Glanes : Charles Péguy vu par Léon Werth

 

Charles Péguy est un auteur souvent cité dans Déposition, le Journal (1940-1944) de Léon Werth [1878-1955] pendant l’Occupation, paru chez Grasset en 1946 et récemment (1992) republié par Viviane Hamy.

Il y est, certes, moins cité que Barrès, Bossuet, Drieu la Rochelle, Flaubert, Goethe, Jeanne d’Arc, Marx, Maurras, Pascal, Saint-Simon, Stendhal, Voltaire mais autant que Einstein, Louis XIV, Michelet, Montherlant, Renan, Saint-Exupéry, Spinoza et davantage que Balzac, Cézanne, Claudel, Corneille, Anatole France, Jaurès, Larbaud, Racine, Shakespeare, Valéry ou Zola.

De Léon Werth, dans la préface à cette réédition, Jean-Pierre Azéma note qu’ « il lui arrive d’être partagé » (p. 12) mais qu’il est proche de Péguy sans le savoir : « Foncièrement à gauche, parce que révolté par l’injustice, systématiquement anticlérical, on peut lui attribuer des réflexes libertaires, sans pour autant le soupçonner de dévotion anarchiste » (p. 11-12). Léon Werth écrit de Saint-Amont dans le Jura où il vit dans une maison de vacances de sa famille, de Bourg-en-Bresse où il loge à l’hôtel plusieurs mois, de Lyon où il séjourne parfois, de Paris où il retourne en janvier 1944 dans son appartement de la rue d’Assas. Cet intellectuel devient peu à peu gaulliste : « la haine de certains bourgeois pour de Gaulle est du même ordre que la haine qui assassina Jaurès. » (23 août 1943, p. 512).

Déposition est donc un bon témoignage de la lecture que – en temps réel – l’on pouvait faire de Péguy pendant les « années noires », lecture qui semble parfois gênée par les commentateurs (on notera l’importance des émissions radiodiffusées de l’époque) divergeant sur l’interprétation à donner de Péguy – plus idéologue que styliste, mais résistant ou vichyste ? Nous donnons ces glanes en mentionnant seulement l’attitude de leur auteur face au penseur Péguy, attitude qui évolue lentement sous l’Occupation et qui, d’indifférente, devient globalement positive puis, de positive, mitigée – Werth ne cessant d’émettre de strictes réserves vis-à-vis du styliste abusant de la répétition.

Le 30 avril 1941, Werth constate que l’opinion publique voit en Péguy un auteur marqué idéologiquement mais ne prend pas partie sur ses idées ; le nom Péguy le fait même moins réagir que d’autres (p. 201-202) :

 

Du journal : « … En 1914, peu d’observateurs auraient osé inscrire Péguy parmi les maîtres de la nouvelle génération entre Barrès et France ou Maurras et Jaurès. » Maurras et Jaurès ! L’assassin et la victime. C’est Maurras qui dirigea le bras de Villain. C’est Maurras qui accusa Jaurès d’être en France l’agent de l’or allemand. L’homme du faux patriotique [du colonel Henry, publié les 6 et 7 septembre 1898 dans la Gazette de France] et Jaurès. Quel rapprochement, quelle abjecte conciliation !

 

Même ton dans cette remarque du 30 mai 1941, plutôt indifférente à Péguy, un Péguy qui hésite cette fois entre son statut d’auteur et celui de penseur, mais est manifestement récupéré par la propagande officielle – et Werth n’y trouve à critiquer que la forme (p. 211) :

 

Une conférencière officielle se promène de chef-lieu en chef-lieu et de bourgade en bourgade. Elle parle devant les enfants des écoles. Elle s’appelle Dorvyl[1], bon pseudonyme pour une figurante ou une petite chanteuse. Elle fait joujou avec Saint Louis, Montaigne, Corneille, Péguy et le Maréchal. Ces jeux de cime et de siècle ont toujours eu bonne place dans les discours officiels. Et on les propose comme sujets de dissertation aux candidats au bachot.

 

Le 9 août 1941, la chose se précise encore ; le pouvoir présente sa propre interprétation, politique et sociale, de Péguy et c’est face à elle que devra se positionner Werth, qui ne fait pas encore de commentaire sur le fond de la question (p. 234) :

 

La revue des revues du journal [Gringoire ?]. Vichy reconstitue la France à grands coups de Péguy.

Patrie naturelle, attachement à tel paysage, à telles mœurs.

Patrie fabriquée, comme un thème latin, à coups de dictionnaire.

Patrie, reflet d’une passion politique.

 

Le 15 décembre 1941, peut-être intrigué par le visage de Péguy que présente le pouvoir et souhaitant sans doute se faire sa propre idée sur le cas Péguy, Werth lit Clio pour la première fois et y trouve une pensée de l’histoire qui le séduit malgré un style lassant ; le penseur en Péguy lui plaît donc davantage que le styliste, jugement mitigé inattendu de la part d’un écrivain sensible aux procédés d’art et à l’écoute des débats politiques de son temps récupérant Péguy (p. 257) :

 

Péguy. Clio. D’excellentes choses sur l’histoire-érudition et sur l’Affaire Dreyfus, aussitôt devenue matière historique, souvenir inerte. Mais il confond souvent réflexion et rumination. Et que de chewing-gum pour envelopper une pastille de cachou !

 

Le 1er août 1942, Werth semble se trouver une fois de plus confronté à une lecture vichyste du penseur Péguy, lecture plus politique que littéraire qui ne peut que le mettre en garde contre Péguy en l’accusant implicitement d’être un écrivain marqué à la fois comme catholique et comme poète lyrique. On peut hésiter sur l’interprétation à donner du passage : Werth ou bien fait sienne cette lecture ou bien ne se prononce pas personnellement sur le bien-fondé de l’accusation, si – hypothèse peu probable – c’est Andrée François qui a cité Péguy (p. 330) :

 

Dans la tête d’Andrée François[2], tout cela se tient et se lie. Pour elle, le catholicisme est le parti des riches. Elle ne médite pas historiquement sur la civilisation chrétienne, sur la part de christianisme que contient la civilisation occidentale. Insensible au Chartres lyrique et pédagogique de Péguy, elle a hérité de son père, artisan, la méfiance des hommes noirs. Elle a vu les riches s’approcher de l’ةglise, en même temps qu’ils s’enrichissaient. Le catholicisme, le peuple n’en veut user que pour la cérémonie, quand il naît, se marie, meurt.

 

Le 22 août 1942, Werth reconnaît sans autre commentaire quelque chose du style de Péguy dans un monologue répétitif qu’il lui est donné d’entendre (p. 341) :

 

Je rencontre, sur le chemin entre deux haies, une femme qui tient un enfant dans ses bras. Je ne la connais pas. Sans préambule, elle égrène un chapelet litanique, une cantilène de l’oppression et de la cruauté allemande. Elle dit sa haine de « ceux qui sont pour les Allemands ». Elle tourne et retourne sa pensée, comme si elle pastichait Péguy. « Les Allemands ne nous aiment pas, puisqu’ils nous fusillent. S’ils nous aimaient, ils ne nous fusilleraient pas. » Quelque chose est changé. La haine de l’Allemand sort des pierres et des ornières du chemin.

 

Le 7 janvier 1943, la cause semble entendue ; Werth ne supporte plus ce que les autorités affirment de Péguy et le défend malgré des défauts avoués – répétition dans le style, intellectualisme de la pensée – et pour ses qualités humaines et spirituelles, qui en auraient à tous coups fait un résistant (p. 411) :

 

Le Radio-Journal[3] de France ose invoquer Péguy. Certes, il fut pédagogique, obsessif, réitérant, réitératif, patriote, socialiste, catholique, jouant un peu trop avec les concepts, trop orgueilleux en son humilité, mais non polémiste, non journaliste, homme de foi, homme. On entend le son, l’accent de ce qu’il eût écrit contre Vichy. Contre Vichy, contre le Bazaine de Vichy, il eût dressé toutes les cathédrales et toutes les révolutions de la France.

 

Aussi Werth reste-t-il, le 24 mars 1943, sourd aux discours officiels sur Péguy, par peur de s’énerver en pure perte de voir cet écrivain lu par la petite lorgnette du lyrisme (p. 447) :

 

Radio[4]. De Bossuet à Péguy par Mme Marie Marquet[5], de la Comédie-Française. Je n’ai guère écouté plus d’une minute. J’avais peur que la fin ne me gâtât le commencement. J’avoue n’être pas insensible à un certain sublime de la bêtise. Par qui cette actrice a-t-elle fait rédiger le texte de sa causerie ? J’ai dit sublime. En effet, elle parlera, dit-elle, d’écrivains « dont la cadence s’apparente au lyrisme ». […] Je pense avec mélancolie que, peut-être, loin, en je ne sais quel pays étranger, un jeune homme, penché vers son poste de Radio, attend que quelque chose lui soit révélé des Lettres françaises.

 

Cela ne signifie pas que Werth admette que l’autre bord cite Péguy à la sauvette sans y mettre de forme ; le 26 mai 1943, la simple invocation du nom de Péguy n’est pas un procédé rhétorique pour plaire à Werth – qui associe Péguy au Panthéon avec près de deux ans d’avance sur le débat publique sur la panthéonisation éventuelle de Péguy à la Libération (p. 478) :

 

Hier soir, la Radio anglaise[6] : « La France de Jeanne d’Arc, de Napoléon, de Foch, de Péguy et de Clemenceau. » Selon cette méthode énumérative et récapitulative, on peut, à son gré, construire beaucoup de France.

Puissances de la mode et des propagandes ouvertes ou sournoises : il n’est pas question de Michelet, mais Péguy n’est jamais oublié, comme locataire de ce Panthéon idéal.

Ces patries historiques sont par trop faciles à construire. On joue à volonté des Conventionnels ou des quarante rois. Aussi bien ceux qui fabriquent ces sortes de patries ne connaissent guère qu’une histoire académique ou une histoire de manuel. C’est plus qu’il ne leur en faut pour leurs besognes politiques.

N’aimez-vous une femme que si vous savez que son arrière-grand-mère fut belle ?

 

La récupération permanente de Péguy finit par susciter le doute ; n’y a-t-il pas en cet auteur des passages, certaines affirmations qui expliquent l’interprétation paysanne que Vichy donne de Péguy, se demande Werth le 21 septembre 1943 (p. 524) ?

 

Un rédacteur du Nouvelliste, qui aime les Belles Lettres et la morale civique, regrette que Baudelaire soit au programme de l’année de philosophie et propose qu’on y mette à sa place Péguy, le seul reconstituant composé de produits uniquement végétaux. Est-ce la pensée de Péguy qui prête à confusion ? Ou ne faut-il accuser que ceux qui l’utilisent et leur âme trouble ?

 

Le 11 août 1944, Péguy redevient donc source de débats entre gens du même bord, c’est-à-dire entre Werth et le Témoignage chrétien à propos de la conception idéale que Péguy se fait du travail, alors que Werth tend vers une position communiste (p. 707) :

 

Cahiers du témoignage chrétien.

Citation de Péguy. « Ils aiment autant au fond labourer que moissonner et semer que récolter, parce que tout cela c’est le travail, le même sacré travail, à la face de Dieu. »[7]

Et, traitant de la reconstruction de la France, le rédacteur des Cahiers écrit : « Mystique du labeur et non de la récolte… »[8]

Cela sans doute est vrai des travaux de l’esprit. Mais, touchant les travaux manuels ? Inconsciemment, Péguy et le rédacteur des Cahiers ne sont-ils pas ici les dépositaires d’une vieille idée bourgeoise, d’une doctrine d’asservissement ? La mystique du travail assure-t-elle la dignité du travailleur ou son exploitation ? Le travail est une nécessité. Je veux rêver du jour où il sera un luxe.

Cette mystique du travail est propre à l’Occident industriel. Elle est à peu près étrangère à l’Orient et  l’Extrême-Orient, où l’on n’aurait point de peine à découvrir une mystique du repos, du loisir et, si l’on veut, de la méditation, qui n’est peut-être qu’un repos plus délicat.

J’ai vu parfois en Indochine un Annamite couché sur un lit de camp. Au-delà de ce que nous nommons paresse, il me faisait pressentir une poésie, un art de l’immobilité.

 

 

Romain Vaissermann



[1] Il s’agit de cette Geneviève Dorvyl qui écrivit un article sur Montréal : « Le Tricentenaire de la fondation de Montréal. La seconde ville française du monde », dans Paris-Canada, vol. 28, n° 692, 12 avril 1942, p. 1 : le nom n’est pas, a priori, un pseudonyme.

[2] Habitante du village de Saint-Amont.

[3] Le Radio-Journal de France émet sur les ondes publiques (à Radio-PTT) depuis 1927.

[4] Radio-Journal de France, bien sûr.

[5] Mary Marquet [1895-après 1980], sociétaire de la Comédie française, auteur de quelques ouvrages à partir de 1941.

[6] C’est-à-dire le programme des Français de Londres à la BBC, intitulé « Les Français parlent aux Français ».

[7] Citation quelque peu déformée des paroles dites par Hauviette dans le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, P 394 : « Ils aiment autant au fond labourer que moissonner et semer que récolter, parce que tout cela c’est le travail, le même travail, le même sacré travail à la face de Dieu. »

[8] Citation extraite du cahier Espoir de la France, Lyon-Paris, juillet 1944.