André Malraux ou Comment par la culture éduquer la nation

 

par Svetlana Slivinskaïa

 

Le siècle et, avec lui, le millénaire s’achèvent... et le Destin menant l’histoire de l’humanité semble avoir déjà épuisé toutes les expériences sociales, essayé toutes les combinaisons économiques et tous les régimes politiques possibles. Dernière en date, l’idée communiste a démontré son incapacité à sortir de l’utopie. Mais la question de ses conséquences globalement bonnes ou mauvaises reste ouverte ; et voilà que l’humanité perplexe établit le bilan de ses dernières années, et tend ses regards vers le futur où elle espère voir apparaître quelque secrète lumière au bout du tunnel... Mais on n’y voit pour l’heure qu’un chaos qui fait peur.

Et pourtant, nul pays ne manqua, en ce XXe siècle, de prophètes. La France eut André Malraux, qui vit toujours se réaliser ses prédictions. Ce sage tout droit sorti de la Fable sut connaître les mystères du monde et prévoir le cours des événements qui attendaient les hommes.

Le chorégraphe Maurice Béjart, fervent disciple du génial Malraux, mit en scène pour les dix ans de la mort de Malraux, en 1986, son spectacle « Malraux ou les métamorphoses des Dieux », alliant le nom de son maître — devenu d’un même coup dieu et héros — et celui d’un de ses chefs d’œuvre : la Métamorphose des Dieux.

Quand, le 23 novembre 1996, M. Jacques Chirac décida, à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort d’André Malraux de transférer ses cendres au Panthéon, c’était presque la France qui le canonisait et le reconnaissait comme Prophète. M. Jacques Chirac déclara lors de la cérémonie grandiose qui accompagna ce transfert : « André Malraux, nous ne pouvons pas ressusciter votre corps, mais nous ferons notre possible pour ressusciter vos rêves »... Aujourd’hui, l’on répète à l’envi les paroles que dit Malraux au soir de sa vie : « Le XXIe siècle sera le siècle de la Foi ou ne sera pas »... Prédiction précise comme une formule mathématique, et qui s’appuie peut-être, à bien y réfléchir, sur cette vérité chrétienne que l’homme est libre de faire le bien ou le mal.

Malraux ne comprend pas seulement sous le terme de Foi la Foi en Dieu, mais aussi la conduite humaniste ou spirituelle, aujourd’hui en passe de disparaître. Et ce, au moment où le monde possède tant de puissants armements, où il peut faire exploser la planète entière. Mais ce fut bien avant les avancées technologiques les plus spectaculaires et l’euphorie qui s’empara de tous au vu du progrès scientifique et technique que Malraux prononça ces mots perspicaces : « La civilisation mécanique et scientifique la plus puissante de toutes apparut incapable de créer aucun Temple ni Sépulcre à soi. » Qui plus est, il semble aujourd’hui manifeste qu’elle a perdu tout accès au Temple, à ce Temple qui porte le nom de la Foi, de la Charité et de l’Espérance. Et les profondes vérités humaines ne sont plus de taille à affronter le pragmatisme impersonnel. Si maintenant nous examinons les œuvres de Malraux, les titres mêmes de ces livres peuvent nous dire avec précision les paramètres logiques et émotionnels qui caractérisent l’univers et l’homme. Ainsi existe-t-il une « Condition humaine » que caractérise à la fois un facteur humain et les conditions dans lesquelles ce facteur se trouve. L’on pourrait gloser le titre du roman par « les conditions de possibilité de l’existence humaine » dans le XXe siècle militaire et sanguinaire et y voir ce « Temps du mépris ». Et l’« Espoir », qui, comme l’on dit, meurt le dernier, est encore ravivé dans le moment le plus paradoxal de l’histoire des hommes — paradoxe qui nous conduit de nouveau à la science, cette science qui aurait dû semblait-il aider l’homme mais qui suscite une peur semblable à celle qui frappait le Moyen-Âge devant la peste, à celle qui nous frappe devant les moyens de la torture ou les moyens de dissuasion. La science, qui ruine l’écologie de la nature et l’écologie de l’âme. Car autrefois, les médecins, ces représentants de la profession la plus humaine, prononçaient le serment d’Hippocrate ; le XXe siècle sait bien la façon dont ces professionnels de la santé ont tué, allant jusqu'à utiliser l’arme bactériologique, ou jusqu'à utiliser la psychiatrie comme arme politique, se faisant de virtuoses hommes de main à la solde des assassins idéologiques... Et l’homme peut-il renverser ce mouvement, parvenu en un moment si critique ? Ou bien les démons ont-ils à ce point forcé l’âme qu’ils pourront la perdre définitivement ? Le XXIe siècle même peut, par la volonté des hommes, n’être pas...

Malraux peut être qualifié d’homme du siècle, véritable phare de son époque, de légende du XXe siècle. Son secret n’est pas véritablement découvert, malgré le nombre de publications qui lui ont été consacrées. De fait, difficile de comprendre comment une vie humaine — et pas particulièrement longue : 75 ans en tout et pour tout —a réussi des exploits que pas mois de dix vies humaines auraient autrement pu accomplir.

Écrivain reconnu, philosophe, théoricien et historien de l’art, archéologue, constructeur aéronautique, aviateur — qui en véritable aventurier fit une traversée sensationnelle des Pyrénées —, commandant d’aviation pendant la guerre d’Espagne ; pendant la Seconde Guerre mondiale, à la tête d’un char, puis de la brigade blindée « Alsace-Lorraine », celle-là même qui libéra Strasbourg et que célèbrent de nombreuses rues et places de France. Gravement blessé au combat, fait prisonnier, déporté dans un camp, il fut condamné à être fusillé et, sauvé par miracle, malgré ses profondes blessures, il réussit à organiser sa propre évasion et à regagner le front.

Dans ses œuvres, au milieu de faits appartenant en propre à sa vie, Malraux narre en somme la biographie du XXe siècle. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, l’enfant qu’il fut se trouva sous l’influence des idéaux communistes ; mais il s’en départi bien vite, les rejetant comme totalement utopiques. Homme d’action, il se porta volontaire dans bien des guerres de libération et connut trop bien la guerre pour devenir jamais pacifiste. Et le hasard voulut qu’il se trouva toujours sur terre là où le sort décidait du monde. Hélas, il ne vit pas la chute du pouvoir soviétique en Russie, qui changea la face du monde, lui laissant de douloureuses « séquelles » idéologiques.

Malraux jugeait que son œuvre exprimait une réflexion ininterrompue. Ses discussions avec ses personnages et avec l’Homme composait à leur façon une forme de « monologue dialogique ». Connaissant en érudit les civilisations du passé et celles qui leur succèdent aujourd’hui, il utilisait notamment pour les comprendre les notions de race et de civilisation.

Malraux devint après la Seconde Guerre mondiale la « main droite » du général De Gaulle. Là encore plane un certain mystère. Les deux hommes se rencontrèrent au début de l’année 1945. Malraux fut d’abord, dans un gouvernement qui resta peu de temps en place, ministre de l’Information ; puis, à partir de 1958 et pendant 11 ans sans interruption, ministre de la Culture : c’est par la culture précisément et par les hautes valeurs spirituelles qu’elle enseigne, pensait-il, que la nation se développe — devise qu’il mit en application avec le soutien entier de De Gaulle. L’alliance entre les deux hommes était sui generis.

Malraux n’avait pas à faire la queue chez De Gaulle, ni n’obtenait d’enveloppe supplémentaire pour le budget de la Culture : au côté-à-côte avec le Président aux commandes de l’État, il savait qu’il n’y avait pas d’argent et qu’il devait trouver lui-même les moyens de doter la Culture d’un budget suffisant. Aujourd’hui que ces deux hommes ne sont plus avec nous, De Gaulle et Malraux restent côte-à-côte dans les Mémoires, dans l’Histoire, dans la littérature. Quelle était leur amitié tenue loin des projecteurs, quelle fut leur collaboration ? C’est que personne n’a jamais saisi aucune parole de leurs longs tête-à-tête ! Malraux eut-il une grosse influence sur la politique du pays ? Dans ses Mémoires d’Espérance, De Gaulle écrit à ce sujet : « À ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial fervent des hautes destinées, me donne l’impression que par là je suis couvert du terre-à-terre. L’idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m’affermir. Je sais que, dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m’aidera à dissiper les ombres. »

Tout le monde sait que la façon dont ils dirigeaient le pays était souvent sujette à critiques, et que même de nombreuses personnalités contribuèrent à couvrir de nuages ce gouvernement. Néanmoins, la Ve République vit véritablement renaître la culture française ; des phénomènes comme le Nouveau roman en littérature ou la Nouvelle vague au cinéma reçurent une audience mondiale. Malgré un budget sévèrement limité à 0,43 % (!) du budget de l’État, Malraux construisait des Maisons pour la Jeunesse et la Culture, inaugurait de nombreux musées (musées Picasso, Braque, Chagall, Rouault...), montait des expositions, organisait des festivals... Il s’occupait même du nettoyage de la ville de Paris ! Rappelons ce vers d’André Voznessenski : « On ratisse Paris, on parade à Paris. » Cela faisait aussi partie des fonctions de Malraux. Il laissa à la postérité un Paris propre et en bon état. Dans ses fameux discours défendant la culture, il ne cessait de flétrir l’art factice de la culture de masse, préférant pour sa part défendre les chefs-d’œuvre qui, relevant seuls de la véritable culture, pouvaient seuls contribuer à former des hommes.

Comme De Gaulle, Malraux s’est « entiché » de la France, sans devenir pour autant nationaliste. Aimant outre mesure son pays, il est resté au bon sens du terme un « citoyen du monde » : « Toutes les nations, répétait-il, participent à l’œuvre commune qui consiste à sauver la civilisation. » Mais les tortures, les innombrables pertes humaines dans les camps de la mort, à qui il lança en son temps un défi, conféraient à l’humanisme de Malraux toute sa force : Malraux considérait que le syndrome du nazisme et de son idéologie guerrière devait être combattu et que ce n’est pas à moins que l’on pourrait secourir le monde. « Dans la masse, disait-il, s’affrontent des forces positives et des forces destructrices ; et l’une de nos obligations est de réveiller leurs capacités créatrices ».

Malraux haïssait plus que tout les prisons politiques. Dirait-il qu’elle sont aujourd’hui neutralisées ? ou seulement masquées ? Hélas, le syndrome du régime totalitaire, dans les entrailles de la société et menaçant de nouveau aujourd’hui, pourrait les ressusciter. Alexandre Sokourov, régisseur russe contemporain que l’on peut appeler la conscience de la société russe et qu’inquiétait dernièrement l’état du pays dans son film Moloch, consacré au phénomène hitlérien, demande à tous de prendre garde et de s’apprêter même à une menace fasciste, insistant sur le fait que cette menace peut apparaître dans n’importe quel pays — « le nazisme dépasse le national » et conduit toujours à la catastrophe. Menace qui n’est pas à ignorer. Une époque de bouleversements radicaux exige des politiques de grandes preuves de sagesse, de prudence et de perspicacité. Malraux écrivait : « Il nous faut une idée, un gouvernement, un héritage et un espoir qui nous mènent à la paix et non à la guerre. » La paix est en effet la condition la plus nécessaire de l’existence humaine, en elle-même autrement pleine de dangereuses contradictions. Et nous savons pertinemment que, même sous un jour serein, l’homme doit résoudre de tragiques énigmes dans des situations critiques.

Nous avons aujourd’hui pour tâche de garder fort et de faire fructifier l’héritage humaniste « dont l’assimilation par chacun est déjà créatrice ». Malraux ne définissait la culture pas seulement comme une somme de connaissances ou un moyen de tuer le temps libre ; il y voyait aussi la clef du développement personnel de chacun et de tous, puisque « chaque civilisation apporte ses propres valeurs à tous, chacune possède ses démons et ses anges, alors qu’une société privée de valeurs spirituelles n’est plus une cité mais un ramassis d’infusoires... » Et à l’heure où nos mass media nous disent quelquefois que la jeunesse n’a pas besoin de Sartre mais de la bière Heineken, peut-être ne sommes-nous pas loin de ces infusoires... bien qu’il n’entre pas dans nos intentions de nous élever contre la bière en tant que telle.

Dans les Voix du silence, nous entendons la grandeur étonnante des siècles passés, comme ressuscitée lorsque, l’ayant questionnée, nous y trouvons une « réponse » à nos questions angoissées. Chaque authentique œuvre artistique nous révèle le secret de son créateur et de l’époque qui l’a vu naître ; nous ne pouvons découvrir ce secret que si notre esprit se montre réceptif à son message.

Certes, il paraît aujourd’hui presque impossible de retrouver la Foi de nos ancêtres. Porter sur soi une croix décorative et pratiquer sa religion ne signifie pas grand chose. Gardons à l’esprit que la culture, le bien, la charité et la compassion ne s’acquièrent pas à coup de dollars mais par une vie inspirée de ces valeurs. C’est sur ce terrain de l’âme humaine que, pour reprendre l’expression de Dostoïevski, « Dieu combat le Diable » aujourd’hui ; car la beauté du diable a pour beaucoup des attraits certains. Elle ne mène hélas qu’au veau d’or, au pouvoir totalitaire de l’argent et réduit souvent à néant les qualités humaines les plus respectables.

Resté agnostique toute sa vie, Malraux toute sa vie chercha Dieu. De tous les saints, il se sentait une attirance plus particulière pour saint François d’Assise ; il consacra également à Jeanne d’Arc un de ses discours les plus enflammés, allant jusqu'à l’appeler la sœur de saint Georges le vainqueur du dragon. L’affliction de la Vierge Marie souffrant sa passion, il disait que c’était l’affliction du genre humain tout entier ; il affirmait aussi, suivant en cela de nombreux humanistes, que Jésus Christ était l’homme parfait.

À la fin de ses Antimémoires, Malraux s’adresse à Dostoïevski comme s’il était vivant et l’interroge sur le prix à payer pour le progrès, et sur « la larme du petit enfant ».

Malraux aimait Saint-Pétersbourg pour la beauté de la ville elle-même, pour les trésors de l’Ermitage, pour les résidences périphériques tout comme lui firent grande impression en leur temps les sculptures de pierre des églises de Vladimir. Et aujourd’hui où nous sommes dans le doute à la croisée des chemins, hésitant sur le chemin que devront prendre nos idéaux et notre vie, c’est Malraux, ce sont Malraux et Dostoïevski qui nous poussent à prendre conscience du destin de la Russie : revêtir la couronne d’épines et trouver le vrai Temple.

 

Trad. R. V.