C.I.É.S.
Centre
Université
d’Orléans
Le rôle
de l'Université
dans la
société actuelle
Amélie Barbier
Vanessa Besson
Alexandre Borrell
Mélanie Duneau
Mouhamadou Fall
Nadège Lerouge
Clara Mallier
Déborah Mousset
Marienne Neveu
Paolo Pereira
Céline Poudat
Réflexions préparatoires au stage de formation des 17 et 18 mars 2003 (La Rochelle)
En 2000-2001, on compte 1
286 000 étudiants (sans même compter les I.U.T.) et 85 500
enseignants-chercheurs[1].
Le ministère de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche
consacre 16,31 % de la totalité de son budget (qui s’élève à 3,78 % du
budget de l’Etat) à l'enseignement supérieur. 5,44 % du budget ministériel
total est consacré à l'enseignement supérieur, soit 1,02 % hors M.J.É.N.R.
(le ministère de l'Agriculture et de la pêche, celui de la culture et de la
communication étant ceux qui consacrent le plus important pourcentage à
l’enseignement supérieur, après bien sûr le M.J.É.N.R. et devant les Affaires
étrangères).
Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. L’Université n’est plus réductible
à cette élitiste parisienne Sorbonne, véritable société dans la société, tour
d'ivoire ; mais elle est comme une société parallèle, objet d’analyse
autonome pour le sociologue. Sa police : surveillants et
appariteurs ; sa justice : conseils de discipline ; sa
bourse : les statistiques filière par filière publiées chaque année ;
son commerce : vêtements estampillés du logo du bureau des élèves, cartes
postales de l’Université flambante neuve ou, au contraire, historiquement
vénérable ; ses mœurs : des fameux premiers rangs désertés à la fête
de l’Université ; ses scandales ; ses lieux de convivialité :
bibliothèque, halls ; ses restaurants : cafétéria, cantine,
restaurant universitaire ; sa poste, interne et externe ; ses classes
sociales disparates : vacataires, contractuels, titulaires ; les
classes d’âge : jeunes allocataires, maîtres de conférences mûrissant, les
mûrs professeurs, son troisième âge de professeurs émérites ; ses
guerres : la course aux financements, la chasse aux lycéens pour en faire
des étudiants de première année…
Le rôle de l’Université
dans la société actuelle n’est-il donc que de la décalquer ? Et pourquoi
le fait-elle ? On savait pourquoi la Sorbonne des docteurs théologiens
pontifiait : pour qu’on l’écoute, pour avoir du pouvoir. Mais quelle
fonction prend l’Université actuelle, si parente de la société globale, dans
cette même société ? Un fait remarquable entrera d’abord en ligne de
compte, à savoir la transformation au XXe siècle de l’Université
élitiste en Université populaire. Certes rites d’insertion comme le service
militaire disparaisse quasiment, alors que d’autres apparaissent : la
ritualisation des études universitaires vue du côté des étudiants met aussi en
question l’horizon scientifique que propose la recherche universitaire. Nous
montrerons quelques aspects du rôle actuel de l’Université dans le progrès
scientifique de la société, avant d’ouvrir la réflexion au rôle qu’est appelée
à jouer l’Université dans le changement de la société : si la société
change, n’est-ce pas dû aux pensées nouvelles de la société ? Les deux
milieux, certes inégaux ni homogènes, de la société globale et de l’Université
sont en interaction : celle-ci pensant celle-là, qui en retour la remet en
question. Ces tours et retours, insensiblement, ne permettent-ils pas à tous
d’avancer ?
I
L'Université, institution d'instruction et de formation « pour tous »
A. De la massification
de l’enseignement supérieur
En France, l’Université accueille aujourd’hui tous
les étudiants sortant du lycée avec le baccalauréat (il est parfois possible
aussi d’obtenir une équivalence, comme la « capacité » en Droit…) sans considérations de sélection, celle-ci
étant au préalable effectuée par les études au lycée et par l’obtention (très
bonne, bonne, assez bonne ou sans mention) ou la non-obtention du baccalauréat.
C’est même la raison pour laquelle un enseignant du supérieur est
présent comme membre dans chaque jury de baccalauréat (on notera que beaucoup
fuient cette responsabilité, alors même qu’ils sont ensuite les premiers à se
plaindre du faible niveau des étudiants qui arrivent en 1re année).
Cette
ouverture est renforcée par la quasi gratuité des études. Quasi gratuité
disons-nous, car les droits d’inscription ont décuplé depuis le début des
années 1980, et parce que le système d’aide sociale, qui vient en partie
pallier le manque de moyens financiers de certains étudiants, ne peut rien pour
les 40 % contraints de se salarier à l’année (et de mettre ainsi en péril la
réussite de leurs études, en voulant les rendre possibles). La comparaison avec
d’autres pays[2] montre,
malgré cet aspect économique, la véritable démocratisation de l’enseignement
supérieur en France. La « massification » est réelle depuis les
années 1980.
Les moyens n’ont cependant pas suivi, et la
qualité des conditions de travail est bien moindre[3]
que dans les universités payantes et d’accès limité, comme celles des
États-Unis d’Amérique. Reste aussi que la poursuite d’études est encore
largement liée au niveau social : la démocratisation est, sans conteste,
plutôt bonne pour les premiers cycles, mais on sait par exemple que la
proportion d’enfants d’ouvriers est beaucoup plus faible dans les filières
longues (bac +5, doctorat) que dans les filières courtes et de
professionnalisation[4].
Les écoles
de commerce, payantes, savent gérer l’argent reçu de leurs étudiants pour la
prise en charge de la scolarité en outils de travail performant, en formation
de qualité par des experts : l’espoir d’un fort salaire et d’une carrière
réussie fait de la somme versée au départ à l’école de commerce un
investissement – financier mais aussi intellectuel, car l’argent ne fait pas
tout – rentable à moyen terme ou à long terme. Deux logiques jouent :
l’investissement pour gagner plus, la prudence d’investissement sans espoir de
gain.
La
massification a amené à l’Université un public venant de groupes sociaux plus
diversifiés. Peut-on ajouter : « d’où une baisse de
niveau ? » Non, c’est l’absence de sélection à l’entrée de
l’Université et, ensuite, des critères de notations laxistes, qui peuvent
provoquer un appauvrissement des savoirs réellement transmis voire, à long
terme, des enseignements dispensés. Pour autant, on peut considérer que c’est
le rôle de l’Université d’offrir une chance à chacun. Mission d’autant plus
difficile que la « fac » est souvent un choix opéré par défaut (pour
les étudiants refusés en prépas, en I.U.T., en B.T.S., dans une école).
La qualité de l’enseignement devrait donc être à la
hauteur de ce nouvel enjeu, ce que peut-être certains enseignants, qui ont fait
leurs études il y a quelques années déjà et qui restent attachés à une certaine
image élitiste de l’Université, ne comprennent pas. Pourtant, on ne peut
enseigner de la même façon quand l’on s’adresse à une petite partie de la
jeunesse, issue de milieux sociaux plutôt aisés et instruits (comme en 1968, et
jusque dans les années 1970) et, comme aujourd'hui, quand l’on s’adresse à un
public beaucoup plus large. Est-ce à cause de l’augmentation des effectifs que
l’enseignement doit s’adapter ? Doutons-en : les moyens économiques
doivent évidemment suivre le mouvement, mais l’enseignant doit en permanence
s’adapter à son public et aux avancées dans sa matière, car la recherche, les structures
de pensées évoluent, car l’enseignement au lycée évolue aussi.
B. Vision « idéaliste » de l’Université
Traditionnellement, l’Université
traite de l’universel et délègue aux grandes écoles (H.E.C., Polytechnique,
écoles d’ingénieur…) le côté « util(itarist)e » et donc direct de
l’enseignement. Elle poursuit plutôt un idéal qui lui est spécifique, à savoir
la capacité de réflexion et d’indépendance du jugement scientifique,
économique, social, politique et culturel. Elle est un lieu de diffusion des résultats de la
recherche, primordial pour la société. D’autant que les enseignements dispensés
sont nourris et mis à jour, dans l’idéal régulièrement, par les travaux de
recherche des enseignants eux-mêmes et, plus généralement, de l’ensemble de la communauté
scientifique.
D’aucuns considèrent ainsi certaines formations
inutiles, puisque non productives, au moins « visiblement ». C’est,
pourtant, le rôle de l’Université d’être le lieu où l’on continue de chercher
et d’enseigner dans des domaines qui ne sont « que » culturellement
« productifs » (et non économiquement productifs). Espace
de développement et de transmission pédagogique du savoir critique,
l’Université doit défendre la « non-utilité » de la philosophie, de
l’histoire, des « langues mortes », des lettres (autant de disciplines qui présentent peu
de débouchés directs, si ce n’est justement les concours de l’Éducation
nationale), disciplines qui permettent une réflexion critique autonome, libre
et non moins rigoureuse sur l’Homme (et les représentations de sa condition et
de son évolution).
Cela dit, ce n’est pas parce que les disciplines
enseignées à l’Université vue comme société parallèle sont non directement
utiles que l’on doit envoyer à l’Université des désœuvrés, désireux de ne pas
travailler tout de suite ou d’éviter de pointer à l’A.N.P.E. Trois cas sont à
distinguer : les étudiant s’engageant dans les filières sélectives sont
promis aux hautes sphères de la vie sociale (ingénieurs, direction,
enseignement supérieur) ; les étudiants peuvent aussi à l’Université
prolonger des études en attendant de trouver un travail à valeur grise
ajoutée ; les autres sont contraints de travailler par des formations
professionnelles courtes. Il faut donc distinguer entre disciplines inutiles,
belles ou intéressantes en elles-mêmes d’une part et garderie de classes
entières de jeunes gens à qui la société barre la route d’un travail
valorisant : les faisant gagner en valeur par la formation
professionnelle.
C. Le point de vue «
utilitariste»
Un discours toujours plus
insistant (et qui, parfois, va caricaturalement de pair avec la critique
ci-dessus évoquée des disciplines « non productives ») est celui qui
dénonce la profonde inadéquation entre la formation dispensée et les besoins
socioéconomiques de la société. On évoque alors la nécessité pour l’Université
d’avoir aussi une vocation sociale directe (et non plus exclusivement indirecte
d’attitude envers le savoir), donc de dispenser un enseignement de formation
professionnelle, modèle très répandu aux États-Unis.
Les organisations patronales ont ainsi tenté, en
particulier dans les années 1990, de faire circuler l’idée que l’Université
préparait mal ou pas du tout au « monde du travail », en affectant de
croire qu’elles pourraient recruter des employés formés et prêts à travailler
immédiatement si l’Université les prépareraient correctement. Il paraît
pourtant impossible de préparer précisément à chaque métier proposé sur le
marché du travail (en raison des multiples spécialisations et de la fluctuation
du marché de l’emploi), et les entreprises ont toujours dû former quelque temps
les employés qu’elles recrutaient avant de les voir devenir productifs.
Un tel discours a, cependant, obtenu quelque
audience, les universités acceptant parfois de créer des diplômes très
spécialisés et destinés à une ou plusieurs entreprise(s). On citera, par
exemple, une licence professionnelle, créée à l’université d’Orléans, sur la
demande pressante de collectivités territoriales (à savoir région et
département), et destinée à être dispensée à Montargis, pour une spécialité
industrielle précise et un bassin d’emploi assez réduit (la formation prévoit
notamment l’utilisation d’outillages spécifiques, présents sur une plate-forme
technique destinée aux entreprises du secteur, et accessibles aux étudiants).
Le diplôme, en la circonstance adapté à la situation économique locale, n’a
qu’une durée de vie limitée (les premières promotions engagées, les entreprises
n’auront vraisemblablement plus besoin des nouveaux étudiants formés) et,
surtout, inadapté en dehors de ce bassin restreint.
La voie de la professionnalisation est suivie,
désormais, par de nombreux établissements[5]
qui créent de nombreuses licences professionnelles, en essayant de saisir
« l’air du temps » du marché de l’emploi et en tentant de se montrer
prospectifs et innovants. Chemin quelquefois hasardeux, d’autres fois non dénué
d’arrière-pensées (par exemple, celle de créer un volume horaire supplémentaire
important pour les enseignants en mal d’étudiants dans les filières
scientifiques). On ne peut pourtant pas en condamner à l’avance le résultat.
Reconnaissons que les I.U.T. ont suivi un chemin identique au départ, et ont
été un franc succès (embauche rapide après l’obtention d’un D.U.T. et,
conséquemment, net succès de ces filières auprès des étudiants), succès qui se
perpétue, les I.U.T. modifiant leur offre de formation pour rester en phase
avec les secteurs qui recrutent. Une meilleure connaissance des BTS permettrait
sans doute de tenir un discours identique sur le succès de ces autres
formations courtes et de professionnalisation[6].
L’Université ne doit pas pour autant se
transformer en une machine à diplômes, non plus nationaux mais spécifiques,
d’insertion professionnelle. Il est vrai qu’aujourd’hui la « prolétarisation
culturelle » existe bel et bien (en 1998, 20 000 doctorants étaient
aux chômage, sans compter les étudiants « surqualifiés ») et qu’il
revient à l’Université de se pencher sur ces bac + 8 devenus des
« intellectuels précaires » et donc sur ces titres-diplômes qu’elle
délivre et qui ne servent à rien. Elle ne peut pour autant limiter son
enseignement à la professionnalisation d’une « clientèle » étudiante
ciblée (et dans une vision extrême supprimer l’enseignement des
« humanités ») et instrumentaliser purement et simplement les
savoirs.
L’Université est un
espace de production, de renouvellement et d’approfondissement des
connaissances, c’est l’espace des enseignants-chercheurs au rayonnement social
particulièrement marqué. Les bibliothèques universitaires conservent les
ouvrages et se renouvellent constamment par augmentation vertigineuse de leurs
stocks, matérialisation sur différents supports de l’immense champ en continuel
mouvement de l’investigation scientifique.
A. Du savoir en
mouvement
Par ailleurs, c’est à
l’Université de décrocher les financements nécessaires au développement de la
recherche (puis de les gérer) : congés sabbatiques pour projets de
recherche, achat de matériel dans les
disciplines scientifiques, crédits pour inciter au développement de
micro-entreprises pour mettre en application les résultats de la recherche dans
certains domaines technologiques. La création de campus mixtes abritant des
parcs technologiques mêle université et entreprises, comme sur le campus de La
Source et permet à Orléans d’obtenir ces financements.
C’est enfin, sous la
pression extérieure ou suivant une nécessité intérieure, à l’Université
elle-même d’engager son autocritique et de développer une constante réflexion
pédagogique, sans tomber dans le tout-pédagogique : être à l’origine des
réformes, adhérer à celles-ci ou au contraire les critiquer (par le biais
collectif des syndicats, des pétitions ou par le biais individuel des articles
et autres ouvrages de réflexions).
B. Le savoir partagé ?
Le rôle de l’Université dans la recherche ne
s’arrête bien évidemment pas là, puisque, espace d’investigation, l’Université
est aussi un espace de transmission : « L’université est conservatrice,
régénératrice, génératrice. Elle conserve, mémorise, intègre, ritualise un
héritage cognitif ; elle le régénère en le réexaminant, l’actualisant, le
transmettant ; elle génère du savoir et de la culture qui vont alors rentrer
dans l’héritage »[7].
L’institution s’occupe ainsi de la diffusion des
travaux (presses universitaires, revues) et de leur enrichissement par le biais
de la communication entre chercheurs : des simples échanges entre
collègues, au quotidien, jusqu’ à l’organisation de journées d’études et de
colloques nationaux ou internationaux, sans oublier les séminaires accueillis
par des institutions comme le Collège de France ou l’É.H.É.S.S. Plus
généralement, l’Université permet de restituer les travaux de recherche qu’elle
engendre sous une forme vulgarisée via
les cours dispensés par les chercheurs aux étudiants. Ce dernier aspect
comprend une facette non négligeable de la mission de l’Université dans la
recherche : la formation des chercheurs de demain par ceux d’aujourd’hui.
« Un enseignement universitaire est un enseignement spécialisé inséré dans
une formation générale ouverte sur la culture. Il critique les savoirs
existants et, nourri par la recherche qui crée de nouveaux savoirs, il
contribue lui-même comme enseignement à l'émergence de connaissances nouvelles.
Il permet aux étudiants d'acquérir des contenus, des attitudes intellectuelles
et des compétences méthodologiques ou éthiques, tels que l'esprit critique et
la rigueur, ou encore les capacités d'analyse et de synthèse. Il est source de
création tant pour celui qui le dispense que pour celui qui le reçoit. »[8].
Ce partage du savoir entre professeurs, entre professeurs
et élèves, et entre étudiants, participe d’une prise en compte d’autrui (sur
laquelle on reviendra ci-après) et d’un décentrement culturel essentiels pour
l’ouverture d’esprit de l’étudiant comme pour la démarche du chercheur. Il est
par exemple bien connu que dans les sciences humaines, les approches
intellectuelles varient beaucoup en fonction des cultures : pour revenir à
notre terme de comparaison, la différence entre la France et les États-Unis est
flagrante tant en philosophie (différence entre philosophie analytique et
continentale), qu’en histoire (en France on postule qu’on peut mettre en
lumière « la » vérité sur tel ou tel aspect d’une période, alors
qu’aux États-Unis peuvent coexister une lecture féministe, marxiste ou
structuraliste d’un même sujet avec une égale prétention à la vérité,
relativisme qui paraît paradoxal à un Français), et en littérature (depuis
l’avènement du structuralisme, la France privilégie une approche formelle des
textes, alors que les critiques Américains demeurent dans l’ensemble partisans
d’une lecture herméneutique héritée, selon Ann Banfield, de leur tradition
intellectuelle protestante qui n’assigne qu’une place très restreinte à la
grammaire dans l’enseignement et continue à aborder les textes littéraires
comme les Écritures, c’est-à-dire comme des textes à interpréter).[9]
Le chercheur aura donc tout intérêt, dans l’idéal, à se
confronter à de telles différences pour soumettre les outils qu’il utilise à un
questionnement épistémologique. C’est pourquoi l’Université encourage également
les échanges au niveau des professeurs ; cela a d’ailleurs le mérite de
permettre aux étudiants qui ne peuvent pas partir à l’étranger d’accéder à une
forme de culture et une approche intellectuelle autres. Ainsi ,le roman Changement de décor de David Lodge
décrit avec beaucoup d’humour un échange entre deux professeurs d’universités
respectivement anglais et américain.
Pourtant, cette pluridisciplinarité est à
nuancer : il est difficile de mettre en place de nouvelles filières
interdisciplinaires et, tant au niveau de l’enseignement que de la recherche,
le savoir reste cloisonné. Les initiatives collectives entre départements
restent rares[10]. Le
chercheur est un « spécialiste » (d’où le rayonnement social évoqué
précédemment) et ce, même si la réforme qui a remplacé la thèse d’État par la
thèse actuelle en trois ans visait justement à atténuer cette spécialisation marquée.
L’université fait plutôt coexister et non communiquer les disciplines : la
culture des humanités d’un côté, celle de la scientificité de l’autre, et à
l’intérieur même d’une discipline (et donc d’un département) on trouve des
sous-disciplines et des visions-interprétations étanches (le structuralisme/la
sociologie de la littérature cités plus haut). Il y a compartimentation du
savoir (doublé d’une certaine balkanisation et rivalité des universités
françaises). On connaît ce que fait le voisin et on s’en distingue clairement.
On reconnaît la nécessité de l’interdisciplinarité mais non celle de la
transdisciplinarité (et ce sûrement à cause de la difficulté que celle-ci
suppose), Edgar Morin appelle ainsi à une véritable réforme de pensée :
« Il faut substituer une
pensée qui relie à une pensée qui disjoint, et cette reliance demande que la
causalité unilinéaire et unidirectionnelle soit remplacée par une causalité en
boucle et multiréférentielle, que la rigidité de la logique classique soit
corrigée par une dialogique capable de concevoir des notions à la fois
complémentaires et antagonistes, que la connaissance de l'intégration des
parties dans un tout soit complétée par la connaissance de l'intégration du
tout à l'intérieur des parties. La réforme de pensée permettra de freiner la
régression démocratique que suscite, dans tous les champs de la politique,
l'expansion de l'autorité des experts, spécialistes de tous ordres, ce qui
rétrécit progressivement la compétence des citoyens, condamnés à l'acceptation
ignorante des décisions de ceux qui sont censés savoir, mais en fait pratiquent
une intelligence aveugle, parce que parcellaire et abstraite, brisant la
globalité et la contextualité des problèmes » (op.cit.).
Une telle réforme reste aujourd’hui de l’ordre de
l’idéal, comme une sorte de point de fuite.
C. Entre autonomie et
dépendances
Il faut néanmoins nuancer l’autonomie de la
recherche universitaire vis-à-vis des pouvoirs publics et du milieu
économique : l’université française est autonome vis-à-vis de la religion
et du pouvoir (par l’élection d’un Conseil de l’université) mais, étant donné
l’important budget investi, l’Etat peut s’attendre aussi à ce que les
chercheurs s’attaquent aux problèmes avant tout concrets et obtiennent des
résultats tangibles. L’autonomie est par ailleurs menacée par les partenariats
avec l’industrie (le secret professionnel alors imposé s’oppose à la
communication universitaire internationale). Le brouillage des frontières entre
l’université et les entreprises, entre gestion publique et gestion privée
(irait-elle jusqu’à une « défonctionnarisation » des
chercheurs ?) vise à ériger l’intérêt privé en norme absolue. L’intérêt
des travaux (et de l’enseignement, comme on l’a vu plus haut) serait alors
évalué ou réévalué en fonction de leur valeur marchande externe.
Dans Le naufrage de l'Université[11],
le sociologue Michel Freitag résume le point de vue des plus critiques à
l'égard du développement du secteur de la recherche dans les universités:
« Je soutiendrai que le souci du développement de la recherche
universitaire tend aussi, actuellement, à induire une mutation fondamentale de
la nature de l'université qui la fait passer du statut sociétal (et
sociologique) d'institution de formation à celui d'organisation (ou de réseau organisationnel)
de production et de contrôle et que cette mutation est dangereuse non seulement
pour l'université, mais pour l'ensemble de la société qui y perd son dernier
lieu institutionnel de synthèse et d'orientation critique. »
L’européisation des universités participe de ce
partage du savoir nécessaire, difficile et non moins vital scientifiquement
(comme on vient de le voir) et « humainement » (cf. plus bas). L’an prochain, les
dispositifs d’européisation des universités prévus par le rapport Attali[12]
entreront en vigueur. Les diplômes seront ainsi homogénéiser à travers le
modèle dit 3-5-8 qui, dans une logique d’harmonisation européenne, doit
substituer l’actuel système DEUG-licence-maîtrise, spécifique à la France, par
le système licence-magistère-doctorat. Ce qui permettra sans aucun doute la
mobilité des étudiants et des chercheurs d’un pays à l’autre.
Mais il ne faut pas que
cette « harmonisation
volontariste en cours constitue l'accompagnement scientifique du marché unique,
de la monnaie unique et de la fusion généralisée des entreprises
innovantes »[13].
Européisation ne doit pas renvoyer à une « européanisation aveugle du modèle américain et
l'imposition d'une logique de compétition économique et d'uniformisation
administrative à tous les types de disciplines, d'établissements et de
recherches » (ibid.), telle que semble le désirer (ou l’avoir
désiré) certains responsables européens[14].
Le danger est bien sûr de nuire à la démocratisation du système universitaire
puisque « l'application
mécanique du modèle marchand et concurrentiel à la sphère universitaire et de
recherche risque fort de provoquer une série d'effets pervers contraires aux
objectifs affichés. […] Les établissements les plus anciens, ou aux budgets les
plus importants, et situés sur les créneaux de recherche les plus vendables,
ont toute chance de profiter d'une européanisation technocratique qui ne prend
d'ailleurs en considération que ce seul secteur de l'enseignement supérieur et
de la recherche » (ibid.).
A l’Université, l’étudiant est contraint de
s’adapter à un nouvel environnement de travail. Sortant du cocon protecteur
qu’était le lycée, il doit remettre en question une vision de l’enseignement fondée
sur un encadrement fort et un suivi pédagogique constant. Loin de pouvoir
compter sur une pédagogie éprouvée, c’est maintenant à lui de s’approprier les
savoirs dispensés.
Cette autonomie intellectuelle ne s’acquiert pas
sans mal, le démontre le taux d’échec important malheureusement constaté en
début de cursus. La part de travail personnel requise est nettement plus
importante à l’Université, et doit être l’effet, en l’absence de contraintes,
d’un choix individuel. Il faut donc ici entendre liberté en tant que contrainte choisie, et non comme une
libre disponibilité sans fin.
Un
tel investissement est le corollaire d’un processus de responsabilisation, et
l’Université joue à ce titre un rôle majeur et symbolique dans l’acquisition
d’une faculté critique.
Cette
responsabilité s’exerce aussi à l’endroit du personnel enseignant de
l’Université. De fait, l’enseignant chercheur a non seulement charge d’âmes,
mais également une responsabilité cruciale à l’égard de l’Etat et de l’ensemble
de la société française. En effet, il est investi d’une mission dont le succès
importe à tous, i.e. renouveler les savoirs et promouvoir la recherche
scientifique française. La liberté dont dispose l’enseignant chercheur est donc
le moyen d’accomplir sa tâche de transmission et de renouvellement des savoirs.
Ces deux responsabilités sont d’ailleurs intimement liés, tant il est vrai
qu’un savoir vivant implique une constante remise en cause.
L’Université
est ainsi un lieu de liberté, mais d’une liberté entendue comme responsabilité
de chacun à l’égard de la collectivité, tant pour l’étudiant que pour
l’enseignant chercheur.
B Lieu d’éducation
Par delà l’individualisme, l’Université est un
espace d’initiation au politique donc lieu d’éducation (comme apprentissage de
l’exigence du vivre ensemble outil de liberté).
C’est un lieu d’ouverture à autrui (rapport
éthique à soi et au monde, par-delà les différences sociales, de culture ou de
croyances), d’expériences étrangères. L’université propose non seulement des
cours mais aussi la possibilité de s'inscrire dans des clubs sportifs, avoir
accès à des séjours linguistiques (assistanat par exemple) ou touristiques à
prix réduits, et représentent aussi un lieu où les étudiants peuvent monter
leur propres associations, s'engager, devenir militants, faire de la politique,
donc défendre des idées et s'investir dans des activités sociales et
culturelles.
C’est un lieu
d’échanges internationaux. (étudiants venant de l’étranger, étudiants
partant – par le programme Erasmus –, professeurs invités...), de promotion de
la culture francophone à travers le monde (diffusion de la production
culturelle française et francophone auprès d’un public international) et de
découverte d’autres cultures. C’est un lieu de croisement des cultures de
différents pays. C’est pourquoi elle a pour vocation de faciliter les échanges
en développant des structures permettant d’envoyer les étudiants qui le
désirent à l’étranger et d’accueillir dans le même temps des étudiants venus
d’ailleurs. Il faut noter à ce propos qu’une certaine régulation de ces
échanges est nécessaire : à l’Université d’Orléans, une enseignante du
département d’anglais a accepté l’an dernier de prendre la responsabilité des
échanges Erasmus suite à une situation gênante causée précisément par un manque
de contrôle, à savoir que deux étudiantes espagnoles souhaitant apprendre
l’anglais et ne parlant pas un mot de français s’étaient retrouvées en DEUG I à
Orléans parce que leur Université d’origine ne leur avait pas trouvé de poste
dans un pays anglo-saxon.
Mis
à part ces problèmes d’ordre technique, les échanges interculturels sont
essentiels.
C Lieu d’action
citoyenne
L’Université favorise des interventions
« citoyennes » ou « politiques » (dans le sens
d’interventions dans la cité, lieu républicain de débat), de la part des
étudiants (cf. à Lyon II, des étudiantss qui se révoltèrent contre un
laboratoire de recherche de leur université qui développe des thèses
négationnistes) ou des professeurs (cf. la polémique récente[15]
lancée en décembre 2002 par l’université de Paris VI Pierre et Marie Curie,
réclamant l’arrêt des subventions de l’Union Européenne accordées aux facultés
israéliennes – et faisant suite à « l’appel pour un moratoire sur les
relations culturelles et scientifiques avec Israël » lancé en avril 2002
par I. Ekelard, professeur mathématicien à Paris-Dauphine et J.M. Lévy-Leblond,
professeur physicien à Nice, la résolution est votée par le parlement européen
dans le même mois).
Étudiants et professeurs pouvant bien sûr faire
cause commune (comme en mai 68).
Ce renouvellement des connaissances influence la
société et ce dans tous les domaines : les sciences, l’économie, la
technologie… mais aussi en lettres, sciences humaines et philosophie
(l’influence est alors à plus lont terme : nouvelles structures de pensée,
nouvelles représentation du monde et de l’individu), sans parler bien sûr du
droit. « Refaire le monde » c’est aussi le « rôle » de l’Université,
non ?
Ainsi, pour Edgar Morin (op. cit.), la
mission trans-séculaire de l’université est « d’appeler la société à
adapter son message et ses normes » et d’ « inoculer dans la
société une culture qui n'est pas faite pour les formes provisoires ou
éphémères du hic et nunc, mais qui est pourtant faite pour aider les
citoyens à vivre leurs destins hic et nunc. » De « défendre,
illustrer et promouvoir dans le monde social et politique des valeurs
intrinsèques de la culture universitaire : l'autonomie de la conscience,
la problématisation (avec cette conséquence que la recherche doit demeurer ouverte
et plurielle), le primat de la vérité sur l'utilité, l'éthique de la
connaissance. D'où cette vocation exprimée par la dédicace au fronton
l'Université de Heidelberg : à l'esprit vivant. » Il y ainsi
« complémentarité et antagonisme entre les deux missions, s'adapter à la
société et adapter à soi la société : 1'une renvoie à l'autre en une
boucle qui devrait être productrice. Il ne s'agit pas seulement de moderniser
la culture : il s'agit aussi de culturiser la modernité. »
Conclusion
Pour
répondre à la question que nous avons posée, le défi que représente pour
l’Université son ouverture à la société actuelle est, plus qu’une remise en
cause, l’occasion d’un renouvellement. La gratuité, la massification, la
professionnalisation et la concurrence d’autres filières de formation sont
allés à l’encontre d’une tradition d’élitisme, mais ont finalement été
l’occasion de réaffirmer sa traditionnelle mission de formation à certaines
responsabilités. De même, aujourd’hui, les remises en cause nécessaires doivent
être l’occasion d’un bilan critique. Il est donc exclu de choisir entre
idéalisme et utilitarisme, à l’instar des Etats-Unis, mais il convient de
perpétuer la tradition continentale de l’humanitas.
Cette
modernisation a joué également dans le sens d’une adaptation aux modes
contemporains de production du savoir. Dans la mesure où elle tend à
industrialiser la science et à remettre en cause l’autonomie du chercheur,
l’introduction de la notion de « productivité » dans la recherche
universitaire est à juste titre critiquée. Cependant, elle est le moyen
incontournable pour l’Université de ne pas s’isoler de l’évolution de la
science contemporaine. En outre, en adaptant certaines filières aux besoins
industriels, elle a conduit à une diversification des formations (ainsi en
est-il des industries de la langue en Sciences du Langage).
L’Université
est aussi plus que jamais devenue un lieu de politisation, un laboratoire de la
vie démocratique et un lieu de formation des citoyens à l’esprit critique.
De
fait, la question de la place et du rôle de l’Université française est en
grande partie déterminée par sa situation à l’intersection des deux pôles que
sont d’une part son adaptation aux besoins de la société actuelle et d’autre
part sa capacité à perpétuer un savoir et une tradition intellectuelle. Ainsi,
l’Université ne doit pas choisir entre une professionnalisation oublieuse de
son rôle historique premier, et une simple capacité à assurer la transmission
et la fructification du savoir : c’est au prix d’une synthèse de ces deux
missions que l’Université pourra répondre à ces défis que lui pose la modernité
et elle-même garantir sa pérennité.
[1] Chiffres disponibles sur le
site du ministère de l’Éducation Nationale, www.education.gouv.fr
[2] Les États-Unis et l’Angleterre,
par exemple, où les droits d’inscriptions dans les universités, au nom d’une
vision consumériste des études, sont exorbitants. Cf. les récentes
manifestations en Grande-Bretagne.
[3] À ce propos, on peut
évoquer les problèmes que connaît l’université d’Orsay Paris-XI ou celle de
Toulouse-III, obligées d’interrompre à tour de rôle l’activité de ses campus
pendant quelques jours pour faire des économies (Le Monde du 24 janvier
2003 et passim).
[4] Cf. Les Héritiers, les
étudiants et la culture de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, (Paris,
Minuit, 1969).
[5] Sans compter la formation
continue très développée : les salariés viennent de plus en plus suivre des
formations à l’université. La « formation tout au long de la vie » est
d’ailleurs un objectif affiché par un certain nombre de ministres à l’occasion
des dernières réformes, ou projets de réformes.
[6] La professionnalisation
concerne aussi des filières plus longues, comme les MST et les DESS, qui
connaissent aussi un réel succès auprès des étudiants, et du monde du travail.
[7] Edgar Morin « De la réforme
de l’Université », intervention au Congrès de Locarno du 30 avril au 2 mai
1997, disponible sur perso.club-internet.fr/nicol/ciret/locarno/loca5c2.htm
[8] Définition exprimée au
Congrès de 1999 de la F.Q.P.P.U. et publiée dans un document sur le lien entre
l'enseignement et la recherche, dans V.
Erlich, A. Frickey, P. Héraux, J.-L.Primon, R. Boyer et C. Coridian, La
socialisation des étudiants débutants. Expériences universitaires, familiales
et sociales, Les dossiers de la direction de la programmation et du
développement, 2000, p.115.
[9] Ann Banfield, Phrases sans parole : théorie du récit
et du style indirect libre (1982), trad. de l’anglais par Cyril Veken,
Seuil, 1995, p. 16.
[10] Pour la première fois cette
année, L’U.F.R. de lettres et de sciences humaines d’Orléans organise un
colloque ouvert à tous les départements sur le thème « Territoires
rêvés ».
[11] Le naufrage de
l’université et autres essais d’épistémologie ,
Nuit Blanche, « NB Poche », 1998.
[12] « Pour un modèle
européen d’enseignement supérieur », Rapport de la commission présidée par
Jacques Attali, Stock, 1998.
[13] Christophe Charle,
« La nouvelle orthodoxie contre la science. Université et recherche dans
le carcan technocratique », Le Monde diplomatique, septembre 1999,
pp. 24-25.
[14] « Une institution
américaine m’inspire, à moi-même comme à d’autres, un profond respect :
c’est l’Université » écrivait Claude Allègre dans L’Age des savoirs.
Pour une renaissance des universités (Gallimard, 1993, p. 20), cité par
Chr. Charle.
[15] Cf. l’article de
Mathilde Mathieu dans Le Monde du 6 janvier 2003.