Charles Péguy [1873-1914] et Marc Sangnier [1873-1950] : amis ou ennemis ?

 

Romain Vaissermann, ancien élève de l’École normale supérieure

 

Nous aurions pu choisir comme épigraphe cette phrase de Louis Gillet [1876-1943] à son ami Romain Rolland [1866-1944], écrite un samedi après la forte majorité obtenue par les nationalistes de la Patrie française aux élections municipales à Paris les 6 et 13 mai 1900[1] : « Péguy est très énervé de l’aventure, Sangnier très exalté » ; mais le différend entre les deux hommes du même âge est plus profond, qui opposa[2] socialement (Marc Sangnier descendant d’une famille bourgeoise, Péguy, d’une famille paysanne) et religieusement (Sangnier catholique et Péguy alors athée) celui du collège Saint-Barbe à celui du collège Stanislas[3].

Ils se rencontrèrent en novembre 1896, par l’intermédiaire de Louis Gillet, « conscrit » (normalien en 1re année de scolarité) ami du « carré » Péguy (normalien en 2e année de scolarité) et ami, depuis le collège Stanislas, du jeune polytechnicien Sangnier. En témoigne une lettre de Gillet à Sangnier (17 nov. 1896 ; cité dans BACP, n° 35, juill.-sept. 1986, p. 140) : « Mon bien cher Marc, / Peux-tu venir déjeuner avec moi dimanche [c’est-à-dire le 22 nov. 1896] ? Je te présenterai un des meilleurs d’ici [de l’E.N.S.] : Péguy ; c’est un socialiste, ardent, convaincu, sans phrase, plein d’un immense amour du pauvre, il est sans religion, mais si actif dans le bien, qu’on lui a proposé la présidence d’une conférence de Saint Vincent de Paul, mais il a refusé, parce qu’il aurait fallu faire le simulacre des prières. Je le connais mal [!], car il est sombre et peu expansif et puis il n’est pas de mon année. Or il a une conférence à faire sur M. de Vigny : je lui ai dit que je pourrais peut-être lui procurer des renseignements d’ordre plus profond, c’est pourquoi je désire que tu le voies : tu pourras toujours connaître ainsi une âme généreuse et peu vulgaire, sous une apparence rude et timide. Fais tout ce que tu pourras pour venir, je t’en serai reconnaissant. Viens le plus tôt possible, je serai obligé de partir dès 1 h. avec ma sœur aînée. Réponds-moi aussi. Bien à toi, / Louis Gillet / Ce Péguy est un des favoris de l’abbé Batiffol [1861-1929], ils font ensemble beaucoup de choses obscures et bonnes, il est très intime avec Tharaud [Ernest, dit Jérôme ; 1874-1953]. Il est extrêmement pauvre et donne tout ce qu’il a. »

Péguy assista par la suite à une conférence de Sangnier sur « Dieu et le peuple », à la crypte du collège Stanislas, le 16 janvier 1897. Il essaya d’ailleurs, à la faveur du désaccord survenu entre Gillet et Sangnier (Gillet juge que Sangnier a traité cavalièrement du socialisme), de détourner Gillet de son amitié pour Sangnier. Car Gillet demande son sentiment à Péguy à la sortie de la conférence. Aussitôt, Péguy pense qu’il a fait une nouvelle recrue socialiste. Du coup, Gillet écrit à Sangnier le 17 janvier 1897, entre autres reproches : « ce n’est pas d’après Marx que tu dois juger le socialisme. Il date de trente ans, il n’est qu’un seul homme et tout a marché depuis lui. Lis sérieusement les choses actuelles, la Revue socialiste par exemple ; tiens-toi au courant et n’exhume pas, comme preuves, des textes périmés. Ceci est le conseil de Péguy qui est grave et qui s’y connaît. » En réalité, Louis Gillet ne pense pas abandonner Marc, mais souhaite qu’il combatte ses adversaires à armes égales.

La neutralité entre Sangnier et Péguy – car il ne paraît pas y avoir eu une quelconque sympathie entre les deux hommes – fut courte. Car éclata l’affaire Ollé-Laprune. Fin janvier 1897, Étienne Burnet (cacique de la promotion 1894) accepte avec les autres caciques d’afficher à l’E.N.S. une pétition, dont l’idée revient en réalité à Péguy, demandant le renvoi du maître de conférences Léon Ollé-Laprune [1839-1898] – catholique sillonniste (et même un des fondateurs du Sillon). Les relations entre Péguy et son professeur s’étaient peu à peu envenimées. Après avoir obtenu en 1895 de son professeur une série de conférences sur le socialisme, Péguy, souhaitant assister les miséreux, lui avait en vain demandé en 1896 une « conférence Saint-Vincent-de-Paul sans saint Vincent de Paul »… Gillet – ami aussi bien de la fille (Renée Ollé-Laprune épouse Charles) que du fils (Joseph Ollé-Laprune, diplomate mort en 1914) d’Ollé-Laprune – refuse de signer la pétition contre Ollé : Péguy, « l’âme du mouvement », décide immédiatement de rompre avec cet ami personnel de Sangnier. « Très rouge », il le prie « de cesser toute relation personnelle avec lui »[4]... Les rapports Péguy / Sangnier resteront désormais au noir fixe. En témoigne d’abord une affiche apposée le 14 mai 1897 à l’E.N.S. (et n’y a-t-il pas une allusion à l’affaire Ollé-Laprune dans les mots « expérience personnelle » ?) : « il a été formé un Cercle d’études et de propagande socialistes entre les élèves et les anciens élèves de l’École et leurs amis. / Ce cercle st ouvert aux seuls socialistes. / Il est ouvert à tous les socialistes, sauf aux socialistes chrétiens : notre expérience personnelle nous a montré qu’il y a toujours un moment où ceux d’entre eux qui sont sincères font passer leur christianisme avant leur socialisme. » En témoigne encore, la même année, le compte rendu très critique de « Georges Goyau [1869-1939], Autour du catholicisme social » par Péguy (qui signe « Pierre Deloire » dans La Revue socialiste, n° 151, 15 juill. 1897). Péguy estime manifestement le Sillon doublement dépassé : dépassé idéologiquement par les socialistes athées et lâché par la hiérarchie ecclésiastique. Clergé et socialisme continuent leur chemin dans des sens opposés, le Sillon en reste écartelé.

Pourtant, Gillet se réconciliera avec Péguy dès le début de 1898, en signant une pétition pour la révision du procès Dreyfus[5], et finira même par collaborer aux Cahiers de la quinzaine : Gillet y publie La Tour d’Armor, gwerz de Cornouailles en vers précédemment paru… au Sillon, dont Gillet est un des principaux collaborateur (CQ IV-7, 23 déc. 1902), la même année que Péguy critique monseigneur Richard, archevêque de Paris, qui avait béni les locaux du Sillon rue de Bayeux (CQ III-8, 13 févr. 1902 ; A 1717) ; Gillet écrit encore avec les Tharaud le numéro VI-7 sur Les Primitifs français, le 20 décembre 1904. Pourtant, les noms de « Charles Péguy », étudiant en lettres, et de « Marc Sangnier-Lachaud », étudiant en droit[6], se rencontrent en 1901 pour signer une lettre faisant « Appel aux étudiants français pour aider les camarades russes » ; les deux hommes assistent bien ensemble à une réunion salle d’Arras le 27 mars 1901 pour protester contre des mesures qui touchaient en Russie tsariste les étudiants en âge de servir[7]. Peut-être même que nos deux hommes se retrouveront à la table du 32 boulevard Henri-IV, chez les Gillet. Sangnier et Péguy se concurrenceront presque, si l’on remarque que le manifeste-programme du Sillon, revue bimensuelle, date de 1899, comme la décision de fonder les Cahiers de la quinzaine ; que L’Éveil démocratique de 1905 coïncide avec le tournant dans la pensée politique de Péguy après le coup de Tanger...

Résumons la progressive dégradation des relations de Péguy avec Sangnier. 1er acte : attaque d’Ollé-Laprune ; 2e acte : rupture avec Louis Gillet ; 3e acte attendu : l’affrontement avec Sangnier, dans un texte resté pourtant inédit. Charles Péguy n’a consacré que quelques lignes de son œuvre à la figure de Sangnier, pendant l’été 1907 dans Un poète l’a dit[8], en des termes fort sévères, qui accusent le « Prince de la jeunesse » de… pas moins de douze griefs principaux. Soit successivement :

1.       de vouloir régner en tyran sur les esprits (Péguy dit : « domination intellectuelle »),

2.       de faire preuve de traîtrise (« le jeune homme Sangnier »[9] trahissant le socialisme comme sa propre candeur),

3.       de vouloir monopoliser le champ politique,

4.       d’user de tous les ressorts de la rhétorique aux dépens de la libre expression des idées[10],

5.       de jalouser secrètement la notoriété d’un Jaurès (« aujourd’hui même encore le rêve de Sangnier », dit Péguy en 1907[11]),

6.       de se donner comme démocrate sans l’être véritablement,

7.       de dépenser des sommes folles pour une campagne publicitaire (entre le 15 octobre 1902 et le 15 octobre 1903, ce sont 28 400 affiches en faveur du Sillon qui sont apposées dans Paris et sa banlieue !),

8.       de céder à la démagogie,

9.       de répéter indéfiniment les mêmes idées (reproche assez joyeux dans la bouche d’un Péguy !),

10.    de manifester un orgueil démesuré,

11.    une naïveté qu’on pourrait qualifier…

12.    de stupidité !

Lisons ce passage, où Péguy invente d’ailleurs l’adverbe « politicieusement » pour qualifier la conduite de Sangnier et note

« que le toujours jeune monsieur, que le citoyen monsieur Marc Sangnier a entrepris, a imaginé cette belle opération de ramasser la démocratie quand personne à Paris et même à Saint-Mandé n’en voulait plus, quand elle était dépassée depuis quinze ans [...] : c’est très exactement cette heure-là que prit, et cet objet-là que prit, c’est cette vieille défroque, cette vieille fripouille de dépouille que ramassa notre dominateur intellectuel, notre apprenti, notre maître dominateur [...] pour la coller sur le maigre dos, décharné, sur la maigre échine épineuse, dans et sur les misérables reins d’une Église que tout le monde, et surtout et notamment l’État dès lors avait commencé de persécuter. Et ce qu’il a de plus fort, de ce gamin, c’est qu’il a été tout étonné, ou qu’il a fait tout l’étonné, quand on a vu, quand il a vu que la vieille se regimbait. Naïvement ? Politicieusement ? Naïveté vraie, sincère ? Naïveté feinte ? Stupidité ? Astuce profonde ? Qui le saura ? Qui le saura jamais ? Mais avons-nous, vraiment, à le savoir ? Nous ne sommes pas son Juge. Si vraiment c’est par naïveté d’orgueil et pure imbécillité, il pourra plaider encore, non point certes l’orgueil, qui sera traité durement, mais il a été promis beaucoup plus que de l’indulgence à une certaine stupidité, pour la parenté qu’elle pouvait avoir avec l’autre simplicité d’esprit. Si donc c’est pure imbécillité d’esprit, si vraiment dans le profond de son cœur il croit qu’il a fait un beau cadeau à la vieille mère Église infiniment aïeule en lui apportant, en lui mettant sur les bras, en lui mettant dans son sabot pour son Noël moderne, en lui apportant pour ses étrennes au commencement de sa grande année du monde moderne ce ramassis de démocratie qui avait traîné partout, alors tout va bien ; ou encore à peu près ; ou enfin il y a du recours ; la paix soit sur son âme ; et personnellement, parce que je suis bon, je suis assez disposé à beaucoup lui pardonner ; pourvu seulement que ses crieurs ordinaires assourdissent un peu moins mes pauvres oreilles ; et si seulement ses imprimeurs pouvaient ménager un peu mes yeux ; qu’ils fassent un peu moins d’affiches ; ou qu’ils nous les fassent un peu moins rouges, ou vertes, ou bleues, ou lanternes vénitiennes, ou même tricolores, qu’au demeurant ils nous les fassent un peu moins rutilantes ; ou qu’ils nous les fassent un peu moins grandes ; et surtout que ce nom du Sillon, qui rappelle si avantageusement La Marseillaise, que ce nom sacré de SANGNIER n’y soit point, n’y soit plus composé en lettres qui dépassent leurs treize douze et demi.

Si ce jeune homme qui enfin reçoit le corps de son sauveur, qui participe aux sacrements, qui est un membre du corps, qui participe à toute la vie du corps, qui participe à toute la vie de toute la communion catholique et généralement de toute la communion chrétienne, si ce jeune a pris ce temps exprès ; si c’est par malice et par maléfice ; [...] si dans le plus profond de son cœur il n’a pas cru vraiment, lui passager, faire un beau cadeau à l’Église en lui apportant ce cadavre, à l’Église navigante en lui procurant, en lui apportant ce passager mort, ce passager cadavre ; si son orgueil, comme un lait qui tourne, s’est tourné en diablerie ; si ce jeune homme a toute sa connaissance ; s’il a fait, s’il a commis tout cela, et aujourd’hui encore tout ceci, en toute, en entière connaissance de cause ; si c’est exprès, par quelque néronisme, par quelque imagination, par quelque jeu, par quelque cruauté de sadisme intellectuel, par quelque raffinement, par quelque modernisme qu’il a conçu, qu’il a imaginé cette belle opération de souder, de lier, d’attacher, d’accoler à un corps encore vivant, au corps toujours vivant, le plus périssable des corps morts, qui alors, mon ami, qui voudrait être à sa place, à la place de ce malheureux ; ce n’est pas moi, mon ami, vous le savez, qui voudrais être dans sa peau, dans la peau de son corps mortel. Nul ne voudrait y être. Dans la destination de son pauvre corps, dans la dérélégation de son propre corps mortel.

[...] Laissons donc ces débats. Laissons ce jeune homme. Au demeurant nous ne sommes point chargés de son salut. Nous n’avons point la charge et la responsabilité de son salut. Tout ce que nous voulons faire ici, en cet endroit de nos topographies, en ce point de nos recherches, tout ce d’ailleurs que nous pouvons indiquer pour aujourd’hui, c’est de noter, c’est d’indiquer très en bref comment procèdent, et ce jeune homme, et tant d’autres qui l’imitent, peut-être avec un peu moins de fracas. [...] Ce M. Sangnier en particulier, et c’est bien tout ce que nous avons à dire de lui pour aujourd’hui[12], et tant de (jeunes) ecclésiastiques (même Villon prestres & laiz[13]) esprits d’autorité intellectuelle, de commandement universitaire, de gouvernement scolaire, au sens de limitation que nous avons attribué, ou reconnu à ces mots, n’ont imaginé de faire cette belle opération, d’aller ramasser cette idée moderne du gouvernement de la démocratie qu’au moment même où depuis déjà dix ans il n’y avait plus un chiffonnier de Paris, pas un brocanteur qui vous fît dessus la somme la plus infime, pas un chiffonnier à Paris qui consentît seulement à la dégrouiller du bout d’aucun crochet [...] »

Portrait trop noir (avant la critique tout aussi virulente de Charles Andler [1866-1932] dans Un poète l’a dit) pour ne pas sembler nourri d’une ancienne proximité changée en profonde animosité et portrait trop ressemblant à Péguy lui-même pour ne pas sembler trahir le portraitiste plus que le portraituré... Qu’est-ce donc qui lia puis déchira deux personnalités qui inspirent aujourd’hui harmonieusement l’action politique des démocrates chrétiens ? « Est-il invraisemblable que la foule des adolescents qui entouraient le séduisant animateur du sillon, Marc Sangnier, de leur affection et de leur enthousiasme ait contribué à indisposer Péguy contre ce "jeune homme assourdissant", ce "gamin", par ailleurs bon, soumis aux institutions (il ne s’était pas engagé en faveur de Dreyfus) et démocrate, qui avait en réalité exactement le même âge que lui ? » — demande finement Robert Burac dans sa biographie[14]. Pour répondre à ces questions, un détour biographique s’impose.

Et la consultation d’Edmond Michelet [1899-1970] lui-même s’avère indispensable, qui écrivait dans Carrefour[15] : « je me suis reporté, sans la moindre arrière-pensée de paradoxe ou d’éclectisme, aux pages féroces au cours desquelles le cher Péguy assène à notre ami un réquisitoire d’une violence inouïe. À vrai dire, dès les premières lignes de cette philippique passionnée, on découvre le motif de l’exaspération péguyste – mais ce motif est injuste. Marc, en effet, ne m’a jamais donné l’impression de vouloir jouer au dominateur intellectuel. Et c’est précisément ce faux postulat qui provoque le courroux du plébéien Péguy contre le patricien Sangnier… / Marc ne s’est imposé à toute une génération que par l’adhésion du cœur. Il laissait à d’autres la direction des intelligences. Et surtout, jamais chez lui la mystique ne s’est dégradée en politique comme Péguy le reprochait tant à Jaurès. » Voici une réponse au premier grief de « domination intellectuelle ».

Dans la dénonciation des magouilles politiciennes des démocrates, Sangnier et Péguy se rejoignent comme en sont conscients Le Sillon lui-même[16] ainsi qu’Edmond Michelet après-coup[17]. Peut-être est-ce pour cette raison que les mots que Péguy prononce sur le catholicisme social » en 1911, dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, sont, on en jugera, bienveillantes (peut-être Péguy avait-il sympathisé avec le Sillon depuis la lettre pontificale Notre charge apostolique du 25 août 1910, qui invitait les Sillonnistes à se placer sous l’autorité du clergé – on sait que Péguy prenait souvent parti pour les hommes injustement accusés : Dreyfus, Bergson…) : « Historiquement tout fut jeune alors pendant trois ou quatre merveilleuses années [1893-1897]. Un socialisme jeune, un socialisme nouveau, un socialisme grave, un peu enfant – (mais c’est ce qu’il faut pour être jeune) –, un socialisme jeune homme venait de naître. Un christianisme ardent, il faut le dire, profondément chrétien, profond, ardent, jeune, grave venait de renaître. On le nommait lui aussi assez généralement catholicisme social. » (C 540 ; les italiques de l’affiche de 1897 se retrouvent presque à l’identique, mais sans plus de péjoration). En 1912, revirement : Riby confie à Lotte[18] que Péguy dénomme la Ligue des catholiques français pour la Paix, péjorativement, « Ligue des droits de l’homme des catholiques » – or Batiffol en était vice-président, en compagnie de l’abbé Lemire [1853-1928] et de Sangnier… En 1914, n’y eut-il pas enfin réunion ? On oublie trop que le pacifiste et celui qu’on prétend belliciste furent tous deux mobilisés en août 1914, comme lieutenants et connurent la même guerre…

Après la mort même, après la mort de Péguy, nombreux ont été et sont ceux qui se sont dits conjointement disciples des deux hommes : et non des moindres, si l’on pense à Paul Archambault [1883-1950] ou à Pierre Dournes[19]. On pourrait dresser un portrait mêlant les traits communs à Sangnier et Péguy ; Archambault l’affirme : « Tous deux sont des mystiques... Tous deux sont des purs… Tous deux sont des intuitifs… Tous deux sont des dynamiques… Tous deux sont des hommes de salut… Deux familles spirituelles distinctes, si l’on veut. Mais non pour autant incapables de coopérer, de faire œuvre commune. L’Esprit des meilleurs jours, le Témoignage chrétien de presque tous les jours montrent les deux influences étroitement combinées. » Des familles distinctes, cela semble indiscutable : « Ceux qui fréquentaient boulevard Raspail n’allaient guère rue de la Sorbonne ; ceux qui fréquentaient rue de la Sorbonne n’avaient guère de curiosité pour le boulevard Raspail. Rares étaient les jeunes hommes, tel le charmant Louis Gillet par exemple. Rares aussi les maîtres, comme Romain Rolland et surtout Bergson, qui y fissent également école. » Quant au général de Gaulle, Edmond Michelet (art. cité) juge en 1954 qu’il « incarne aujourd’hui […] le double idéal de Marc Sangnier et de Charles Péguy ». Elisabeth Humpert a par ailleurs, dans une étude originale, tenté un parallèle entre Péguy et Sangnier à propos de la question des prêtres ouvriers : Charles Péguy, Marc Sangnier und die Arbeiterpriester-bewegung im Frankreich[20].



[1] Il s’agit donc du 19 ou du 26 mai 1900. Correspondance entre Louis Gillet et Romain Rolland. Choix de lettres, Cahiers Romain Rolland, Albin Michel, 1949, p. 79 – cité dans Feuillet de l’Amitié Charles Péguy [désormais FACP], n° 12, mai 1950, p. 13. Cf. Auguste Martin, « Lettres de Péguy à Louis Gillet », FACP, n° 21, mai 1951, pp. 1-7 ; Jérôme Gillet, « Autour de Péguy et Louis Gillet », FACP, n° 190, oct. 1973, pp. 1-48.

[2] Paul Archambault (« Témoignage d’un contemporain », FACP, n° 4, mai 1949, pp. 7-12) relève bien plus d’oppositions entre les deux hommes : origine, formation, tempérament, comportement, idéologie, attitude face à l’armée (on sait que Sangnier quitta l’armée en 1898 et fut toujours pacifiste) et face à la patrie, façon de vivre leur foi.

Pierre Dournes (« Témoignage d’une autre génération », FACP, n° 4, mai 1949, pp. 12-14) ne retient pour sa part que les origines, l’éducation et la vocation comme différences fondamentales entre deux hommes « dont l’influence aujourd’hui se rejoint et se complète ».

Jérôme Gillet (p. 9 de « Charles Péguy et Louis Gillet à l’École normale supérieure », FACP, n° 94, juin 1962, pp. 6-28) estime, lui, que les a priori de Sangnier sur Péguy et de Péguy sur Sangnier portaient sur des aspects différents : « la famille de Marc Sangnier appartenait à la haute bourgeoisie parisienne et cela seul devait le rendre suspect aux yeux de Péguy. Pour Marc, un normalien est un intellectuel. »

[3] Rappelons que Sangnier fit ses humanités à Stanislas de 1879 à 1894 ; c’est là qu’il fonda vers 1893 le mouvement de « la crypte ».

[4] Note au 1er février 1897 du Journal de Louis Gillet, citée dans Jérôme Gillet, « Charles Péguy et Louis Gillet à l’École normale supérieure », art. cité.

[5] Ollé-Laprune était mort le 18 février 1898, il est vrai ; et le prestige de Bergson, comme l’écrit Jérôme Gillet, « réconcilia tout le monde » – tout le monde sauf Sangnier et Péguy ! – Rappelons que Sangnier comme le Sillon, quant à eux, restèrent neutres pendant l’affaire Dreyfus.

[6] Polytechnicien (après un échec au concours d’entrée en 1894) de 1895 à 1898, Sangnier obtint ensuite sa licence de droit.

[7] Les deux hommes adhèrent probablement tous les deux au « Comité de solidarité universitaire en faveur des étudiants russes » (voir Cahiers de la quinzaine, II-10, 4 avril 1901, p. 7).

[8] Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, t. II, La Pléiade, Gallimard, 1992, pp. 911-912, 914-917, désormais B 911 etc.

[9] B 920.

[10] Signalons que Maurras lui-même rend hommage aux talents oratoires de Sangnier : « Jeune, éloquent, actif, généreux, déjà populaire, Marc Sangnier m’a toujours attiré, je l’avoue. Précisément parce que sur un très grand nombre de points sa pensée diffère de la mienne, j’éprouve un plaisir âpre à me demander quels sont nos points d’accord, et quels ils pourraient être. » (cité dans André Diligent [1919-2002], La Charrue et l’étoile, Coprur, 2000, p. 61 ; cf. Charles Maurras, Le Dilemme de Marc Sangnier. Essai sur la démocratie religieuse, Nouvelle librairie nationale, 1906 et Hugues Petit, L’Église, le Sillon et l’Action française, Nouvelles éditions latines, 1998). La présente mise au point part, en somme, du même raisonnement, appliqué aux points d’accord entre Sangnier et Péguy.

[11] B921.

[12] Nous savons que Péguy comptait à la même époque rédiger un numéro entier de sa revue les Cahiers de la quinzaine au sujet de Sangnier : le 31 août 1907, Péguy écrit en effet à Edmond-Maurice Lévy [1878-1971], son documentaliste de choc, d’envoyer à sa résidence d’Orsay « tous les numéros du Temps où il y aura des lettres de Sangnier », dont il fait « un dossier » probablement fort critique à l’encontre de Sangnier (« Correspondance Edmond-Maurice Lévy – Charles Péguy », FACP, n° 175, mars 1972, p. 8 ; cité dans B 1493). Cf. Jean Bastaire, « Les Cahiers qui n’ont pas vu le jour », Revue des Lettres Modernes, « Charles Péguy », n° 2, 1983, pp. 135-155.

[13] François Villon, Le Testament, strophe XXXIX.

[14] Robert Burac, Charles Péguy : la révolution et la grâce, Laffont, 1994, p. 199.

[15] « Soldats d’un même Dieu et d’une même patrie : Marc Sangnier et Charles Péguy », 9 juin 1954.

[16] Étienne Isabelle, « L’illusion aristocratique », Le Sillon, n° 10, 25 mai 1902, p. 364 : « Il est très évident que le spectacle des groupements démocratiques peut prêter à une peinture satirique. Pour notre part nous n’avons jamais voulu publiquement qu’en accuser les traits heureux et non en appuyer les autres en caricature. Les socialistes n’ont point toujours agi de même : et l’on trouve dans les Cahiers de la quinzaine des pages de Péguy d’une justesse et d’une verve comique remarquables. »

[17] « Les Français ont le devoir de rassembler dans un même hommage d’admiration le lieutenant d’infanterie tombé en pantalon garance dans le champ de blé de Villeroy et l’ancien polytechnicien, capitaine du génie, combattant bleu horizon de l’autre guerre, tous deux soldats d’une même patrie qu’ils aimaient d’un même amour, et qu’ils ont servie d’un même cœur. / Tout le reste est contingence. Quand Péguy reproche à Marc Sangnier d’avoir entrepris une opération haïssable en ramassant la démocratie, cette vieille défroque, cette vieille fripouille de dépouille, à un moment où personne à Paris, pas un chiffonnier, n’en voudrait plus, et pour la coller – circonstance aggravante – sur les misérables reins de l’Église, je ne suis pas tellement sûr que bien des jeunes fils spirituels de Marc, au spectacle de ce que les prétendus démocrates ont fait de la démocratie, ne soient tentés de donner raison à celui que Daniel-Rops [Henri Petiot, dit ; 1901-1965] appelle le juge du monde moderne. Ils se contenteront de plaider pour Marc les circonstances… atténuantes. / Je leur conseille en tout cas de relire dans Autrefois… le jugement que portait Marc sur notre parlementarisme, celui-là même qui a tué la démocratie, cette Chambre des députés, aujourd’hui transformée en Assemblée nationale, où continue, comme en 1921, à se jouer un jeu stérile de combinaisons savantes […] où jamais on n’aborde les questions par leur côté moral et humain, où jamais on ne les creuse jusqu’au fond […] où tant d’ambitions petites et grandes se dissimulent sous les dehors d’une camaraderie aimable […] où le moindre regard, le plus petit geste a une signification et une portée utilitaire […] où l’on combine, où l’on calcule », art. cit.

[18] Lettre de Jules Riby [1876-1956] à Joseph Lotte [1875-1914] du 18 juin 1912 ; cité dans Jules Riby, « Lettres à Joseph Lotte », FACP, n° 105, février 1964, p. 17 et repris dans Annie Barnes, « Péguy et monseigneur Batiffol », BACP, n° 35, juill.-sept. 1986, p. 148.

[19] Pierre Dournes dira de « L’écrivain et philosophe Paul Archambault » (République du Centre, 17 avril 1951) : « Fidèle de Marc Sangnier, il avait fondé, en avril 1914, la revue La Nouvelle Journée, où furent étudiés les principes essentiels de la démocratie chrétienne. Quatre numéros parurent alors. Le 1er décembre 1919, une nouvelle série était inaugurée qui se terminait en 1923. En 1924, il lançait, chez les éditeurs Bloud et Gay, une première série des Cahiers de la Nouvelle Journée, puis une deuxième en 1939. Il en avait repris récemment la publication. » Archambault est aussi l’auteur d’un Péguy, images d’une vie héroïque (1939).

[20] Mémoire universitaire, Université de Francfort, 1962 ; on en retiendra essentiellement les pages 27-32 et 49-52.