Nous avons vu pour vous
« Charles
Péguy », Interlignes, émission
présentée par Christian de Cacqueray, KTO,
19h-20h, mardi 10 octobre 2000 et cinq rediffusions (la chaîne ne fournit aucun
enregistrement de l’émission)
La
chaîne catholique KTO, canal 65
disponible sur le câble, a choisi le 10 octobre 2000 de présenter au
grand public, dans le cadre de son émission hebdomadaire Interlignes, l’écrivain et le penseur Charles Péguy. L’occasion
d’entendre parler de cet auteur à la télévision est suffisamment rare pour que
l’on accorde une place de choix à cette émission, enregistrée en direct et
d’une durée suffisamment importante pour que les intervenants puissent aborder
avec précision certains des aspects de « la vie et l’œuvre » de Charles
Péguy.
Conçue
sous la forme d’une discussion sans public, guidée par le modérateur, entre
invités spécialistes de l’auteur abordé, cette émission présente au spectateur
chrétien telle ou telle figure de la pensée, tel ou tel domaine de la vie
chrétienne. Pour parler de Charles Péguy étaient invités quatre membres actifs
de notre association : Jean Bastaire, auteur de la mise au point
historique Péguy contre Pétain ;
Claire Daudin, conjointement spécialiste de Péguy et Bernanos ; Damien Le
Guay, journaliste à France
Catholique ; Michel Leplay, auteur de la biographie spirituelle Charles Péguy. Les couvertures des deux
livres cités passèrent à l’écran ; cela fut la seule publicité donnée aux
travaux des péguystes, qui, pris par la contrainte horaire, ne purent hélas
renvoyer in fine le spectateur
désireux d’en savoir plus à notre association l’Amitié Charles Péguy ni à son
bulletin. C’est que la matière du débat prit tout le temps imparti au
direct ! L’émission voulait faire découvrir ou redécouvrir Péguy ;
elle réussit peut-être davantage le second point que le premier, abordant plus
le penseur Péguy que l’homme.
Jean
Bastaire commença par détruire la mauvaise réputation que l’on fit à cet auteur
présenté à juste titre comme un auteur appartenant au « patrimoine culturel
français » : Péguy récupéré par le pétainisme, national-socialiste
avant la lettre selon son fils aîné, utilisé par les grenouilles de bénitier,
se vit heureusement débarrasser de l’injustice qui le classait dans la France moisie ou dans l’idéologie française. « Référence
nationale d’une époque de désastre et de malheur », Péguy fut en réalité
présent partout dans la vie culturelle de la France sous l’Occupation, non
seulement chez les pétainistes mais aussi dans la Résistance : on ne l’eût
pas autrement proposé pour entrer au Panthéon !
Claire
Daudin, donnant son témoignage d’étudiante puis d’enseignante, nota que la
jeunesse d’aujourd’hui ne connaît pas Péguy — ce qui est sans doute un mal mais
un bien aussi, paradoxalement — et qu’elle s’étonne donc des détournements
polémiques que l’on a pu faire de Péguy au cours de ce XXe siècle.
Damien Le Guay expliqua cet état de fait par notre situation de lecteur :
après l’ère du marxisme triomphant, après Vatican II. Les mauvais lecteurs de
Péguy — dévots comme réactionnaires —ne peuvent déformer la voix, qui renaît
par la nouvelle édition de sa prose complète.
Michel
Leplay, sans restreindre à la France la réception de Péguy, lu dans les pays de
l’Est, étudié au Japon et fameux en Italie, brossa alors à grands traits la vie
de Péguy : ses dates, son éducation, ses convictions socialiste et
chrétienne. Ce double aspect se prêta à quelques explications : oui, Péguy
socialiste avait dans sa « religion de la pauvreté temporelle », une
« préfidélité » invisible pour le Christ (et l’on lut un passage de Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet) ;
non, Péguy ne se convertit pas au catholicisme mais, auparavant, au socialisme,
celui de Jaurès précisa Claire Daudin. De même que — comme le rappela Damien Le
Guay — c’était la damnation qui avait déterminé l’éloignement de Péguy de la
théologie chrétienne, ce fut la politique socialiste unitariste et la
récupération de l’affaire Dreyfus qui déçut le jeune libertaire épris de la
mystique républicaine. Cela expliqua autant la grande amitié de Péguy pour les
Juifs, libres(-)penseurs par excellence (on lut ici un extrait de Notre jeunesse) que la fondation des Cahiers : « œuvre modeste dans
sa réalisation et riche dans son contenu ». Jean Bastaire précisa
utilement que l’opposition mystique / politique n’entendait pas détourner de
l’action politique ; que Péguy fut un des premiers à défendre Dreyfus,
certes officier juif et bourgeois, comme notaient ses détracteurs, mais avant
tout innocent condamné ; que les Cahiers,
fidèles à leur ouverture d’esprit et à leur ton polémique (Notre patrie), publièrent parfois des œuvres en contradiction les
unes avec les autres (Apologie pour notre
passé et Notre jeunesse) et
vécurent pauvres, quelques prix leur permettant de survivre.
Claire
Daudin revint sur le catholicisme de Péguy en expliquant que les deux points de
la religion qui faisaient difficulté à Péguy au moment de son adolescence — à
savoir l’existence de l’enfer et le dégoût des chrétiens envers la vie —
trouvèrent de son vivant deux solutions qui constituent autant d’avancées
théologiques à mettre au compte de Péguy : la redécouverte de la paternité
de Dieu répond à l’angoisse de l’enfer ; l’Incarnation noue le temporel et
l’éternel, le charnel et le spirituel. Damien Le Guay relevait alors que des
théologiens comme Yves Congar, Hans Urs von Balthazar ou Henri de Lubac se
féliciteront du renversement de perspective opéré par Péguy ; l’inquiétude
de Dieu qui sourd dans la parabole du fils prodigue, « clou de
tendresse » au cœur de Péguy, doit nous préserver de la foi infantile en
un Dieu tout-puissant. L’Espérance pourtant peut seule nous faire dépasser ce
Vendredi Saint qui constitue l’essentiel de Pâques dans l’interprétation de
Michel Leplay, qui lut un passage de Notre
jeunesse et, pour finir, renvoya le spectateur à la prose de Péguy,
d’essence polémique, ou à sa poésie, qui reste à découvrir comme les quatrains
de la Ballade cités in extremis.
Romain Vaissermann