Péguy
sur France-Culture
Le dimanche 11 janvier 2004, l’année commençait bien pour
Charles Péguy, sélectionné pour la remise du prix « Cueco de la Partie de
Monopoly », dans la série des « Cuecos de la littérature »
(trophée récompensant « les auteurs qui ont le mieux traité un certain
thème dans une de leurs œuvres »). Trois Cuécos avaient déjà été
distribués : le « Cuéco des portes qui claquent », le
« Cueco du voyage organisé » et le « Cueco du piano de la
voisine ». Ces prix facétieux sont décernés dans la fameuse émission à
tendance oulipienne des Papous dans la tête animé chaque dimanche par
Florence Treussart et (France-Culture, 12 h 15 – 12 h 30 – 13 h – 14 h).
Outre Henri Cueco lui-même, les
participants devaient imiter Charles Péguy, Samuel Beckett et William
Shakespeare : Jacques Vallet,
Patrice Delbourg, Gérard Mordillat. C’est à Jacques Vallet qu’il revint de
pasticher Péguy. Voici ce que l’on put alors entendre sur les ondes :
Florence
Treussart – Dernière remise de prix aujourd’hui.
Bertand
Jérôme – Nous décernons le « Cueco de la partie de Monopoly ». Trois
candidats en compétition. (rires) Il y en avait beaucoup d’autres bien
sûr. Mais trois candidats ont été sélectionnés. Charles Péguy pour
« Quatrains » ou la « Ballade des dimanches », Samuel
Beckett […] et William Shakespeare […]. Nous appelons le premier
candidat : Charles Péguy, Jacques Vallet ! Bonjour, Charles.
J.
V. – Bonjour.
B.
J. – Enchanté de vous rencontrer ici. On s’est beaucoup servi de vous dans
l’émission, mais…
J.
V. – Mais je suis un peu agacé, parce que c’est toujours, on présente toujours
mes alexandrins, des vers un peu lents et répétitifs, qui n’en finissent plus.
Mais…
B.
J. – Il faut dire que vous en avez fait beaucoup, quand même.
J.
V. – J’en ai fait beaucoup, mais j’ai aussi écrit des quatrains avec des vers
de six pieds et quatre pieds avec des rimes alternées, et c’est beaucoup plus
nerveux. Et c’est vrai que c’est une discipline difficile, mais enfin… Et puis
ils ont été publiés après ma mort. On les a retrouvés dans une boîte. Mais il y
avait une autre boîte, une boîte de chaussures, où il y avait d’autres
quatrains, qui n’ont pas été repris. Et ça, je ne suis pas très content. Il y a
à peu près 1000 quatrains encore qui traînent. Et donc je viens concourir parce
que certains…
F.
T. – Le monopoly vous intéresse.
J.
V. – Non, mais certains ont trait à la partie de Monopoly, alors…
B.
J. – Ça tombe bien, alors… (rires)
J.
V. (lisant) :
Reine voici ton jeu,
Rien
de plus pur.
Voici le hasardeux,
Rien
n’est plus pur.
Et puis voici les dés
Jetant
le trouble :
Il faut pour démarrer
Avoir
un double. (rires)
Voici l’incertitude
Du
vieux Paris
Et les vicissitudes
Sur
le tapis,
Les plus tumultueuses
De
nos créances,
Mais les plus fructueuses
Cartes
de chance ;
L’argent qui s’accumule
Sur
le tapis
Et tous les édicules
Du
vieux Paris ;
J’achète les maisons
Avec
les sous.
Je suis comme Harpagon,
J’achète
tout : (rires)
La rue de Paradis,
La
rue Blondel ;
J’achète les taudis
Et
les hôtels
Et la rue de la Paix,
La
rue Claudel ;
J’achète les palais
Et
les bordels.
Sainte Mère de Dieu, (rires)
Voici
ta ville,
Voici mes coups chanceux,
Ma
main fertile.
J’achète l’hôpital,
L’Hôtel
de Ville ;
J’achète Buzenval
Et
Belleville,
Au bout de longs échanges,
Palais-Royal,
Châtelet, Pont-aux-Change
Et
l’Arsenal
Et toutes les églises,
Toutes
les gares,
Big Ben et la Tamise
Mais
je m’égare !
Reine de la cité
Ô
sans raison,
Dame de pauvreté,
C’est la prison.
Je garde la prison,
Ô
cœur jaloux,
Vous prenez mes maisons,
Je
perds mes sous.
Servante prosternée,
Je
paie l’impôt ;
Septante fois ruiné,
Manque
de pot.
Reine des sept douleurs,
Je
suis vaincu :
Au bout de longues heures,
J’ai
tout perdu.
Le vent de la colère
Allait
souffler,
Le creux de la galère
Allait
gonfler,
Le poids de la colère
En
me ruinant,
Le creux de la galère
En
me noyant,
Je perds ma cathédrale
Dans
la mélasse,
Ma couronne tombale
À
Montparnasse,
Ô cœur, la route amère,
Fin
de partie,
Immense cimetière,
Ô
jeu maudit !
(Applaudissements)
B.
J. – On sent déjà, quand même, le jeu de répétition, d’accumulation de mots,
comme ça…
J.
V. – Ah oui !
B.
J. – Qui est particulier à...
J.
V. – Des quatrains qui ont été publiés, il y en a 1200.
B.
J. – Ah !
Patrice
Delbourg – Et à un moment donné, il passe sur la case départ, ou pas ? (rires)
Ou il y arrive tout de suite ?
[…appel
du 2e puis du 3e candidat]
F.
T. – Y a-t-il des questions aux auteurs ? Hervé Letellier, oui ?
H.
L. – J’ai une question pour Charles Péguy. C’est de vous « Un coup de dés
jamais n’abolira la gare Saint-Lazare » ?
J.
V. – Non, non, je ne crois pas.
H.
L. – Non, je confonds, alors ?
J.
V. – Oui, vous devez confondre.
B.
J. – Vous êtes sûr que sur le nombre de textes que vous avez écrits…
J.
V. – Peut-être il faudra que je relise tous ces Quatrains, mais je crois
que cela avait déjà été pris.
H.
L. – Quand vous avez écrit La Rue Jeanne d’Arc, c’est pareil :
c’était pris ?
J.
V. – Oui, c’est de moi La Rue Jeanne d’Arc.
P.
D. – Charles, il paraît que vous avez également fabriqué des tercets sur les
nains jaunes et les petits chevaux, en 1912…
J.
V. – Ce n’étaient pas des tercets, c’était le tiercé avec les nains jaunes.
Dominique
Muller – C’est toujours pour Charles Péguy. C’est dommage vraiment que vous
n’ayez pas persévéré dans cette forme du quatrain encore plus longtemps parce
que vous auriez fait des textes de chanson absolument formidables pour Michel
Berger par exemple, ou des choses comme ça.
J.
V. – Oui, j’ai beaucoup hésité, toute ma vie j’ai hésité à publier ces Quatrains.
Il a fallu… On les a retrouvés après ma mort. (rires) Je n’étais pas sûr
de moi et donc il a fallu que quelqu’un me force un peu la main.
F.
T. – Vous voulez dire : « après votre mort d’ennui ».
J.
V. – Voilà, exactement !
Hélas, le prix
revint à Patrice Delbourg et à son imitation de Beckett. Consolons-nous
cependant : par dérision, le lauréat fut tiré au sort !
Romain Vaissermann