« Centenaire de la Jeanne d’Arc de 1897 »,
dossier réuni par Benoît Chantre, Esprit, décembre 1997
La
revue Esprit a publié dans son numéro de décembre 1997 les quatre
interventions de la soirée que Benoît Chantre avait organisée à l’Odéon-Théâtre
de l’Europe autour du thème : « Jeanne au cœur du politique ». Le
20 octobre 1997, Alain Badiou, Florence Delay et Alain Finkielkraut avaient
croisé leurs points de vue pour tenter de mieux dessiner la figure de Jeanne
d’Arc, notamment telle que Péguy l’a représentée dans son drame de 1897. Benoît
Chantre avait à cette occasion la délicate tâche de modérer le débat. L’enjeu
était de taille, puisque c’est surtout par Jeanne que se fait la tentative de
récupération politicienne de Péguy. Après quatre pages d’extraits de Jeanne
d’Arc et de Marcel, si justement mis en relation et à même de
bousculer déjà bien des préjugés ou des ignorances, Benoît Chantre montre que,
si la personnalité de Jeanne d’Arc marque toujours nos catégories de pensée et
persiste dans notre société, elle résiste aussi à toute saisie partisane. Et le
texte de Péguy a cette qualité d’illustrer, dans un double mouvement de
« race » (par laquelle génie et peuple entrent en communication et se
comprennent) puis de « grâce » (où la langue par le style s’ouvre à
tous lecteurs), une approche nouvelle, exprimée de 1897 jusqu’aux Mystères
– car il ne faut pas séparer ici deux périodes. Les aspects apparemment
antagonistes de la geste johannique: que Jeanne soit fille du peuple et qu’elle
soit envoyée du Ciel, doivent être conjugués. Dans un temps où l’on pensait
communément que l’affaire Dreyfus obligeait à prendre parti entre une Jeanne
chrétienne et nationale et une révolutionnaire, Péguy découvrait ni plus ni
moins que ces termes définissent en dernier ressort « l’identité complexe
de la France ».
Alain
Finkielkraut esquisse d’abord le rapprochement de deux époques: 1897, au début
de l’affaire Dreyfus; 1997, anniversaire de la première œuvre d’un auteur sur
le point d’être récupéré par les descendants spirituels des dreyfusards, alors
même qu’il se refusait aux captations autoritaires. En 1940, une certaine
caricature de Péguy servait à la Révolution nationale; aujourd’hui, l’image de
Péguy ressort de l’ombre pour (r)entrer aussitôt dans l’autre camp; est-ce
encore là une imposture? De fait, alors que la publication des Mystères
avaient permis à la droite de ranger dans son camp le poète Péguy chantre de
Jeanne, le coup de tonnerre de Notre jeunesse rassurait les anciens
dreyfusards sur la fidélité à Péguy. Mais au total, beaucoup d’esprits se
perdaient dans les conjectures sur la réelle pensée de cet écrivain
inclassable. Pourtant, il appert aujourd’hui, dans une lumière plus sereine,
que Barrès et Péguy se tournaient vers le passé en vertu d’idéaux différents:
le premier pensait le peuple en terme d’hérédité, quasi déterministe, de
l’individu, quand le second constatait que la fidélité à son histoire engage
l'honneur de chacun. Dans le rapprochement de quelques figures: Edmond
Michelet, Marc Bloch et Simone Weil, se montrerait alors la possibilité d’une troisième
voie entre le sentiment de sympathie pour autrui et le devoir de mémoire qui
constitue l’homme, entre l’aspiration à l’universel et les motivations
particulières de nos actes, entre des exigences qui nous meuvent et une
appartenance qui nous définit. Ces contradictions sont le lot de notre époque
et excluent des références collectives la figure de Jeanne, parce que la
majorité jouerait des mots d’idéal et d’universel contre tout ce qui ressemble
à du local, particulier. Oubliée, la transmission des valeurs; il faudrait
parler maintenant de communication interculturelle, de reconnaissance de
l’Autre et méconnaître l’Histoire. Voilà pourquoi Charles Péguy reste
« deux mots rayés nuls »: il n’est pas de place « entre la
logique de l’exclusion et la logique des droits de l’homme ». Cet examen
s’intègre parfaitement dans les idées qu’exprime régulièrement Finkielkraut
(voir notamment La Défaite de la pensée, Gallimard, « Folio
Essais », 1990 et Le Mécontemporain, Gallimard, 1992) ; ses
auditeurs ont vivement ressenti pendant le débat l’aspect polémique de ce
texte, effet dû à la conviction avec laquelle Finkielkraut intervient dans les
discussions.
Alain
Badiou, moins affirmatif pour sa part, montre combien l’identité même de Jeanne
fait problème, dans l’histoire, la littérature et notre espace politique. Les
prédicats qui s’offrent à l’analyse ratent tous Jeanne, en se détruisant
souvent l’un l’autre parce qu’ils s’opposent. Savoir ce que n’est pas Jeanne
apparaît plus aisée, tant elle fut l’exception – due au hasard, pense Badiou –
à son temps: la vérité qui l’a investie libère Jeanne de son temps et la rend
« disponible » pour aujourd’hui. Car elle échappe certes au triste
quinzième siècle, à ses guerres et saccages parce que, surgissant, elle refuse
la vie qui semblait son lot, elle quitte les prédicats auxquels la tradition la
destinait a priori. Elle affirmera au
contraire, par sa conduite, que la France, mot qui fait apparemment référence à
une nation déjà constituée, se définirait mieux par son avenir, indistinct; que
pratiquer personnellement une maxime l’amène à prescrire à l’État, au nom du
peuple qu'elle veut voir se créer, des décisions de principe en accord avec
cette maxime. Mais elle ne crée pas l'émeute pour ce faire: elle dépasse les
traditionnels et vains soulèvements du peuple. De même, sa foi propre ressemble
étrangement à un impératif personnel, dicté directement par les autorités
célestes. L’impératif patriotique, qui serait le sens des voix, « ne
s’infère pas de la situation par elle-même, ou des méandres de la politique
réaliste, mais d’une subjectivation pure ». De même, car tout se
lie : Jeanne est inabordable comme femme, de par sa virginité et son
« armure intérieure ». Elle sera donc « patriote sans nation,
populaire sans insurrection, catholique sans Église, femme sans homme ».
Telles apparaissent les valeurs que prend Jeanne sub specie æternitatis. Sa vérité ne doit pas être cherchée dans un
seul trait de personnalité: sa vérité est d’avoir, par plusieurs fuites, refusé
son siècle au nom de l’emprise de l’événement, par où elle gagne à l’éternité.
Cette thèse consonne avec la philosophie qu’élabore Badiou et à laquelle on
pourra très rapidement s'initier par L'Éthique, coll. Optiques
Philosophie, 1995.
La
communication de Florence Delay se place de
facto sur un autre plan et fait primer à notre avis la beauté d'une
évocation sans chercher à dévoiler un sens philosophique. Le discours veut par
intuition saisir la pensée de Péguy au plus près des mots. Sa valeur nous
semble inégale. Si certaines considérations sur l'emploi de l'adjectif
« humain » dans la dédicace de Jeanne d'Arc sont bienvenues et
attirent l'attention, à défaut d'en avoir tout dit, sur une expression
énigmatique à la limite du pléonasme (« ceux qui seront morts de leur vie
humaine »), la liaison des trois vertus théologales à la devise
républicaine laisse dubitatif: les mystiques républicaine et chrétienne ne
semblent pas superposables ni symétriques dans les termes qui pourraient
prétendre les résumer. On notera des remarques théâtrales importantes: au sujet
de l'économie du drame, les événements qui génèrent l'action sont situés dans
les entractes; l'alternance des périodes de prière et de bataille ne doit pas
être pensée comme une dualité. Florence Delay montre comment en définitive
c'est la langue – l'ancien français – qui donne à sentir au lecteur la jeunesse
et la beauté de Jeanne, la vérité et la sincérité de son inspiration. Sa thèse
principale semble pourtant invalidée par les données de l'Histoire: conférer à
la geste johannique une portée linguistique, donner Jeanne comme le dernier
chevalier du Moyen-Âge sont abusifs. Autant l'intervention dans le cadre du
débat avait plu, autant le texte, loin de convaincre, se perd dans des détails
anecdotiques ou des affirmations hasardeuses. Il faut cependant le lire, pour
glaner. Le résumer fut impossible.