Saint Jean, Péguy et les voleurs

Romain Vaissermann

 

En fait de saint Jean, Charles Péguy désigne principalement l'Évangile selon saint Jean (saint Jean l'évangéliste n'a droit qu'à une mention, saint Jean Baptiste à cinq autres – saint Jean Chrysostome n'apparaissant pour sa part qu'une fois sous la plume de Péguy). Robert Burac, qui a établi le texte des Œuvres en prose complètes de Péguy, repère deux mentions générales et dix allusions ou citations de cet Évangile. Attardons-nous sur l'une d'entre elles. Relevons, au nombre des problèmes que pose la (re)lecture de Jean par Péguy, le statut incertain de l'allusion, le rôle de la mémoire et de la méditation dans la lecture des Évangiles, la position enfin de Péguy dans la chrétienté.

 

D’où viennent les voleurs ? Théologie appliquée

 

Voici le bref passage qui sert de prétexte à cette étude (page 454, op. cit. ; § 198 dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet) :

« Les loups sont les loups et les brebis sont les brebis. Mais que dire non pas du mauvais berger. Que dire du faux berger, du voleur qui entre dans la bergerie déguisé en berger. Il viendra des voleurs. Que dire de l'homme qui n'entre parmi nous, de l'homme, de la revue qui veut se faire une grosse clientèle catholique et qui nentre parmi nous que pour y introduire sournoisement, frauduleusement, sous le couvert, familièrement les thèses, les propositions athéistiques, matérialistes, les métaphysiques athéistiques, matérialistes. »

Le parallèle des deux propositions tautologiques de la première phrase reviendrait à la définition métaphysique d'une humanité manichéenne, n'était que la réalité directe (en tant que concrète) de l'antithèse entre bien et mal reçoit une précision ou plutôt une correction dans la deuxième phrase. Ce parallèle joue au niveau propre: au sens où la race du loup est essentiellement prédatrice et carnassière – pas de loup sans (sa) brebis, puisque les loups ne se mangent pas entre eux; au sens où la race de la brebis est essentiellement dénuée de protection – pas de brebis sans (son) loup. Il s'agit d'un couple animal maître/esclave non dialectique mais complémentaire. Derrière l'angoisse ressentie face au loup perce une seule évidence : c'est un loup. Derrière ce paisible animal, on pense sans l'ombre d'un doute que voilà une brebis. On ne refait pas les animaux de la Création (voir Genèse I-24). Vous objectez pourtant : cela vaut pour le spécimen vivant et non pour le nom de loup dans le texte. Mais justement, l'épisode de la Création a bien spécifié que « les loups » sont les loups ainsi que les loups sont les loups (voir Genèse II-20).
Le parallélisme rejoue au figuré : homo homini lupus (scripsit Plaute dans l’Asularia, acte II, scène 4, vers 88) – répète la sagesse pessimiste : Bacon, Hobbes... Derrière la bête qui fait peur se profile que ce soit encore un homme – loup-garou, sive lycanthropie. Et puis il y en a qui veulent faire la bête. Mais la brebis ? L'opposition des genres, même cachée par le pluriel des deux noms pourrait se réduire à celle des sexes : ou fort ou faible, sans milieu; question de chromosomes. Il se trouve que le sens figuré des mots témoigne du contraire: est loup tout méchant, tout individu malhonnête. Est brebis tout chrétien fidèle à sa foi – et ce depuis la parabole de la brebis perdue, voire tout être bon ; ainsi lit-on dans L’Idiot – I,10 – cette réplique de Rogojine à Gavrila qui vient de gifler le Prince : « Tu auras honte, Ganka, davoir insulté une pareille...brebis (il ne sut trouver un autre mot). » L'Église constitue, elle, les « brebis de Dieu » (Claudel). Dans notre texte les brebis regroupent toutes les bonnes gens, les hommes de bonne volonté.

Mais l'allusion possède un autre aspect : culturel, triple. Laissons la référence biblique, la plus évidente, de côté pour l'instant. Deux œuvres encore se rapportent à notre phrase : « Le loup et l’agneau », Les Loups. Soit : Jean de La Fontaine et Romain Rolland. À noter que dans « Le loup » de Guy de Maupassant, récit du recueil Clair de Lune, François ramène de la chasse, sur son cheval, à la fois le corps du loup étranglé de ses propres mains et le cadavre de son frère mort pendant la poursuite. Nous disions : métaphore (cf. le drame représenté dès 1898 sous le titre Morituri et repris en 1909 dans le cycle du Théâtre de la Révolution où les révolutionnaires s'affrontent sur des questions de principe : la raison d'état peut-elle prévaloir sur la justice pure ? ) Il faut ajouter : parabole avec la brebis égarée et fable avec La Fontaine (I,10). Le plus fort sera loup, le plus faible – brebis selon les uns et agneau selon les autres (doux comme un agneau).

Le manichéisme grossit dans les deux phrases suivantes. Ah, s'il n'y avait qu'un mal prédestiné, ontologique, qui ne connût point les sinuosités de la psychologie du menteur. Tous les faux misent sur le pouvoir de l'apparence qui fait le moine aussi bien que les faux docteurs. Ils ont le vêtement du berger ; ils sont dans la maison du berger ; mais ils ne sont pas des bergers. Ou plutôt mettons la phrase au singulier : le type apparaît, du Tartufe animalier. La polémique se précise: il convient de distinguer incompétents et menteurs. Jérémie (II-8 ; XXIII-1 ; L-6) et Ezéchiel (XXXIV-2 sqq.) par exemple ont déjà vertement tancé les incapables en matière de piété. Mais la menterie exercée au mensonge ? Qui donc se dissimule derrière ce singulier faussaire au singulier ? Un voleur, non pas un tueur; qui use de mensonge pour perpétrer son larcin, pour forcer le destin des brebis essentiellement bonnes et les perdre en gros. Cest la brebis égarée porté à son comble, élargie au troupeau entier.

L'usage des italiques peut s'expliquer chez Péguy par le rapport d'un énoncé oral, peut indiquer une insistance rhétorique ou encore introduire une citation. Les trois valeurs sont ici possibles: la parole prophétique (futur de l'indicatif) relève de l'imprécation dont la rigueur passe par la prononciation; Péguy se plaît à utiliser un gallicisme (pronom cataphorique au singulier renvoyant à un groupe au pluriel – de même que tous les pécheurs renvoient à l'œuvre de Satan) mais il semble que l'on puisse retrouver les sources de l'allusion. Celle-ci déclenche une reprise, au ton véhément (dans l'indignation), de la troisième phrase. Le phénomène de grossissement oratoire aboutit à un dérèglement syntaxique dont voici le schème isotopique :

Que dire

1) de l'homme

qui N'entre parmi nous,

2) de l'homme,

3) de la revue

3a) qui veut se faire une grosse clientèle catholique

3b) et qui N'entre parmi nous

QUE pour y introduire

I) sournoisement,

II) frauduleusement,

III) sous le couvert,

IV) familièrement

1) les thèses,

2) les propositions

2a) athéistiques,

2b) matérialistes,

3) les métaphysiques

3a) athéistiques,

3b) matérialistes.

L'attaque ad hominem (contre Fernand Laudet, directeur de la Revue hebdomadaire) vaut pour nous en ce quelle dénonce les velléités indissolublement démagogiques et commerciales de certains catholiques par intérêt.

Péguy affirme donc que le pire ennemi est encore de l'intérieur. Je préfère un franc athée franchement matérialiste à cet hybride sombre-et-noir (sournois), qui déguise ses activités en affichant sa familiarité, son entregent cordial (« Épatant cet homme; vraiment charmant ! ») Car écoutez ses propos ; fiez-vous au fond; foin du dehors sympathique de tel journal. Ce dernier est posé sur d'humbles bases : des postulats, mais mis en avant (propositions) et qui entraînent avec eux toute une métaphysique (ce même journal tel qu'en idée, par-delà l'exemplaire vendu). Méfiance donc face à celui qui veut parler de Dieu, au nom de Dieu. Son discours fait-il réellement avec ou sans Lui ? Quels sont ses rapports au matériel ?

Ces questions ont trouvé leur réponse dans le contexte de ce passage - d'où sa forte péjoration et l'interrogation formelle, issues d'une sain(t)e colère. De sa justesse, nul n'en doutera qui consultera le dossier constitué par M. Burac aux pages 1595-1619 de son édition (op. cit.). Est-elle orthodoxe ou non ; seule en jugera une analyse des sources, celle même honnie par Péguy.

 

D’où vient qu’il vienne des voleurs ?

Exégèse d’une mauvaise nouvelle

 

La phrase soulignée typographiquement par les italiques constitue-t-elle une allusion, une déformation ou une citation dune phrase biblique, vétéro- ou néo-testamentaire ? Une note de R. Burac renvoie le lecteur à Jean X-1, 8, 10 (parabole du Bon Pasteur) ; Matthieu XXIV-43. Nous pensons après enquête que ces références ne suffisent pas. Comment en effet fonder la recherche d'attribution de citations ? Réduisons d'abord la phrase concernée à ses éléments sémantiques fondamentaux (sèmes si bon vous semble) à partir de sa propre analyse grammaticale; le SN des voleurs relevant de la troisième personne du pluriel et le SV viendra, de la troisième personne du singulier du futur (de l'indicatif, voix active), nous en déduisons cinq éléments caractéristiques dont deux dits majeurs (et donnés en premier) :

– sujet logique : « voleur »
– verbe principal : « venir »
– personne : « troisième »
– nombre : « pluriel »
– temps : « futur ».

Pour le nombre, le sujet logique prime évidemment sur le sujet grammatical. Mais le contexte de notre phrase importe également : cet élément hétérogène, qui met en jeu un discours sur un berger et ses brebis, sera donc noté subsidiairement. Voici bien l'horizon d'attente de notre quête de sources, effectuée dans les deux Testaments de façon aléatoire et pragmatique. L'Ancien Testament, de fait, n'est pas directement concerné. Quatorze passages du Nouveau Testament répondent à deux critères au moins. Ce corpus, certes extensible, suffit amplement à notre propos. Les rapprochements faits dans la Pléiade s'imposent-ils comme les meilleurs possibles ? Voici la grille des résultats selon que l’on considère comme prévalent le nombre de sèmes indifférenciés ou celui des seuls sèmes principaux :

 

 

sèmes

dont principaux

contexte

1 – Jn X-8

4

2

oui

2 – Mt XXIV-5

4

1

-

3 – Jn X-10

3

2

oui

4 – Lc XII- 39

3

2

-

5 – Mt XXIV-43 (id.)

6 – II Pe III-10

3

1,5

-

7 – Mt VII-15

3

1

oui

8 – Mt XXIV-11

3

0

-

9 – II Pe II-1

2,5

2

-

10 – Apo III-3

11 – I The V-2

2,5

1,5

-

12 – Apo XVI-15

2

2

-

13 – Jn X-1

2

1

-

14 – I Jn IV-1

2

0

-

 

 

sèmes principaux

autres sèmes

contexte

1 – Jn X-8

2

2

oui

2 – Jn X-10

2

1

oui

3 – Lc XII-39

2

1

-

4 - Mt XXIV-43 (id.)

5 – II Pe II-1

2

0,5

-

6 – Apo III-3

7 – Apo XVI-15

2

0

-

8 – II Pe III-10

1,5

1,5

-

9 – I The V-2

1,5

1

-

10 – Mt XXIV-5

1

3

oui

11 – Mt VII-15

1

2

-

12 – Jn X-1

1

1

-

13 – Mt XXIV-11

0

3

-

14 – I Jn IV-1

0

2

-

 

La recherche a porté sur le texte grec. Les demis signifient qu'un sème est proche d'un mot du passage (ex. : « arriver » pour « venir » ou « comme un voleur » pour « voleur »). Il faut se souvenir que certains versets tenus jusqu'ici pour isolés, parce qu'examinés en soi-même, en voisinent d'autres (ainsi les deux sources connues : Jn X et Mt XXIV forment-elles six entrées de nos tableaux, soit près de la moitié à elles deux). Les caractères gras évaluent la crédibilité des sources. Si l'on superpose dès lors les deux types de classement, quatre lieux apparaissent crédibles selon les deux points de vue. Parmi ces quatre nous reconnaissons trois références de la Pléiade. Nous proposons seulement de remplacer Jn X-1 par Lc XII-39.

Alors que dans son œuvre intégrale Péguy cite davantage l'Évangile de Matthieu, puis celui de Luc avant celui de Jean et enfin celui de Marc, ici l'allusion à Jean (on ne note nul dessein de déformation et, s’il y avait une citation, le total de cinq sèmes en commun avec la phrase de Péguy serait atteint) prime. Qu'il « vienne des voleurs » vient donc d'abord d'un passage de saint Jean (X-8-10). Voici le quarté gagnant que je vous laisse méditer dans la traduction qu'en donne Louis Segond :

– premier, Jn X 8 avec « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands ; mais les brebis ne les ont point écoutés. »

– second, Jn X 10 avec « Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire ; moi, je suis venu afin que les brebis aient la vie, et quelles l'aient en abondance. »

– troisièmes ex æquo, Lc XII 39 et Mt XXIV 43 avec « Sachez-le bien, si le maître de la maison savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison. »

 

R.V.

 

Article paru dans un numéro de Sénevé.