Jeanne d’Arc
et les héros d’André Malraux
Le nom d’André Malraux est
bien connu en Russie pour ses œuvres et pour son engagement politique. Ce n’est
pourtant qu’une partie de ces nombreux écrits qui se trouve traduite en russe.
Ont ainsi déjà vu le jour un recueil intitulé La Voie royale, qui contient le roman éponyme de 1968 ainsi que Les Conquérants et que La Condition humaine ; et un
recueil Le Miroir des limbes[1].
Le dernier livre de Malraux, L’Homme
précaire et la Littérature, est déjà traduit et va paraître sous peu.
D’autres traductions se préparent actuellement.
Malraux reconnaissait
volontiers toute son admiration pour des personnalités historiques aussi
illustres que Alexandre de Macédoine, Jeanne d’Arc, Napoléon, et pour ses
contemporains Nehru, Gandhi, Charles de Gaulle, Mao Tsé-Toung. Les héros de
l’Histoire formaient selon lui une grande famille partie intégrante de
l’histoire des civilisations de tous les temps. Et notre homme, dans cette
grande chaîne des temps, voulait avoir une part précise, non celle de témoin
mais celle d’acteur.
L’Histoire est donc faite
pour Malraux de personnalités, parmi lesquelles les plus fortes entraînent les
autres. Malraux a bien eu le rôle qu’il désirait dans l’histoire de l’Indochine,
en Espagne, pendant la Seconde Guerre mondiale aux côtés de la Résistance.
Son intérêt passionné pour
l’histoire des temps anciens comme pour son époque s’explique si l’on se
reporte au livre qu’il écrivit peu avant sa mort, L’Homme précaire et la Littérature : il y aborde les problèmes
touchant la création artistique.
Malraux se réfère aux
figures marquantes de l’Histoire et de la Littérature pour la raison que, en
décrivant la formation de l’écrivain, il note que l’écrivain ne naît point d’un
seul coup, n’arrive pas seul dans le monde de l’art : une œuvre ne peut
pénétrer que les tréfonds d’un cerveau préparé à cela.[2]
Toutes les époques précédant le génie, la Bibliothèque des œuvres du génie de
l’Humanité forment ce climat propice à la création qui fera naître un artiste.
Nourri du suc vivifiant de ce terreau d’âmes, l’auteur peut créer et commence.
La figure de Jeanne peut
apparaître archétypique pour la littérature française, qui se construit, depuis
elle, autour d’elle. À chaque époque littéraire, chaque écrivain, depuis elle,
trouve en Jeanne quelque écho à ses préoccupations, un écho qui consonne avec
le monde dans lequel il vit. Et du vivant même de Jeanne, Christine de Pisan
écrivait son poème Ditié de Jehanne Darc
[1429]. Après la mort de Jeanne, il n’est que de citer Villon, Voltaire,
Michelet, Péguy ou Claudel. Malraux n’a pas manqué pour sa part de prononcer un
éloge funèbre de la Pucelle d’Orléans.
L’Homme précaire évoque toutes les métamorphoses que connaît une œuvre d’art :
accueil triomphal des lecteurs ou désintérêt du public, accueil fervent ou
incompréhension. Il arrive souvent que, au gré des réceptions faites des œuvres
au cours du temps, le sens même qui leur est prêté évolue et s’éloigne de leur
sens initial. Chaque génération investit ainsi l’œuvre d’un sens nouveau,
qu’elle croit percevoir au cœur de cette œuvre. Les produits de l’art vivent
donc, selon Malraux, une manière de double vie : celle que leur prête
immédiatement leur créateur, celle qu’ils acquièrent auprès du public.
Or l’image de Jeanne d’Arc
peut précisément s’identifier à une œuvre artistique, envers qui l’on nourrit
un intérêt toujours vivace, même s’il s’intéresse justement à une héroïne qu’il
remanie. Les uns verront en Jeanne une combattante hardie, derrière qui va
l’armée ; les autres insisteront sur la sainte et martyre ; d’autres
encore en feront un symbole apte à rassembler tous les nationalistes...
1971 vit la parution d’un
recueil des discours d’André Malraux : ces Oraisons funèbres regroupent huit discours prononcés par Malraux
alors qu’il occupait la fonction de Ministre des affaires culturelles du
gouvernement de Gaulle. Ils s’étalent de 1958 à 1965. Seuls quatre d’entre eux,
« quelques-uns de ces textes sont des oraisons funèbres au sens rigoureux :
tous sont, de près ou de loin, liés à la mort »[3].
En ce qui concerne Jeanne, l’éloge nous parle d’un héros, qui n’est d’ailleurs
pas concrètement cette héroïne de la Guerre de Cent Ans mais qui représente
tous les défenseurs de la patrie morts pour elle que la France a pu déplorer
dans son Histoire. Chacun de ces héros a choisi sa voie, sa vie, et a résolu de
s’opposer à la Nécessité et à la cruauté.
L’écrivain rappelle à
plusieurs reprises l’influence de Jules Michelet sur sa pensée de l’Histoire.
Dans ses ouvrages, Michelet choisissait de donner de la réalité non une
représentation sèche et soucieuse d’exactitude : « Il feuilletait
l’Histoire comme si c’était un livre extraordinaire agrémenté de
dessins. »[4] Malraux
admirait entre tout L’Histoire de France
de Michelet, aux couleurs et nuances chatoyantes et émouvantes, à la vue ample.
Mais ce n’étaient encore que des qualités qui ressortaient d’une première
lecture : la profusion des couleurs cachait encore davantage :
« le génie de Michelet, sous couvert
de décrire les faits par le menu, ressuscitait effectivement les âmes en les
mettant en présence du destin. »[5]
La présence du destin, voilà ce qui attirait Malraux chez Michelet et ce qui
devint dans toutes les œuvres de Malraux un personnage clef.
Or Michelet est l’auteur
d’un livre intitulé Jeanne d’Arc,
qu’a lu le jeune Malraux. Jeanne d’Arc a joué, selon l’historien, un rôle
fondamental dans la Guerre de Cent Ans, celui de celle qui entraînait les
autres. Jeanne était donc avant tout un homme d’action. Et ce sont les hommes
d’action qui attiraient Malraux. Malraux ne jurait que par eux. Les personnages
historiques qui déterminent les tournants de l’Histoire ont bien cette force
d’attraction sur les autres qu’avaient Jeanne d’Arc comme les héros de Malraux.
Ainsi Garine, des Conquérants ;
ou Kyo Gisors de La Condition humaine.
Le personnage clef des
romans de Malraux est un homme d’action, vivant selon ses propres lois et
créant son propre monde. Ce conquérant vainc la réalité et dépasse sa condition
humaine. Et c’est le temps qui forme un tel homme.
Jeanne avait foi en
Dieu ; cette foi la soutenait aux heures joyeuses et de triomphe, comme
aux heures difficiles et de souffrance : « Sans la grâce de Dieu, je ne saurais que faire. »[6]
Les héros de Malraux ne croient pas en Dieu, ils vivent une époque sans Dieu,
où Dieu est mort. L’homme du XXe siècle a perdu son assise
religieuse et ressent la précarité de l’existence humaine. C’est pourquoi il
doit se définir par lui-même.
L’homme se trouve dans un
grand vide, se retrouve Néant. La mort de Dieu implique que tout le poids de la
responsabilité repose sur les épaules humaines. Mais l’homme n’est pas de
taille à porter cette charge trop lourde : toutes les normes et les
valeurs reçues ont perdu leur signification ; l’homme ne sait pas sur quoi
ou qui guider son action.
L’homme
« précaire » ou sans repère, on le trouve dès les premiers romans de
Malraux : c’est Perken et Claude Vannec de La Voie royale ; les héros des Conquérants. Ces héros sont isolés du monde et les uns des autres,
ils n’ont plus foi en aucune force supérieure. Notre auteur doue ces hommes les
plus précaires non de foi en Dieu mais de foi en eux-mêmes, en leurs propres
forces. Ces héros créent un monde à eux, désireux de laisser une trace sur
terre après leur mort. L’action devient donc le seul credo de ce type d’hommes.
Comme leur principes échappent à la majorité des hommes, ces héros vivent dans
la solitude. Jeanne n’est-elle pas seule par excellence, sur le bûcher, trahie
par ennemis comme amis, ne comptant que sur la grâce de Dieu ? La mort de
Jeanne indique qu’elle vit après elle : « Il était plus facile de la brûler que de l’arracher de l’âme de la
France. »[7] Sa mort crée
la légende, fait croire aux forces suprêmes de l’homme, au patriotisme. Jeanne
devint depuis lors un symbole de victoire.
Et que représente donc la
mort pour les héros de Malraux ? Elle n’est pas un mal, ni la condition de
l’homme. Elle est seulement le finale d’une existence, un finale qui peut être
digne de cette vie passée ou non. Au plan métaphysique, la mort révèle quelle
fut la vie des conquérants : tous les actes accomplis se mesurent à son
aune. Bien que sujets comme tout autre aux souffrances et aux peurs qui
accompagnent la mort, les héros voit leur vie, par leur mort, devenir
unique : aussi faut-il vivre dans le juste, effectuer à chaque pas le bon
choix, ne pas manquer à soi-même. Les conquérants justement tiennent la
victoire et surpassent leur condition d’hommes en supportant peurs et
privations.
Jeanne d’Arc, qui a donné au
monde, selon Malraux, le visage unique de la victoire, qui est le visage de la
souffrance[8],
est comme la grande ancêtre des héros de Malraux : ceux-ci sont des
figures choisies dans lesquelles il entre bien des traits propres à la Pucelle
d’Orléans. La sainte française et les personnages de Malraux sont des héros
d’un même plan : s’opposer à l’oppression, à l’humiliation, à l’esclavage
est une façon de dire non au destin comme au mal.
Trad. Romain
Vaissermann
[1] La publication des mémoires de Malraux est quelque peu compliquée : Le Miroir des limbes s’agrandit sans cesse dans ses parutions successives en 1964 (« Antimémoires » reprises en 1972 comme volume I portant le même titre), 1974 (« Lazare »), 1975 (« Hôtes de passage »), 1976 (« Hôtes de passages, Les chênes qu’on abat, La tête d’obsidienne, Lazare » comme volume II sous le titre général « La corde et les souris », volume édité d’ailleurs avec les Oraisons funèbres, comme dans le tome III de l’édition Pléiade actuelle). [N.D.É.]
[2] André Malraux, L’Homme précaire et la Littérature, trad. russe publiée en 1996, p. 45 [N.D.A.].
[3] Oraisons funèbres, dans André Malraux, Œuvres complètes, éd. de Marius-François Guyard, t. III, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1996, p. 913 ; trad. russe publiée en 1996, p. 9.
La publication des mémoires de Malraux est quelque peu compliquée : Le Miroir des limbes s’agrandit sans cesse dans ses parutions successives en 1964 (« Antimémoires » reprises en 1972 comme volume I portant le même titre), 1974 (« Lazare »), 1975 (« Hôtes de passage »), 1976 (« Hôtes de passages, Les chênes qu’on abat, La tête d’obsidienne, Lazare » comme volume II sous le titre général « La corde et les souris », volume édité d’ailleurs avec les Oraisons funèbres, comme dans le tome III de l’édition Pléiade actuelle). [N.D.É.]
[4] Max Nordau [1849-1923] : son livre Entartung [1892] a été traduit en français dès 1894 sous le litre de Dégénérescence et traduit récemment en russe. La citation vient de Dégénérescence. Français contemporains, Moscou, 1995, p. 335. [N.D.É.]
[5] François de Saint-Chéron, André Malraux, 1996, p. 52. Ne pas confondre cet ouvrage avec L’Esthétique de Malraux publié par le même auteur la même année mais chez Sedes. [N.D.É.]
[6] Oraisons funèbres, dans André Malraux, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 937 ; trad. russe publiée en 1996, p. 86 [N.D.A.].
[7] Oraisons funèbres, dans André Malraux, Œuvres complètes, t. III, op. cit. ; trad. russe publiée en 1996, p. 93 [N.D.A.].
[8] Le Miroir des limbes, trad. russe publiée à Moscou en 1989, p. 433. Cf. André Malraux, Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 617.