégralité de la dédicace du livre]

***

Quand on songe maintenant dans quelle intention Péguy est mort pour son pays, quelle fut la pensée animatrice de sa vie et de ses écrits, combien son amour de la France et de la religion chrétienne – avec toujours des singularités inattendues et une répugnance croissante (et injustifiée) à l’égard de tous les modernismes –, combien cet amour était ardent et dominé par l’idée de la rédemption non seulement de la France, mais encore de l’humanité, on est ému de constater les traces de cet état d’âme dès les premières pages qu’il ait écrites...

[...] Il n’a guère évolué. Il est resté attaché à l’idéalisme chrétien, pendant toute sa vie, et ne s’est éloigné du socialisme officiel et militant que pour se donner plus totalement à la France humanitaire et salvatrice, à une France qui se défend, qui exige le respect de son âme et de son territoire, mais qui ne ressent aucune haine à l’égard de l’étranger, qui rêve toujours un peu d’une fraternité universelle, qui place en réalité un idéal ou un Dieu au-dessus de la patrie.

C’est selon cet esprit qu’il reconstruit le caractère de Jeanne d’Arc dans cet ouvrage de 1897. Série de tableaux plutôt qu’un drame agencé. Prose et vers. Grande fantaisie dans la présentation des quarante personnages qui gravitent autour de l’héroïne, mais vérité psychologique et morale.

Après Domremy, nous voici à Orléans, le samedi 30 avril 1429. Jeanne a dix-sept ans. Elle loge chez une famille qui voit en elle une messagère de Dieu. On va livrer bataille aux Anglais. Récit génial d’un étudiant soldat à l’occasion de la prise d’un fortin. Pas un terme ancien, pas de vieux français, et cependant la langage de cet étudiant de 1429, tout à fait semblable à celui d’un poilu de 1916 racontant l’enlèvement de telle ou telle « cote » paraît criant de vérité. C’est d’un bon sens courageux, d’une simplicité drue avec, si on peut dire, un tour de main endiablé. Devant Paris comme à Orléans, à Saint-Denis, à Rouen, les capitaines, les nobles, les soldats, les prêtres, les docteurs en théologie sont extraordinairement vivants. Et Jeanne, c’est la Jeanne de Michelet et de Quicherat stylisée par le génie d’un patriote chrétien et français. Mise en œuvre aussi « historique » que possible, traversée par les « lambeaux de pourpre » de la poésie[53].

Mais l’étoile de la Pucelle pâlit. Sa pureté et son bonheur commencent à offusquer son entourage ; elle est en butte à l’hostilité des militaires (elle ne fait pas la guerre suivant les règles), à celle de l’Église qui flaire en elle une sorcière, à celle des nobles que gêne sa vertu ; et comme Gilles de Rais veut lui apprendre comment on doit promettre aux soldats lancés à l’assaut, pillages et ripailles de toute sorte, Péguy ose faire dire à Jeanne :

Voici ce que je dis, et je le pense vraiment jusqu’au bout : S’il fallait, pour sauver la France, prononcer les paroles que Monsieur de Rais a prononcées devant moi..., j’aimerais mieux... que la France ne fût pas sauvée.[54]

Dans le tableau du jugement à Rouen, Péguy n’utilise malheureusement pas toutes les réponses de Jeanne ; les plus compromettantes pour l’autorité de l’Église ne s’y trouvent pas ; mais les figures de l’évêque Cauchon, de Nicolas l’Oiseleur, de frère Mathieu Bourrat, ressortent avec un relief saisissant. On entend revivre les pensées, les conversations, les pièges théologiques, toutes les subtilités de la casuistique du moyen âge. Je ne connais dans ce genre de reproduction que l’admirable Abélard de Rémusat[55] qui puisse soutenir la comparaison.

Le drame se termine par la dernière prière de Jeanne avant de monter sur le bûcher.

***

Il paraît que la représentation du samedi 14 juin a paru longue, et, par moments, fastidieuse. Cela ressemblait plutôt à une récitation littéraire qu’à une pièce de théâtre. Cependant les entretiens de Jeanne avec les chefs militaires, puis toute la scène du procès excitèrent une émotion intense. Les anathèmes de maître Guillaume Évrard, prononçant la sentence de mort et vouant la sainte à l’enfer éternel produisirent, dit-on, un frémissement d’horreur. Quelques voix venant des étages supérieurs crièrent : « C’est atroce ! »

[Roberty commence de citer le passage situé en P 301-302]

Et tu clameras la Prière damnée.

La prière hurlée au flot de la souffrance :

« Seigneur », clamerez-vous, « la souffrance éternelle

« Mange nos cœurs vivant : Ô Seigneur ! tuez-nous !

« Seigneur nous avons faim de la mort éternelle.

« Notre Père qui êtes aux cieux

« Donnez-nous aujourd’hui notre mort pour de bon,

« Donnez-nous aujourd’hui notre mort éternelle. »

Mais l’Enfer sera clos sur la prière aussi.

Et vous, Dépossédés éternels d’Espérance,

Clamerez la Prière éternellement vaine.

Car ta mort éternelle est une mort vivante,

Une vie intuable, indéfaisable et folle ;

Et dans l’éternité tous les hurlements fous,

Tout le hurlement fou de souffrance et prière

Sera comme un silence...[56]

On excusera cette longue citation. Mais elle est bien de l’époque. N’est-ce pas aussi puissant que du Dante ?

J.-É. R.



[1] Jacques Viard, « Péguy catholique et protestant suivi d’une Correspondance de Péguy et du pasteur Roberty », Évangile et Liberté, n° 14, 2 juillet 1969.

[2] Publiée par le Pasteur Vergara, « Une lettre de Charles Péguy au pasteur Roberty », Évangile et liberté, 21 janvier 1953. Consulter l’écho de cette publication dans Raoul Gout, « Charles Péguy et le pasteur Roberty », Christianisme, 5 mars 1953. On retrouve la lettre, depuis 1953, dans Victor Boudon, Mon lieutenant Charles Péguy (juillet-septembre 1964), Albin Michel, 1964, p. 175 ; Julie Sabiani, « Correspondances de guerre », BACP, n° 91, juill.-sept. 2000, p. 341-342.

[3] Sur les cent cinquante abonnements demandés par Péguy, Roberty a donc réussi à en obtenir cinquante à 25 francs, par l’entremise d’Albert Kahn et de son secrétaire Pierre Brisson. Cette véritable subvention en nature commença d’être versée en 1909 et consista à abonner aux Cahiers des universités étrangères, des bibliothèques populaires...

[4] La branche française de Normandie de la famille Roberti porte un /-y/ suite à une ancienne erreur de copie. Les Roberti, qui apparaissent dans les textes comme habitants de Moudon en Suisse dès 1338 sont plus anciennement encore originaires de Côme en Italie. Le pasteur Roberty de Rouen, qui maria les parents d’André Gide, était le père de Jules-Émile Roberty, qui deviendra président du consistoire de l’Église réformée de France.

Il reste un témoignage sonore de l’éloquence du pasteur Roberty : sa conférence « Vers l’évangile social », donnée vers 1911-1913 à l’Université de Paris est disponible dans la base de documents sonores du site gallica.bnf.fr

[5] Il peut être utile de regrouper les passages où Roberty montre ses réticences vis-à-vis des idées de Péguy.

« Aucun des traits de l’esprit protestant ne lui appartenait [...] ; sa répulsion à l’égard de tout examen dans les choses de la foi n’avait fait que grandir depuis quelques années [...] » : Péguy avait « une répugnance croissante (et injustifiée) à l’égard de tous les modernismes [...] », contre le modernisme religieux sans doute et même contre « les modernes méthodes de la psychologie, tant bafouées par lui, quelquefois non sans raison, mais souvent aussi, injustement [...] ». Roberty constate avec regret que Péguy « n’a plus que du dédain pour l’effort de la pensée scientifique, appliquée à l’étude de l’histoire et de la religion. [Péguy] va jusqu’à dire dans un moment d’ivresse spirituelle et aussi, il faut l’avouer, d’aberration intellectuelle, et d’aberration intellectuelle presque amusante, que l’histoire ne présente aucune certitude d’aucune sorte [...] ». Roberty ne suit pas son ami dans cette double lutte scientifique, en histoire et en religion : Péguy « lance et relance sa fronde pleine de pierres contre l’enseignement de la « nouvelle » Sorbonne, avec une passion le plus souvent injuste, me semble-t-il [...] ».

En matière de style, Roberty ne fait qu’allusion aux « défauts très visibles » de Péguy, semble réprouver son admiration pour les classiques (et son usage des alexandrins ?) : « on le voit se réfugier dans la tradition française la plus ancienne et la plus étroite, au moins littérairement parlant [...] » ; Roberty note également une absence dans la composition de Jeanne d’Arc : « Dans le tableau du jugement à Rouen, Péguy n’utilise malheureusement pas toutes les réponses de Jeanne ; les plus compromettantes pour l’autorité de l’Église ne s’y trouvent pas [...] ».

Mais ce sont les polémiques dans lesquelles s’engage Péguy qui faillirent seules mettre à mal leur relation amicale : « S’il y eut entre nous, pendant quelques semaines, comme un léger refroidissement, ce fut à cause de ces sortes de combats. » (N.D.É.).

[6] Il s’agit du prière d’insérer du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc.

[7] Roberty indique à Péguy qu’il s’agit d’une coquille du journal pour « initiation » (N.D.É.).

[8] Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, P 525 (N.D.É.).

[9] Un /de/ de première main a été corrigé en /morales/.

[10] Œuvres choisies, 1900-1910, de Charles Péguy. – Chez B. Grasset, Paris, 1911. I vol. (N.D.A.).

[11] Il s’agit peut-être de l’article de Paul Seippel [1858-1926] « Une visite à Pascal », Journal de Genève, 2 novembre 1909 (N.D.É.).

[12] Citation très approximative du Courrier de Russie, B 74 (N.D.É.).

[13] Il s’agit d’un propos de Charles Wagner [1852-1918], auteur de La Vie simple (1904). Cf. « Pendant la guerre », discours prononcés à l’Oratoire par les pasteurs Wilfred Monod et Jules-Émile Roberty et Charles Wagner, Fischbacher, 1915 ; « In memoriam. Le pasteur Charles Wagner. Discours prononcés à ses obsèques le 16 mai 1918 », par Paul Fargues, le Docteur Gascuel, les pasteurs Wilfred Monod et Jules-Émile Roberty, ainsi que Maxime Thomas (N.D.É.).

[14] Lire e. g. Notre jeunesse, C 32 ; Victor-Marie, comte Hugo, C 313-315 ; L’Argent suite, C 898-901. (N.D.É.).

[15] Lire le fameux passage sur les « documents » sur lesquels s’appuie ou non Péguy dans l’écriture du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans Un nouveau théologie, M. Fernand Laudet en C 395-399. (N.D.É.).

[16] Roberty indique à Péguy qu’il s’agit d’une coquille du journal pour « surtout » (N.D.É.).

[17] Péguy lui-même, suivant l’indication de Roberty, a corrigé en « disruptive » sur l’exemplaire collecté pour les Cahiers par l’Argus de la Presse (N.D.É.).

[18] Dans Romain Rolland (p. 92-94) ainsi que dans Les Deux Frances (p. 314), Seippel parle des « Jeune France » de Aux écoutes de la France qui vient de Gaston Riou. Seippel range lui aussi Péguy dans les « Jeune France » (Journal de Genève, « Charles Péguy », 19 septembre 1914).

[19] Victor Hugo a écrit de l’Arc de Triomphe, dans Les Voix intérieures (« À l’Arc de Triomphe », IV, 2 février 1837) : « Avec son front sonore où battent vingt tambours ! » (N.D.É.).

[20] Lettres non retrouvées.

[21] Péguy, semble-t-il à tort, interprétait le désabonnement d’Albert Kahn comme une réaction des partisans de Bergson à la parution d’Une philosophie pathétique, de Julien Benda, aux Cahiers (XV-2, 23 novembre 1913).

[22] Les de Varigny, abonnés aux Cahiers et amis de Roberty. Henry Crosnier de Varigny [1855-?], rédacteur au Temps et au Journal des Débats, et sa femme née Blanche Meyrueis reçoivent le samedi à leur domicile du 18, rue Lalo à Paris (leur téléphone : Passy 73-27), lorsqu’ils ne sont pas dans leur résidence secondaire « Le Perchoir », à Onival-en-Vimen dans la Somme.

Après des études au lycée Saint-Louis et à la Faculté de médecine de Paris, Henry de Varigny devient docteur en médecine en 1884 et docteur ès sciences en 1886 ; il occupera de nombreuses fonctions (aux ministères de la Marine, de l’Instruction publique) et obtiendra de nombreuses récompenses honorifiques (chevalier de la légion d’honneur, officier de l’instruction publique et du mérite agricole) ; il publiera de nombreux articles dans la Revue scientifique (depuis 1875 !), de nombreuses traductions d’ouvrages scientifiques (de l’anglais en français : Spencer, Darwin...), de nombreux mémoires de physiologie et de biologie.

Henry de Varigny a écrit, dans la Bibliothèque universelle et Revue suisse (août 1918, p. 238-249 et notamment p. 245-247), un article où il cite la mort exemplaire de Péguy (connu par le livre de Victor Boudon) : « Impressions de soldats. 3e partie ». Deuxième témoignage de son amitié avec Péguy : quatre lettres de Varigny à Péguy sont conservées au CPO. Dans « Névrose traumatique » (L’Indépendance roumaine, 6 octobre 1915), Varigny ne fait que citer ce que Péguy appelle « l’incroyable honneur » du travail.

[23] La Grande Revue (25 avril 1914, p. 615-631) prépublia des extraits de la Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne (Pl. III, 1246-1277) repris dans le cahier XV-8 du 26 avril 1914.

[24] Ève, par Ch. Péguy. Paris, Cahiers de la quinzaine (N.D.A.).

[25] Jules Bastien-Lepage (Damvillers, 1848 – Paris, 1884), élève de Cabanel et ami de Zola, peintre naturaliste dont l’on peut visiter le Musée à Montmédy. Il est l’auteur d’une fameuse « Jeanne d’Arc » avec saint Michel, sainte Marguerite et sainte Catherine (salon de 1880). (N.D.É.).

[26] Louis-Maurice Boutet de Monvel (Orléans, 1851 – Paris, 1913), élève de Rudder et de Cabanel, peintre dont l’on peut voir quelques toiles au Musée des Beaux-Arts d’Orléans, d’inspiration religieuse comme « Marguerite et Marthe à l’église » (salon de 1874, qui marque ses débuts) et « Le bon Samaritain » (salon de 1878), familiale comme le « Portrait de Madame Georges Boutet de Monvel » (1880) ou historique comme « La Barricade, scène de la Commune » (1875), « Le Triomphe de Robert Macaire » dit « Le Triomphe de la canaille » (1885). Comme illustrateur d’ouvrages pour la jeunesse, noter sa Jeanne d’Arc souvent rééditée depuis la première édition chez Plon & Nourrit en 1896 (voir « F.C. Heller, « Maurice Boutet de Monvel, illustrateur de livres d’enfants », Revue de la Bibliothèque nationale, printemps 1988, p. 14-26). (N.D.É.).

[27] Citation, avec des coupures non indiquées, d’Ève, P 1028 (N.D.É.).

[28] Citation de Barrès, et non de Maurras, faite par Daniel Halévy dans Quelques nouveaux maîtres, Cahiers du Centre, févr.-mars 1914, p. 129 (N.D.É.).

[29] Cf. Notre jeunesse en C 96-108 ; L’Argent en C 794-796 (N.D.É.).

[30] Jeanne d’Arc, P 27 (N.D.É.).

[31] Un compagnon de Péguy, Joseph Lotte, par P. Pacary. Préface de Mgr P. Batiffol (Libraire Lecoffre) [N.D.A.].

[32] Il semble que Roberty prenne ici pour argent comptant ce que déclare Péguy, sous la signature de Durel, dans une note en C 1217. Le terme est en réalité péguien ! (N.D.É.)

[33] Charles Péguy, par Daniel Halévy. (Cahiers du Centre. Quelques nouveaux maîtres, chez Figuières, 7, rue Corneille, Paris) [N.D.A.].

[34] L’argent (suite), p. 161 (N.D.A.). Citations approximatives d’une longue phrase de L’Argent suite, en C 945 (N.D.É.).

[35] Péguy écrit « Ville de la perdition. Ville du salut. » (nous soulignons) dans la Situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle en B 732 (N.D.É.).

[36] Cité par D. Halévy, ouv. cité, p. 113 (N.D.A.). Le passage se trouve dans L’Argent suite, C 902 (N.D.É.).

[37] Proverbes XIV, 34. Cf. Actes X, 35 ; Proverbes XI, 11 (N.D.É.).

[38] À nos amis, à nos abonnés, p. 62 (N.D.A.). Péguy parle effectivement de « régénérer le peuple » français en B 1308. (N.D.É.).

[39] Notre jeunesse, p. 210 (N.D.A.).

[40] À nos amis, à nos abonnés, p. 12 (N.D.A.). B 1273 (N.D.É.).

[41] Notre jeunesse, p. 209 (N.D.A.). C 150 (N.D.É.).

[42] Les Cahiers du Centre, ouv. cité (N.D.A.).

[43] Péguy écrit seulement « notre socialisme antécédent » dans Notre jeunesse, en C 96 (N.D.É.).

[44] Idée développée dans Notre jeunesse en C 96-108 (N.D.É.).

[45] J. Lotte. Ouv. cité, p. 336 (N.D.A.). Cf. le passage, dans la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, en C 1311 (N.D.É.).

[46] Même si un passage sur Augustin signé par Durel en C 1232 n’est guère positif, Péguy n’a pas toujours opposé Augustin à Jeanne, allant jusqu’à dresser un parallèle entre eux dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, en C 466-467, 468 et 477.

[47] J. Lotte, p. 344. Ouv. cité (N.D.A.).

[48] Voir, dans La Croix du 7 mai 1915, le très remarquable article de Mgr Batiffol (N.D.A.).

[49] Joseph Lotte, préface p. XXVII (N.D.A.).

[50] Cité par D. Halévy : Quelques nouveaux maîtres (N.D.A.).

[51] Comme je lui demandais un jour pourquoi il était si intime avec quelques protestants, il me répondit : « Mais je suis un chrétien du XVe siècle, moi, je suis d’avant la Réforme. » (N.D.A.).

[52] La Nouvelle Revue Française, qui a entrepris la publication complète des œuvres de Péguy, d’ailleurs momentanément arrêtée, annonce la première Jeanne d’Arc comme devant figurer au tome XIV (N.D.A.).

[53] Expression tirée de l’Art poétique d’Horace, v. 15-16 : « purpureus [...] pannus. » (N.D.É.).

[54] Jeanne d’Arc, P 173 (N.D.É.).

[55] Étude philosophique de Charles Rémusat, 2 t., Ladrange, 1845 (N.D.É.).

[56] Citation, avec quelques inexactitudes, de Jeanne d’Arc, P 302 (N.D.É.).