Robert Burac, Ru(e)s, Évidence, 2012, 68 pages.
Liliane Ruf-Burac a eu la gentillesse de m’envoyer le recueil de poèmes
de Robert Burac paru à titre posthume et hors commerce, livre qui entra tout de
suite dans le Paradis de ma bibliothèque. J’avais même rêvé de l’héberger sous
notre Porche, puisqu’il cherchait éditeur…
Examen de tous lieux de passage ‒ rus et rues ‒, notation
sur le vif, recherche du mot juste jusqu’à la boulimie ‒ et combien de
trouvailles du mot rare ! ‒, attention au corps parfois d’un
érotisme cru, contraste cinglant des registres de langue, tels sont les
éléments d’une stylistique fidèle à la vie bigarrée, d’une esthétique originale
que ne laissaient pas soupçonner les grands travaux d’érudition publiés par
Robert Burac. Il est deux fois vrai qu’il ne fut pas « le plus sot de la
tribu ».
Le 26 mars 1853, Baudelaire écrivait à madame Aupick : « Il y
a des moments où il me prend le désir de dormir infiniment ; mais je ne
peux pas dormir, parce que je pense toujours. » À Burac endormi, la poésie, reconnaissante, a inspiré des
réveils saisissants à « encore chanter encore ».
« Vierge au sourire diligent / qui cherche l’âme
sous la bure », lecteur humaniste, tous deux vous entendrez cette poésie
étoilée.
Parmi les 36 pièces où fleurit le vers libre et où survivent quelques
alexandrins modernes, nous proposons au lecteur du Porche peut-être le
poème le plus traditionnel, en ce sens que l’écrivain s’y fait « avec
jubilation, parfois jusqu’à l’ivresse, passeur de voix mémorables », pour
reprendre les mots si justes de l’avant-propos dû à Madeleine Valette-Fondo.
Dans ce centon aux allures de bibliothèque idéale, véritable invitation
à la (re)lecture, se succèdent Baudelaire, tutoyé au premier chef, Ronsard
mélancolique, Verlaine désespéré, Lamartine à l’eau dormante, Mallarmé minéral,
André Spire qu’appréciait tant Péguy (« un poisson saute en l’air en faisant un bruit
plat »), Reverdy présent plus souvent qu’à son tour,
Laforgue giflant le bon goût, Apollinaire énigmatique, le grand Apollinaire d’Alcools,
Rimbaud éveilleur, Supervielle parfois animalier[1],
toujours rêveur, Aragon nocturne et Max Jacob insomniaque, Valéry estival,
Leconte de Lisle à l’heure de midi, Péguy lui-même bien sûr au cœur de la
Beauce mais aussi en
son « grand char gémissant », du Bellay déraciné,
Prévert parisien, Perros déguisé (« Tout m’émeut comme si j’allais / disparaître dans
le moment »), Victor Hugo enfin et son « Booz endormi »,
assombri, en accord majeur, par l’attente de la mort.
Romain Vaissermann
Robert
Burac
« Voix et moyeux »
« J’avance en écrasant
des ombres sur la route. »
J. Supervielle, Gravitations
tu réclamais le soir il descend le voici
adieu plaisant soleil mon corps s’en va descendre
au pays qui te ressemble il a l’inflexion
des voix chères qui se sont tues mon enfant ma sœur
un soir t’en souvient-il on n’entendait au loin
que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
un peu profond ruisseau calomnié la mort
un poisson saute en l’air en faisant un bruit plat
et le bruit ricochant sur la plaque des eaux
il gît là comme une glande arrachée dans un cou
les flots sans se lasser vannent des sacs d’étoiles
le paon noir de la nuit plein d’orgueil fait la roue
et l’unique cordeau des trompettes marines
porte aux travailleurs l’eau-de-vie vienne la nuit
le lièvre qui veille en nous se réjouit dans son gîte
ses naseaux bleus tremblant sous les rosées célestes
je suis un homme pris dans les rets étoilés
qui cherchent diligents une âme sous la bure
calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
la nuit la nuit quand je pense à la poésie
je ne peux pas dormir
été tonne d’odeurs la terre est assoupie
voici la lourde nappe et l’océan des blés
et plus que l’air marin la douceur angevine
et notre lassitude et notre force pleine
les clochards affamés s’endorment sur les bancs
donner un pain plus mûr aux sots de la tribu
tout m’émeut comme si j’allais mourir à l’instant
voix de notre désespoir le rossignol va-t-il
encore chanter encore le sombre moissonneur
va-t-il en s’en allant négligemment jeter
du grand char gémissant cette faucille d’or
[1]
A été modifié, pour la métrique, seul un mot de « Distances » :
« Une biche vient, regarde et
disparaît haletante / Dans la brume de ses naseaux bleus qui tremblent / Sous
les célestes rosées, / Mais elle a laissé dans l’air la trace de ses
foulées. » Le premier climat d’Ève n’est pas si loin…