Karel Čapek, « Lazare », retrad. R.V. avec l’aide de Věra Vejrychová

 

Et la nouvelle parvint à Béthanie : le Galiléen avait été arrêté puis emmené en prison.

Quand Marthe apprit cela, elle joignit les mains et ses yeux ruisselèrent de larmes. « Vous voyez, fit-elle, je l’avais bien dit ! Pourquoi est-Il parti pour cette Jérusalem, pourquoi n’est-Il pas resté ici ? Ici nul n’aurait rien su de Lui – – ici Il aurait pu charpenter tranquillement – – Il aurait monté son atelier chez nous dans la courette – »

Lazare était blême et ses yeux brillaient d’émotion. « Ce sont des inepties, Marthe. », dit-il, « Il devait aller à Jérusalem. Il devait combattre ces… ces pharisiens et publicains, Il devait leur dire en face leur quatre vérités[1] – Vous les femmes ne pouvez pas comprendre. »

« Je comprends, moi », dit Marie à voix basse, fascinée. « Et si vous voulez le savoir, je sais ce qui va se passer. Il va se passer un miracle. Il fera un signe du doigt et les murs de la prison s’ouvriront – – et tous Le reconnaîtront, tomberont à genoux devant Lui et alors ils crieront : Miracle – – »

« Tu peux toujours attendre », fit Marthe, résignée. « Il n’a jamais su s’occuper de Lui. Il ne fait rien pour Lui-même, Il ne demande jamais rien, à moins que – », ajouta-t-elle les yeux écarquillés, « à moins que d’autres n’aillent Le secourir. Peut-être attend-Il qu’on Lui vienne en aide – – tous ceux qui L’ont entendu – – tous ceux qu’Il a soulagés – – qu’ils se ceignent de leur glaive et accourent – »

« C’est mon avis », déclara Lazare. « N’ayez donc pas peur, les filles : il a derrière lui toute la Judée. Cela pourrait jouer tout de même – j’aimerais bien voir ça – Marthe, prépare mes affaires de voyage. Je pars pour Jérusalem. »

Marie se leva. « Moi aussi je pars. Pour voir s’ouvrir les murs de la prison et Le contempler dans une clarté céleste – Marthe, ce sera formidable ! »

Marthe voulut répliquer, mais se ravisa. « Allez-y donc, les enfants », dit-elle. « Il faut quelqu’un ici – pour nourrir la volaille et les chèvres – je vais vite vous préparer des vêtements et quelques galettes. Je suis si heureuse que vous soyez là-bas ! »

 

*

 

Quand elle revint, rouge de la chaleur du four, Lazare était livide et inquiet. « Je ne vais pas bien, Martoune », bredouilla-t-il. « Quel temps fait-il dehors ? »

« Il fait très chaud », fit Marthe. « Vous ferez bonne route. »

« Chaud, chaud– », grommela Lazare. « Mais là-haut, à Jérusalem, il souffle toujours un de ces vents glacials… »

« Je t’ai préparé un manteau bien chaud », précisa Marthe.

« Un manteau bien chaud », murmura Lazare, contrarié. « C’est qu’on transpire là-dedans, après on attrape froid, et ça y est ! Tâte-moi voir, si je n’ai pas la fièvre, déjà ? Tu sais, je ne voudrais pas tomber malade en voyage – – impossible de compter sur Marie – En quoi pourrais-je Lui être utile si, par exemple, je tombais malade ?

« Tu n’as pas de fièvre », dit Marthe pour le consoler, tout en pensant : Dieu que notre Lazare est étrange depuis ce jour –  depuis ce jour où il a été ressuscité des morts –

« Ce jour-là c’est aussi un mauvais coup de vent que j’ai attrapé, quand – quand je suis tombé si malade », fit Lazare avec réticence. En fait, il n’aimait guère faire allusion à sa mort précédente. « Tu sais, Martoune, depuis ce jour je ne suis plus tout à fait dans mon assiette. Ça n’est plus pour moi, ces voyages, ces énervements. Mais cela va de soi, je partirai, dès que cette fièvre m’aura passé. »

« Je sais bien que tu partiras », convint Marthe le cœur lourd. « Quelqu’un doit bien accourir à Son aide ; tu sais, Il t’a – guéri », ajouta-t-elle en hésitant, car il lui semblait à elle aussi quelque peu gênant de parler de résurrection des morts. « Hé, Lazare, quand vous L’aurez libéré, tu pourras du moins Lui demander qu’Il te soulage, – au cas où tu n’irais pas bien – »

« C’est vrai », soupira Lazare. « Mais si je n’arrivais pas jusque là-bas ? Si nous arrivions trop tard ? Il faut envisager toutes les possibilités. Et puis, s’il y avait du grabuge à Jérusalem ? Fillette, tu ne connais pas les soldats romains. Ah ! mon Dieu, si j’avais la santé au moins ! »

« Évidemment que tu l’as, la santé ! », se récria Marthe avec effort. « Tu dois l’avoir, puisqu’Il t’a remis en bonne santé. »

« La santé », dit Lazare amèrement, « je suis peut-être bien placé pour savoir si je l’ai ou non. Je vais te dire une chose : depuis ce jour je n’ai pas été un seul instant à mon aise – Non que je ne Lui sois terriblement reconnaissant de ce qu’il m’ait… remis sur pied ; Marthe, ne va pas croire ça ; mais celui qui a comme moi connu une fois cela, ce – ce – », Lazare eut un frisson et cacha son visage. « Je t’en prie, Marthe, laisse-moi maintenant ; je vais me ressaisir – je… juste un moment – cela va sûrement passer – »

Marthe s’assit en silence dans la cour ; elle regardait devant elle, les yeux secs, fixement ; elle avait les mains jointes, mais ne priait point. Les petites poules noires s’arrêtaient, la guettant du coin de l’œil ; puisqu’elle ne leur donnait pas leurs graines, déçues, elles s’en allaient somnoler dans l’ombre de midi.

Alors Lazare se traîna hors du couloir, mortellement blême et claquant des dents. « Je – je ne peux pas maintenant, Marthe », bégaya-t-il, « je serais si heureux de partir – peut-être pour demain – »

Marthe sentit sa gorge se serrer. « Va, va te coucher, Lazare », articula-t-elle enfin. « Tu – tu ne peux pas partir ! »

« Je serais parti volontiers », bredouilla Lazare, « mais puisque tu penses, Martoune – Peut-être demain – Mais ne me laisse pas à la maison sans assistance, hein ? Qu’est-ce que je deviendrais ici, tout seul ! »

Marthe se leva. « Va donc te coucher », dit-elle de son habituelle voix dure. « Je resterai auprès de toi. »

C’est alors que surgit dans la cour Marie, prête au voyage. « Eh bien, Lazare, en route ? »

« Lazare ne peut pas sortir », répondit Marthe sèchement. « Il ne va pas bien. »

« J’irai donc toute seule », soupira Marie. « Voir le miracle. »

Les yeux de Lazare laissèrent échapper des larmes. « Je me ferais une joie de partir, Marthe, si seulement je n’avais pas si peur… de mourir encore une fois ! »

 

 

FIN



[1] Une discussion a opposé à ce sujet, lors du colloque de Clermont-Ferrand consacré à « Lazare », Michel Aucouturier, qui tient que ce modalisateur exprime une obligation morale, et moi-même, qui y vois plutôt l’expression d’une obligation qui ressort du rôle de héros dévolu au Christ, et indirectement liée aux Écritures. Cf. Jn XX-9 : « Dosud totiž nevěděli, že podle Písma musí vstát z mrtvých. » (Ekumenický překlad, 1979) ; « Ještě totiž nerozuměli Písmu, svědčícímu, že musí vstát z mrtvých » (trad. Alexandr Flek, Bible21, 2009) ; « d’après l’Écriture, il fallait que Jésus ressuscite d’entre les morts. »