Le libertinage dans Les Liaisons dangereuses de Laclos et la méthode cartésienne, par Ékatérina Dmitriéva

 

 

 

Les personnages libertins des Liaisons dangereuses suivent une méthode dont les principes sont scientifiques :observation, analyse, expérimentation et classification. Au point que Valmont juge dans la lettre n° 125 que sa méthode ne peut faillir.

La connaissance doit précéder l’action : l’esprit se tend vers les autres, qu’il s’agit d’observer la conduite pour en tirer un jugement. Le succès bon ou mauvais de l’attitude du libertin dépendra directement de l’exactitude de ce jugement. La méthode suivie est donc inductive.

Les résultats de l’observation, analysés, sont confrontés ensuite à l’expérimentation. Induisant une réaction des autres qui peut être la fin en soi de l’expérience. Ces réactions sont en tous les cas prévues selon le principe de causalité ; tandis que le déterminisme contraint les événements à se plier aux lois physiques.

La méthode des libertins vient pour une large part de Descartes. C’est en effet lui qui enseignait qu’il ne faut rien accepter — aussi étrange et incroyable que cela puisse sembler — qui n’ait été déjà affirmé par un philosophe.

La lettre n° 81 de la marquise de Merteuil relate l’histoire de sa méthode. Lettre exceptionnelle non seulement par les idées qui s’y trouvent exprimées mais aussi par son caractère rétrospectif : la distance qui sépare l’événement et la lettre n’y constitue plus ici quelques heures ; le lecteur apprend le passé de la marquise et n’en saura pas autant sur aucun autre personnage du roman. Comme les règles du libertinage sont bien inscrites dans la vie de la marquise, l’héroïne de Laclos agit comme Descartes, qui, découvrant les règles de sa méthode, raconte sa vie. Dans les Règles pour la direction de son esprit et la recherche de la vérité des sciences (1637), Descartes, veut représenter sa vie comme dans un tableau », et montrer par quelles voies il s’analysa et comment il s’efforça de diriger son esprit.

L’analyse comparée de cette lettre n° 81 et du Traité de la méthode permet de parler d’une certaine éducation cartésienne des libertins. L’histoire de madame de Merteuil est un peu celle de Descartes dans le Traité : c’est l’histoire de l’éducation d’un esprit. Le philosophe définit la raison comme la faculté de raisonner juste et de séparer le vrai du faux. Cette faculté serait fondamentalement la même chez tous les hommes ; nous dirigerions seulement nos pensées dans des directions différentes. D’où la nécessité d’une méthode et d’une discipline intellectuelle. Pour le libertin aussi, il ne suffit pas d’avoir un esprit sensé ; encore faut-il l’appliquer convenablement à son objet. La marquise écrit qu’elle suit en conscience ses principes propres ; qu’ils ne sont pas chez elle, comme ils le sont chez les autres, le fruit du hasard ou d’une décision prise à la légère. Ils proviennent de réflexions approfondies ; elle les a créés, de sorte qu’elle est à elle-même sa propre créature — dit en substance la lettre n° 81. Quant au philosophe, il parle de sa décision de devenir son propre directeur, de la chance qu’il eut d’être amené à des considérations permettant de concevoir la méthode suivant laquelle perfectionner ses connaissances : nombreux sont les fruits déjà récoltés grâce à une méthode qui lui donne une connaissance claire et précise de tout ce qui est utile pour vivre.

La curiosité intellectuel du libertin le porte à examiner le monde et plus particulièrement la nature de l’homme. La marquise voulait non jouir mais savoir ; elle souhaitait avant tout être « éclairée ». Or la connaissance des autres procède chez les libertins comme la connaissance de soi-même. La marquise écrit dans la lettre n° 81 qu’elle a compris le cœur des autres d’après son propre cœur. Descartes parle lui, dans son Discours, de la décision de s’observer lui-même et de cette audace qu’il a de juger des autres selon sa propre personne.

La marquise suit donc le chemin de ce Descartes qui, dès que l’âge lui permit de sortir de l’emprise de ses précepteurs, décida de ne rechercher que la science qu’il pouvait posséder en lui-même ou bien dans le grand livre du monde, en rassemblant diverses expériences, en tenant compte des rencontres que lui amènerait le destin, et en méditant chacune de ses occupations de façon à en tirer un profit intellectuel. La marquise était pour sa part une jeune fille destinée de par sa position sociale à une vie oisive et silencieuse ; mais elle voulut observer, réfléchir et s’éprouver dans son for intérieur (lettre n° 81). D’où ce regard pénétrant auquel elle se fie. Descartes de même voulait être davantage témoin oculaire que personnage partie prenante de ces comédies qui se jouaient sous ses yeux. En outre, il accordait plus d’importance aux actes qu’aux paroles. L’héroïne de Laclos simulera un caractère distrait pour déjouer les discours dont on l’assiège et percer les secrets de ces interlocuteurs intempestifs.

Le libertin, selon le conseil de Descartes, est enclin à voir le vrai dans les jugements qui sont suivis d’effets. Le forfait moral qu’accomplit le libertin, sera un prolongement direct de la pensée ; l’expérience testera le bien-fondé du jugement. La marquise de Merteuil écrit qu’elle n’avait pas 15 ans qu’elle avait déjà compris les fondements de la science qu’elle voulait acquérir (ibidem).

Les lectures vinrent compléter ses observations : la marquise étudiait les mœurs d’après les romans et les préceptes moraux d’après les travaux des philosophes. Elle lut même les plus sévères moralistes pour y voir ce qu’ils exigent de leurs lecteurs. Leçons que l’on trouve dans le Discours de la méthode, où Descartes écrit que les livres de moralité sont utiles par leurs préceptes et que le charme de leurs buts vivifie l’esprit. Où en effet trouver le principe d’une méthode, sinon dans l’étude de la philosophie ?

Pourtant, les opinions des philosophes sont aussi diverses que les conduites humaines ; et Descartes décide de s’écarter des chemins battus pour se libérer de toutes les idées reçues. La marquise suivra l’impératif cartésien le plus aimé au XVIIIe siècle : ne pas se fier particulièrement à ce que montre l’exemple et l’usage. Les lumières combattront passionnément contre les préjugés, catégorie où l’on peut reverser bien des notions. Laclos partage la confiance de Descartes envers sa propre raison et sa volonté toute-puissante. Nos jugements seraient purs et fondés, dit Descartes, si nous usions de la raison depuis notre naissance et si nous ne nous fiions qu’à elle pleinement. Pour qui suit la méthode, il ne peut exister au monde de vérités si lointaines qu’elles fussent inaccessibles ni si cachées qu’elles fussent invisibles. Il faudra seulement noter l’ordre selon lequel telle chose suit une autre ; commencer par le plus simple et le plus facile à connaître ; extraire de tous les faits connus le moyen d’en trouver de nouveaux.

André Malraux disait que les libertins des Liaisons dangereuses étaient les premiers personnages de l’histoire de la littérature à agir en fonction d’une idéologie. Quelle place cette idéologie fait-elle à la liberté ? Descartes voit essentiellement dans la liberté un esprit indépendant, vivant suivant ses propres lois. À l’aide de la méthode rationnelle, l’homme se construit et construit son bonheur lui-même, seuls les imbéciles attendant de la vie un tel don. Descartes, dans une lettre à la princesse Elisabeth, aborde la question de la liberté : les âmes vulgaires, écrit-il en substance, attendent fermement du destin cette félicité souveraine que nous ne pouvons au contraire recevoir que de nous-mêmes.

La liberté de la volonté sera présente dans l’idéologie des libertins sous la forme de la puissance. Esprit peu développé, l’homme restera une machine, le jouet de sa propre nature ou bien un automate que guidera quelqu’un d’autre, plus fort et volontaire. Voilà comment Cécile devient entre les mains de Valmont et de la marquise un « instrument » de satisfaction (lettre n° 106). Les libertins de Laclos veulent absolument se créer et conserver, en n’importe quelles circonstances, un monde intérieur autonome, où l’homme est son propre juge. Ils veulent d’abord gouverner leur destinée personnelle, puis celle d’autres. Aussi Valmont refuse-t-il de dépendre en quoi que ce soit d’autrui (lettre n° 125). Il ne faut pas se mentir, écrit la marquise de Merteuil : les charmes que nous ne trouvons soi-disant que chez autrui, sont aussi notre lot (lettre n° 134). Préférer même tel autre à tous les autres mettrait en danger l’indépendance d’esprit... Le bonheur résidera dans l’attrait ressenti pour la diversité et dans les nouvelles conquêtes. Loin de toute sentimentalité, loin du sentiment du lecteur-marionnette, la souveraineté du libertin sera précisément à la frontière entre les réjouissances physiques et les illusions de l’imagination.

L’amour est une passion pour les faibles. Il abêtit ceux dont il s’empare (lettre n° 125). Valmont, qui entend agir en tout de façon arbitraire ne peut pas laisser à l’autre le rôle d’arbitre. La marquise lui écrit que son histoire avec madame de Tourvel a assujetti son cœur à son jugement (lettre n° 134) — ce qui, dans la langue des libertins, signifie que Valmont a cessé dès lors d’être libre. La marquise fait peu de cas des conclusions de Valmont lorsque celui-ci, s’efforçant de dissiper les doutes sur sa force et sur sa volonté, entreprend de prouver qu’il n’est ni amoureux ni esclave. Madame de Tourvel n’aurait pris possession que de son esprit, non de son cœur ; il serait si libre qu’il ne dédaigne pas même la jeune Volanges ; enfin, il restreint le trop forte impression d’une seule en enchaînant d’autres expériences et de nouvelles impressions (lettre n° 133).

Les libertins de Laclos ont appris de Descartes que la volonté libre permet de se contrôler soi-même et de se mesurer ainsi à Dieu. Dans le chapitre « Pourquoi l’on peut se respecter soi-même » de son traité des Passions de l’âme, Descartes n’énonce qu’un motif de respect de soi : notre volonté libre et notre pouvoir sur nos propres désirs. C’est, pour les libertins, une étape importante dans l’acquisition de la liberté.

La discipline intellectuelle du libertin le préservera de toute perturbation sentimentale. Emprunter à d’autres ses idées —habitude des faibles — ne sera jamais le cas du libertin, qui s’affirme par leurs actions et en assume l’entière responsabilité. C’est la clarté de l’esprit qui est requise dans le feu de l’action ; clarté enseignée par tout le XVIIe siècle français et que sert l’analyse. Cette dernière, vrai frein à l’imagination, précède, accompagne et suit l’action. Valmont, dans sa lettre n° 99, avoue à la marquise qu’il doit faire effort pour dissiper l’impression qu’a produite sur lui madame de Tourvel. Le vicomte avoue même avoir commencé d’écrire à la marquise pour lui demander de l’aide dans cette affaire. Grâce à son effort d’analyse, Valmont parvient à chasser le retour arbitraire de l’image de l’aimée.

Ainsi donc, la volonté libre des libertins a-t-elle un fondement cartésien : la notion de libre arbitre. Mais, quand Descartes reconnaissait au-dessus de lui la puissance divine, le libertin reste toujours seul juge de lui-même ; et en cela, toute communication avec quelque juge que ce soit lui est défendue dans son monde irrationnel. Entre le héros subjectif et le monde environnant s’instaure une barrière : les personnages de Laclos gardent leur distance et sont contraints de le faire. La liberté intérieure du libertin doit être protégée : que nul intrus n’ose pénétrer en ce monde souverain. L’apanage du libertin est d’avoir part aux pensées vraies ; que les autres y voient ce que bon leur semble. Et le vrai sera causes et conséquences.

Descartes, dans Le monde ou Traité de la lumière[1], tient fermement que les choses se conçoivent par leurs causes ; conviction dont ont hérité les libertins. Dans la lettre n° 10, la marquise remarque qu’une cause entraîne toujours la même suite.

Pour vivre le plus heureux possible, peinant à trouver les principes les plus assurés de la philosophie, Descartes se donne quelques règles de conduite. Elles aussi feront partie de l’héritage cartésien que reçoivent les libertins. La première règle est de vivre en harmonie avec la société environnante. Pour ce faire, l’esprit même indépendant doit se plier aux lois et usages en vigueur dans son pays, énoncer des opinions mesurées, éloignées de tout extrémisme. Des hommes raisonnables, on en trouve certes parmi les Perses, les Chinois, partout ; mais il est utile de fréquenter ceux que l’on côtoie. La marquise a appris de source sûre ce que l’on peut faire, ce qu’il faut penser, comment il faut paraître. C’est bien plus tard qu’elle rencontrera quelques difficultés — jeu d’acteur à parfaire seulement. Sur la grande scène parisienne, elle se crée une image en rien extravagante, un rôle que mesure strictement l’étiquette et le savoir-vivre.

Descartes s’opposait aux transformations sociales, pensant que les défauts de la société étaient plus faciles à reproduire qu’à détruire. Le libertinage, niant par définition toute forme d’autorité, ne voulait pas plus mettre à bas l’ordre social. Laclos aurait pu répéter les paroles de Descartes selon lesquelles ses intentions n’allèrent jamais plus loin que la réforme intellectuelle et morale d’un esprit qui lui appartienne tout entier. Ce sont des aristocrates qui devinrent libertins ; la marquise avait tout loisir de se donner à ses réflexions, étant comme le philosophe étrangère à tout souci, à toute passion.

Seconde règle de conduite : demeurer ferme et décidé dans ses actions. Autant que faire se peut. L’existence humaine bien souvent impose des choix que l’on ne peut pas remettre à plus tard ; il faut alors se satisfaire de devoir choisir selon l’apparence la plus vraisemblable. Même si plusieurs avis présentent le même degré de vraisemblance, il faut prendre un parti et s’y tenir non pas comme s’il pouvait encore être remis en doute comme s’il était sûr, pour ce que les considérations qui y ont amené étaient sûres. Une telle procédure permet de se débarrasser de tous les remords et regrets qui agitent habituellement la conscience des esprits indécis et faibles. Pour demeurer dans le même état d’esprit, Descartes se compare aux hommes perdus en forêt : eux ne tournent pas en rond ni ne restent sur place ; ils marchent au contraire le plus droit possible d’un seul côté et ne s’en détourneraient sous aucun prétexte, quand bien même cette direction aurait été choisie au hasard. S’ils atteignent leur but, alors ils déboucheront tout de même bien quelque part, en un endroit où, pense Descartes, il fera probablement meilleur vivre que dans une forêt.

La marquise affirme qu’elle ne s’est jamais écartée des règles et des principes auxquelles elle a décidé de s’astreindre. Les libertins ont un temps de décision très bref et vont jusqu’au bout des conséquences de leurs actes, sans plus douter ni hésiter. Valmont et la marquise se font une fierté de leur intransigeance et de leur confiance une fois qu’ils s’engagent dans une voie. Cela leur coûtera la vie ? Oui, mais ce sont leurs règles qui les amène à payer ce prix.

Troisième principe : chercher à se convaincre plus qu’à convaincre le destin, c’est-à-dire changer ses désirs plutôt que l’ordonnancement du monde ; se faire à cette idée que seules nos pensées sont en notre plein pouvoir. La marquise de Merteuil écrit justement dans cette même lettre n° 81 que ne lui appartiennent que ses propres pensées. Elle fera tout pour que nul ne les lui prenne en dépit de sa volonté. Cette conviction a expliqué à Descartes le mystère de ces philosophes qui savaient se dégager du pouvoir du destin et lutter en félicité avec les dieux. Avoir tout pouvoir sur ses pensées, voilà de quoi se considérer comme plus riche, plus fort, plus libre et plus heureux que les hommes dépourvus d’une telle philosophie.

Deuxième sous-partie du troisième principe : en dehors des limites que nous impose la nature, après avoir fait tout ce nous pouvions avec les objets environnants, alors il faut renoncer définitivement à ce qui nous a échappé et qui restera absolument inaccessible. Voilà qui aide les personnages de Laclos à se satisfaire de leur sort et à accepter les circonstances de leur vie. Les personnages des Liaisons dangereuses comme Descartes n’ont besoin que de raisonner juste pour agir justement : ils sont sûrs de leur savoir, fruit de leur méthode. Ils jouissent d’une raison propre, sinon parfaite, du moins la plus parfaite possible et peuvent donc résoudre ces problèmes qu’il est possible de résoudre — c’était ce que prévoyait Descartes — à l’aide de la méthode cartésienne, même si Descartes n’en avait pas l’idée.

 

Trad. R. V.

 

Pour approfondir le sujet, consulter :

- coll., Laclos et le libertinage, 1782-1982, actes du colloque du bicentenaire, P.U.F., 1983.

- A. et Y. Delmas, À la recherche des Liaisons dangereuses, Mercure de France, 1964.

- M. Delon, Choderlos de Laclos. Les Liaisons dangereuses, P.U.F., 1986.

- D. Mornet, Les Origines intellectuelles de la Révolution française (1715-1787), Colin, 1954.

- Revue d’Histoire Littéraire de la France, numéro spécial Laclos, n° 4, 1982.

- L. Versini, Laclos et la tradition. Essai sur les sources et les techniques des Liaisons dangereuses, Klincksieck, 1968.



[1] Traité écrit dans les années 1630-1634 et édité pour la première fois à Paris en 1664, après la mort du philosophe (N.D.A.).