Aux sources du surréalisme littéraire : les symbolistes et Lautréamont

 

E. S. Domaratskaïa

Ancienne élève du Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg

Doctorant de l’Université Herzen de Saint-Pétersbourg

 

Le surréalisme, mouvement esthétique déterminant dans l’histoire artistique du XXe siècle, fut un rejet total de toutes les traditions. Les surréalistes se sentaient des âmes de révolutionnaires, livrant au monde mille déclarations-manifestes où s’exprimaient leurs pensées, ruinant les fondements des croyances antérieures. Bien des caractéristiques de la méthode surréaliste apparurent pourtant dès la fin du XIXe siècle : dans le groupe des symbolistes et chez l’un des auteurs les plus énigmatiques de la littérature française, Isidore Ducasse, plus connu sous le pseudonyme de « comte de Lautréamont ».

La fondation d’une « langue surréaliste », au fondement de laquelle on trouve le retournement de la fonction du mot, voilà la découverte dont les surréalistes se glorifiaient le plus. Le mot, chez eux, n’exprime pas une pensée qui lui serait antérieure mais il l’invente au contraire ! Créer la vie par le langage, l’idée vient de ces liens intratextuels qui caractérisent les œuvres, dans la découverte qu’en ont faite les symbolistes.

N. V. Tichounina remarque que le mot change de fonction chez les symbolistes : « de narratif et d’informatif, il devient musical, plastique, pictural. »[1] Le symbole lui-même est alors pensé comme « un étagement de contenus où la quantité infinie des significations impliquées est condensée in fine en une image unique et concrète ». La brillance des sens que l’on rencontre dans les images-symboles, fait apparaître des correspondances entre objets et phénomènes de la vie réelle (les « correspondances » de Baudelaire ont joué un rôle incontestable dans la formation des symbolistes et des surréalistes, de leur propre aveu) et permet au poète d’appréhender le sens profond de la Création : du coup, il faut radicalement repenser la  fonction du mot poétique. La poésie de Mallarmé, musicale autant par les harmonies phonétiques, comme Verlaine, que par les harmonies sémantiques, laisse ainsi place à un espace de signification où l’objet en tant que tel disparaît et où ne reste plus que l’impression qu’il laissa, pure image subjective. Le mot surréaliste équivalent de la sensation et non du sens, la préférence donnée à la connotation sur la dénotation dans l’usage du vocabulaire poétique viendraient-ils de là ?

Le symboliste Rimbaud, ce poète au parcours si bref et si représentatif de la révolte poétique contre soi, lutta justement pour libérer le mot. Révolte contre soi, disons-nous, puisque ce « je », pense Rimbaud, n’est que le produit de la société, de l’éducation, des habitudes tant psychologiques ou morales qu’intellectuelles. Mais ce « je » est un simple masque, qui recèle des forces irrationnelles inconnues même de l’individu qui en est porteur, des forces qui sont essence pourtant l’essence de l’homme. « Je est un autre. » L’artiste doit dès lors libérer cet « autre », franchir les limites du bon sens, donner libre cours à sa fantaisie, et surtout, à l’aide des mots en liberté, transcrire les résultats de ce libre jeu. Une telle conception de l’existence est proche de la doctrine surréaliste, elle-même inspirée – surtout dans les premiers temps – de la théorie freudienne. Rimbaud est dans une large mesure l’inventeur de la langue poétique « suggestive ». Sa réforme la plus essentielle consista d’abord à procéder à la réduction sémantique, c’est-à-dire au transfert en métaphore poétique des différentes unités lexicales que l’usage de la langue n’associait pas (« Le bâteau ivre » déclare ainsi voir les sons et entendre les couleurs...), puis à réformer la morphologie traditionnelle (les prépositions se font substantifs, les substantifs verbes...).

La langue poétique des surréalistes peut illustrer cette langue suggestive que voulait obtenir les symbolistes. En quête de correspondances entre les objets les plus incompatibles du monde environnant, les surréalistes n’arrêtent leur choix sur des comparaisons que très rarement : c’est bien plutôt la métaphore qui prédomine. Elle peut lier des éléments textuels et les lier de telle sorte qu’ils se fondent en un espace sémantiquement neutre, où le sens se voit reléguer au second plan et où règne la sensation.

Mallarmé faisait déjà usage d’une telle utilisation de  la métaphore : parvenant à dissocier la réalité, Mallarmé parvient en même temps à l’effet inverse – à la densifier. Dérobant au lecteur la vue des motivations des métaphores, il cache le fil rouge des associations analogiques et resserre des objets totalement hétérogènes en un nœud unique, caillot indissociable d’où naît ce sentiment que le poème (et parfois la seule strophe) concentre tout un monde[2]. La philosophie surréaliste, voulant annuler toute antinomie, recherchant le fameux « point surréaliste », cet état d’esprit où vie et mort, réel et imaginaire, passé et présent, noblesse et bassesse ne sont plus perçus comme des phénomènes contradictoires, poursuit les avancées de Mallarmé. Le mot d’Éluard : « La terre est bleue comme une orange », est l’exemple d’anthologie que l’on cite toujours pour illustrer cette poésie de la sensation. Laisser de côté la raison pour comparer deux objets permet de mettre à jour des liens absolument nouveaux entre comparé et comparant : l’image qui choque le lecteur prend une certaine valeur générale, acquiert un surcroît de sens (une « surréalité »), une unité finalement. Comme pressentant la condition du lecteur, dont la logique au quotidien s’élève contre toute forme de comparaison absurde, Éluard s’explique : « Jamais une erreur les mots ne mentent pas ». Aragon reformulera à sa façon cette idée fondamentale du surréalisme : « Les mots, même assemblés en désordre, finissent par signifier quelque chose. » Une confiance absolue en l’automatisme de la langue (qui crée une nouvelle réalité, entière et autonome, par les moyens d’art), cela n’est pas une découverte proprement surréaliste : Mallarmé, encore lui, voit en la poésie le Livre qui contient le sens caché de tout ce qui se vit sur terre. Le poète, quant à lui, ne crée pas véritablement mais déchiffre ce Livre. Les surréalistes suivront Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non par un » ; ils développeront le genre de l’œuvre collective, s’appuieront sur le « hasard objectif », qui saisit en l’éclair d’un instant d’authentiques corrélations entre les êtres et les produit au jour alors que la raison humaine refusait de les accepter, alors même que ces corrélations existaient bel et bien dans la Réalité supérieure, vraie, la surréalité.

La doctrine surréaliste partait de cette idée moderniste selon laquelle le peintre n’est pas d’une époque donnée, selon laquelle il n’appartient pas aux realia de son époque, mais doit découvrir la présence de tout l’univers en soi-même. D’où la figure-culte d’Isidore Ducasse pour les surréalistes :un adolescent grandi au pensionnat, ne connaissant pratiquement rien de la vraie vie mais érudit, mort à 24 ans en laissant un livre que l’on ne remarqua de longtemps après sa parution et qui pourtant depuis presque cent ans reste l’une des œuvres les plus passionnantes de la littérature mondiale. Ces Chants de Maldoror ont avalé cent ans de pensée philosophique, de pensée littéraire en restant ce qu’ils sont dans le patrimoine de la littérature européenne, selon les mots du spécialiste de littérature française G. K. Kossikov « une imitation de tous les modèles littéraires possibles, dans l’oubli de soi le plus profond »[3]. C’est justement le mythème du « mal universel », tel que les romantiques l’ont élaboré dans leurs œuvres (des œuvres qui constituèrent justement l’éducation de Ducasse), qui fut l’objet de cette imitation. Poussant dans son œuvre le dualisme romantique à l’absurde, le retournant véritablement tête en bas par la parodie et la stylisation, Lautréamont se fit un passeur, absolument original, entre les traditions littéraires romantique et surréaliste ; il se fit dans le même temps un précurseur des avancées linguistiques et philosophiques à l’œuvre dans la littérature au XXe siècle.

Pourtant, les surréalistes voyaient en Lautréamont plus qu’une figure littéraire de premier plan : son texte était nouveau certes, son œuvre ouvrait surtout un champ neuf où littérature et beaux-arts voisinaient et pouvaient proliférer. Se livrant aux séductions de l’art de la citation, à la parodie à tout va des chefs-d’œuvre de la littérature, l’auteur des Chants de Maldoror ne souhaita pas y mettre sa signature personnelle mais s’y dissoudre aux deux sens, abstrait et concret, du mot. Lautréamont, en parodiant le système de pensée romantique, parodie aussi toutes les conventions littéraires : tout idiolecte d’auteur a ses clichés, ses visions schématiques de la réalité. Entendons-nous bien : c’est la littérarité, la cible des Chants, non la littérature. L’expérience tentée par Ducasse, nous apprend de façon saisissante G. K. Kossikov[4], fut une autocritique de la littérature par ses propres moyens ! Les surréalistes, lorsqu’ils proclamaient qu’ils n’avaient rien à voir avec la littérature – ainsi que Ducasse n’avait effectivement rien à voir avec elle –, ils entendaient s’opposer non à elle-même mais à son aspect conventionnel, à l’engourdissement des écrivains dans la tradition.

La langue de Lautréamont possède à leurs yeux un pouvoir dissolvant, qui rompt les clichés culturels les plus éculés, morts, tout en libérant l’imagination vive de l’homme. Ce sont la vitalité et la perspicacité du regard que les images chocs requièrent en ouvrant au lecteur une certaine réalité, toujours plus grande, plus englobante qu’elles-mêmes et indicible. Le problème était dès lors de faire de brèches isolées et limitées, montrant la surréalité au travers du rideau du bon sens, une stratégie littéraire à part entière, entièrement libre puisque fondée sur l’imaginaire humain, capable de retrouver la langue spontanée de notre nature première (tel est bien le sens de la fameuse « écriture automatique » et des autres expériences linguistiques surréalistes) ; car seule cette langue pourrait exprimer de façon adéquate les mouvements cachés de l’âme humaine, qui réagit en pleine harmonie (c’est-à-dire sans intermédiaires socioculturels) avec l’essence profonde de l’univers et avec ses fondements mythologiques.

Lautréamont se rapproche à cet égard davantage du surréalisme que du symbolisme – qui n’avait pas été si radical dans ses formulations, bien qu’il pensât que la langue créait la vie. Le mot symboliste n’était pas autonome, il ne créait pas une réalité propre mais mettait à jour la superposition infinie des significations qui se reflétaient au cristal d’une seule image. Le surréalisme sut pour sa part se doter d’une langue originale, qui fit miroiter les significations dès lors à la frontière de la langue et du monde extérieur. Deviner d’emblée ce avec quoi voisinait la langue était impossible, puisque le « hasard objectif » règne ici comme ailleurs.

Remarquons que la catégorie du hasard irrationnel prend une tout autre dimension bien avant sa « découverte » par le surréalisme : la poétique du théâtre symboliste précisément reflétait en premier lieu les événements intimes. Très souvent les pièces symbolistes matérialisent les états d’âme sous la forme de personnages concrets les personnifiant ou de « concepts » objectifs. Le texte du drame symboliste traite du lien qui unit le monde à la conscience des personnages et le discours théâtral (de la pièce) à l’espace de la scène, union qui élargit l’espace propre à l’image-symbole et la fait se transformer, « briller » de tous ses sens. Les surréalistes utilisèrent eux aussi à leurs propres fins le synthèse des divers arts, notamment dans le montage littéraire. Le récit surréaliste Nadja lie étroitement le texte aux photographies et aux dessins. Dans sa préface, Breton note que l’abondance du matériau iconographique a pour  but de réduire la part traditionnellement allouée dans le récit aux descriptions[5]. Quand les surréalistes emploient de la sorte ce qui équivaut, dans le domaine plastique, à l’image en poésie, ils découvrent en fait un principe d’organisation de l’espace artistique qui permettra à la littérature du XXe siècle d’intégrer à son texte des realia non-littéraires.

Lautréamont et les symbolistes, tout comme les surréalistes, utilisent les liens intra-textuels à de nombreux niveaux : ils activent des processus profonds du psychisme humain. Mais si le surréalisme revendiquait haut et fort la référence freudienne, appelant à la superficialité et matérialisant la vie secrète et inconsciente de l’homme, ses précurseurs anticipaient dans l’art le freudisme en découvrant le rôle de l’irrationnel dans la structuration de la personnalité et du rationnel dans sa superstructure fragile. La dramaturgie symboliste fut une des premières formes d’art à illustrer les recherches psychanalytiques sur la personnalité. D’aucuns vont même jusqu’à voir dans la psychanalyse la conséquence directe du développement du symbolisme[6]

Les avancées littéraires et artistiques de la fin du XIXe siècle se sont donc réincarner dans la poétique du surréalisme, par le biais de réarrangements philosophiques. Les romantiques et leurs héritiers peu ressemblants – les symbolistes et Lautréamont – ont préparé le terrain théorique et esthétique sur lequel est né et a grandi le surréalisme.

 

Trad. R. V.



[1] N. V. Tichounina, Le Drame symboliste en formation en Europe occidentale, 1860-1890. Philosophie de l’art, esthétique théâtrale, conception de la personnalité, thèse d’État, Saint-Pétersbourg, 1996, p. 86.

[2] G. K. Kossikov, « Deux voix pour le post-romantisme : les symbolistes et Lautréamont », dans le recueil qu’il dirigea : Poésie du symbolisme français : Lautréamont, les Chants de Maldoror, Moscou, Presses de l’Université d’État de Moscou, 1993, p. 27.

[3] Op. cit., p. 40.

[4] Op. cit., p. 58.

[5] André Breton, Nadja, Gallimard, 1964, p. 6.

[6] Entre autres : H. Kohler, « Symbolist Theater » dans A. Balakian, The Symbolist Movement in Literature in European Languages, Budapest, 1982.