Les Saintes Écritures dans la vie de Jeanne d’Arc

d’après les Procès et les contemporains

 

P. V. Krylov

 

Le sujet de mon exposé possède sa propre histoire et il est temps de vous la raconter pour en éclairer le sens. Au début de ma recherche, je pensais aux citations bibliques dans le texte des Procès de Jeanne d’Arc, auxquelles d’ailleurs Pierre Tisset n’avait pas prêté une attention particulière dans sa célèbre édition. Dans son index, nous ne trouvons pas les termes « Bible », « Écritures », « lettres sacrées » ni les autres noms qui désignaient pour nos ancêtres médiévaux le texte inspiré. Ainsi, j’osais compléter sur ce point son énorme travail pour en même temps mettre au point le rôle des Saintes Écritures dans les procès d’inquisition, dont le procès de Jeanne serait un exemple.

Cependant, la lecture des protocoles du tribunal rouennais m’a fait de nouveau rencontrer les personnalités attractives de Jeanne et de ses adversaires : cette relecture a modifié mes plans. En plus, chose surprenante ou non, la Bible, souvent mentionnée dans le texte, n’y est pas souvent citée. Six lieux des Écritures s’y trouvent ; Deutéronome, XXII:5 est le plus présent. « Non induetur mulier veste virili... abominabilis enim est apud Deum est qui facid quid. » : « Que la femme ne prenne pas l’habit d’homme..., car celle qui fait cela se condamne aux yeux du Seigneur. » Ce verset vétérotestamentaire soutenait l’article V des fameux XII articles de l’accusation lancée contre Jeanne, qui s’obstinait à porter habit d’homme ; aussi ne faut-il nous étonner quand nous le voyons dans le protocole.

Une fois la Bible lue devant Jeanne, lors de la séance du 18 avril, le protocole rapporte que c’était une partie du chapitre XVIII de Matthieu traduite en français. Les juges espéraient tant ramener Jeanne à l’obéissance et la faire abjurer que nous pouvons supposer qu’ils lui avaient cité le verset 18 : « Quaecumque alligaveritis super terram erunt ligata in caelo et quaecumque solveritis super terram erunt soluta et in caelo. »

En outre, l’avais de la Faculté de droit de la Sorbonne sur le cas Jeanne d’Arc contient deux mentions de la Bible. La première nous renvoie au livre de l’Exode (IV:2-4). Dieu avait transformé le bâton en serpent et, à l’inverse, pour que Moïse s’assurât que c’était bien Dieu qui lui parlait. Comme le disent les juristes parisiens, Jeanne aurait dû produire un miracle en montrant le signe de sa mission. Puisque ce n’est pas le cas, elle n’a pas le droit de se dire envoyée de Dieu, sauf si son œuvre était préfigurée dans l’Écriture. Comme l’œuvre de saint Jean-Baptiste fut préfigurée au livre d’Isaïe. Et les experts de la Sorbonne citent le chapitre XL:3 (« vos clamantis in deserto »), passage répété dans tous les Évangiles.

Enfin, les deux citations sont naturellement présentes dans les sermons qui couronnent le procès. Le premier est prononcé le jour de l’abjuration sur le cimetière de Saint-Ouen, le 24 mai et suit l’Évangile de saint Jean (XV:4) : « Sicut palmes non potest ferre fructum a semet ipso nisi manserit in vita ». Le deuxième précédait le bûcher de la place du Vieux-Marché. Il s’appuie sur la première Épître de saint Paul aux Corinthiens (XII:26) : « Et si quid patitur unum membrum compatiuntur omnia membra ». Le rôle de ces deux citations est évident. La première condamne la désobéissance de Jeanne, la deuxième explique le bûcher.

La Bible n’est donc pas souvent citée directement dans le procès de Jeanne, mais est-ce que Jeanne elle-même avait une certaine culture biblique ? Ne se disait-elle pas bien instruite, ainsi que tout bon enfant ? Les juges étaient de l’autre avis qui l’appelaient « femme illettrée et ignorante la Sainte Écriture ». Alors, qui croire ?

La question se pose depuis assez longtemps. La spiritualité de Jeanne d’Arc attire nombre de gens de la science historique et de penseurs chrétiens : Siméon Luce, Charles Péguy, Georges Bernanos, Paul Doncœur, Étienne Delaruelle, Serge Obolenski et Régine Pernoud. La liste est loin d’être exhaustive. Et l’idée que partagent beaucoup est qu’à Domremy il y avait « une population que l’Évangile a comme imbibée dès l’enfance ». Ainsi Jeanne respirait-elle dans cet air bénéfique l’esprit qui vivifie, tandis que les juges admiraient la lettre qui tue.

La jeune fille qui fréquentait l’église avait entendu beaucoup de sermons et d’histoires sur les saintes lors des fêtes. Quelquefois, elle écoutait des sermons des Frères mendiants, les champions de la prédication en cet automne du Moyen Âge. Et il nous est apparu progressivement que certains actes et certaines paroles de Jeanne deviennent plus clairs si on les regarde en tenant compte des connaissances que cette jeune fille avait de la Bible. Cela concerne encore les contemporains de Jeanne, puisque ceux d’entre eux qui ne doutaient pas de la sainteté de Jeanne, ne se privaient pas d’utiliser les modèles bibliques dans son discours.

Alors, parole à Jeanne. Le 14 mars, elle déclare aux juges : « Et, ut plurimum, voces et dixerunt quod ipsa liberabitur per magnam victoriam. » Et un peu plus haut, elle escompte que « veniret aliqua turbacio per cujus ipsa posset liberari. » Le lendemain, Jeanne revient au thème de la libération par miracle : « Et credit firmiter, si viderit hostium apertum, et custodes sui et alii Anglici nescirent resistere, ipsa intelligeret quod ista est licentia sua et quod Deus micteret ei succursum. » Les Actes des Apôtres (chapitres V et XII) contiennent des narrations racontées presque par les mêmes mots. Surtout, c’est la libération de saint Pierre (chapitre XII) : « Et ecce angelus Domini adstitit et lumen refulsit in habitaculo percussoque latere Petri suscitavit eum dicens surge velociter et ceciderunt catenae de manibus ejus. » C’est aussi l’apparition prometteuse de la libération, une apparition corporelle, puisque l’ange a poussé Pierre de côté, et l’a accompagné de lumière.

L’attitude de Jeanne devant les voix a aussi des modèles bibliques. La peur qu’elle eut la première fois (un 27 mars) n’est-elle pas la même que celle de Job (chapitre IX, verset 13). Et sa révérence est celle de Moïse (Exode, III:5). La terre où passent les voix est sainte. Et là où Moïse levait les chaussures, Jeanne baise les pierres du sol de sa prison, peut-être parce qu’elle est déjà pieds nus et n’a pas de chaussures pour les lever.

Il est bien connu que Jeanne, à Poitiers déjà, refusait de donner des signes de sa mission. Et Jésus ne dit-il pas dans l’Évangile de saint Matthieu (XVI:4) que ce sont les malins qui cherchent les signes ? Elle montrera le signe à Orléans et, si nous revenons au livre de l’Exode (III), Dieu ne donne à Moïse pas d’autre signe de l’élection que sa promesse. Le signe ne sa manifestera que lorsqu’il tirera son peuple de la prison d’Égypte et le mènera à la Terre promise.

Enfin, la plainte lancée contre la ville de Rouen le jour du supplice ne vous rappelle-t-il pas celle de Jésus contre Jérusalem en Matthieu (XXIII:37-38, la lettre, le vin) ? Bénis soient les pacificateurs !

Si l’on suit l’étude de Guy Lobrichon sur la Bible au Moyen Âge, il n’est pas surprenant que Jeanne ait une certaine connaissance des Actes des Apôtres, de saint Matthieu, de Job et des livres historiques. Tous livres les plus utilisés par les prédicateurs qui s’adressaient aux laïcs. Ces livres sont considérés comme les plus utiles à l’éducation chrétienne. Les théologiens, par contre, préféraient saint Jean, les Épîtres de saint Paul et les prophètes.

Les contemporains aux aussi regardaient Jeanne à travers la Bible. Ou si vous voulez par les modèles bibliques qui caractérisent les élus.

D’abord, la fameuse simplicité de Jeanne. Or, depuis 1429 et jusqu'à présent, tout le monde voit en elle une bergerette ignorante. Les rapports, lors du procès de nullité en 1456, semblent confirmer ce point. Surtout, les dépositions de Raoul de Gaucourt et de François Garivel. Qui la disent ne savoir ni a ni b. Ils n’étaient point les premiers en cela. Les juges rouennais, le 18 avril 1431, avaient appelé Jeanne « mulier illiterata » — une femme illettrée, autrement ignorante. Véritable clef de voûte de cette thèse. Dès lors, fallait-il encore des preuves ? D’autres témoins de réhabilitation remarquaient néanmoins la qualité des réponses de Jeanne : Jean Barbin pour Poitiers et Martin Ladvenu pour Rouen. De plus, le 24 février, elle demanda des points d’accusation rédigés par écrit. N’a-t-elle pas là une attitude fort étrange pour une analphabète ?

Une incompréhension explique à notre avis cette difficulté. Jeanne était « illiterata », puisqu’elle ignorait le latin qui était une seul langue digne aux yeux des clercs du tribunal. « Literatus » dans le latin médiéval désignait forcément celui qui maîtrisait cette « lingua Ecclesiae ». La connaissance vernaculaire ne comptait pas. Nous avons donc tout lieu de croire Jeanne quand elle se déclare bien instruite (pour une femme laïque).

Il est probable que l’ignorance si étroitement attachée à l’image de Jeanne s’explique partiellement par les modèles bibliques. Toutes les concordances médiévales de la Bible commençaient par Jérémie (I:6) : « Et dixi a a a Domine Deo ecce nescio loqui quia puer ego sum ». Rappelons également Moïse dans Exode (IV:10), qui se plaint de n’être pas éloquent et que sa langue soit boîteuse. Le modèle biblique, avec toute une série de saintes bergères, étaient tellement forts que Jeanne d’Arc dite « ignorante » n’aurait pas pu convaincre ses contemporains du contraire.

Deuxièmement, les visions. Jusqu'à la seconde semaine de son procès, Jeanne se gardait de révéler les circonstances de ses révélations. Mais, pour certains contemporains — dont Perceval de Boulainvillier —, tout était clair depuis longtemps. Relisons ainsi sa lettre au duc de Milan, datée du 21 juin 1429 : « subito ante ipsius oculos nubes praelucida objicitur, et de nube facta est vox ad eam dicens : Johanna etc. » Comparons-la avec Matthieu XVII-5 : « Adhuc eo loquente ecce nubes lucida oblumbrabit eos et ecce vox de nube dicens hii est Filius meus dilectus. »

Et enfin, les miracles. L’on dit que Jeanne a changé la direction du vent sur la Loire ? Le saint évangéliste Marc ne dit-il pas de Jésus « et ventus et mare oboediunt ei » (IV:40) ?

Pour Charles Péguy, la vie et la mort de Jeanne d’Arc sont liées étroitement à la vie et à la mort du Christ. Elle aurait donné son âme à la damnation pour récupérer les âmes damnées des pécheurs ; elle aurait accepté de se crucifier pour les peuples. Les contemporains de Jeanne (et peut-être elle même) n’étaient pas étrangers à cette idée, car l’imitatio Christi fut l’une des conditions sine qua non de la vie véritablement chrétienne. Ainsi la Sainte Écriture occupait-elle une place éminente dans toutes les étapes de l’épopée de la Pucelle d’Orléans.

 

Trad. R.V.