Charles Péguy et Gerschon Séliber

 

Yves Avril, Romain Vaissermann

 

 

En 1915, en pleine guerre, loin de France, à des centaines de kilomètres de Paris, de l’autre côté du front, à l’autre bout de l’Europe, à Pétrograd capitale de l’empire tsariste, un article paraît[1] dans une revue politico-littéraire russe, Rouskaïa Mysl’ c’est-à-dire La Pensée russe. Il est consacré à Charles Péguy. C’est le premier écrit de taille sur Péguy en langue russe ; il est très bien informé[2] ; c’est même la première traduction russe d’extraits de l’œuvre de Péguy.

 

A. — Un article oublié

 

L’article est peu connu. André Bourgeois, le fidèle compagnon de Péguy dans l’aventure des Cahiers de la quinzaine, a certes eu communication de cet article (voir ci-dessous) grâce à son auteur ; mais l’article, même s’il avait passé sans encombres la frontière, semble être, immédiatement après sa parution, tombé dans l’oubli, du côté russe comme du côté des péguystes, puisqu’il n’est pas répertorié dans l’immense argus de la presse du Centre Charles Péguy d’Orléans. Seul à le recenser bien après sa parution, un chercheur allemand : Hans A. Schmitt[3], illustrant ici la réputation d’érudition de ses compatriotes. Recension tardive mais qui n’est pas passée inaperçue, encore plus tard, de la grande bibliographie italienne des études sur Charles Péguy écrite par Pia Vergine[4]. Mais les péguystes de ces années[5] étaient plus enclins à relier à tout prix Péguy aux révolutionnaires russes qu’à rechercher si Péguy n’aurait pas été connu du temps de la Russie tsariste, voire plus encore dans l’émigration russe.

Voici la traduction de cet article[6] :

 

Charles Péguy[7]

 

À la mi-septembre de l’année passée, L’Écho de Paris publia en première page un article de Barrès qui apprit à un large public la mort sur les rives de la Marne d’une des gloires françaises : le publiciste et le poète Charles Péguy. Qui était Charles Péguy ? Beaucoup de Français connaissaient mal cet écrivain. Il fit parler de lui en publiant dans ses Cahiers de la quinzaine le roman à épisodes Jean-Christophe, de Romain Rolland. Il gagna également quelque célébrité en tant que poète lorsque sortit son livre Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Les quotidiens se mirent il y a quelques années à citer son nom, quand l’Académie française refusa de lui attribuer son grand prix et les 10 000 francs qui allaient avec, pour lui octroyer un prix plus modeste, d’un montant de 8 000 francs[8].

Péguy fut plus heureux dans le cercle étroit de ses admirateurs. Là, on lui vouait un grand respect et on voyait en lui un homme important. Autour des Cahiers — auxquels resta jusqu'au bout abonné un nombre respectable de ministres en activité ou à la retraite — se forma un petit groupe de lecteurs fidèles au poète et à l’essayiste tout au long de sa carrière littéraire, toute pleine qu’elle fût de changements brusques.

Les pages qui suivent ne se proposent pas de dresser une biographie de Péguy ni d’énumérer avec exhaustivité les particularités de son œuvre. Nous voudrions saisir les quelques questions (ou la question) auxquelles (ou à laquelle) Péguy accorda un intérêt constant toute sa vie durant. Nous voudrions saisir la valeur sociale et morale de l’œuvre de cet homme remarquable.

Péguy fut d’abord un ardent dreyfusard ; étudiant de l’École normale supérieure, il milita pour la révision du procès qui avait condamné Dreyfus ; ensuite, il sympathisa avec les chefs du socialisme d’alors, dont il se séparera lors du ministère Combes. Par la suite, il se rapprocha du catholicisme au point d’en devenir un fervent, aussi éloigné des représentants du catholicisme officiel que du courant moderniste.

S’il est donc visible que la carrière politique et littéraire de Péguy a bien marqué une évolution et qu’elle se laisse décomposer en périodes, nous pouvons à bon droit nous demander si une certaine idée ne traverse pas en les fédérant toutes ces étapes de l’activité journalistique et proprement littéraire de Péguy. Pour juger de cette question, nous recourrons essentiellement à une œuvre dans laquelle Péguy, se remémorant son enfance, évoque sa position dans l’Église et dans la République, et dans laquelle il soumet certains phénomènes économiques actuels à une critique acerbe[9].

Péguy en vient au cours de cette œuvre à évoquer des relations qu’il entretient avec ses éducateurs séculiers et spirituels[10] :

« C’était en 1880. C’était donc dans toute la fureur et la gloire de l’invention de la laïcisation[11]. Nous ne nous en apercevions pas. Nous étions pourtant bien placés pour nous en apercevoir. Non seulement les écoles normales, nouvellement créées, [je pense, non seulement les jeunes écoles normales] étaient le cœur et le foyer de la jeune laïcisation, mais notre école normale d’Orléans était une pure entre les pures. Elle était une des têtes et un des cœurs de la laïcisation. M. Naudy[12] personnellement était un grand laïcisateur. Heureuse enfance. Heureuse innocence. Bénédiction sur une bonne race. Tout nous était bon. Tout nous réussissait. Nous prenions de toutes mains et c’étaient toujours de saintes nourritures. Nous allions au catéchisme, le jeudi je pense, pour ne pas déranger les heures de classe. (...) Nos jeunes vicaires nous disaient exactement le contraire de ce que nous disaient nos jeunes élèves-maîtres. [...] {Nous ne nous en apercevions pas ; puisqu’il est entendu qu’il faut bien qu’il y ait une métaphysique dessous tout.} [...]

Tout le monde a une métaphysique. Patente, latente. [...] Nos maîtres avaient une métaphysique. Et pourquoi le taire. Ils ne s’en taisaient pas. Ils ne s’en sont jamais tus. La métaphysique de nos maîtres, c’était la métaphysique scolaire, d’abord. Mais c’était ensuite, c’était surtout la métaphysique de la science, c’était la métaphysique ou du moins une métaphysique matérialiste, (ces êtres pleins d’âme avaient une métaphysique matérialiste, mais c’est toujours comme ça), (et en même temps idéaliste, profondément moraliste, et si l’on veut kantienne), c’était une métaphysique positiviste, c’était la célèbre métaphysique du progrès. La métaphysique des curés, mon Dieu, c’était précisément la théologie et ainsi la métaphysique qu’il y a dans le catéchisme. (...)

Je l’ai dit, nous croyions intégralement tout ce que l’on nous disait. Nous étions des petits bonshommes, sérieux et certainement graves. (...) Nous croyions donc intégralement aux enseignements de nos maîtres, et également intégralement aux enseignements de nos curés. (...) Aujourd’hui je puis dire sans offenser personne que la métaphysique de nos maîtres n’a plus pour nous et pour personne aucune espèce d’existence et la métaphysique des curés a pris possession de nos êtres à une profondeur que les curés eux-mêmes se seraient bien gardés de soupçonner. Nous ne croyons plus un mot de ce qu’enseignaient, des métaphysiques qu’enseignaient nos maîtres. Et nous croyons intégralement ce qu’il y a dans le catéchisme et c’est devenu et c’est resté notre chair. [...]

Or nos maîtres laïques ont gardé tout notre cœur et ils ont toute notre confidence. Et malheureusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur ni qu’ils aient jamais eu notre confidence. » (L’argent, 1913, p. 35-39[13]).

Qu’est-ce qui liait donc si fortement Péguy à ses maîtres laïques ? C’est que ces « maîtres étaient essentiellement et profondément des hommes de l’ancienne France. Un homme ne se détermine point par ce qu’il fait et encore moins par ce qu’il dit. Mais au plus profond un être se détermine uniquement par ce qu’il est. Qu’importe pour ce que je veux dire que nos maîtres aient eu en effet une métaphysique qui visait à détruire l’ancienne France. Nos maîtres étaient nés dans cette maison qu’ils voulaient démolir. Ils étaient de la race, et tout est là. Nous avons très bien que ce n’est pas leur métaphysique qui a mis l’ancienne maison par terre. Une maison ne périt jamais que du dedans. Ce sont les défenseurs du trône et de l’autel qui ont mis le trône par terre, et, autant qu’ils l’ont pu, l’autel.

C’est une des confusions les plus fréquentes, [(et je ne veux pas dire les plus primaires,)] que de confondre précisément l’homme, l’être de l’homme avec ces malheureux personnages que nous jouons. Dans ce fatras et dans cette hâte de la vie moderne on n’examine rien ; il suffit qu’un quiconque fasse quoi que ce soit, (ou même fasse semblant) ; pour qu’on dise, (et même pour qu’on croie), que c’est là son être. Nulle erreur de compte n’est peut-être aussi fausse et peut-être aussi grave. (...)

Les hommes de la Révolution française étaient des hommes d’Ancien Régime. Ils jouaient la Révolution française. Mais ils étaient d’Ancien Régime. Et c’est à peine encore si les hommes de 48 ou nous nous sommes de la Révolution française, c’est-à-dire de ce qu’ils voulaient de la Révolution française. Et même il n’y en aura peut-être jamais. Ainsi nos bons maîtres laïques introduisaient, jouaient des métaphysiques nouvelles. Mais ils étaient des hommes de l’ancienne France.

Par contre [et pareillement, par une situation contraire et parfaitement analogue] tous ces grands tenanciers de l’Ancien Régime parmi nous sont comme tout le monde. Ils sont essentiellement des hommes modernes [et généralement modernistes]. Ils ne sont aucunement, et encore moins que d’autres, des hommes de l’ancienne France. Ils sont réactionnaires, mais ils sont infiniment moins conservateurs que nous. Ils ne démolissent pas la République, mais ils s’emploient tant qu’ils peuvent à démolir le respect, qui était le fondement même de l’Ancien Régime. On peut dire littéralement que ces partisans de l’Ancien Régime n’ont qu’une idée, qui est de ruiner tout ce que nous avons gardé de beau et de sain de l’Ancien Régime, et qui est encore si considérable. Ils font figure de ligueurs, ils se sont fait une mentalité de ligueurs, oubliant que la ligue n’était sans doute point une institution de la royauté, mais qu’elle en était une maladie au contraire, et l’annonce et l’amorce des temps futurs, le commencement de l’intrigue et de la foule et de la délégation et du nombre et du suffrage et d’on ne sait quelle démocratie parlementaire. (...)

Nos vieux maîtres n’étaient pas seulement des hommes de l’ancienne France. Ils nous enseignaient, au fond, la morale même et l’être de l’ancienne France. Je vais bien les étonner : ils nous enseignaient la même chose que les curés. Et les curés nous enseignaient la même chose qu’eux. Toutes leurs contrariétés métaphysiques n’étaient rien en comparaison de cette communauté profonde qu’ils étaient de la même race, du même temps, de la même France, du même régime. (...)

Les uns et les autres et avec eux nos parents [et dès avant eux nos parents ils nous disaient,] ils nous enseignaient cette stupide morale, qui a fait la France, qui aujourd’hui encore l’empêche de se défaire. Cette stupide morale à laquelle nous avons tant cru. À laquelle, sots que nous sommes, et peu scientifiques, malgré tous les démentis du fait, à laquelle nous nous raccrochons désespérément dans le secret de nos cœurs. [...] Tous les trois ils nous enseignaient cette morale, ils nous disaient qu’un homme qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr de ne manquer de rien. Ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’ils le croyaient. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que c’était vrai. »[14]

Péguy indique plus loin que la société actuelle est radicalement différente de la société passée, même si cette dernière existait encore il y a peu :

« Nous avons été élevés dans un tout autre monde. On peut dire dans le sens le plus rigoureux des termes qu’un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l’ancienne France, l’ancien peuple, le peuple, tout court, qu’il a littéralement participé de l’ancienne France, du peuple. [On peut même dire qu’il en a participé entièrement, car] l’ancienne France était encore toute, et intacte. La débâcle s’est faite si je puis dire d’un seul tenant, et en moins de quelques années.

[Nous essaierons de le dire :] Nous avons connu, nous avons touché l’ancienne France et nous l’avons connue intacte. Nous en avons été enfants. Nous avons connu un peuple, nous l’avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un. Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l’ancienne France et aujourd’hui le plus insupportable des disciples de M. Maurras[15] n’est pas pour un atome un homme de l’ancienne France.

[...]{Une femme fort intelligente ; [ou plutôt d’une même ferme gallo-romaine,] ; [pour le sérieux, pour la gravité,] ; [Nous essaierons de le dire :] ; mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle.} » (L’argent, p. 12-13[16]).

En ce bon vieux temps-là, on avait une relation au travail différente de celle d’aujourd’hui : le travail était une prière, et l’atelier était un oratoire.[17]

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même. Une tradition, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait.[18]

« Ils eussent été bien surpris, ces ouvriers, et quel eût été, non pas même leur dégoût, leur incrédulité, comme s’ils auraient cru que l’on blaguait, si on leur avait dit que quelques années plus tard, dans les chantiers, les ouvriers, — les compagnons —, se proposeraient officiellement d’en faire le moins possible ; et qu’ils considéreraient ça comme une grande victoire. Une telle idée pour eux, en supposant qu’ils la pussent concevoir, c’eût été porter une atteinte directe à eux-mêmes, à leur être, ç’aurait été douter de leur capacité, puisque ç’aurait été supposer qu’ils ne rendraient pas tant qu’ils pouvaient. C’est comme de supposer d’un soldat qu’il ne sera pas victorieux.

{Et par suite ou ensemble tous les beaux sentiments adjoints ou connexes[, tous les beaux sentiments dérivés et filiaux] ; Un respect de l’outil, et de la main, ce suprême outil. [...] L’idée qu’on aurait pu abîmer ses outils exprès ne leur eût pas même semblé le dernier des sacrilèges ; c’eût été, dans cette guerre, le conscrit qui se coupe le pouce.}

[...]

Notez qu’aujourd’hui au fond ça ne les amuse pas de ne rien faire sur les chantiers. Ils aimeraient mieux travailler. Ils ne sont pas en vain de cette race laborieuse. Ils entendent cet appel de la race. La main qui démange, qui a envie de travailler. Le bras qui s’embête, de ne rien faire. Le sang qui court dans les veines. La tête qui travaille et qui [par une sorte de convoitise, anticipée, par une sorte de préemption, par une véritable anticipation] s’empare d’avance de l’ouvrage fait. Comme leurs pères ils entendent ce sourd appel du travail qui veut être fait. Et au fond ils se dégoûtent d’eux-mêmes, d’abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c’était ça le socialisme, et que c’était ça la révolution.

Car on ne saurait trop le redire. Tout le mal est venu de la bourgeoisie. Toute l’aberration, tout le crime. C’est la bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple. Et elle l’a précisément infecté d’esprit bourgeois et capitaliste.

Je dis expressément la bourgeoisie capitaliste et la grosse bourgeoisie. La bourgeoisie laborieuse au contraire, la petite bourgeoisie est devenue la classe la plus malheureuse de toutes les classes sociales, la seule aujourd’hui qui travaille réellement, la seule qui par suite ait conservé intactes les vertus ouvrières, et pour sa récompense la seule enfin qui vive réellement dans la misère. [Elle seule a tenu le coup, on se demande par quel miracle, elle seule tient encore le coup,] et s’il y a quelque rétablissement, c’est que c’est elle qui aura conservé le statut. » (L’argent, p. 19-21[19]).

Péguy, ainsi donc, s’oppose à la tactique actuelle du socialisme français, engagé dans le syndicalisme ; nous constaterons plus bas que Péguy n’a pas moins critiqué la forme politique prise par ce socialisme. Mais lui-même fut un temps socialiste. De quel socialisme ?

On s’intéressera à sa réponse sur ce point :

« Notre socialisme même, notre socialisme antécédent, à peine ai-je besoin de le dire, n’était nullement antifrançais, nullement antipatriote, nullement antinational. Il était essentiellement et rigoureusement, exactement international. Théoriquement il n’était nullement internationaliste. Il était exactement internationaliste. Loin d’atténuer, loin d’effacer le peuple, au contraire il l’exaltait, il l’assainissait. Notre thèse était au contraire, et elle est encore, que c’est au contraire la bourgeoisie, le bourgeoisisme, le capitalisme bourgeois, le sabotage capitaliste et bourgeois qui oblitère la nation et le peuple. Il faut bien penser qu’il n’y avait rien de commun entre le socialisme d’alors, notre socialisme, et ce que nous connaissons aujourd’hui sous ce nom. Ici encore la politique a fait son œuvre, et nulle part autant qu’ici la politique n’a défait, dénaturé la mystique. La politique, je dis la politique des politiques, professionnelles, des politiciens, des politiques parlementaires. Mais plus encore, sans aucun doute, par l’invention, par l’intervention, par l’intercalation du sabotage, qui est une invention politique, au même titre que le vote, plus encore que le vote, pire, je veux dire plus politique, plus profondément politique, plus encore sans aucun doute les antipolitiques professionnels, les antipoliticiens, les syndicalistes, les antipolitiques antiparlementaires. Nous pensions alors, nous pensons toujours (...) que ce sont les bourgeois et les capitalistes qui ont commencé. Je veux dire que les bourgeois et les capitalistes ont cessé de faire leur office, social, avant les ouvriers le leur, et longtemps avant. Il ne fait aucun doute que le sabotage d’en haut est de beaucoup antérieur au sabotage d’en bas, que le sabotage bourgeois et capitaliste est antérieur, et de beaucoup, au sabotage ouvrier ; que les bourgeois et les capitalistes ont cessé d’aimer le travail bourgeois et capitaliste longtemps avant que les ouvriers eussent cessé d’aimer le travail ouvrier. C’est exactement dans cet ordre, en commençant par les bourgeois et les capitalistes, que s’est produite cette désaffection générale du travail qui est la tare la plus profonde, la tare centrale du monde moderne. Telle étant la situation générale du monde moderne, il ne s’agissait point, comme nos politiciens syndicalistes l’ont inventé, d’inventer, d’ajouter un désordre ouvrier au désordre bourgeois, un sabotage ouvrier au sabotage bourgeois et capitaliste. Il s’agissait au contraire, notre socialisme était essentiellement et en outre officiellement une théorie, générale, une doctrine, une méthode générale, une philosophie de l’organisation et de la réorganisation du travail, de la restauration du travail. (...)

{Disons-le ; pour le philosophe ; C’est ce que nous nommons le monde industriel, opposé au monde intellectuel et au monde politique, au monde scolaire et au monde parlementaire [...]. Par la restauration des moeurs industrielles ; qu’il n’y a point d’outil de perdition mieux adapté que l’atelier moderne.} » (Notre jeunesse, 1910, p. 132-135[20]).

Dans les pages qui suivent, Péguy s’explique à nouveau sur le lien qu’il établit entre le socialisme — qu’il confessait alors — et la question nationale :

« Tel étant notre socialisme, et cela ne faisait alors aucun secret, comme cela ne faisait doute, il est évident que non seulement il ne portait aucune atteinte aux droits légitimes des nations, mais qu’étant, que faisant un assainissement général, et par cela même, en dedans de cela même un assainissement du nationalisme et de la nation même, il servait, il sauvait les intérêts les plus essentiels, les droits les plus légitimes des peuples. Les droits, les intérêts les plus sacrés. Et qu’il n’y avait que lui qui le faisait. Ce n’était point violer, effacer les nations et les peuples, ce n’était point les fausser, les violenter, les oblitérer, les forcer, leur donner une entorse, mais au contraire, que de travailler à remplacer une substitution, d’un remplacement organique, moléculaire, un champ clos, une concurrence anarchique de peuples forcenés, frénétiques, par une forêt saine, par une forêt grandissante de peuples prospères, par tout un peuple de peuples florissants. Montants dans leur sève, dans leur essence, dans la droiture et la lignée de leur végétale race, libres de l’écrasement des servitudes économiques, libres de la corruption organique, moléculaire des mauvaises moeurs industrielles. Ce n’était point annuler les nations et les peuples. Au contraire c’était les fonder, les asseoir enfin, les faire naître, les faire et les laisser pousser. C’était les faire. Nous avions dès lors la certitude, que nous avons, que le monde souffre infiniment plus du sabotage bourgeois et capitaliste que du sabotage ouvrier. Non seulement c’est le sabotage bourgeois et capitaliste qui a commencé, mais il est devenu rapidement presque total. Et il est si je puis dire entré dans le monde bourgeois comme une seconde race. Il est fort loin au contraire d’avoir pénétré aussi profondément dans le monde ouvrier, à cette profondeur, aussi totalement. Et surtout il n’y est pas  du tout le même. Il est fort loin d’y être entré comme une race. [...]{Contrairement à ce que l’on croit, le sabotage n’est point inné, né dans le monde ouvrier. ; On trouverait encore un très grand nombre d’ouvriers, et non pas seulement des vieux, qui aiment le travail.} » (Notre jeunesse, p. 143-146[21]).

Si, pour Péguy, le sabotage est une invention bourgeoise, il ne faut pourtant pas en conclure que cette invention qui leur est propre relève de la nature même de la classe bourgeoise. La bourgeoisie, si elle remplit sa mission et prend à cœur la cause qu’elle sert, acquerra ces vertus qui sont pour l’heure propres à la classe ouvrière. Ces familles bourgeoises le montrent, qui soutiennent et développent l’entreprise qu’elles reçoivent en héritage, et qui le font non seulement par soif de pouvoir ou par appât du gain, mais parce qu’elles s’attachent à leur affaire et comprennent que leur entreprise est un rouage économique nécessaire à la vie du peuple.

Péguy pense que le plus grand tort du monde moderne est de laisser régner en maître l’intellectualisme, qui démultiplie ses pouvoirs et se change, que cela soit conscient ou non, en doctrine métaphysique. L’intellectualisme a déjà oublié les racines qui le relient à la vie. S’appuyant sans cesse sur des schémas artificiels, il entend se soumettre à ces schémas et faire entrer dans leur cadre toute la sainte réalité. Oubliant que ces schémas n’ont qu’une utilité opératoire, qu’ils n’ont part au souffle de l’éternité que pour autant qu’ils ont gardé en eux-mêmes le souvenir de leur origine et que pour autant qu’ils sont imprégnés de foi et de charité, l’intellectualisme leur confère une valeur en quelque sorte absolue. Ainsi, tout ce qui vaut pour nous dans l’éternel, se retrouve, sans même qu’on s’en aperçoive, au second plan ; l’éternel disparaît presque totalement, et tout se fait prisonnier du temporel, de l’éphémère ; le temporel se pare de tous les attributs de l’éternel. Conséquence de ce processus : l’intérêt individuel, à la fois personnel, égoïste et éphémère — qu’il fût l’intérêt de l’homme abstraction faite du reste ou bien l’intérêt de l’humanité, celui de la nation — devient comme une divinité à qui tout doit être sacrifié.

Tout ce processus en vient à fonder sinon une nouvelle religion, du moins une classe sociale entière, fidèle à cette religion inconsciente et futile. Les intellectualistes, qui sont les créateurs des schémas artificiels et qui ne se sentent à l’aise que dans ce qui n’est que schémas, sont aussi les prêtres les mieux placés de cette religion futile. C’est de la sorte un nouveau parti clérical anticlérical qui se forme.

Certes, les partisans des systèmes philosophiques antimétaphysiques contemporains vont se démarquer de toute métaphysique, mais cela ne les empêche pas d’avoir leur propre métaphysique ni même de l’imposer aux autres, lorsque le sort voudra qu’ils occupent une position dominante dans l’État.

Péguy, dans sa lutte contre l’anticléricalisme, luttait contre cette violence exercée par l’État laïque pour imposer sa doctrine. Non contre la droit qu’a le parti intellectuel d’avoir sa propre doctrine, sa métaphysique, même si cette dernière n’est pas même en mesure de soutenir l’examen philosophique le plus élémentaire qui soit. « Les intellectuels modernes, la parti intellectuel moderne[22] a infiniment le droit d’avoir une métaphysique, une philosophie, une religion aussi grossière et aussi bête qu’il est nécessaire pour leur faire plaisir[, j’entends sinon le droit civique, du moins le droit social, politique, enfin le droit légal]. Cela ne nous ne regarde pas[, j’entends comme citoyens, du moins comme contribuables, comme électeurs]. [...] Mais ce qui est en cause et ce dont il s’agit, ce qui est le débat, c’est de savoir si l’État, moderne, a le droit et si c’est son métier, son devoir, sa fonction, son office d’adopter cette métaphysique, de se l’assimiler, de l’imposer au monde en mettant à son service tous les énormes moyens de la gouvernementale force. » (De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne, 1906, p. 67[23]).

C’est en pensant à cette situation que Péguy s’adresse aux instituteurs dans ces pages émouvantes :

« Pourquoi voulez-vous exercer un gouvernement des esprits. [...] Pourquoi voulez-vous avoir une politique, et l’imposer. Pourquoi voulez-vous avoir une métaphysique, et l’imposer. Pourquoi voulez-vous avoir un système quelconque, et l’imposer.

Vous êtes faits pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Apprenez-leur donc à lire, à écrire et à compter. Ce n’est pas seulement très utile. Ce n’est pas seulement très honorable. C’est la base de tout. Il sait ses quatre règles, disait-on de quelqu’un quand j’étais petit. Qu’ils nous apprennent donc nos quatre règles. Je ne veux pas jouer sur les mots, mais sans parler d’écrire ce serait déjà un grand progrès (puisque nous sommes dans un système du progrès), que d’avoir, que d’être un peuple qui saurait lire et qui saurait compter. Et quand avec cela nos instituteurs emploieraient leur activité à sauver ce pays des deux fléaux qui le menacent constamment (la politique et l’alcoolisme)[24], il y en a là-dedans pour la vie d’un homme et beaucoup voudraient pouvoir en dire autant. »[25]

Péguy n’aime pas cette société qui voit l’intellectualisme, tout dessécher et régner sur tous, qui voit la vie se soumettre à des fins qui lui sont imposées du dehors, qui voit juger de tout en fonction des intérêts superficiels des hommes et qui voit monter au pouvoir des gens pour qui c’est l’intérêt particulier qui compte. L’intérêt de l’État s’identifie alors à l’intérêt d’une classe sociale précise et, pour sanctionner cet état de fait, on dit que c’est le progrès qui le veut.

Tout le malheur de la vie dans le monde moderne réside dans l’effort que font les intellectuels modernes, les représentants modernes de l’intellectualisme, les gens qui agissent sous le drapeau de cette doctrine, pour poursuivre leurs fins par les moyens temporels dans les situations temporelles. Nous préférons que l’ambitieux pur et simple ne le cache pas mais le dise au grand jour. Nous aimons infiniment mieux celui qui fait son métier, ou qui a l’air de faire son métier, l’ambitieux qui exerce (l’ambition) (temporelle) comme une profession reconnue. Nous haïssons l’autre qui se cache derrière de fières paroles. Dans le passé nous regardons d’un tout autre regard les ambitions temporelles des barons, que celles des évêques ; les ambitions temporelles des laïques tout autrement que celles des clercs ; des hommes d’armes que des prêtres. [...] Que des spirituels, que des hommes officiellement intemporels, convoitassent des (biens) temporels, voilà ce qu’au fond nous n’admettons pas, ce que nous ne pouvons pas digérer. [...] Aujourd’hui même [...], quand un ministre, quand un député, [...] quand un journaliste convoite, poursuit un accroissement temporel, une charge, une grandeur, une grosseur temporelle [...]. Nous y consentons, comme à leur métier. [...] Nous n’en souffrons pas. Ni pour eux ni pour nous. Au lieu que nous sommes véritablement gênés [...] « quand au contraire c’est un intellectuel, et même généralement quand c’est un intemporel, quand c’est un professeur », des spirituels, des hommes officiellement intemporels[26] (...). »[27]

Pour comprendre comment les intellectuels ont réussi à prendre illégalement sous leur coupe le gouvernement spirituel de la société et comment ils sont parvenus à mêler fins temporelles et fins intemporelles, éternelles, il faut se reporter au tableau que Péguy dressera plus tard de la situation politique en France depuis la Révolution française.

La Révolution française fonda une tradition, amorcée déjà depuis un certain nombre d’années, une conservation, elle fonda un ordre nouveau. Que cet ordre nouveau ne valût pas l’ancien, c’est ce que beaucoup de bons esprits ont été amenés aujourd’hui à penser. Mais elle fonda certainement un ordre nouveau, non pas un désordre, comme les réactionnaires le disent. Cet ordre ensuite dégénéra en désordre(s), qui sous le directoire atteignirent leur plus grande gravité. Dès lors si nous nommons, comme on le doit, restaurations les restaurations d’ordre, et si nous nommons perturbations les introductions de désordre(s), le 18 brumaire fut certainement une restauration (ensemble, inséparablement républicaine et monarchiste [...]) ; (et surtout à qui il faut bien se garder de comparer surtout le 2 décembre) [...] ; 1830 fut une restauration, républicaine ; 1848 fut une restauration républicaine, et une explosion de la mystique républicaine ; les journées de juin même furent une deuxième explosion, une explosion redoublée de la mystique républicaine ; au contraire le 2 décembre fut une perturbation, une introduction d’un désordre, la plus grande perturbation peut-être qu’il y eut dans l’histoire du dix-neuvième siècle français ; il mit au monde, il introduisit, non pas seulement à la tête, mais dans le corps même, dans la nation, dans le tissu du corps politique et social un personnel nouveau, nullement mystique, purement politique et démagogique ; il fut proprement l’introduction d’une démagogie ; le 4 septembre fut une restauration, républicaine ; le 31 octobre, le 22 janvier même fut une journée républicaine ; le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidionale, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriot(iqu)e ; les journées de mai furent certainement une perturbation et non pas une restauration ; la République fut une restauration jusque vers 1881 où l’intrusion de la tyrannie intellectuelle et de la domination primaire[28] commença d’en faire un gouvernement de désordre.

[...]

{Il faut si peu suivre les noms ; de même la troisième République, historiquement, réellement, ne se continue pas elle-même. [...] Sans qu’il y ait eu en 1881 aucun grand événement ; De républicaine elle est notamment devenue césarienne.[29]

Tous les sophismes [...] viennent de ce que « nous prolongeons indûment dans l’action politique ; les événements ont marché.} Et l’aiguille est franchie. Par le jeu, par l’histoire des événements, par la bassesse et le péché de l’homme la mystique est devenue politique, ou plutôt l’action mystique est devenue action politique, ou plutôt la politique s’est substituée à la mystique, la politique a dévoré la mystique. (...) Nous n’y faisons pas même attention. Et pourtant la même action, qui était juste, à partir de ce point de discernement devient injuste. (...)

La même action, qui était propre, devient sale, devient une autre action, sale.

C’est ainsi qu’on devient innocent criminel, peut-être le plus dangereux de tous.

Une action commencée sur la mystique continue sur la politique et nous ne sentons point que nous passons sur ce point de discernement. La politique dévore la mystique et nous ne sautons point quand nous passons sur ce point de discontinuité. » (Notre jeunesse, 1910, p. 38-40[30]).

Péguy constate clairement que ses contemporains, autour de lui, ne remarquent pas que la mystique s’est dégradée, qu’elle a dégénéré en politique dans la société française moderne. La vieille génération vit de ses illusions anciennes et pour elle tout se pare des couleurs de la mystique républicaine ; quant à la jeune génération, elle se juge trop intelligente pour avoir un quelconque besoin de mystique. C’est pourquoi se comprend l’inquiétude qui saisit à juste titre la génération à laquelle appartient Péguy ; la situation de cette génération est effectivement tragique : personne ne la comprend ni ne veut la comprendre. Ni la plus vieille génération, ni la plus jeune.

« Pourquoi le nier. Toute la génération intermédiaire (entre nous et nos enfants)[31] a perdu le sens républicain, le goût de la République, l’instinct, plus sûr que toute connaissance, l’instinct de la mystique républicaine. Elle est devenue totalement étrangère à cette mystique. [...]

Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. [...] Le monde ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. {Comme nous. ; Car le même malheur, la même stérilité lui arrive.} Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas proprement entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, surtout si on les considère comme des formes politiques, comme des formes politiques, il n’est point seulement, il n’est point exactement entre l’ancien régime et le nouveau régime français, le monde moderne[32] ne s’oppose pas seulement à l’ancien régime français, il s’oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la première fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture. » (Notre jeunesse, p. 13-15[33]).

Péguy considère avec tristesse sa génération, celle des hommes de quarante ans :

« Nous sommes entre les deux. Nul ne veut donc nous croire. Ni les uns ni les autres. Pour tous les deux nous avons tort. Quand nous disons aux vieux républicains : Faites attention, après nous il n’y a personne, ils haussent les épaules. Ils croient qu’il y en aura toujours. Et quand nous disons aux jeunes gens : Faites attention, ne parlez point si légèrement de la République, elle n’a pas toujours été un amas de politiciens, elle a derrière elle une mystique, elle a en elle une mystique, elle a derrière elle tout un passé de gloire, tout un passé d’honneur, et ce qui est peut-être plus important encore, plus près de l’essence, tout un passé de race, d’héroïsme, peut-être de sainteté, quand nous disons cela aux jeunes gens, ils nous méprisent doucement et déjà nous traiteraient de vieilles barbes. » (Notre jeunesse, p. 16[34]).

S’adressant alors aux jeunes, Péguy déclare :

« Mais prenez garde. Quand vous parlez à la légère, quand vous traitez légèrement, si légèrement la République, vous ne risquez pas seulement d’être injustes, [...] vous risquez plus, dans votre système, même dans vos idées, vous risquez d’être sots. [...] Vous oubliez, vous méconnaissez qu’il y a eu une mystique républicaine ; et de l’oublier et de la méconnaître ne fera pas qu’elle n’ait pas été. Des hommes sont morts pour la liberté comme des hommes sont morts pour la foi. Ces élections aujourd’hui vous paraissent une formalité grotesque, universellement menteuse, truquée de toutes parts. Et vous avez le droit de la dire. Mais des hommes ont vécu, des hommes sans nombre, des héros, des martyrs, et je dirai des saints, — et quand je dis des saints je sais peut-être ce que je dis —, des hommes ont vécu sans nombre, héroïquement, saintement, des hommes ont souffert, des hommes sont morts, tout un peuple a vécu pour que le dernier des imbéciles aujourd’hui ait le droit d’accomplir cette formalité truquée. Ce fut un terrible, un laborieux, un redoutable enfantement. Ce ne fut pas toujours du dernier grotesque. Et des peuples autour de nous, des peuples entiers, des races travaillent du même enfantement douloureux, travaillent et luttent pour obtenir cette formalité dérisoire. Ces élections sont dérisoires[35]. Mais il y a eu un temps, mon cher Variot, un temps héroïque où les malades et les mourants se faisaient porter dans des chaises pour aller déposer leur bulletin dans l’urne.

[...]

Ces élections sont dérisoires. Mais l’héroïsme et la sainteté avec lesquels, moyennant lesquels on obtient des résultats dérisoires, temporellement dérisoires, c’est tout ce qu’il y a de plus grand, de plus sacré au monde. C’est tout ce qu’il y a de plus beau. Vous nous reprochez la dégradation temporelle de ces résultats, de nos résultats. Voyez vous-mêmes. Voyez vos propres résultats. [...] La dégradation de la mystique en politique n’est-elle pas une loi commune.

Vous nous parlez de la dégradation républicaine, c’est-à-dire, proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N’y a-t-il pas eu, n’y a-t-il pas d’autres dégradation. Tout commence en mystique et finit en politique. [...] La question, importante, n’est pas, il est important, il est intéressant que, mais l’intérêt, la question n’est pas que telle politique l’emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l’emportera de toutes les politiques. L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système LA MYSTIQUE NE SOIT POINT DÉVORÉE PAR LA POLITIQUE À LAQUELLE ELLE A DONNÉ NAISSANCE» (Notre jeunesse, p. 25-27[36]).

Péguy est le seul à s’élever autant contre ceux qui dans les écoles passent sous silence la mystique qui existait dans l’ancienne France, sous l’ancien régime, que contre les monarchistes français qui aujourd’hui méprisent cette mystique de l’ancienne France qui apparut dans la mystique républicaine, dans la mystique de la révolution. Optimiste quant à la génération à venir, Péguy estime qu’elle retrouvera une mystique, car tout fait croire que les deux mystiques vont refleurir à la fois, la républicaine et la chrétienne (Notre jeunesse, p. 17[37]).

On ne peut rester insensible à la lecture des lignes dans lesquelles Péguy affirme que le monde moderne avilit, qu’il avilit même la mort. Cette idée se trouve exprimée dans un passage relatif à l’enterrement de Berthelot le célèbre chimiste.

Comme il y a là de vérité et de profonde vérité ! L’émotion qui se ressentait encore dans les temps anciens lors de diverses cérémonies et qui apparaissait même à certains moments de notre quotidien, triomphants ou non, a disparu on ne sait où et — chose encore pire — semble même attirer les sarcasmes de la jeune génération.

Dans les temps anciens, tout se fondait sur la considération, sur le respect. Aujourd’hui on ne respecte plus rien. Le respect, qui consistait à s’incliner devant la puissance spirituelle, a disparu ; aujourd’hui, on ne respecte que la puissance matérielle, on ne s’incline que devant elle. Sous les anciens régimes, la gloire était une puissance presque uniquement spirituelle. [...] Tout est allé aux seules puissances de force qui fussent demeurées, aux puissances d’argent.[38]

Reliant la puissance de l’argent à ces deux constatations que plus personne n’aime à travailler que et que plus personne ne croit en rien, Péguy aborde l’une des questions les plus douloureuses de notre temps. Cette question joue peut-être un rôle fondamental dans les événements majeurs qui se produisent à nos yeux. Les diverses solutions que l’on peut y apporter n’expliquent-elles pas en partie l’affrontement des cultures auquel nous assistons aujourd’hui ?

Que l’on n’aille pas penser que l’argent doit susciter notre mépris : « L’argent est une chose estimable ; sans lui, la vie serait impossible. L’argent est estimable, quand on le gagne. »[39] et les hommes dont le rôle est de mettre en vente des actions ont également une fonction plus qu’honorable si elle ne sort pas du cadre imparti à l’arbitrage entre les valeurs en vente. Mais il n’en est pas ainsi, hélas, aujourd’hui : l’emprise qu’a l’argent sur toutes choses fait que le travail humain devient une valeur sur laquelle, comme de toute valeur, on spécule en bourse.

D’un autre côté, si l’argent donne le pouvoir dans la société actuelle, alors les gens utiliseront divers moyens — qui n’ont rien à voir en eux-mêmes avec la question financière — pour obtenir cet argent, pour atteindre ces biens matériels.

Ainsi donc un changement de mentalité dans l’industrie et dans l’économie cause un changement similaire dans les esprits et dans les mœurs de la société ; à son tour, ce changement réagit sur les comportements économiques.

Bien sûr, nous ne nous trouverons pas dans l’œuvre de Péguy un exposé exhaustif des problèmes soulevés par l’amour du travail et le pouvoir de l’argent : Péguy est un prophète et un moraliste[40] ; son regard sur les nécessités économiques, sur les nécessités humaines, sur nos nécessités personnelles, par lesquelles nous sommes prêts à justifier bien des choses, ne correspond pas toujours au nôtre ; il flagelle certains, en guérit d’autres et, prompt à voir le péché agir dans tout, ne veut pas tenir compte des circonstances, et s’élève contre elles.

Nous avons consacré notre article à une seule question ou presque, à l’un des aspects de la philosophie de Péguy, à sa vision mystique, religieuse de la société, sans même aborder ce qui est à proprement parler sa mystique religieuse et qui s’exprime dans ses œuvres poétiques.

Nous voudrions revenir maintenant à la question que nous nous étions posée au seuil de cet article. Péguy a bien changé pendant une carrière courte mais riche en tempêtes et inquiétudes. Il perdit en partie ses idéaux de jeunesse pour se consacrer à d’autres. Mais n’y a-t-il rien qui, tel un fil rouge, courre toute son œuvre ? Péguy, peut-on répondre, a effectivement toujours respecté l’expression de toute pensée sincère, il a mis au-dessus de tout la liberté d’exprimer sincèrement sa pensée ; il n’a pas conspué les dieux des autres ni renié ses dieux ; il a gardé au contraire dans le fond de son cœur un certain attachement aux idoles qu’il délaissait.

Daniel Halévy, un ami de Péguy, a très bien formulé cette idée dans le livre qu’il a consacré à Péguy[41]. Voici ce qu’il en dit :

« Révolutionnaire ou chrétien, c’est toujours la même femme, la même sainte qu’il entend. Femme, elle n’était pas dispensée d’être sainte ; sainte, elle ne cesse jamais d’être femme. La grâce qu’elle a reçue l’assiste en ses tâches. Aide-toi, le ciel t’aidera, dit un vaillant dicton de paysannerie. Ce dicton s’accorde avec le travail de Péguy.

Son mystère est chrétien : de quel christianisme ? Nullement protestant : la multitude des saints et des anges est présente ; nullement moderniste : tout ce merveilleux est réel ; catholique, et d’un catholicisme fervent ; mais nullement clérical : ces paysans ignorent leur curé, une nonne qui passe figure toute l’Église instituée. C’est un catholicisme jeune et, comme l’a fort bien observé un éminent lecteur, M. Maurice Barrès, « capable de désordres immenses » ; un catholicisme antérieur à cette Renaissance et à cette Réforme, qui l’une lui disputa les arts et l’autre la spiritualité libre. Tous ces sentiments exprimés par Péguy sont identiques à l’orthodoxie, mais leur identité n’est jamais un conformisme, jamais une obéissance. Ils existent parce qu’ils existent, vrais dans le cœur de ces paysans comme leur langage est vrai dans leur bouche. Voici, non pas reconstituée pour nous par le labeur d’un érudit, mais ranimée par l’inspiration d’un poète, la foi d’un peuple qui donnait, plus qu’il n’empruntait à l’Église, son élan. L’Église est née de la prairie, disait Barrès ; selon Péguy, elle naît du peuple.

Ainsi cette œuvre si religieuse n’est nulle part dévotieuse, et elle s’épanouit en chacun de ses mots avec une entière liberté. Pensons à la poésie franciscaine : celle du mystère de Péguy est pareille, quoiqu’inspirée par le génie d’un peuple différent. Lorsqu’ils écoutent saint François, les paysans d’Ombrie laissent leurs outils et font serment de ne jamais s’armer. Si les paysans français, écoutant Jeanne, laissent un instant leurs outils, c’est pour s’armer. Les saintes que Péguy glorifie sont humaines et laborieuses. C’est Jeanne d’abord, et puis c’est Geneviève, patronne de Paris, qui sauve sa ville natale et la fournit de pain. Charles Péguy nous exprime l’héroïsme foncier de la race dans sa fraîcheur et sa verdeur les plus vives. Cet héroïsme, greffé d’un autre plant, il donne d’autres fruits, autres par la forme et la saveur, non par l’essence. Ce même Péguy, l’auteur du Mystère de la charité, est le dernier écrivain français qui ait osé et su chanter les conscrits de la Révolution.

Il ne permet pas qu’on l’oublie. Révolutionnaire, il n’avait jamais jeté la pierre au croyant chrétien. Chrétien, jamais il ne jette la pierre à l’homme qui vit dignement en dehors des Églises et des cultes. Péguy ne retranche rien de son ancien amour pour la vie humainement laborieuse, lucide et nette, et régulière en son labeur ; rien de son ancien amour pour la science : il n’attaque jamais que l’immodestie du savant. Il cultive, il approfondit la mystique du salut ; mais il ne diffame, ne néglige jamais la mystique de la cité. [...] Michelet, pour Claudel un infâme, reste pour Péguy un aîné et un compagnon, sinon un maître. » (p. 129-132[42]).

G. Seliber

 

***

 

Un inconnu signe cet article : « G. Seliber » — « G. » comme « Gerschon », prénom juif[43], et « Séliber » avec francisation. Qui est cet énigmatique russe qui connaît si bien Péguy et peut le citer abondamment ? Il partage son existence entre Paris et Saint-Pétersbourg, ce qui fait — à tort — penser à certains qu’il est en réalité français[44].

Séliber n’a pas seulement écrit un article sur Charles Péguy, il a même correspondu avec lui. Voici le texte de sa correspondance[45] établi par Yves Avril et annoté par nous.

 

B. — Correspondance inédite

 

Lettre n° 1, de Charles Péguy à Gerschon Séliber, en 1900 ou plutôt 1906 :

 

mardi 21 juin

Monsieur G. Seliber

4, rue Léopold-Robert

Paris XIV

 

Un de mes amis les plus proches,

qui est dans l’industrie[46], a un

très grand besoin de savoir comment

préparer une solution très concentrée

de manganèse colloïdal[47].

Nous savons d’autre part que cette

solution a été obtenue à l’Institut

Pasteur[48], et, nous dit-on, par M.

Trillat.[49]

Vous nous rendriez le plus grand

service si vous pouviez nous commu-

niquer dans les plus brefs délais les

termes de cette préparation[50].

Je suis votre affectueusement dévoué

 

Charles Péguy

 

***

 

Lettre n° 2, des Cahiers de la quinzaine à Nicolas Lossky[51], dimanche premier mars 1913:

 

samedi premier mai 1913

Monsieur Nicolas Lossky

professeur de philosophie

Kabinetskaïa, 20

Saint-Pétersbourg

 

Monsieur,

Suivant avis de M. G. Seliber nous vous adressons par le même courrier un exemplaire de

Joseph de Tonquédec[52]. — Dieu dans « l’Évolution créatrice ».

Nous vous prions de vouloir bien nous adresser la

 somme de 1 Fr.20 pour cet envoi.

Veuillez bien recevoir, monsieur, nos sincères

salutations,

André Bourgeois

 

***

 

 

Lettre n° 3, adressée de la librairie des Cahiers de la quinzaine à Gerschon Séliber, sans date [vendredi 5 ou lundi 8 septembre 1913][53] :

 

Monsieur G. Seliber

4, rue Léopold-Robert

Paris XIV

 

Monsieur,

Quelques minutes après votre passage aux « Cahiers », le libraire est

venu m’annoncer que l’ouvrage que vous avez demandé : Tonquédec. — Dieu

dans la Philosophie de Bergson.[54] — manque en ce moment et que nous ne

pourrons l’avoir que dans quelques jours, pas avant jeudi probablement.

Veuillez bien recevoir, Monsieur, l’assurance de mes

sentiments particulièrement dévoués.

Bourgeois André

***

 

Lettre-carte n° 4, de Gerschon Séliber à André Bourgeois, 26 décembre 1915 :

 

Petrograd 13/26 décembre 1915[55] 

 

Cher Monsieur Bourgeois,

Je vous écris à l’adresse des Cahiers[56]

et j’espère qu’on vous fera parvenir cette carte. Lorsque j’ai quitté

Paris au mois d’octobre de l’année passée

M. Bergson m’a dit que vous vous trouviez

dans le Midi où vous vous occupez de

l’instruction de jeunes soldats mais

c’était déjà il y a déjà 14 mois. Où vous trouvez-

vous à présent ? J’ai publié, il n’y a pas long-

temps un article sur Péguy [dans une revue russe][57]. Je vous l’en-

verrai dans quelques

jours avec mon article sur la philosophie

russe, dont vous avez eu l’obligeance de lire

les épreuves[58].

J’ai encore une dette à acquitter

aux Cahiers, je vous serai très reconnaissant de

bien vouloir m’informer, quelle somme je vous dois ;

si cela n’est pas pressé, je vous enverrai l’argent

que dans quelque temps, car l’argent la monnaie française est

très chère à présent ici.

Mes meilleurs souhaits et voeux pour la nouvelle année. Je vous prie croire

à mes meilleurs sentiments. G. Seliber

 

[ajout à gauche perpendiculairement au texte ci-dessus]

J’ai voulu vous écrire l’année passé lorsque j’ai appris la mort du noble et courageux Peguy,

mais je ne l’ai pas fait

 

Figurent sur cette lettre n° 4 :

- plusieurs cachets de la Poste :

13, 15 et 30 décembre 1915

- le nom de l’expéditeur :

Env. Seliber

Verliskia 33 Petrograd

- une mention de la censure[59] que nous traduisons du russe :

Carte postale

ouvert par la censure militaire

Ville de Pétrograd

Censeur militaire n°192

 

***

 

C. — Bribes bio-bibliographiques sur Gerschon Séliber

 

1. — Rencontre avec Péguy

 

Comment Séliber a-t-il donc connu Charles Péguy ? Nous donnerons cinq hypothèses plausibles, par ordre de probabilité croissante :

1 - par le milieu russe socialiste que connaissait Lucien Herr, qui lui-même parlait russe pour avoir fait quelques voyages en Russie ;

2 - par les collaborateurs du laboratoire de Pasteur à l’E.N.S., rue Vauquelin puis rue d’Ulm[60] ? 11 % des membres de l’Institut entre 1889 et 1914 sont en effet recrutés comme anciens collaborateurs de Pasteur... et la Boutique des Cahiers de Péguy fournissait, en tant que librairie, l’Institut Pasteur[61] ;

3 - par un voisin de rue de Gerschon Séliber, à savoir Félicien Challaye, qui — jeune agrégé professeur de philosophie — habitait en 1905 (lors de la fameuse commandite des Cahiers) et encore en 1913 au 1 rue Léopold-Robert[62] ; voire par un autre voisin, moins immédiat, à savoir Étienne Avenard, qui — lui aussi lors de la commandite — logeait au passage Gourdon dans le même arrondissement ;

4 - par un des protecteurs de Gerschon Séliber, c’est-à-dire Gaston Bonnier [1853-1922][63], professeur à la Sorbonne qui résidait au 15 rue de l’Estrapade, non loin de Charles Péguy à l’époque où ce dernier, jeune marié, et sa femme habitaient au 7 rue de l’Estrapade, dans un petit appartement qui se libéra dans l’immeuble où vivaient ses beaux-parents (d’octobre 1897 à juillet 1899).

5 - par Émile Duclaux [1840-1904] que Péguy désigne respectueusement comme « notre maître Émile Duclaux » dès novembre 1900[64] ? Il est en effet curieux de constater que Duclaux et Bergson furent pour Séliber et pour Péguy deux maîtres, alors que ces maîtres ne se connaissaient pas à l’origine[65].

 

2. — Études d’un microbiologiste

 

Séliber était probablement un juif russe de Saint-Pétersbourg qui fit, en raison du climat de liberté en Europe occidentale — et peut-être du numerus clausus en usage dans les Universités de l’Empire tsariste —, ses études de biologie en Allemagne, jusqu'à la thèse, sous la direction spirituelle de Georg Klebs. Il entama ensuite une double carrière de biologiste spécialiste et accessoirement de philosophe vulgarisateur, et ce dans deux pays. En France il travaille d’abord sous l’influence, côté français, de Gaston Bonnier[66] en botanique (ou dans ce que l’on appellerait plutôt aujourd’hui la « biologie végétale », notamment au jardin de Fontainebleau), de Duclaux (dont il analysera la méthode) le directeur de l’Institut Pasteur, et côté russe, d’Élie Mentchikov (un maître souvent cité) et de Nicolas Lossky (un ami) en philosophie. C’est dans le cadre de l’Institut Pasteur qu’il travaille à partir de 1908 (et sans date précise d’arrêt) à l’École de Brasserie et de Distillerie[67], fondée vers 1900 comme laboratoire d’enseignement dans le Service des fermentations de l’Institut de Chimie biologique, et dirigée jusqu’en 1935 par Auguste Fernbach, l’ancien préparateur d’Émile Duclaux. Séliber y travaille avec ce statut flou de « travailleur libre (ou : bénévole) », mieux qu’un stagiaire mais apparemment au niveau des boursiers et préparateurs. Ils sont seulement 11 à avoir ce statut à l’Institut entre 1889 et 1914. Cette brasserie-école dans laquelle Séliber travaille fonctionne grâce au sens pratique remarquable de Fernbach. Là, ses élèves s’initient à la théorie et à la pratique des opérations industrielles, organisant la préparation et la fourniture à l’industrie de levures pures de brasserie, de distillerie, et de levures de vin provenant des diverses régions vinicoles. On y apprenait à fabriquer la bière et on y recevait également un enseignement scientifique.

Rappelons qu’à l’époque, il y a 20 % d’étrangers dans le personnel permanent de l’Institut ; dont 38 % de Russes. Un homme explique à lui tout seul cette forte proportion de Russes : Ilya Ilitch Mentchikov [1845-1916]. Celui qui obtint avec Paul Ehrlich [1854-1915] le prix Nobel de Physiologie et Médecine en 1908, attirait à l’Institut les étudiants russes. Voici un extrait du discours d’Émile Roux [1853-1933] prononcé en 1915 pour les 70 ans de Mentchikov : « Votre laboratoire est le plus vivant de la maison ; les travailleurs s’y pressent à l’envi. C’est là qu’on discute l’événement bactériologique du jour, que l’on examine la préparation intéressante, qu’on vient chercher l’idée qui sortira l’expérimentateur des difficultés où il est empêtré. C’est à vous qu’on demande le contrôle d’un fait, récemment observé, qu’on dévoile la découverte qui souvent ne survit pas à votre critique. »[68] Fait étonnant qui permet de penser que Séliber n’était pas naturalisé : sur les 193 Russes que compte l’Institut à l’époque, quatre seulement sont naturalisés ; et Mentchikov n’en était pas : « Resté russe de nationalité, vous êtes devenu français par votre choix [de vivre en France] et vous avez contracté avec l’Institut Pasteur l’alliance franco-russe longtemps avant [dès 1889] que les diplomates en aient eu l’idée. »[69]

En Russie ensuite, avant la Révolution puis après la Seconde Guerre mondiale, Séliber travaille à l’Institut Lesshaft de Pétrograd.

 

3. — De nombreuses publications.

 

Gerschon Séliber fut publié dans divers pays : en Allemagne d’abord, puis en France, en Italie et même en Russie, pour des travaux de deux types.

 

a). Travaux de biologie.

 

- dans les Nova Acta Academiae Caesareae Leopoldino-Carolino Germanicae Naturae Curiosorum (Halle-Leipzig) en 1905 pour

- « Variations de la Jussieua repens (et en particulier de l’aérenchyme de forme aquatique) », pp. 145-200, tome LXXXIV, Erhard Karras - Wilhelm Engelmann ed., Halle-Leipzig, 1905.

- dans la Revue générale de Botanique (Paris) en 1906, 1909-1910 et 1929 pour

- « Les conditions extérieures et la reproduction chez quelques groupes du règne végétal (Analyses des travaux de G. Klebs) »

pp. 193-204, 252-257, 296-301 puis 332-343, tome XVIII, 15 mai, 15 juin, 15 juillet et 15 août 1906 ;

- « Les variations dans le règne végétal et les conditions extérieures (Analyse des travaux de M. Klebs) »

pp. 420-445 & 470-477 puis pp. 95-111, tomes XXI et XXII, novembre & décembre 1909 puis février 1910 ;

- « Le milieu extérieur et le développement des plantes (Analyse des travaux de G. Klebs) », pp. 657-675 puis 728-743, n° XI et XII, tome XLI, 1929 tiré à part de 34 pages à la Librairie générale de l’enseignement, Paris, 1930.

- dans la Revue du Mois pour

- « Les plantes et le milieu extérieur », janvier 1909.

- dans la revue Scientia. Rivista di scienza (Bologne) en 1911 pour

- « La structure du protoplasme », volume IX, année V, n° XVII-1, tiré à part de 11 pages chez Zanichelli, Bologne.

- dans le Bulletin de l’Institut Lesshaft (Petrograd) en 1921-1922 pour

- « La détermination des points cardinaux (points-limites et optimum) comme problème fondamental de la biologie pure et appliquée » [en russe, avec résumé français], tome III, 1921 ;

- « La culture des plantes et la physiologie végétale » [en russe], tome V, 1922.

- dans les Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences en 1910 pour

- « Détermination des acides volatils dans les produits de fermentation de quelques microbes d’après la méthode de Duclaux », note présentée par Émile Roux le 17 mai 1910, pp. 1267-1268, extrait des Travaux de biologie végétale (livre des élèves et amis de Gaston Bonnier) et tiré à part sous le titre Les acides volatils dans les produits de fermentation de quelques microbes anaérobies chez Bouloy, Nemours, 1914 ;

- « Sur la symbiose du bacille butyrique en culture avec d’autres microbes anaérobies », note présentée par Émile Roux le 6 juin 1910, pp. 1545-1548 ;

- « Sur le virage du pigment de deux champignons », note présentée par Émile Roux le 20 juin 1910, pp. 1707-1709.

 

b). Travaux de philosophie.

 

Comme critique vulgarisateur des idées philosophiques, il écrit en France dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger entre 1910 et 1914 pour deux comptes rendus puis pour deux articles :

·       « Le néovitalisme en Allemagne », pp. 625-636, tome LXIX, juin 1910 ;

·       « Le problème du transformisme », pp. 72-91, tome LXXI, janvier 1911 ;

·       « La philosophie russe contemporaine » (signé N. Seliber), pp. 27-64 puis pp. 243-275, tome LXXIV, juillet et septembre 1912 ;

·       « La pensée russe présente-t-elle des tendances originales en philosophie ? », pp. 162-191, tome LXXVIII, août 1914.

 

Ces publications semblent montrer qu’il quitta assez vite l’Union soviétique pour s’installer en France. Fut-il expulsé avec son ami Nicolas Lossky, à l’automne 1922 ? 100 à 150 membres de l’intelligentsia russe vivant à Léningrad, Moscou ou encore Odessa, de disciplines aussi bien scientifiques que littéraires, apparemment choisis au hasard, furent emprisonnés puis expulsés du pays comme « amis potentiels des ennemis éventuels du régime existant »[70]. Ainsi le biologiste Mikhaïl Novikov, ancien recteur de l’Université de Moscou, ou encore Ovchinnikov, ancien recteur de l’Université de Petrograd.

Une autre incertitude subsiste : Gerschon est-il affilié à cet ingénieur polytechnicien nommé Boris Izrailovitch Seliber, actif à Saint-Pétersbourg lui aussi avant et immédiatement après la Révolution, auteur d’un ouvrage sur la forêt souvent réédité[71] ? De nombreux Seliber présents aux États-Unis tendent également à nous faire penser que des membres de l’éventuelle famille de Gerschon finirent par émigrer de nouveau, pour le Nouveau continent cette fois.

 

4. — Une fin discrète

 

L’activité scientifique de notre Séliber marque le pas entre les deux guerres ; notamment, il publie bien moins. La vie des émigrés russes était souvent difficile matériellement. Peut-être Séliber a-t-il enseigné la botanique ou la biologie ; peut-être encore qu’il dut délaisser ses recherches et changer de métier, pour gagner sa vie. Sa carrière ne put en tous les cas reprendre que bien plus tard, en Union soviétique.

Car Gerschon Séliber, s’il partit bien de Russie, retourna plus tard en Union soviétique. Peut-être y revint-il après la Seconde Guerre mondiale, dans le flot de ces assez nombreuses familles d’émigrés qui choisirent alors de rentrer au pays, fût-il soviétisé. Gerschon fait paraître en effet dans les années 1950 et 1960 deux sommes sur la microbiologie : La Microbiologie par les expériences[72] puis un Précis pratique de microbiologie[73] dédié à son dernier maître V. L. Omelyanski, biologiste léningradois. Un exemplaire de ce dernier livre, offert à l’Institut Pasteur, porte une mention manuscrite en russe datée du 20 juin 1963 : « Dernier travail de Grégoire Lvovitch Seliber, offert à l’Institut Pasteur, dans les murs duquel il commença sa carrière de microbiologiste »[74].



[1] « Charles Péguy » [en russe], La Pensée russe. Revue mensuelle de littérature et de politique, vol. 10, an. XXXVI, pp. 32-52, Petrograd, 1915. Nous ne saurions trop remercier Youri Malinine d’avoir pour nous recherché et copié l’article en question à la Bibliothèque nationale de Russie de Saint-Pétersbourg.

[2] Ses sources sont les Cahiers de la quinzaine (les Cahiers écrits par Péguy et sa prose avant tout : De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne, De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, L’argent, Notre jeunesse), des ouvrages critiques (l’article nécrologique de Maurice Barrès sur Charles Péguy, l’étude de Daniel Halévy citée plus loin), des souvenirs personnels.

[3] Notice n° 19, « Péguy à l’étranger. Essai d’une bibliographie de 1910 à 1930 », FACP n° 36, pp. 23-26.

[4] Studi su Charles Péguy. Bibliografia critica ed analitica : 1893-1978 et Supplemento alla Bibliografia di Charles Péguy : 1979-1983, Milella, Lecce, 1982 et 1985.

[5] Voir l’article de Danielle Bonnaud-Lamotte: « Les Russes et la Russie des années 1900 dans les Cahiers de la quinzaine » paru dans Littérature et société : Recueil d’études en l’honneur de Bernard Guyon (DDB, 1973, pp. 161-172) et son livre Charles Péguy et la « Révolution sociale » (I.Na.L.F., 1991), tous les deux assez représentatifs.

[6] Sont de nous les références aux Œuvres en prose complètes de Charles Péguy, éd. de Robert Burac, coll. La Pléiade, Gallimard, 1987-1992 : les sigles A, B et C désignent les volumes I, II et III de cette édition. La marque « ... » a été écrite par Péguy lui-même ; le signe « (...) » signifie que Séliber a effectué là une coupure qu’il a indiquée ; le signe « [...] » signifie que Séliber a effectué là une coupure que nous seuls indiquons, en donnant le texte non recopié sauf s’il dépasse une phrase. Nous avons dû produire nos propres coupures en {mots de début ; coupures des auteurs ; mots de fin} pour des questions de propriété intellectuelle.

[7] Les œuvres de Péguy dont le présent article tirera parti appartiennent à la dernière période de l’auteur, celle où l’auteur explique le plus en détail ses positions philosophiques et religieuses. Nous ne prétendons pas donner ici une image complète de l’homme et de l’écrivain ; une thèse n’y suffirait peut-être pas, car il faudrait y présenter l’histoire de la société française pendant les vingt dernières années (N.D.A.).

[8] C’est en juin 1910 que Péguy reçut de l’Académie non son grand prix de littérature mais le prix Estrade-Delcros (N.D.T.).

[9] Il s’agit de L’argent (N.D.T.).

[10] Le philosophe français Bergson, lors d’une conversation avec l’auteur de ces lignes, déclara de Péguy : « Il était libre penseur dans la religion et religieux dans la libre pensée ». Le texte que nous citons montre que cette caractéristique a de profondes racines dans la vie de Péguy et qu’elle apparaît dès l’enfance et l’adolescence de Péguy (N.D.A.).

[11] Séliber donne le mot également en français (N.D.T.).

[12] Naudy dirigeait l’école normale d’Orléans, à laquelle était rattachée l’école où Péguy commença sa scolarité. L’essai L’argent se présente comme une introduction à l’étude de Naudy sur l’enseignement primaire en France, étude publiée en 1913 dans les Cahiers de la quinzaine (N.D.A.).

[13] Dans l’édition originale des Cahiers. Soit C 804-807 dans notre édition de référence (N.D.T.).

[14] Ib., p. 44 (N.D.A.). Soit C 808-811 (N.D.T.).

[15] Charles Maurras, chef actuel des monarchistes français, dont l’organe principal est le journal Action Française (N.D.A.).

[16] Soit un passage situé en C 787-788, avant le précédent et non « plus loin » (N.D.T.).

[17] Citation implicite de Péguy ; cf. C 792 (N.D.T.).

[18] Citation implicite et approximative d’un passage situé avant le précédent, en C 791-792 (N.D.T.).

[19] C 793-794 (N.D.T.).

[20] C 96-98 (N.D.T.).

[21] C 104-105 (N.D.T.).

[22] Séliber donne en note les deux groupes nominaux, difficiles à traduire en russe (N.D.T.).

[23] B 562 (N.D.T.).

[24] Précision donnée par Séliber seul et tirée du co-texte (N.D.T.).

[25] L’argent, février 1913, C 827. Référence non donnée par Séliber (N.D.T.).

[26] Séliber donne l’adjectif français en note parce qu’il est difficile d’en trouver en russe un équivalent (N.D.T.).

[27] Sic, avec citation répétée des deux derniers groupes nominaux. Le passage cite implicitement puis explicitement un passage dont Séliber ne donne pas la référence : De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, oct. 1907, B 695-697 (N.D.T.).

[28] Séliber note ici que l’expression « domination primaire » vient de ce qui s’appelle en France « enseignement primaire » (N.D.T.).

[29] Citation implicite dont Séliber ne donne pas la référence : Notre jeunesse, juillet 1910, C 27 (N.D.T.).

[30] Citation implicite puis explicite de C 28-29 (N.D.T.).

[31] Précision ajoutée par Séliber (N.D.T.).

[32] Séliber dans une note donne ici l’expression de Péguy en français (N.D.T.).

[33] C 10-11 (N.D.T.).

[34] C 12 (N.D.T.).

[35] Péguy écrivit ces lignes à l’époque des élections de 1910 (N.D.A.).

[36] C 19-20 (N.D.T.).

[37] Citation implicite mais dont Séliber donne la référence ; C 12 (N.D.T.).

[38] Citation implicite et dont Séliber ne donne pas directement la référence ; c’est De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle qui évoque l’enterrement de Marcelin Berthelot (notamment B 772-722) ; le passage cité est en B 700. Berthelot fut l’élève puis le collaborateur de Mentchikov, qui joua un grand rôle dans l’intégration de Séliber à l’Institut Pasteur (voir plus loin). N.D.T.

[39] Citation de Péguy sans doute, mais que nous avons échoué à retrouver (N.D.T.).

[40] Les œuvres de Péguy, par leur construction comme par leur méthode de raisonnement, sont loin de ressembler aux travaux scientifiques ; ce sont des livres de publiciste, de polémiste, de moraliste : les propositions énoncées ne se prêtent pas toujours à démonstration ; le style des phrases a la particularité de faire grand usage des répétitions. Il se peut que le lecteur qui tombe pour la première fois sur un livre de Péguy ait besoin de surmonter une sorte de résistance intérieure pour suivre attentivement les pensées de Péguy ; mais ensuite, une fois familiarisé avec la manière de cet auteur, le lecteur fera connaissance avec le philosophe, le véritable philosophe qui apparaît en filigrane dans les œuvres de Péguy. Un historien, un philosophe, tout lecteur éclairé trouvera chez Péguy beaucoup d’intéressantes idées. L’on disait de Péguy, moitié pour rire, que sa boutique sise au 8 rue de la Sorbonne (la Boutique des Cahiers de la quinzaine) concurrençait la Sorbonne — Péguy eût précisé : la nouvelle Sorbonne, non l’ancienne (N.D.A.).

[41] Quelques nouveaux maîtres, « Les Cahiers du Centre », 1914, Paris, Figuière (N.D.A.).

[42] Séliber arrête sa citation à la page 131 en réalité (N.D.T.).

[43] Moïse et Tsiporah eurent comme fils Guerschon (Guer signifie en hébreu « émigré résident » par différence avec le goy, « ressortissant étranger »), d’où viennent les Guerschonites (Exode 6.16-17 ; Nombres 3.17-21). Voir Musée de la diaspora, Guide des patronymes juifs, Actes Sud, 1996, p. 114.

[44] C’est même un Russe qui s’y trompe : Basile Zenkovski, Histoire de la philosophie russe [en russe], « Introduction », tome I, YMCA-Press, 1948, p.26.

[45] Au sens large : les correspondances qu’il a eues avec Charles Péguy, la boutique-librairie des Cahiers de la quinzaine, et André Bourgeois sont en fait chacune des singletons — à quoi nous ajoutons une lettre qui concerne Séliber. Tous les documents sont consultables au Centre Charles Péguy d’Orléans, que nous remercions de nous avoir autorisé à les reproduire.

[46] Non identifié.

[47] Notons à ce sujet la proximité textuelle qui existe dans la Note conjointe entre les colloïdes (que Péguy évoque encore en B 1508) et la fameuse théorie de Péguy relative à la mouillature des hommes à la grâce (C 1310 ; nous soulignons) : « Dans la physique de la mouillature au contraire [de la « physique ordinaire »], dans la physique de l’humectation, (et elle est la même que la physique du ménisque, et de l’équilibre des surfaces liquides, et de la formation des gouttes et gouttelettes ; et des atmosphères ; et des dispersions ; et des solutions colloïdales ; et peut-être des autres solutions), l’accrochement, et par lui la causation ne joue pas toujours. »

[48] Sur la vie à l’Institut dans cette période, lire la somme novatrice : La Famille pasteurienne. (Le personnel scientifique permanent de l’Institut Pasteur entre 1889 et 1914), D.E.A. rédigé sous la direction de J.-P. Goubert, E.H.E.S.S., 1999. La présente étude doit beaucoup à ce mémoire. Sandra Legout, son auteur, a grandement facilité nos recherches à l’Institut Pasteur.

[49] Jean-Joseph Auguste Trillat [1861-1944], chargé à l’Institut Pasteur, de 1900 à 1904, du cours d’analyses puis promu en 1905 chef du Service des recherches appliquées à l’Hygiène. Trillat a de fait travaillé dans la première partie de sa carrière (de 1885 à 1889) sur l’aldéhyde formique (procédé par catalyse), puis en chimie appliquée (1888-1904) et parallèlement en chimie pure (de 1889 à 1905) sur de nouvelles méthodes de diverses préparations chimiques, avant de se consacrer à des questions d’hygiène, de la désinfection (1889-1904) à l’épidémiologie (1906-1921). En chimie appliquée, on notera ses exposés sur les « Influences activantes et paralysantes agissant sur le manganèse envisagé comme porteur d’oxygène », sur « L’influence activante d’une matière albuminoïde sur l’oxydation provoquée par le manganèse » ou « Sur le rôle d’oxydases que peuvent jouer les sels manganeux en présence d’un colloïde » (dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences, Paris, respectivement : 1903, t. II, p. 922 ; 1904, t. I, p. 94 ; 1904, t. I, p. 274). Voir la Notice sur les titres et travaux scientifiques de A. Trillat, Laval, Barnéoud, 1921 et les mémoires présentés dans le Bulletin de la Société chimique, Paris, 1904, pp. 190, 351, 807, 811.

[50] Dans un colloïde, à la différence d’une solution homogène à l’équilibre, on observe une suspension stabilisée. Les termes de la préparation sont impossibles à donner précisément, faute de savoir s’il s’agit de manganèse sous sa forme métallique —  auquel cas il réagirait avec l’eau —, sous sa forme ionisée Mn2+ ou sous une forme intermédiaire. Le tour de force consistait probablement à empêcher la retombée du manganèse en suspension. Peut-être Trillat fit-il intervenir les atomes d’oxygène de l’aldéhyde formique — qu’il étudiait à l’époque — pour complexer une solution de Mn2+ et la stabiliser.

[51] Nikolaï Onoufriévitch Lossky [1870-1965], philosophe russe. Après avoir soutenu en avril 1907 sa thèse de doctorat sur Le Fondement de l’intuitivisme, et fondé en 1912, avec E. L. Radlov, la revue Nouvelles idées philosophiques, il publie plusieurs travaux sur Bergson : « Les défauts de la théorie bergsonienne de la connaissance et leurs conséquences sur la métaphysique bergsonienne » (Voprossy filosofii i psikhologii, Moscou, n° 3 / 118, pp. 224-235, 1913) qui deviendra le chapitre sept de La Philosophie intuitive de Bergson (Moscou, Pout’, 1913 ; 2e édition en 1914, 3e en 1922) ; la monographie « Bergson » (in Les Nouvelles de la Bourse, éd. nat., 23 déc. 1916) ; le compte rendu de « H. Bergson. Les Deux sources de la morale et de la religion » (in Cité nouvelle, n° 2 ou 5, pp. 99-101) ; le chapitre 20, « L’actualisme organique de Bergson », de l’Introduction générale à la philosophie (Possev, Francfort, 1956). Lossky collabore dès 1909 à la revue La Pensée russe.

[52] Le père Joseph de Tonquédec [1868-1962], spécialiste de l’histoire des sciences, d’Aristote, de Saint-Thomas d’Aquin et de Bergson, a publié un premier article, « Comment interpréter l’ordre du monde ? » (Les Études, 5 mars 1908), puis « M. Bergson est-il moniste ? » (ibidem, 20 février 1912) où il donne des lettres de Bergson adressées à lui. Il a réuni ces articles dans une plaquette intitulée Dieu dans « L’Évolution créatrice » (1912) puis — en compagnie d’autres articles issus entre autres d’Études, de la Revue critique des idées et des livres — dans un recueil qu’il a intitulé Sur la philosophie bergsonienne (Beauchesne, 1936, 243 pp.). Un grand merci à Paul Arnaud à qui je dois ces renseignements.

[53] Datation prudente de Jacques Brothier (archives de sa collection privée) : entre entre jeudi 4 et lundi 8 septembre 1913, dates des lettres qui entourent la présente.

[54] Sans doute un lapsus calami d’André Bourgeois pour : « Dieu dans l’Évolution créatrice ».

[55] La lettre est écrite de la ville qui s’est nommée successivement dans l’Histoire (Saint-)Pétersbourg, puis pendant la Première Guerre mondiale Pétrograd, puis Léningrad sous l’Union soviétique et à nouveau (Saint-)Pétersbourg dans la Russie actuelle. Nous abrégerons désormais Saint-Pétersbourg en SPb. La lettre est datée avec les deux styles appliqués en Russie : la première date est celle du calendrier julien, en usage encore aujourd’hui dans l’Église orthodoxe ; la deuxième date, celle de notre calendrier grégorien.

[56] I. e. au 8 rue de la Sorbonne, dans la cinquième arrondissement de Paris.

[57] Ajout manuscrit. C’est l’article dont le texte référencé est cité au début du présent article.

[58] L’on sait que Bourgeois remplaçait même parfois Péguy pour la correction des épreuves de textes des Cahiers de la quinzaine. L’envoi a-t-il été fait ? Cela est probable. L’article de philosophie en question semble être « La pensée russe présente-t-elle des tendances originales en philosophie ? » d’août 1914, voire « La philosophie russe contemporaine » de 1912. Articles de la Revue philosophique (voir ci-dessous).

[59] Voici un témoignage qui confirme ce qu’écrivait Danielle Bonnaud-Lamotte : que des témoignages étaient conservés au Centre Charles Péguy d’Orléans de renvois par la censure de Cahiers de la quinzaine. Cette censure militaire était aussi en vigueur en France pour les courriers à destination de l’étranger.

[60] Collaborateurs tels que Auguste Fernbach [1860-1939], qui poursuivit — comme Séliber — des études en Allemagne avant de travailler avec Duclaux, comme préparateur à la Sorbonne tout d’abord. Michel Morange, « Pasteur et l’École normale supérieure », Le Courrier de l’école normale supérieure, n° 26, mars 1995, pp. 1-2 ; Maurice Vallery-Radot, « Pasteur et l’École normale », Bulletin de la Société des Amis de l’École Normale Supérieure, n° 192, mars 1994, pp. 8-25.

[61] Cf. Robert Burac, Charles Péguy : la révolution et la grâce, Laffont, 1994, p. 100 ; lettre du 3 janvier 1905 des Cahiers à « Théo Woehrel, Institut Pasteur, boulevard Louis XIV, Lille » conservée au Centre Charles Péguy et indiquant que la clientèle de librairie de l’Institut Pasteur de Paris était rue Cujas.

[62] Cf. FACP n° 131, p. 39.

[63] Lire Marc Bournérias, « Gaston Bonnier, éminent pédagogue et botaniste de terrain », Bulletin de la Société botanique française, n° 137, 1990, pp. 93-105.

[64] Péguy rend post mortem, dans ses Notes pour une thèse, un vibrant hommage au directeur de l’Institut Pasteur (A 280), dreyfusiste (voir A 1583) cofondateur de la Ligue des droits de l’homme et directeur de l’École des hautes études sociales (A 1638-1639), aux convictions fortes « comme sa tête d’Auvergnat » (B 1135) : « autant que personne il savait sans doute ce que c’est que de la compétence / il avait une compétence incontestée dans les sciences de la biologie / tout à fait notamment dans les sciences de la microbiologie » (B 1134). Plus loin encore, Péguy désigne Duclaux comme « un savant authentique incontesté avancé compétent » (B 1169), l’adjectif « avancé » étant bien ainsi dégagé du reste du texte parce qu’il est pris au sens de son équivalent latin promotus de promoveo, comme quasi-synonyme de « promu ». Péguy voit en Duclaux un proche de par son origine sociale modeste (B 1558) : « Duclaux n’avait point été élevé dans les écoles comme un coq en pâte (nous non plus) / il était d’une génération souvent héroïque cet Auvergnat se vantait d’avoir été petit saute-ruisseau ». Péguy connaissait Duclaux pour avoir « plusieurs fois » causé « quelques minutes » avec lui (A 718). Les limites de son admiration sont politiques (A 1147, 1638).

[65] Ainsi qu’il appert du passage (B 1164) : « je demandai à M. Duclaux s’il connaissait M. Bergson ou du moins s’il avait lu ou connaissait les deux livres et les articles et les leçons de la philosophie bergsonienne [...] Il me répondit que jamais il n’avait été mis directement en relation / en communication avec cette philosophie / et pourtant la parenté est évidemment  indéniable ».

[66] Voir le livre célébrant le 28 juin 1914 le Vingt-cinquième anniversaire de la fondation du laboratoire de biologie végétale de Fontainebleau et de la création de la « Revue générale de botanique » (Bouloy, Nemours, 1914, p. 15) : « Et ce n’est pas en France seulement que se manifeste l’influence scientifique de M. Gaston Bonnier. Plusieurs Professeurs ou Directeurs de Jardins botaniques de l’étranger, sans être au sens strict du mot, les élèves de M. Gaston Bonnier, sont venus s’imprégner de son enseignement en travaillant, parfois plusieurs années au Laboratoire de Fontainebleau. J’en trouve à Saint-Pétersbourg [e. g. André de Richter — privatdocent de botanique à l’Université impériale de SPb —, Wladimir Lubimenko — conservateur du laboratoire de biologie végétale du Jardin botanique Pierre-le-Grand de SPb — ou Wladimir Palladine — professeur de botanique à l’Université impériale de SPb], à Séville [Francisco de Las Barras de Aragon], à Bucarest [Emanuel Teodoresco], à Kolozsvar [en Hongrie ; e. g. Valentini Elvire, Kövessi], à Copenhague [Frederik Weis, Lauritz Kolderup-Rosenvinge], etc., au-delà de l’Atlantique, à Boston [Alfred Gundersen]. » Séliber souscrivit à ce livre, aux côtés d’autres étudiants russes résidant à Paris : Mlle Evguénia Keiline, Mlle Anna Joukov...

[67] Voir Annales des fermentations, t. V, n° 2, 1939, pp. 65-73 ; Annales de l’Institut Pasteur, t. 62, n° 3, 1939, pp. 249-252 & t. 37, pp. 193-194.

[68] Cité dans Olga Mentchikov, Vie d’Élie Mentchikoff, Hachette, 1920, pp. 127-128.

[69] Discours de Roux, Op. cit., p. 129.

[70] Il est fait mention de cette expulsion vers l’Allemagne dans les Izvestia TsK, n° 11-12, 1922, pp. 47-48 ; dans Alexandre Soljénitsyne, L’Archipel du goulag, t. I, Seuil, 1974, p. 268 ; dans Pitirim Alexandrovitch Sorokine, The Long Journey, New Haven, 1963, p. 192 ; dans l’Istoriya Leningradskogo Universiteta, p. 244.

[71] Calendrier-guide de l’industrie forestière, SPb, Éditions de la revue Économie forestière, commerce des bois et combustible (3e éd. en 1913, 5e éd. en 1924 sous le titre Guide de l’industrie et de l’agriculture forestières). Il publie aussi un descriptif « De la situation actuelle de notre industrie forestière », exposé tenu en russe au « Congrès des Représentants du commerce des bois et combustibles forestiers » (SPb, 1914).

[72] En collaboration avec R. S. Katsnelson, I. S. Skalon et G. A. Katanskaïa, Moscou, Académie des sciences pédagogiques, 1953.

[73] Moscou, École supérieure, 1962. Le livre, écrit sous sa direction, a paru après sa mort.

[74] On aura remarqué le changement de son prénom : peut-être que l’affirmation de ses origines juives n’était pas souhaitée dans l’Union soviétique d’alors...