Tolstoï chez Péguy

 

En introduction, passons en revue les avis, sur notre sujet, de ceux qui ont approché la question. Il s’agit principalement de sept critiques: cinq ont étudié l’œuvre de Péguy; deux, le rayonnement de Tolstoï à l’étranger. Suivons l’ordre chronologique des publications « péguystes ».

Jean Bastaire et Henri de Lubac ont remarqué qu’en 1902 Péguy élève Tolstoï au rang d’un symbole de la foi chrétienne, mais ce symbole lui sert en somme de repoussoir pour prendre position contre la charité et pour la solidarité socialiste. Péguy ne partagea donc pas l’opinion de son ami Romain Rolland, qui admira toujours Tolstoï, ou plutôt dès lors qu’il l’a connu. En 1902, Péguy, qui n’est pas encore revenu à la foi catholique, respecte le rôle attribué par Tolstoï à la charité, mais préfère agir pour sa part au nom de l’idéal moral du socialiste, au nom de la solidarité. En outre, toute la conception péguyenne de l’art s’oppose aux idées qu’exprime l’article de Tolstoï, qui fit grand bruit à l’époque, intitulé « Qu’est-ce que l’art ? » L’influence de Suarès, ami commun de Romain Rolland et Péguy, s’est avérée jouer un rôle déterminant après 1905. Suarès, d’abord aussi louangeur que son ami Rolland pour Tolstoï, devint peu à peu sceptique vis-à-vis de la sincérité du philosophe, puis franchement critique. Péguy s’est rendu à ses raisons et n’a plus écouté l’admiration de Rolland. Ainsi, concluent les deux critiques, c’est à tort que Péguy eut la réputation d’un tolstoïen. Cette explication constitue d’ailleurs l’orthodoxie « péguyste ».

Henri Guillemin quant à lui pense que ce changement d’opinion dénote de la part de Péguy une trahison de ses idéaux. Péguy aurait trahi sa jeune admiration pour le Russe. Cette vue critique exagère à dessein l’importance première de Tolstoï pour Péguy pour noircir par différence le divorce d’avec Tolstoï, quand Péguy aura atteint une certaine maturité. Tout cela ressortit surtout à la polémique. Car Guillemin interprète avec partialité des documents partiels.

Au contraire, Frantisek Laichter ne fait guère de distinction entre deux périodes et tient que leur pensée rapprochent Péguy et Tolstoï plus que ne les sépare leur position religieuse (ce, dès 1902 et jusqu’en 1907 – année où Péguy retrouve la foi). Il semble pourtant que Laichter admette que Péguy fut plutôt plus proche de Tolstoï au début de son œuvre qu’à la fin de sa vie. Mary-Helen Kashuba adopte grosso modo le même point de vue. Mais une telle thèse contredit le texte même de Péguy, comme nous le verrons bientôt.

Danielle Bonnaud-Lamotte, spécialiste des relations entre Péguy et les pays de l’est, reprend la version orthodoxe pour lui donner un tour social (au sens politique) vigoureux. Elle prend à cœur de montrer tous les fils qui relient Péguy et les auteurs russes – comme Tolstoï – et soviétiques. Hélas sa manière use de l’intuition et de présupposés dont rien ne vient démontrer la validité. De plus, emportée par son sujet, elle oublie de prendre la mesure de l’importance réelle de Tolstoï par rapport aux autres auteurs. Or celle-ci est relativement faible.

Finalement, Jean Bastaire et Henri de Lubac n’ont fait qu’ébaucher l’analyse de la question, sans l’épuiser ; Henri Guillemin est tombé dans un travers connu : en affirmant que le revirement de Péguy à l’égard de Tolstoï est une trahison arbitraire – c’est-à-dire incompréhensible, il montre surtout qu’il n’y a rien compris ; Frantisek Laichter, Mary-Helen Kashuba et Danielle Bonnaud-Lamotte sont tombés dans une autre erreur : taire l’évolution du sentiment de Péguy à l’égard de Tolstoï.

 

 

Quels témoignages avons-nous de l’opinion de Péguy à propos de Tolstoï ? La première réponse par son évidence est : le mot « Tolstoï »1. Il apparaît 24 fois dans l’œuvre de Péguy, c’est-à-dire dans les Cahiers de la quinzaine et les œuvres posthumes, en excluant donc la correspondance. On trouvera le contexte immédiat de ces occurrences à la fin de l’article. En 1900, la gloire de Tolstoï est dite bien acquise, méritée. En 1901, le gérant des cahiers se montre très attentif aux événements russes et au rôle important qu’y joue Tolstoï2. En 1902, le rayonnement international de Tolstoï semble inspirer à Péguy de l’envie, ou de la tristesse à tout le moins; le peuple français n’est plus réceptif – faute de culture, faute de sain enthousiasme – aux idéaux que peuvent propager ses grands penseurs, alors qu’un Tolstoï peut trouver partout dans le monde une audience exceptionnelle. La même année, Péguy se permet de ranger Tolstoï parmi ses collaborateurs, et non les plus fameux; encore Tolstoï vient-il en dernier lieu, comme si Péguy l’oubliait – à moins que l’idée plaisante ne lui soit venue qu’après l’énumération sérieuse de ses amis. En 1905, Péguy se place en commentateur de la pensée tolstoïenne et dénonce un contresens fréquent: l’on croit Tolstoï révolutionnaire ainsi que l’on dit « révolutionnaire » tout ce qui tend à la destruction de l’ordre établi. Or il y un distinguo à introduire entre deux acceptions du mot: Tolstoï propose quelque chose à la place des mœurs telles quelles sont, en place de la pédagogie d’alors etc., mais il déteste ceux qui n’ont que la volonté de mettre à bas le régime tsariste, sans songer à la suite ou sans y songer, paradoxalement, d’abord. Tolstoï, à incarner ici le vrai sens de « révolutionnaire », semble bien cité à titre d’exemple et donc valorisé par Péguy; surtout si l’on songe à la fameuse phrase dont ce dernier fit sa devise : « La révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas ». En 1914 pourtant, dans les toutes dernières pages écrites par Péguy, le nom de Tolstoï est devenu ou devient synonyme d’opprobre. Son insertion phrastique, entre parenthèses, semble infamante : elle expédie le cas Tolstoï. Tolstoï: un mot rayé nul. Pourquoi ? L’homme personnifierait le type (qui pourrait être comique mais qui est avant tout hypocrite) du riche-qui-joue-le-pauvre, dans tous les sens du verbe. Voici ce qui est assuré quant à la place de « Tolstoï » chez Péguy ! C’est peu ; mais beaucoup ont parlé d’une influence thématique de Tolstoï... Quels exemples précis sont alors allégués ?

Lindström affirme que rapproche les deux auteurs cette idée que le clergé n’a pas tenu ses engagements de charité envers la société, ou cette autre idée que la bourgeoisie capitaliste, en donnant la primauté à l’argent, s’est condamnée. Ce vocabulaire est très daté; mais le point principal est que l’analyse s’appuie sur une seule œuvre : Notre jeunesse, qui date de... 1910 ! Or l’opinion de Péguy sur Tolstoï nous est strictement inconnue de 1905 à juillet 1914 ; le revirement, forcément compris entre ces deux dates, pouvait avoir déjà eu lieu, même si la condamnation du clergé et de l’argent s’exprime clairement en 1910 (il se peut qu’elle apparaisse bien avant, mais nulle trace n’en est donné dans la bibliographie de cette critique ; ce n’est donc pas à nous de rechercher ce qui pourrait sauver son point de vue). En outre Péguy n’érige pas la bourgeoisie en bouc émissaire d’une culpabilité morale (issue d’une faute accomplie sur le plan des valeurs) qui est imputable à nous tous, quand nous ne la combattons pas. Car le monde moderne de Péguy est une notion historique non politique. Laichter estime que les deux auteurs ont pris position contre les massacres de Kichinev, contre toute usurpation du pouvoir temporel par l’Église et pour la séparation de l’Église et de l’État. Kashuba relève à son tour le même souci de préserver la liberté intérieure de chacun, de respecter sa foi. Préférons à ce sujet parler de communion de vues ; rien ne prouve en effet l’influence, qui n’est en tous les cas pas textuelle. Il ne s’agit pas non plus d’une simple coïncidence: la même idée coexiste seulement dans deux visions du monde distinctes.

 

Le mot a témoigné des rapports entre Péguy et Tolstoï. Les prétendues influences, qui ne convainquent pas comme témoignages sur le tolstoïsme de Péguy, se résolvent facilement en similitudes. Nous restent les témoignages biographiques de l’entourage de Péguy. Je les cite dans l’ordre chronologique:

1900. Jérôme Tharaud écrit à Louis Gillet : « Péguy est en ce moment peut-être le plus profond disciple de Tolstoï – qu’il ignore (je crois que Péguy n’a pas lu un seul livre du Maître). »

1910-1914 ? Charles Péguy à Ilya Ehrenbourg : « Je connais un peu vos auteurs. Peut-être les Russes seront-ils les premiers à renverser le pouvoir de l’argent... »

1910. Paul Claudel à André Gide : « Je croyais Péguy (dont je n’avais rien lu) le type du dreyfusard, de l’anarchiste, de l’intellectuel, du tolstoïsant et autres horreurs. Mais voici un livre [le mystère de la charité de Jeanne d’Arc] au contraire du plus délicat sentiment chrétien et catholique. » Maurice Barrès dans l’Écho de Paris : Jeanne d’Arc « est un modèle fort utile à Péguy, à Péguy le dreyfusard, qui croit ou qui a cru à Tolstoï, qui croit ou qui a cru si fort à Michelet, qui croit ou qui a cru au colonel Picquart, qui porte en lui le germe des extravagances millénaires. »

1911. Alain-Fournier à Jacques Rivière : « Il ne veut pas aller aux Karamazoff [adaptation scénique du roman de Dostoïevski]. Il a parlé d’atrocités russes. »

1925. Romain Rolland à Frantisek Laichter : « Naturellement, il connaissait et admirait Tolstoy [sic] – l’œuvre et l’homme. »

1928. Jean-Richard Bloch : « Servir... oui, servir a bien été le mot d’ordre de notre jeunesse. Jaurès, Romain Rolland, Péguy nous l’ont traduit en français, mais la parole initiale avait été prononcée par Tolstoï. »

1950. Henri Roy : « Je ne crois pas qu’il [Péguy] ait jamais rien lu de Goethe, de Schiller ou de Tolstoï. »

Manifestement, la question biographique la plus aiguë concerne les lectures de Péguy et peut se formuler ainsi : Péguy a-t-il lu Tolstoï3 ? Bien sûr, de Tolstoï, Péguy a lu les textes qu’il a édités ; il les a même corrigés typographiquement pour l’éditeur. Cette lecture fut donc très attentive ; elle concerne déjà près de 200 pages. Sur Tolstoï, ce sont encore 200 pages qui s’ajoutent. Comptons les lectures vraisemblables : l’article de Louis Gillet paru dans Le Sillon en 1898 (compte rendu de « Qu’est-ce que l’art ? »), la traduction de Tolstoï intitulée L’Argent et le travail (préfacé par Émile Zola ; le livre faisait partie de la bibliothèque de Péguy) et la Vie de Tolstoy de Romain Rolland en 1910. Viennent après les probabilités : Résurrection en 1899 ? Peut-on considérer deux passages de l’œuvre de Péguy comme des allusions à Guerre et paix (p. 914 dans le troisième volume de la Pléiade) ainsi qu’aux Cosaques (ibidem, p. 194) ? Encore ne serait-ce que des allusions aux deux titres. Impossible d’en inférer la lecture de l’œuvre entière. Reste totalement indécidable la question de savoir si Péguy a lu ou non d’autres œuvres. Mais reconnaître que nous ne savons pas constitue déjà un savoir...

Quand bien même il ne connaîtrait point Tolstoï comme romancier, Péguy pourrait avoir une idée originale sur Tolstoï comme philosophe. Or c’est le cas. L’expression est de Jean Bastaire et Henri de Lubac : Tolstoï joue pour Péguy le rôle d’un « symbole ». Il est temps d’analyser le texte central de Péguy concernant Tolstoï. Voici le texte intégral de cet « Avertissement » (A 903-905) :

 

Paris, samedi 22 février 1902.

 

Les dépêches, pour la seconde fois, nous rassurent tour à tour et nous inquiètent sur la santé de Tolstoï. Nous ne pouvons aujourd’hui considérer l’ensemble de sa vie et l’ensemble de- son oeuvre, l’ensemble de son action. Mais nous ne pouvons laisser passer sans protester l’incroyable détournement que l’on a fait, en France, du retentissement de cette action.

Non seulement les snobs, qui sont en un sens les parasites politiques de l’art, comme les politiciens et comme les politiques sont au même sens les parasites snobs de l’action, non seulement les snobs ont trouvé ingénieux, fabriquant des contrefaçons et des malfaçons d’art, d’opposer aux véritables œuvres, qui elles-mêmes sont les critiques les plus fortes et les ennemies les plus redoutées de ces contrefaçons, la critique ennemie de Tolstoï, comme si la critique de Tolstoï, discutable quand elle veut tomber sur les œuvres véritables, ne retombait pas toute toujours de tout son poids sur les contrefaçons ; mais les politiques ont trouvé ingénieux d’utiliser Tolstoï aux fins de leur fausse propagande.

Si Tolstoï était né parmi nous, il n’eût pas eu de plus grands ennemis que le troupeau des snobs tolstoïsants. Mais si ce grand chrétien était né parmi nous, il n’aurait pas de plus grands ennemis, de détracteurs plus acharnés, d’envieux plus mangeurs que la foule de nos démagogues anticléricaux.

Il est permis d’être antichrétien, et je crois bien qu’en un sens nous sommes inchrétiens. Mais c’est par un singulier malentendu, criminel s’il est volontaire, et singulièrement plat s’il est inconscient, c’est par un contresens inouï, redoutable en tout cas, voulu ou non voulu, et bête surtout, que nos antimilitaristes mflitaristes, nos anticléricaux cléricalistes, nos démocrates autoritaires vont chercher dans Tolstoï des excitations qui n’y sont pas, vont voler dans Tolstoï des encouragements qui ne sont pas faits pour eux, des exhortations chrétiennes, et qui ne sont pas faites pour eux.

Si ce grand chrétien était né parmi nous, si nous avions sur nous l’inépuisable poussée de son génie, si dans nos affaires mêmes, au cœur de nos passions, dans nos peines et dans nos misères nous avions non pas son intervention lointaine et traduite, mais son intervention immédiate, mais sa présence même, la présence de son amour et la présence de sa charité, par-dessus tout si nous avions parmi nos luttes et parmi les haines et parmi les envies et la jalousie envieuse la présence encombrante, la présence réelle de sa paix réelle, de sa paix morale, de sa paix avertie, de sa paix première, antérieure, savante et naïve, désabusée mais pleine et grosse d’espoir, si Tolstoï vivait à Paris, allait se promener au Luxembourg, avait affaire à la Chambre et au Sénat, comme il aurait affaire à Antoine et à Mounet-Sully, d’abord nous saurions ce qu’est un chrétien véritable, et nous saurions que c’est beaucoup plus fort que Monseigneur l’archevêque de Paris, et nous saurions que ça ne se mange pas aussi facilement dans les banquets gras des vendredis redevenus saints, mais il n’aurait pas d’ennemis plus ennemis que ceux de nos Français qui se réclament le plus de lui, pour la critique sociale et pour la décomposition.

Les Russes ne s’y sont pas trompés. Quand l’année dernière l’excommunication de Tolstoï eut donné le signal d’un mouvement pour la liberté en Russie et que je tâchai de faire avec certains Russes réfugiés à Paris ce cahier que la mauvaise foi des auteurs éventuels rendit impossible, je croyais que les Russes révolutionnaires avaient pour Tolstoï au moins du respect. Je fus étonné quand j’entendis comme ils en parlaient, et surtout comme ils s’en taisaient.

Des Français qui se classent révolutionnaires ne s’y sont pas trompés. On n’a pas oublié comme les enseignements de Tolstoï furent d’abord accueillis par M. Gohier. L’acuité surexcitée, la haine surtendue de ce virulent pamphlétaire avait deviné en Tolstoï un ennemi. C’est alors que M. Gohier avait raison. Il est vrai que M. Gohier serait le plus grand ennemi d’un Tolstoï français. L’homme qui apporte aux guerres civiles un entraînement de férocité que les guerres militaires n’ont pas toujours connu n’a rien de comnun avec l’antimilitarisme d’un Tolstoï.

Anxieux de se trouver des alliés, même inconciliables, et des armes, contradictoires, M. Gohier, dans sa précipitation fiévreuse, a depuis adopté envers Tolstoï une situation intenable. C’est un maniaque, nous dit-il, un maniaque religieux. Il croit en Dieu, au Dieu chrétien. À part cela, ses arguments sont fort bons, et je m’en sers.

Mais on ne peut pas ainsi décortiquer un homme. On n’a pas le droit de le désosser. Toute la morale et tout le progrès des sciences naturelles va contre un tel jeu d’hypothèse. Le christianisme est au fond de Tolstoï. C’en est la charpente et la moelle. Écarteler cet homme, tronquer sa pensée, distribuer ses actes, pour usurper ceux qui nous plaisent ou que l’on croit qui nous flattent, c’est mentir à la morale, c’est mentir à la science, mentir à l’histoire. C’est un amusement faux, c’est un jeu déloyal.

Quand un grand chrétien nous oppose toute la grande blancheur de la charité chrétienne, ce n’est pas en lui coupant des pans de robe que nous lui donnerons la réponse attendue. C’est nous-même en dressant, face à la charité blanche, toute la saine santé de la solidarité que nous aimons. Cela est difficile. Mais cela vaut. Et ce qui ne vaut pas, c’est de se déguiser en cordicole pour espionner les misérables cordicoles. Ce ne sont ni les cabotinages, ni les grouillements de bas-fonds qui décideront de l’humanité. Les débats ne se poursuivent efficaces que dans les hauteurs. Celle des deux qui en définitive sera capable de réaliser le monde le meilleur, de la charité chrétienne ou de la solidarité moderne, celle donc qui vaudra le mieux, sera celle aussi qui vaudra le plus.

CHARLES PÉGUY.

 

C’est un avertissement au lecteur qui précède la lettre de Tolstoï à Romain Rolland. Péguy y refuse de porter un jugement général sur la vie de Tolstoï ; mais il ne peut supporter l’interprétation qui est faite de l’œuvre tolstoïenne: son sens est déformé. Péguy s’en prend aux « snobs tolstoïsants », aux politiciens anticléricaux qui utilisent Tolstoï, les premiers pour critiquer les œuvres d’art, les seconds afin de lutter contre les croyants. Péguy s’en prend autant au silence des Russes parisiens au sujet de Tolstoï, à la véritable cabale orchestrée par la colonie russe à Paris contre Tolstoï qu’au dévoiement des positions tolstoïennes qu’opèrent les révolutionnaires français. On n’a pas le droit, selon la métaphore de Péguy, de « désosser » quelqu’un, de choisir par exemple chez Tolstoï des arguments allant contre le clergé, tout en taisant l’antimilitarisme présent dans le tolstoïsme ; ou qui le ferait ne pourrait à bon droit se proclamer tolstoïen. Péguy considère que la charité incarnée par Tolstoï n’égale pas la solidarité moderne, mais il accepte de mener contre elle un combat égal, c’est-à-dire à armes égales. Cela est difficile mais seules les positions, les déductions et les convictions véridiques valent la peine de se voir confrontées. Ainsi donc, Péguy exprime en 1902 son profond respect de Tolstoï. En 1914, Tolstoï a perdu la considération de Péguy. Bien sûr, deux hommes, amis, peuvent expliquer et schématiser cette évolution : l’influence de Romain Rolland allait dans le sens de l’admiration et Tolstoï vivant de Suarès (principalement dans sa deuxième partie très dure,intitulée Contre Tolstoï) incita sans doute Péguy à réviser son opinion. Une autre explication manifesterait plus de finesse: Péguy a progressivement compris, ou pris conscience que Tolstoï trichait. Le respect et l’admiration de la première heure venait avant tout de la sincérité et de la simplicité étonnantes du grand homme. Les causes du revirement doivent être cherchées dans les valeurs auxquelles Péguy s’est toujours attaché – pour nous dire que le socialiste a admiré « la voix d’Iasnaïa Poliana » (Laichter) et que le chrétien le rejette in extremis ne saurait éclairer le problème. L’homme doit se montrer sincère, agir en accord avec ses convictions. Péguy tient pour hypocrite le mode de vie d’un comte Tolstoï qui prône des mœurs en contradiction criante avec son quotidien. Un jugement si tranché s’explique: Péguy était d’autant moins enclin à pardonner au génial écrivain sa faiblesse et ses défauts qu’il l’avait jusqu’alors secrètement admiré.

 

En guise de conclusion, répondons à cette nouvelle question: cette attitude de Péguy face à Tolstoï est-elle originale ? Marcel Proust, André Gide et Roger Matin du Gard nous servirons de repères pour trois brèves comparaisons.

Tolstoï représente pour Proust l’idéal du grand Artiste écrivain. Proust ne revint jamais sur cette appréciation. La figure de Tolstoï ne gêna jamais l’expression du talent de Proust, comme elle aurait le faire si un complexe d’infériorité s’était manifesté. Bien au contraire, l’élection de Tolstoï comme Maître permet à Proust de se libérer de l’influence de ses contemporains français. La rivalité avec l’écrivain russe – et l’expression est trop forte sans doute – se fait dans le secret. Bref, Proust considérait Tolstoï comme un écrivain (en un sens invariablement laudatif) proche de lui; et ce, dans la même discrétion dans laquelle Péguy adressait un « demi-dialogue » (selon son mot) avec le penseur russe (Péguy manifestant une attention bienveillante puis très critique).

Gide découvrit Tolstoï en 1890, par La Sonate à Kreuzer, Anna Karénine puis Guerre et paix... Mais son admiration tombe au tournant du siècle. Deux certitudes: en 1913, il plaint Suarès d’avoir toujours à la bouche le nom de Tolstoï, en oubliant Dostoïevski; en 1915, il déclare que Guerre et paix n’est pas un chef d’œuvre, malgré ce qu’en peut dire le vulgaire. Dès lors, Gide tient que Tolstoï non seulement le cède au talent de Dostoïevski, mais n’atteint pas même au génie! Un revirement, du positif au négatif, aux alentours de 1900 caractérise donc à la fois Péguy et Gide. Mais celui-ci ne songe qu’à l’écrivain, quand celui-là considère le penseur qu’il y a en Tolstoï. Gide va jusqu’à réaffirmer le peu de cas qu’il fait de Tolstoï dans les lettres à Martin du Gard, pourtant fervent du Russe!

En effet, depuis sa découverte de Tolstoï en 1898, Martin du Gard conserva toujours sa grande admiration à Tolstoï. Mieux: la rupture entre lui et Gide s’explique par leur mésentente à ce sujet. Un extrait de ses Notes en 1945 semble une vengeance à froid, où il affirme : « Aucun livre de Gide n’a été pour moi un de ces livres de chevet, sur lesquels on se modèle insensiblement, à la suite d’une lente et longue fréquentation. Tolstoï, oui. [...] Mais Gide, non. » L’attitude semble exactement l’opposée de celle de Péguy qui changea d’avis sur Tolstoï pour le blâmer, sans jamais semble-t-il en parler avec ses amis, sans a fortiori se « brouiller » avec eux à ce propos. D’ailleurs, Péguy ne s’est-il pas brouillé avec Tolstoï comme avec un ami?

 

 

Chronologie des textes concernant Tolstoï

 

Occurrences du nom de Tolstoï (volumes de la Pléiade)

Dates de publication

Titre des textes où le nom de Tolstoï apparaît

Références des Cahiers de la quinzaine

A 561

juillet 1900

Réponse brève à Jaurès

I-11

« Nous savons combien il y avait de mensonge démagogique et de lâcheté sous une gloire échafaudée comme était celle de Victor Hugo. [...] Malheur à l’artiste qui aime la gloire. Que si l’on veut donner un seul et même nom, ce nom de gloire, à la célébrité d’un Tolstoï et à celle d’un Victor Hugo, je proteste. »

A 589

novembre 1900

Vient de paraître Quo vadis. (L’article est critiqué par Péguy.)

I-12

« [...] telles parties [du roman Quo vadis] feront songer à l’éclat descriptif d’un Flaubert [...], à la rudesse d’un Kipling [...], à la simplicité persuasive d’un Tolstoï (supplice de Pierre), au scepticisme supérieur d’un France [...] »

A 1673

11 juin 1901

texte de gérance

II-12

Péguy annonce « un dossier complet du mouvement russe depuis l’excommunication de Tolstoï ».

A 1675

22 juin 1901

Id.

II-13

« On sait que le prochain cahier sera un dossier aussi complet qu’il faudra du mouvement pour la liberté en Russie depuis l’excommunication de Tolstoï. »

p. 72

décembre 1901

Id.

III-5

« Nous publierons prochainement une Lettre inédite de Tolstoï à Romain Rolland ».

A 903 (5x)

A 904 (5x)

A 905 (5x)

février 1902

Avertissement         

III-9

 

février 1902

UNE LETTRE INÉDITE

III-9

A 922

avril 1902

Personnalités

III-12

« Le dix-septième siècle français eut un public. Le dix-huitième siècle français eut un public. Tolstoï a un public. [...] Il y a eu en France des survivances de public jusqu’à la fin du Second Empire. Il n’y a plus aucun public en France depuis le mensonge révolutionnaire et depuis l’infection romantique. »

A 929

Id.

Id.

 

« Les cahiers que je connais ont été faits par Jérôme et Jean Tharaud, René Salomé, André Bourgeois, Pierre Deloire, Hubert Lagardelle, Romain Rolland, Léon Deshairs, Pierre Baudouin, Lionel Landry, Antonin Lavergne, par M. Sorel, par Mlle Lévi, par Charles Guieysse, par Jaurès, par Georges Delahache, Jean Hugues, Félicien Challaye, Bernard-Lazare, par Tolstoï. Les cahiers que nous préparons seront faits par les mêmes [...] »

 

décembre 1902

TROIS LETTRES DE TOLSTOI

IV-7

 

mars 1905

L’ÉGLISE ET L’ÉTAT, LES ÉVÉNEMENTS ACTUELS EN RUSSIE

VI-13

B 358

décembre 1905

Les Suppliants parallèles

VII-7

« Une révolution est essentiellement au contraire une opération qui fonde. / Si l’on ne fait pas cette distinction nécessaire, cette reconnaissance indispensable, on n’entend, on ne reconnaît rien à tout le mouvement russe, à tout ce qui se passe actuellement en Russie; on n’entend rien notamment à la haine invétérée de Tolstoï pour les révolutionnaires professionnels ; ces hommes qui à nous ne nous paraissent pas des véritables révolutionnaires, pour lui chrétien ils sont encore infiniment trop révolutionnaires, et il suffit de savoir lire un peu pour sentir, pour savoir quelle haine il a contre eux, quelle répulsion, quelle aversion il a d’eux. »

 

février 1911

TOLSTOI VIVANT

XII-7

C 1299

juillet 1914

Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne

Posth.

« Et ce goût du commun et du pauvre, qui est chez nos riches le crime le plus affreux, et la plus ignominieuse indécence, étant la plus monstrueuse affectation, la plus criminelle et la plus monstrueuse dérision, la simulation la plus frauduleuse et justement celle à qui il ne sera point pardonné, – n’est pour le pauvre que la plus dénuée décence. Ce qui chez le riche n’est que la plus graveleuse et la plus perverse invention de l’orgueil et de la perversité, (Tolstoï), n’est chez le pauvre que la plus pauvre décence. »

 

 

Données techniques sur les quatre Cahiers « tolstoïens »

 

·      Le premier, blanc, est tiré à 4000 exemplaires et compte 36 pages de papier fort (ce qui en fait le plus bref des Cahiers). Il contient un avertissement de Péguy, une préface de Romain Rolland puis une lettre de Tolstoï à Romain Rolland  Il se vendra mal puisqu’il en reste 1390 invendus en octobre 1912. Son titre est de Péguy.

·      Le second, blanc, est tiré à 2000 exemplaires et compte 88 pages. Il contient trois lettres de Tolstoï à divers destinataires, traduites « par les soins de Romain Rolland ». Son titre à lui aussi est de Péguy.

·      Le troisième, jaune, est tiré à 3000 exemplaires et compte 72 pages. Il contient deux petits essais de Tolstoï traduits par Jean-Wladimir Bienstock, qui leur a donné le titre, à moins que ce ne soit Péguy.

·      Le quatrième, vert, est tiré à 2000 exemplaires courants et 20 sur whatman. Il compte 188 pages et contient un essai d’André Suarès. Le titre a été trouvé par Péguy.

 

 

Remarques annexes

 

o     Une « Lettre de Tolstoï adressée à un israélite » figure également dans le premier cahier de la cinquième série (octobre 1903), réalisé par Henri Dagan et intitulé Les Massacres de Kichinev.

 

o     À partir de décembre 1901 jusqu’à son départ au front, Péguy a proposé à ses abonnés et à ses clients une photographie de Tolstoï au cours d’une promenade à Iasnaïa Poliana en compagnie de Maxime Gorki. Cette photographie, réalisée par une des filles de Tostoï, avait été communiquée par le docteur Schlepianoff à Léon Deshairs, qui la remit à Péguy qui en fit tirer 300 exemplaires vendus 2 francs l’unité (voir C.Q. III-9 et VI-13). Mais l’original restait toujours en exposition au-dessus du bureau de Péguy, au 8 rue de la Sorbonne. La présence, la place de Tolstoï chez Péguy n’a pas qu’un caractère abstrait !

 

 

Bibliographie sommaire

 

1952    Thaïs Lindström, Tolstoï en France (1886-1910), Institut d’Études Slaves, Paris

1974    Jean Bastaire & Henri de Lubac, Claudel et Péguy, Aubier, Paris

1974     Dominique Maroger, Les Idées pédagogiques de Tolstoï, L’Âge d’Homme, Lausanne

1981    Henri Guillemin, Charles Péguy, Seuil, Paris

1985     Frantisek Laichter, Péguy et ses Cahiers de la quinzaine, Maison des Sciences de l’Homme, Paris

1991     Danielle Bonnaud-Lamotte, Charles Péguy et la révolution sociale, CNRS, Paris

1993    Sœur Mary-Helen Kashuba, « La Russie vue des Cahiers », Bulletin de l’Amitié Charles Péguy, n°63

1995    Michel Cadot, « Trois lecteurs français de Tolstoï : A. Suarès, A. Gide, R. Martin du Gard », Cahiers Léon Tolstoï, n°9

1995     Wladimir Troubetzkoy, « La relation complexe de Marcel Proust à Lev Tolstoï », ibidem



1 Péguy écrit tantôt « Tolstoi », tantôt « Tolstoï » (graphie restée la plus commune) ; Rolland écrit, à l’anglaise, « Tolstoy », suivant en cela l’habitude de Tolstoï lui-même lorsqu’il écrit en français ; Suarès hésite entre « Tolstoï » et « Tolstoy » ! Voir l’article d’Adrien Bernelle, « Tolstoï ou Tolstoy », paru dans Vie et Langage, n°133.

2 Non seulement l’éditeur y voit une actualité susceptible d’intéresser ses lecteurs (parce qu’intéressante en soi), mais il compte vendre ce cahier, confié à la colonie russe de Paris, prévu mais inabouti suite à des résistances de cette même colonie, qui était loin de partager toutes les vues de Tolstoï – sans compter celles de Péguy à propos de Tolstoï ! Péguy annoncera d’ailleurs en 1905 que son vieil abonné et collaborateur, Jean-Wladimir Bienstock, « a entrepris une traduction littérale et intégrale des Œuvres complètes du comte Léon Tolstoi [sic], d’après les manuscrits originaux de Tolstoi » ; il précise : « cette édition formera quarante-trois volumes [...] Les volumes [qui] ont paru [...] sont en vente à la librairie des cahiers[...] »

3 Tolstoï a pour sa part lu au moins trois Cahiers de la quinzaine. En effet, le 28 février 1904, Romain Rolland a demandé à André Bourgeois, l’administrateur des Cahiers, d’envoyer ses deux cahiers Jean Christophe I et II. Tolstoï en jugea-t-il l’auteur « médiocre » ou bien « savoura »-t-il le livre ? Les témoignages que nous en avons se contredisent. Le 3 août 1906, Romain Rolland envoie à Tolstoï Michel-Ange I.