Rudyard Kipling, « La Loge-Mère »

Traduction française rythmée[1] et assonancée, annotée[2]

 

 

La Loge-Mère

 

ÉTAIENTRundle, chef de gare,

Et Beazeley[3], employé du Rail,

Et puis Hackman, de l’Intendance,

Et puis Donking, de la Prison,

Et le sergent-instructeur[4] Blake,

Deux fois Vénérable chez nous,

Plus le vieux Framjee Eduljee[5],

Gérant du « Bazar de l’Europe ».

 

Dehors, c’était « Sergent ! Salut ! Salaam ! Monsieur ! »[6]

Dedans, c’était « Mon Frère ! », et c’était bien ainsi.

Rencontrés au Niveau puis quittés sur l’Équerre,

Ceux de ma loge-mère avaient en moi leur diacre[7] !

 

On avait Bola Nath[8], de son état comptable,

Et puis Saül le Juif qui venait du Yémen[9],

Et puis encor Din Mohammed[10], dessinateur[11]

(Lui aussi travaillait à la Cartographie[12]),

Se trouvait là « babou[13] » Chuckerbutty[14], commis,

Mais aussi Amir Singh le Sikh[15], sans profession,

Et Castro qui sortait des hangars mécaniques[16],

Lui, devant l’Éternel, romain et catholique[17] !

 

Nos décors[18] n’étaient pas richement travaillés,

Notre Temple était vieux et, ma foi, dépouillé,

Mais nous connaissions tous les Anciens Statuts[19],

Et les observions à la virgule près.

Quand je me retourne sur mon passé, souvent

Soudain s’impose à moi cette pensée : au fond

Les « Infidèles », non, cela n’existe pas !

À moins que ce ne soit (qui sait ?) peut-être nous !

 

Car une fois par mois, après notre tenue[20],

Nous nous asseyions tous et nous fumions ensemble

(Nous n'osions pas donner d’agapes[21], ayant peur

Que l’un de nous n’y voie un problème de caste),

Et nous causions à cœur ouvert et d’homme à homme,

Traitant de religion et puis aussi du reste[22],

Et chacun d’entre nous pouvait se rapporter

À celui-là des Dieux qu’il connaissait le mieux.

 

Donc nous causions à cœur ouvert et d’homme à homme,

Et pas un Frère ne bronchait, jusqu’au réveil –

Au tout petit matin – des bruyants perroquets

Et du maudit coucou-shikra, dit « Porte-Fièvre »[23].

Nous aurions pu juger que c'était très étrange,

Et rentrer à cheval pour regagner nos lits,

Sans qu’aucun Mahomet, qu’aucun Dieu ni Shiva

Ne vienne à tour de rôle[24] danser dans nos têtes.

 

Bien souvent depuis lors, fonctionnaire en service[25],

Mes pas zêlés ont çà et là vagabondé

Sans jamais oublier de porter un salut

Fraternel aux loges d’ouest en est établies,

Selon les formes dues à nous recommandées[26]

De Kohat la pachtoune au port de Singapour[27]

Mais combien je voudrais les revoir tous là-bas,

Ceux de ma Loge-Mère, une tenue de plus !

 

Je voudrais les revoir,

Mes frères bruns[28] et noirs,

Sentir le parfum suivre

L’allumeur[29] de cheroute[30]

Notre vieux khansamah[31]

Ronflant en salle humide[32]

À nouveau Maître en règle

Parmi sa Loge-Mère.

 

Dehors c’était « Sergent ! Salut ! Salaam ! Monsieur ! »

Dedans c’était « Mon Frère ! », et c’était bien ainsi.

Rencontrés au Niveau puis quittés sur l’Équerre,

Ceux de ma loge-mère avaient en moi leur diacre !

 

 

Trad. Romain Vaissermann



[1] Strophes d’octosyllabes, d’alexandrins et d’hexasyllabes. Sont indiqués les accents sur les mots difficiles.

[2] À partir des indications de Harry Carr (« Kipling and the Craft », Ars Quatuor Coronatorum, Londres, vol. 77, 1964, pp. 213-253 ; www.skirret.com/papers/kipling/kipling-carr.html), de M. Enamul Karim (« Rudyard Kipling and Lodge Hope and Perseverance », The Kipling Journal, mars 1974, vol. XLI, n° 189 ; www.skirret.com/papers/kipling/kipling-karim.html), de George Kieffer (« The Mother Lodge », 2017 ; www.kiplingsociety.co.uk/readers-guide/rg_motherlodge1.htm), de Carl L. Oberg (« An Annotated version of “The Mother-Lodge” by Rudyard Kipling », 2020 ; carloberg.medium.com/an-annotated-version-of-the-mother-lodge-by-rudyard-kipling-2f55e7596b75) et grâce au Musée virtuel de la musique maçonnique de Jean-Pierre Bouyer (« Mother Lodge », 2016 d’après web.archive.org ; mvmm.org/c/docs/kipling.html). Non vidimus Rustam Sohrabji Sidhwa, District Grand Lodge of Pakistan (1869-1969), Lahore, Ferozsons Ltd., 1968.

[3] Quand Kipling fut initié le lundi 5 avril 1886 et quand il fut élevé à la maîtrise le 6 décembre de la même année, le Vénérable en chaire étant un colonel : le frère G. B. [prononcer « dji-bi »] Wolseley.  

[4] Plus haut grade des Sous-officiers, à peu près équivalent à l'adjudant de classe I aujourd'hui, en particulier dans le corps des transports terrestres et le département des magasins militaires de l'époque

[5] Nom parsi : prénom (Framji, ফ্রেমজি) suivi du patronyme (Edulji, एडुल्जी). Le lieutenant-général Sir George Macmunn s’est souvenu de l’existence de ce maçon et de son magasin : « Some Kipling Origins », Blackwood’s Magazine, vol. CLXXII, août 1927, pp. 145-154.

[6] Nous traduisons toutes les formules, parmi lesquelles personne n’a encore noté l’étonnante présence de l’italien « Salute ».

[7] Exactement : second diacre (Junior Deacon) ; officier de la loge spécifique au premier REAA et aux Rites anglais (le Senior Deacon étant premier diacre), il est notamment préposé de l’intérieur à la porte de la loge. Certains traduisent erronément : « second expert ». – Rien ne permet d’affirmer que Kipling tint cet office.

[8] Nom hindou (भोला नाथ).

[9] Lorsque Kipling écrivait, Aden (que nous rendons par Yémen) était possession de l'Empire britannique, mais dépendance de l'Inde britannique, gouvernée directement par le vice-roi de l'Inde. On estime que 10 % des habitants d'Aden étaient juifs à l'époque. Dans la loge-mère de Kipling, en 1886-1888, le « Tyler » (Tuileur, préposé de l’extérieur à la porte de la loge) était un Juif, rabbin et boucher cacher de sa petite communauté urbaine (« priest and butcher to his little community in the city »). C’était vraisemblablement « Bro. E. I. Manasseh ».

[10] Nom musulman. Dans le « Rapport Annuel de la Loge », rédigé de sa propre main et daté du 31 décembre 1886, Kipling mentionne Mohammed Hayat Khan (মুহাম্মদ হায়াত খান), commissionnaire assistant bien connu (1833-1901) et qui a d’ailleurs sa fiche Wikipédia (en.wikipedia.org/wiki/Muhammad_Hayat_Khan). – Kipling fait un clin d’œil à son lecteur en renvoyant à son « Histoire de Mohammed Din » (The Story of Muhammad Din), parue cinq mois après son initiation, dans la Civil and Military Gazette, et bâtie sur le chiffre 7 et le symbolisme de l’apprenti travaillant en silence. Dans ce récit ésotérique (repris dans les Simples contes des collines [Plain Tales from the Hills] en 1888), le « petit architecte » Mohammed Din aime particulièrement dessiner. L’inversion du patronyme et du prénom appartient précisément au style militaire dont relèvent les Ballades de chambrée.

[11] Din Mohammed est « draughtsman », « dessinateur », mot absent de toutes les traductions françaises de nous connues depuis Les Fils de la Lumière de Roger Peyrefitte (Flammarion, 1966, p. 13), y compris chez tous les auteurs qui reprennent sans nom de traducteur la même traduction intégrale. L’oubli est d’autant plus dommageable que c’est « aussi » la profession de Saül.

[12] Bureau créé au XVIIIe siècle par la Compagnie des Indes orientales afin de mener des enquêtes scientifiques sur l'Inde. De 1802 à 1852, le bureau a mené la « Grande étude trigonométrique » qui arpenta l'ensemble du sous-continent indien.

[13] Titre de respect et d'affection en Inde, attaché à un nom propre, et à peu près équivalent de « monsieur » (hindi : बाबू). Dans la loge de Kipling, on trouve de vrai Babu Protul Chander Chatterjee M. A., Hindou du Bengale, plaideur de profession et membre du Conseil de l’Université du Pendjab. Mais comme, dans l'Inde britannique, « baboo » faisait souvent référence à un commis indien autochtone, nous lui avons attribué ce métier pour des raisons métriques.

[14] Nom hindou (चक्रवर्ती, Chakraborty), anglicisé.

[15] Singh (le lion, सिंह) est le deuxième prénom ou le nom de famille d'un grand nombre d'hommes sikhs. Les sikhs viennent du Pendjab. Le prénom est ici Amir (ਅਮੀਰ). – Dans le « Rapport Annuel de la Loge », rédigé de sa propre main et daté du 31 décembre 1886, Kipling mentionne un certain Sirdar Bikrama (विक्रम) Singh (profession non indiquée – d’où la fin de notre vers, osée pour des raisons métriques). Il appartenait au « Punjab Jubilee Committee » devant fêter en 1887 le jubilé de la Reine. – On trouve aussi sous le matricule 391 de la loge « Dyal Sing », 37 ans, « Jagirdar », c’est-à-dire collecteur d’impôts (ce n’est que l’indépendance de l’Inde qui mit fin au système féodal du jāgīrdār). Il s’agit là de Dyal Singh Majithia (दयाल सिंह मजीठिया, 1848-1898), fameux banquier indien et homme politique progressiste du Pendjab. Si l’on préfère donc finir notre vers par « le percepteur », on le peut.

[16] Bâtiments ferroviaires où locomotives et wagons étaient améliorés ou réparés.

[17] Peut-être est-il de Goa, colonie portugaise, dont la population est catholique à 25 %. – En 1884, Léon XIII condamne la « secte maçonnique » dans son encyclique Humanum Genus ; deux ans plus tard, en 1886, il accorde à l’archevêque de Goa le titre honorifique de patriarche des Indes orientales.

[18] Au sens large des vêtements (tabliers, gants, cordons, chapeaux) et autres éléments décoratifs (bougies, colonnes, épées et autres symboles).

[19] Anglais Ancient Landmarks. Les principes généraux originels de la maçonnerie, tels que définis dans Les Constitutions d'Anderson voire dans le Regius. Il en existe plusieurs lectures : une orthodoxe (la vision de la Grande Loge unie d'Angleterre), une plus libérale (incarnée par le Grand Orient de France) – principe d'une nécessaire foi en Dieu vs liberté absolue de conscience, franc-maçonnerie exclusivement masculine vs reconnaissance des obédiences féminines ou mixtes.

[20] Anglais Labour.

[21] Kipling affirme au contraire dans des souvenirs ultérieurs (lettre datée du 28 mars 1925, publiée dans le London Times et dans le Freemason de Londres) : « Il n’échapperait à personne que lors de nos agapes certains des Frères, qui n’avaient pas le droit, à cause des règles de leur caste, de manger de la nourriture non cérémonieusement préparée, se trouvaient assis devant des assiettes vides. » Kipling dans le poème « Banquet Night » évoquera le roi Salomon ainsi que d'autres figures bibliques et maçonniques.

[22] La maçonnerie, notamment sa branche anglosaxonne, interdit de discuter de la religion et de la politique en loge ; mais après la tenue, ces sujets reviennent.

[23] L’adjectif (damned) associé au nom vulgaire de cet oiseau en anglais (brain-fever-bird parce que le chant rappelle simplement la prononciation des mots « brain-fever »), est simplement dû au fait que ce chant se fait entendre dès avant l'aube et réveille les Indiens. Notre traduction recourt au terme hindi (शिकार).

[24] To change pickets : « relever la garde ». Picket se dit très exactement de la sentinelle placée à l'extérieur du camp, prête à signaler l'approche de l'ennemi.

[25] Jamais Kipling, journaliste d’abord puis écrivain indépendant, ne fut au service du Gouvernement.

[26] Est-ce un salut adressé dans la forme recommandée en maçonnerie ou bien un trajet effectué comme demandé par les obligations professionnelles (« Selon que les ordres reçus m'envoyaient ») ? L’absence de virgule à la fin du vers ferait pencher vers ce deuxième sens, s’il ne donnait pas des gages à la fiction d’un Kipling émissaire du Gouvernement et si l’on n’observait pas que les vers 3-4 et 5-6 de la strophe sont, en réalité, des membres rapportés : les vers 3 et 5 relatent des actions maçonniques, les vers 4 et 6 expriment des réalités géographiques.

[27] C’est-à-dire dans toute l’Asie du sud-est : de Kohat, ville à l’extrémitié nord-ouest des Indes britanniques, à Singapour, où Kipling fit escale au départ des Indes, en 1889. Les mots « pachtoune » et « port » sont des précisions minimales que nous a imposé d’ajouter la métrique.

[28] Nous y voyons plutôt une couleur de cheveux mais un traducteur portugais traduit brown par mulatos, « mulâtres » – notion plutôt américaine mais que n’exclut pas notre choix de traduction. Dans le procès-verbal de son initiation il est précisé que le candidat Kipling a été proposé par un frère et « seconded by Bro. C. Brown ».

[29] Hog-darn : un objet (allume-cigare) plutôt qu’une personne. – Premier mot à faire l’objet d’une note dans l’édition originale anglaise.

[30] Ce sont des trichies, abréviation de « Trichinopoly » : cigares rustiques et bon marché, fabriqués dans le sud de l'Inde mais populaires dans tout l'Empire britannique. L’ancien mot français « cheroute » (fr. mod. « cheroot », réemprunté à l’anglais) transcrit le mot tamoul चिरुट, « cigare ».

[31] Majordome ou maître d’hôtel indigène (en ourdou : خانسامان). – Deuxième mot à faire l’objet d’une note dans l’édition originale anglaise.

[32] Exactement, le « garde-manger » (bottle-khāna, mot anglo-hindi, de खान, « nourriture »). – Troisième et dernier mot à faire l’objet d’une note dans l’édition originale anglaise.