Nina Boudylina

 

La poésie l’amour

 

Pour faire part à l’auteur de vos remarques sur les poèmes, lui proposer une éventuelle traduction, l’inviter à toute manifestation (à des conférences de littérature, par exemple), écrire à l’adresse suivante :

198215 Saint-Pétersbourg

ul. Podvodnika Kouzmina, d. 22 kv. 46

N. Boudylina

Russie

Ou téléphoner au : 7 812 376 80 67

 

*

 

L’auteur, Nina Vassilievna Boudylina : poète russe pétersbourgeoise, historienne de l’émigration russe. Auteur de nombreux ouvrages : Amertume (1992), Fragments d’émigration (2000), La poésie l’amour (2001) ; et d’articles dans des recueils : Saint-Pétersbourg-Jérusalem (1993), Saint-Pétersbourg-Floride (1998). A donné des conférences en Russie, en Estonie, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Ses vers sont déjà traduits en allemand, anglais, chinois, français, italien. « Boudylina n’écrit pas simplement des vers, elle vit de vers comme peut en vivre sans masque un journal intime. "C’est ainsi que l’on commence à vivre par le vers", a dit un jour très justement Pasternak. » (A. Pikatch).

 

Le traducteur, Romain Vaissermann : jeune slavisant, enseigne la linguistique à l’Université d’Orléans (France). Étudie en particulier les œuvres de Charles Péguy et de Léon Chestov, et s’intéresse à la réception des ces deux auteurs en France et en Russie. A déjà traduit nombre d’articles scientifiques.

 

I. Cierge mystérieux

 

Cierge mystérieux

Saint-Pétersbourg, Mantoue

 

Voici les cygnes blancs au golfe de Finlande.

Seize septembre. Et vous quittez Alexandrie

Pour Thèbes ? Vous indiffère ma compagnie ?

 

Rose blanche aux boutonnières princières,

Nage un blanc nuage dans le ciel,

Comme une image de la tsarine en souffrance,

Mêlant le vin dans une coupe au sang…

 

Buvez donc le venin pendant les dissensions ;

Entourés de jets d’eau, parmi de blancs gazons,

Vos traits pâles imitent le fond blanc des quais,

Sous les cris rauques des mouettes envolées…

 

Brouillard sur Pétersbourg… Où est passé le sceptre ?

C’est le début du siècle et la fin des lumières.

 

Et revoici le cygne au golfe de Finlande.

 

Péterhof, Parc d’Alexandrie, 2001

 

*

 

À bout sont les poètes. Les uns sont à Paris,

Quant à toi, quelque part, tu lis des poésies

Russes et puis, surtout, tu attends ma réponse.

 

« Que nous importe Londres ?

Ou Montmartre et Paris ?

Qu’importent les distances ?

Nulle âme n’est plus proche

Que la tienne… » Mais tu prends tes distances

 

(Un cierge a découlé les larmes de la terre,

Ses gouttes me faisaient embrasser notre été,

Oui, c’était bien l’amour qui réchauffait mon cœur !)

 

À bout sont les poètes ; les uns sont à Paris,

Quant à toi mon ami, tu lis des poésies

Quelque part en un point de notre basse terre.

 

 

*

 

Je suis une émigrée

(De l’intérieur) et souffre :

Point ne suis, las, en France,

Dans l’antique Mantoue…

 

Quand je suis émigrée,

De l’intérieur je souffre :

Quelle peine et quel froid

(Sans parler de la faim),

 

Sans nuls moyens je ne sais rien

Que poésie de bas étage,

Et d’un réalisme… à la russe,

Loin de tous les avant-gardismes

Comme du pur surréalisme.

 

Je suis une émigrée.

De l’intérieur.

 

*

 

Devant les mendiants, n’ayant rien en poche,

Honte de ne donner

Le mensonge argenté qu’on appelle l’aumône.

 

*

 

Lumière et misère enfantèrent les vers ;

Le poète affolèrent les péchés de terre.

 

*

 

Un voile

 

Je suis l’agneau sacrificiel. Tel est le bonheur.

 

J’ai le cœur oppressé comme un cierge qui coule.

Sa mèche est consumée, et ses restes informes

Ne sont plus que cire… L’occasion est perdue.

 

Je dansais comme femme en loques et en feux ;

Brillait tout alentour ma robe rouge et jaune…

 

Tentait un frêle érable au feuillage savant

De me sauver et retenir, mais vainement.

 

Lointaine, une douleur se faisait bien sentir,

Mais cela ne m’a pas sauvée : me voici seule

Dans ma prison de surdité, sous l’œil oblique

De la lune invisible à l’œil.

 

« M’a-t-on donc privé de maison ?

Qu’a-t-on donc sauvé de mon sang ? »

Répond un voile de silence…

 

*

 

Perspective Nevski, au matin blanche page,

Des pas vont te fouler, paraître des visages ;

Et moi, voyez, je vais courir à leur encontre :

Si nue est l’âme !

Pure ; telle la voix d’une petite fille.

Tendre ; tel le duvet du bourgeon des Rameaux.

Insouciante et vulnérable…

Mais quoi ? Tous ne font là que passer, que passer :

Ils ne s’arrêtent pas, sont à perte de vue.

Perspective Nevski, ô page encore nue,

J’ai bien compris : songe, songe que tout ceci ;

Et si pourtant ces masques prenaient vie ?

 

*

 

Saint-Pétersbourg est morose à minuit :

Non plus en bleu, mais gris et pâle, et puis

Étrange et mensonger comme l’opale…

Mais Pierre-et-Paul cachent un chœur nocturne

Tant que les rayons du soleil n’éclairent

La flèche et les lilas matinaux qui

Nettoient l’île et, près des Beaux-Arts,

Les rues alignées et fléchées

Que du Sphinx l’énigme inquiète.

 

*

 

Tu la croyais d’un tendre marbre ;

Aux piédestaux tu la posais

Du parc de Gatchina, disais

Grec son profil ; encore au marbre

La comparant, effleurant ses

Lèvres, tu disais sa peau chaude,

Un marbre au soleil transparent.

 

Erreur : son cœur n’est pas de marbre –

Tu ne peux point son feu comprendre.

Et les mots comme tes yeux mentent.

Sombre dans le marais gelé !

Se tisse – arc-en-ciel à l’air lourd du parc –

La toile du sommeil étincelante.

 

*

 

Rien n’est plus doux, ni sombre

Qu’un calice de vin

Sombre,

Que je bois jusqu’à la lie et

Sans amour.

Alcool, dissipe donc ma peine !

Où êtes-vous, que j’embrassai,

Jouvenceaux qui vous ennuyâtes

De moi ?

Les sangles craquent ; hurle le vent :

Les cavaliers passent en trombe.

Les calices de vin chaud

Brûlent mes lèvres.

Je bois jusqu’à la lie, et sans amour,

Le vent, ce cher ami…

 

*

 

Ce monde cynique me lasse,

Et lassent la peine et les larmes.

Je ne vis pas ; je ne vis plus.

Je suis le souffle vif des songes.

 

*

 

Si vous me dites un « poète »,

Je vais me laisser mourir seule,

Et quitter la chaleur du jour

Sauf les espoirs que j’entassais

Cachés.

 

*

 

J’embrasse ta tempe et tes cheveux gris …

Tu entends… joie !, que mon cœur sonne haut et fort :

Je t’embrasse (je t’aime).

Trop jalouse des vers, je ne dormirai plus.

Tu ne sais ma tendresse ; ah, qu’il est donc dommage

Que tu cueilles les fleurs des jours avec quelqu’une…

Alors que je t’embrasse. Et maintenant vas-t’en,

Comme de moi tu fis, accompagner une autre !

 

*

 

Venise à Hambourg se reflète,

Dans les fenêtres de la Hanse :

Sur les vitres rougeoit, couleur

De fraise, l’aube…

Lourd rejaillissement du canal :

La grisaille se fait vermeille,

Grince et s’attarde la girouette,

Un gai soleil sur la Mairie se jette,

Embruns roux sur les fins érables.

L’antique Hanse

Reflète Venise à Hambourg…

Une neige imprévue

Joue à cache-cache dans les allées bruyantes.

 

*

 

Taillais-je à l’endroit, à l’envers

L’étoffe des vers

Et, miracle presque,

En sortait soudain une fresque…

 

Comme un nuage transparent, légère,

La main nue

Crée le signe…

Ce n’est pas le visage d’un mortel

Mais l’image d’un Saint à la barbe chenue.

Son regard est lucide

Et perce les peines des hommes. Et s’il pleure

Une larme, c’est donc d’amour qu’il pleut…

 

Je donnai vie aux vers,

Taillée à l’endroit, à l’envers.

Et, chose étrange presque,

En sortit soudain une fresque…

 

*

 

Faut-il donc tout cacher, pour que les gens oublient,

La neige qui se fond et puis le cierge aussi ?

(M. Tsétaïéva)

 

La vie est pareille à un mystérieux cierge :

Qui un jour apparaît mystérieusement

Mais qui disparaîtra bientôt dans le mystère.

 

*

 

Les pièces d’airain des trembles tintent

Et le soleil n’a pas fini d’en jouer…

La lune suspend sa vieille monnaie

Et jette au lac ses cercles de bronze.

 

*

 

Je vis comme un cierge allumé

Cachée…

Des mains aimantes de moi se gaussent

Et de nouveau m’exhaussent

En un piédestal. Qu’on allume.

Je brille.

Je brûle.

 

*

 

J’étais toute pâle et toute émaciée

Par les nuits, par les vers, par le soleil !

Quand un lingot traversa ma fenêtre :

C’était la lune et sa couronne d’or.

 

*

 

Je ne veux pas être de ces femmes

Qui t’aimèrent…

Je ne veux pas être de ces femmes

Qui t’oublièrent…

Je ne veux pas être de ces femmes

Éphèmères.

 

*

 

Tout simplement des cieux descendue

Pour t’embrasser et t’embrasser encore…

J’entends que se tait la forêt qui s’allume,

Que les oiseaux dans le ciel se réjouissent.

Mon Dieu, conserve et sauve… Un même instant

Portera le bonheur à quelqu’un !

Et dans mon cœur un cri se meurt :

Oui, je reprends mon vol. Adieu, bonheur !

 

*

 

Âme blessée,

Je dépose mon cœur déchiré sur ma paume

Et l’effeuille en silence :

Un morceau pour maman,

La grande part pour les enfants

Et… tiens ! reste un morceau qui vit

Pour qui ?

 

*

 

Voici, je suis la terre et des herbes me poussent :

C’est l’arroche et l’absinthe, ces herbes prosaïques…

Car je vous nourrissais de cette même arroche,

Et vos larmes séchaient grâce à l’absinthe douce …

Je remonte au-delà de vos temps archaïques…

Écarte donc les ronces, fais vite et puis approche

Prends soin de ne cueillir ici mes hautes herbes

Qu’avec précaution, sans y blesser ton âme

Car l’acanthe est fréquente et son poison, mortel.

 

*

 

Qu’il est vraiment étrange et merveilleux,

De construire des vers,

De petites congères

De dessiner devant des gens curieux

Un baiser de lèvres gelées…

Une gare enneigée :

De tendre je n’ai

Que toi.

Bientôt je baiserai les traces

Autour du monument que rien n’efface,

Élevé sur des fleurs.

 

*

 

Venir auprès de toi pour vivre solitaire,

C’est boire une souffrance, boire la plus amère…

Il faut m’envelopper dans un voile de mer

Si tu me laisses seule à même cette terre…

C’est ma seule apparence et non moi que tu quittes :

Des entrailles du feu je renaîtrais bien vite !

 

II. Poésie. Essais.

 

L’eau chute du tableau du peintre et m’enveloppe

D’écume et m’emporte aux labyrinthes du temps

Et de l’espace.

Car le temps est dans l’espace et l’espace, dans le temps.

Tout est un ; quant à moi, je ne suis

Qu’un spectre protecteur et penseur,

Spectre errant aussi : où m’arrêterai-je ?

S’arrêter n’est rien.

Tout est espace et temps, dans la Main qui nous guide.

 

*

 

Mon nom est un mystère, pure sorcellerie :

Les plantes me sont sœurs, les oiseaux me sont frères !

 

Et mon triste visage est rempli d’amertume :

D’un instant de bonheur, il porte encor la marque.

 

Mon nom est comme un deuil éternel et puissant :

J’ai tout perdu, c’est vrai, mais ne suis pas voleuse.

 

Mon cri paraît étrange :

« Mon nom n’est qu’un instant… »

 

*

 

Parfois, des vers, le soir, veulent vous échapper

Comme la Fontanka dans son si noir déluge

Ou le vent des étoiles sur la Néva glacée

Et l’ouragan

Qui vous emporte en luge !

 

*

 

III. Vers extraits du cycle

« Gravure en noir et blanc ».

 

Vois sur l’antique table un vase étrusque, un pain

Fait de froment d’argent, et puis un jeune vin

Qui cuit, à peine âcre ; de la glace étincelle

Dans le cristal si fin de la noble vaisselle…

 

Dans des habits de tsar, comme volant, je vais

Porter la récompense aux dieux et aux déesses…

Ce sont dons de l’aimé : les anneaux sont de perles.

Tout est clair, transparent, mais d’un ravin tout proche

Montent les sifflements vipérins des gorgones,

Les ailes des tritons, leurs yeux écarquillés…

 

Des magnifiques cœurs on m’a donné l’émoi

Ainsi que leur antique impériale couronne…

J’apporte vin et blé pour leur récompense,

Insomniaque et fiévreuse dans mes habits de gloire…

 

*

 

À la poétesse russe Xénia Nékrassova (1912-1958)

 

« Plus bas, je t’en supplie, ce sont des perce-neige. »

(X. Nékrassova)

 

Ô toi l’étrange poétesse,

Pourquoi te rapprocher de moi ?

Ton cœur est bien léger de poids

Et le mien, lourd de ma détresse…

 

Te rapprocher par la folie,

Par l’amour et le non-amour :

Tout cela, c’est un vrai bonheur.

(Dieu m’a fait une frêle vie,

Ne me donnant qu’un pouvoir – doux.)

 

Ton perce-neige s’est figé

Dans ta poitrine et son étau :

Des paysages au couteau

L’ont, las, piqué, l’ont repiqué.

 

Rien ne sert de battre des ailes :

Trop lourdes pour voler sont-elles,

Douleur assombrit trop tes yeux…

 

*

 

À P. I. Erler (1857), paysagiste du palais de Péterhof

 

Le chant des cloches monte, au parc d’Alexandrie :

C’est jour de fête pour la chapelle gothique.

Le maître jardinier a blanchi les collines :

Les flocons cachent les hivers et son dessin s’effrite…

 

Un pavillon à l’abandon depuis près de cent ans

D’un buisson qui fut rose une branche a noircie.

Le chant des cloches monte au parc d’Alexandrie :

Spectre de Péterhof sous le brouillard marin.

 

*

 

« Des femmes comme ça, je n’en connaissais pas :

Un fil ensoleillé – cadeau que tu me fis. »

 

Repartir de Paris ? – non, mais plutôt mourir,

De pleurer, d’éteindre ma voix plus bas, plus bas…

Portez donc au tombeau de cette poétesse

Fragile et rousse, un bouquet de roses éteintes…

Il fait soleil. Il pleut. Un enfant rit… Des cloches

Sonnent des noces, près du faubourg de Marie-Rose.

 

J’ai risqué là ton cher prénom

En chanson et prière, impatience et regret…

J’ai dessiné dans ma tendresse

Aux vitres des maisons de feu

Ces mots : « amour, amour, amour

Et joie ! » Et toi, tu n’en sais rien…

 

*

 

I. Cierge mystérieux

II. Poésie. Essais

III. Vers extraits du cycle « Gravure en noir et blanc »