Jean Cluzel, Jeanne d’Arc. La politique par d’autres moyens, Economica, « Campagnes et stratégies », 2006, 304 pages, 28 euros

 

Ce livre de Jean Cluzel, sénateur de 1971 à 1998 puis secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, montre que la force morale permet « de lutter efficacement contre la tendance naturelle des choses à aller vers le pire ». Il reprend et développe le sujet d’un hommage à Alexandre-Henri Wallon prononcé à l’Académie des sciences morales et politiques, le 11 octobre 2004 : « Wallon, Jeanne d’Arc et la République » et qui commençait de la sorte (on peut le lire en entier sur le site www.asmp.fr) :

 

Pour ou contre Voltaire : tel est, pour une bonne part, l’enjeu politique et symbolique que représente Jeanne d’Arc à l’époque d’Henri Wallon. Bien avant d’être l’homme d’un amendement, Wallon fut celui d’une biographie, celle de Jeanne d’Arc, parue en 1860, rééditée six fois dans sa version intégrale, bientôt suivie d’une version abrégée (1867) et surtout d’une remarquable édition illustrée (1876). Sa diffusion fut considérable, autant que son efficacité, puisque cette prise de position fut capitale dans le processus de béatification de Jeanne d’Arc.

Wallon ayant publié plusieurs ouvrages sur l’Histoire sainte et les Écritures, ainsi qu’une réfutation de la Vie de Jésus de Renan, on pouvait estimer que ces enjeux d’exégèse et d’histoire étaient pour lui les plus importants. Il n’en était rien ; bien au contraire ; pour lui, la biographie de Jeanne est primordiale. Jeanne d’Arc est à la croisée de ses chemins : là où se rencontrent son œuvre d’historien, son action d’homme politique et son engagement catholique, en lui rendant possible de concilier la rigueur de la méthode historique et la ferveur de la foi chrétienne. Bien plus, il espérait qu’elle lui permettrait de réconcilier son Pays et son Église. Il voulait que la canonisation de Jeanne assurât les retrouvailles entre Rome et Paris.

Sa vocation fut d’œuvrer à la rencontre des deux Jeanne d’Arc : celle du Panthéon républicain et celle du Paradis catholique, afin de faire se fondre deux cortèges, jusque-là parallèles, mais derrière la même figure emblématique : d’un côté les fidèles de l’héroïne populaire et patriotique, de l’autre les dévots de la sainte visionnaire et vertueuse ; ou, si l’on veut, les partisans de la France révolutionnaire, et les serviteurs de la Fille aînée de l’Église. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, les zélateurs de la Jeanne laïque étaient, dans la première moitié du XIXe siècle, beaucoup plus nombreux et plus puissants que leurs concurrents catholiques.

Après avoir été ridiculisée par Voltaire, parangon de ces hommes des « Lumières » qui goûtaient si peu les mystères du Moyen-Âge, Jeanne d’Arc connut une véritable résurrection à l’époque du romantisme. Son grand poète ne fut pas Chateaubriand, trop occupé sans doute à se mesurer à Napoléon. Le mouvement ne vint pas non plus des défenseurs du trône et de l’autel, sous la Restauration ; au contraire, ceux-ci minimisaient l’épopée de Jeanne, accusée d’avoir outrepassé sa mission, et dont la fin tragique paraissait incompatible, à leurs yeux, avec la glorification de la monarchie, du clergé et de la noblesse.

Le grand « inventeur » de la Jeanne laïque et romantique fut Michelet. Avec lui, c’est une Jeanne « de gauche » qui accable la monarchie, le clergé et la noblesse, pour mieux exalter le Peuple. « Le mouvement romantique, a écrit Georges Goyau, aimait d’une passion quelquefois brumeuse les apparitions historiques où s’incarnait l’âme des peuples, les personnalités où des consciences collectives se résumaient et s’exprimaient : il fut séduit par Jeanne et l’on vit éclore, en 1841, l’hymne de Michelet »[1].

Cet « hymne » se trouve dans son Histoire de France, où Jules Michelet assène la phrase bien connue : « Oui, selon la Religion, selon la Patrie, Jeanne Darc (sic) fut une sainte. » Il ne nie pas le double sens de l’histoire de la Pucelle, et voit en elle comme la conclusion de l’aventure spirituelle du Moyen-Âge. Mais il ajoute, en forme de recommandation : « Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire ? Mais il faut bien se garder d’en faire une légende. » Pour Michelet, il ne faut pas s’attacher au merveilleux des récits sur Jeanne d’Arc. Du reste, à propos de ses visions, il ajoute : « Qui n’en avait au Moyen-Âge ? ». Michelet ramène Jeanne sur terre : elle a bien existé, figure humaine, très humaine et vulnérable ; figure populaire surtout ; la Jeanne de Michelet est fille du Peuple et non fille du Ciel. Il conclut : « La Vierge secourable des batailles que les chevaliers appelaient, attendaient d’en haut, elle fut ici-bas… » Et c’était une « simple fille des campagnes, du pauvre peuple de France… Car il y eut un peuple, il y eut une France. Cette dernière figure du passé fut aussi la première du temps qui commençait. En elle apparurent à la fois la Vierge… et déjà la Patrie ». Ainsi, Michelet confond Jeanne et son identité populaire, pour mieux l’élever sur les autels de la Patrie et du Peuple. Pour lui, l’histoire de Jeanne est comme une charnière de l’Histoire de France : voici la dernière figure du passé et la première des temps modernes ; voici l’Incarnation du Peuple ; voici une femme qui, nonobstant sa virginité, donne naissance à la Patrie ; et jusque dans la mort effroyable de cette martyre trahie par les siens, Michelet laisse apercevoir, en filigrane de son portrait de Jeanne, une figure christique. « Le sauveur de la France devait être une femme, résume-t-il. La France était femme elle-même »[2].

Les générations romantiques s’emparèrent donc de la mémoire de Jeanne, glorifiant l’héroïne médiévale avec un souci très inégal de la véracité historique.

 

Le public visé est, on le voit, varié : tout honnête homme non spécialiste de Jeanne d’Arc, ainsi que de jeunes lecteurs à qui, est-il précisé, s’adressent les notes de bas de pages ! L’ouvrage, écrit à destination d’un grand public, tient d’une fresque historique aux aperçus rapides et d’un essai politique aux envolées europhiles : curieux mélange.

Les meilleures pages décrivent, dans la cinquième partie, « Jeanne d’Arc dans l’histoire (XVe-XXIe siècles) », ce qui n’étonne pas venant du spécialiste réputé de l’audiovisuel et des médias qu’est Jean Cluzel. Mais pourquoi donc insérer dans un ouvrage sur Jeanne d’Arc cette troisième partie intitulée « Le Royaume unifié » (1461-1491) et centrée sur la figure d’Anne de France ? Et cette quatrième partie : « Jeanne de France, une Antigone chrétienne » (1476-1505) ? Jean Cluzel se lance-t-il dans un parallèle à la mode antique ? Pour une part, oui, mais il voit même dans Anne et dans Jeanne de France deux « disciples » de Jeanne d’Arc. À cette postérité étonnante de Jeanne d’Arc s’ajoute une recherche en ascendance. Et l’auteur de demander : « […] peut-on aller jusqu’à prétendre que Jeanne d’Arc se situe dans la tradition de la Bible hébraïque ? » Pour reprendre avec quelque audace les termes nabokoviens, nous avons envie de dire : « Qui trop embrasse mal étreint. » Et ce, bien qu’il faille concéder à l’auteur une belle plume et certaines expressions frappantes : « Au théâtre de l’histoire il arrive que les femmes ne soient pas ombres légères. » L’ouvrage très aéré se donne un objectif très haut placé, même s’il exploite des lectures bien choisies (Philippe Contamine, Jean Favier sont les auteurs le plus souvent cités), parmi lesquelles nous saluons avec plaisir L’Analyse des discours officiels pendant les fêtes du 8 mai de 1945 à 2003, mémoire dactylographié de Yann Rigolet, que les membres de notre association connaisse bien, et trois ouvrages récents d’Yves Bruley, époux de notre secrétaire général adjointe.

Sur le plan matériel, nous avons relevé quelques coquilles mineures. Le seul vrai point noir du livre, ce sont ses illustrations : couleurs mauvaises, définition insuffisante, cartes trop petites, penchées même ! Heureusement faut-il excepter de ces défauts la première de couverture, une tapisserie allemande du XVe siècle représentant Jeanne d’Arc arrivant dans Chinon, conservée au Musée historique et archéologique de l’Orléanais.

 

 Romain Vaissermann

 

 



[1] Cité dans Michel Winock, « Jeanne d’Arc », in Pierre Nora (dir), Les Lieux de mémoire, t. III : « Les France », Gallimard, 1992, p. 682.

[2] Jules Michelet, Histoire de France, livre X, dans Œuvres complètes, éd. Paul Viallaneix, Flammarion, 1978, t. VI, pp. 120-121.