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BarrÈs contre la Sorbonne

 

N. N. Stépanova

Université de Saratov

 

 

Ce n’est évidemment pas la philosophie de Maurice Barrès qui peut inspirer notre actuel système d’éducation, comme au temps de la jeunesse de l’Homme libre ; néanmoins, il faut écouter ses suggestions. Barrès considérait que le problème de l’éducation était un problème national. Durant toute sa vie, l’écrivain revint sur ce problème : à l’occasion de l’affaire Dreyfus, au moment de la séparation de l’Église et de l’État, pendant la Première Guerre mondiale. Toujours, il insista sur le rôle déterminant joué par l’Université dans la vie du pays.

Barrès l’avoue lui-même : « L’éducation de l’âme, c’est la grande affaire qui m’a préoccupé et attiré toute ma vie. J’en parle déjà en balbutiant dans Un Homme libre, et depuis je n’ai pas cessé[1]. »

 

Les méthodes employées pour éduquer la jeune génération — du moins celles en vigueur dans le système de l’enseignement français à la fin du XIXe siècle — n’ont jamais complètement satisfait l’écrivain. Après 1870 s’était développé ce qu’on appela la philosophie universitaire, qui supplantait l’éclectisme cousinien au profit d’une doctrine néokantienne. Le nouveau système devait inculquer à la jeunesse des normes universelles, absolument obligatoires, valables aussi bien dans les domaines de la politique et du droit que dans la morale, la privant ainsi de toute conscience nationale véritable.

 

Dans son roman Les Déracinés (1897), Barrès condamne sévèrement l’idéalisme kantien. Le professeur de philosophie Paul Bouteiller éduque les jeunes Lorrains que sont ses élèves comme de vrais citoyens du monde, sans tenir nul compte des conditions sociales dans lesquelles ils vivent ni des aspirations de leur caractère. Par là-même, Bouteiller les coupe de leur terre natale. Il impose à ses disciples la loi morale de Kant, l’impératif catégorique, qu’il interprète de la façon suivante : « C’est d’agir toujours de telle manière que notre action puisse servir de règle[2]. » Bouteiller tient de son expérience personnelle que la vie de chacun dépend de sa volonté propre et de la capacité à diriger cette dernière. Il éveille donc ses disciples à l’ambition et les pousse à satisfaire leur besoin d’agir — de sorte que, à la fin de leur lycée, beaucoup d’entre eux partent pour Paris et se lancent à sa conquête en unissant leurs forces.

 

Beaucoup de ces jeunes Lorrains, dans leur désir de servir la patrie, décident d’adhérer alors à un parti politique et d’éditer un journal. Très vite, ce journal connaît des difficultés financières. Quand Bouteiller, à qui ils étaient allés demander de l’aide, leur oppose un refus, voici que deux des jeunes Lorrains se résolvent au suicide : l’un finit sa vie sur l’échafaud, l’autre dans les bas-fonds de la société.

La perte de ces deux personnages est dès le début du roman irrémédiable. Leur destinée est la preuve la plus convaincante, pour Barrès, de la doctrine qu’il propose dans la Terre et les Morts : les gens pauvres ont particulièrement besoin des principes inhérents à leur terre, de l’appui que leur fournissent les us et coutumes ancestraux. Mais l’influence pernicieuse de Bouteiller a tué ces racines : elle a suscité en eux l’ambition, mais sans cultiver en eux nul respect de la tradition, ni éthique ni règles de. vie.

 

Le procès de Racadot possède pour Barrès un autre sens, encore plus large : il pose la question de l’utilité du parti pris philosophique à la base des systèmes d’éducation français : Bouteiller abandonne à l’arbitraire de la justice le sort de son disciple ; il a pris conscience de sa faute et craint toute compromission.

Les forts et les puissants atteignent rapidement leurs objectifs ; lors de la défense de Racadot, l’avocat Suret-Lefort fait montre de son talent et de son éloquence. Ce procès lui a ouvert le chemin de la gloire : il devient célèbre. Renaudin, un autre des sept Lorrains, entame une carrière de journaliste. Barrès ne pense pas que l’on puisse vraiment dire de ces personnages qu’ils sont des vainqueurs. Par leur désir de faire carrière à tout prix, le vie de ces personnages n’est plus porteuse d’aucun message. Ils ne peuvent être utiles à la France.

 

Barrès pense que seuls peuvent faire barrage à la mauvaise influence de Bouteiller les personnages issus de vieilles familles aux traditions vivaces et elles-mêmes liées fermement aux traditions locales. L’aristocrate Saint-Philin, catholique et traditionaliste, en vient rapidement à rompre avec Paris : il retourne sur les terres de ses aïeux. Rœmerspacher, d’une vieille souche bourgeoise, échappe lui aussi à la mort spirituelle. C’est en fin de compte François Sturel, rappelant à certains égards la personne de l’auteur, qui triomphe de l’emprise néfaste de Bouteiller et apparaît comme le véritable héros du roman. Lui, plus réceptif que les autres aux impressions de passage, rencontrera aussi des tentations plus fortes. Mais l’aideront à les vaincre son origine bourgeoise honorable, sa fidélité aux principes consacrés par les ans. Lui aussi reviendra en Lorraine.

 

En suivant le destin de chaque personnage de son roman, Barrès en vient à cette conclusion : le système d’enseignement français ne vaut rien parce que les héros, d’hommes qui pourraient devenir des citoyens actifs et utiles à la patrie, se changent en arrivistes impuissants. « On élève les jeunes Français comme s’ils devaient un jour se passer de la patrie […]. Tout jeunes, on brise leurs attaches locales[3] ». Barrès méprise en Bouteiller le faux éducateur ; voici ce qu’il ne dit pas a ses élèves et qu’il devrait leur dire : « Prenez votre rang dans les séries nationales. Quelques-uns d’entre vous, pour être plus sûrs de leur direction, ne veulent-ils pas mettre leurs pas dans les pas de leurs morts ?[4] »

La leçon du roman apparaît clairement si l’on y voit la protestation du garçon qui a passé de nombreuses années à étudier, au collège, puis au lycée. Les Déracinés montrent à l’envi cette haine de Barrès envers son professeur de philosophie M. Burdeau — le prototype de Paul Bouteiller. Burdeau-Bouteiller représentent une France abstraite. Leur morale universelle, fondée sur la philosophie de Kant, corrompt les jeunes Lorrains. Maurice Barrès fut l’un de ces Lorrains : il étudia la philosophie sous la direction de son maître, le kantien Burdeau, puis sous la direction de Lagneau, qui exposait à ses élèves la philosophie de Spinoza. Au lycée, Barrès lut une masse énorme de livres défendus qui n’étaient pas au programme.

« Mes maîtres n’ont rien éveillé en moi. », déclare notre écrivain[5]. Il y eut ensuite l’Université, envers qui il éprouva de l’hostilité : car elle tuait l’âme qui vivait en lui. Mais quel reproche fait-il exactement à la Sorbonne et à tout l’enseignement français ? Pourquoi ce système est-il si mauvais et corrupteur ? Notre jeune homme, qui vit déjà difficilement l’atmosphère étouffante du siècle finissant, accuse avec précision l’école pour sa « méconnaissance totale des droits de l’individu », son « intolérance fanatique[6] » ; elle bourre d’une foule de connaissances le crâne de ses élèves sans s’intéresser à la façon dont ils les assimilent. Barrès en arrive à la conclusion que « […] nos collégiens [sont] surchargés d’acquisitions intellectuelles qui demeurent en eux des notions, non des façons de sentir, alourdis d’opinions qui ne sont pas dans le sens de leur propre fond[7] ». Notre auteur insiste sur le fait que l’enseignement est totalement en rupture avec le rythme de la vie contemporaine : il n’y prépare pas la jeune génération, alors qu’elle en aurait besoin, n’étant pas encore en mesure de choisir sa voie et de « se trouver ». Les pédagogues s’adressent à leurs disciples comme « à une espèce plutôt qu’à [des] individu[s][8] ! » Barrès s’exclame même : « L’étrange rage, cette manie moderne de donner une façon commune à tous les esprits et de briser l’individu ![9]. » En outre, l’enseignement est dispensé sans avoir le moindre égard pour les façons différentes dont réagissent et pensent les lycéens de Charmes, Marseille ou Paris. En un mot, pour caractériser le climat dans lequel a grandi Barrès, il faut à nouveau le citer lui-même, qui parle dans les Déracinés d’un « Sedan militaire, politique, financier, industriel […], intellectuel[10] ».

 

Si Burdeau professait la morale de Kant, et Lagneau — celle de Spinoza, alors quelle conclusion pratique pouvait en tirer pour lui le jeune Barrès ? Où était la vérité ? Et qu’est-ce que la vérité ? Ce n’est que plus tard que Barrès répondra à ces questions. Influencé en cela par son temps, Barrès commencera par s’opposer aux traditions rationalistes. En premier lieu, il niera l’existence de toute norme morale absolue, quelle qu’elle soit. « Il n’y a pas de vérité absolue. Il n’y a que des relatives[11]. » « Renan n’avait-il pas dit que la véritable admiration était historique ? qu’il n’y avait pas de Justice ou de Vérité avec des majuscules ?[12] » En 1898, après la publication du roman Les Déracinés, Barrès note pour soi : « Il y a des misérables qui veulent enseigner aux enfants la Vérité absolue. […] Il faut enseigner la vérité française, c’est-à-dire celle qui est la plus utile à la nation[13]. » Dans ces conditions seulement les enseignants pourront aider les jeunes gens à trouver chacun leur personnalité, en les gardant du nihilisme, de la tentation du suicide — qui connaissait alors une relative faveur.

 

Le véritable professeur, pour Barrès, est celui qui éveille chez ses disciples d’abord un intérêt pour la vie réelle et ensuite seulement pour le sens de la vie au sens abstrait du terme. Mais son devoir est de ne pas imposer cet intérêt à ses élèves : que cet intérêt naisse chez eux de façon naturelle. Le pédantisme de ses maîtres faisait souffrir à l’élève Barrès, et plus tard à l’étudiant Barrès, les « affres de la mort ». Ses maîtres aimaient faire la leçon, mais sans enseigner vraiment ni mettre leur âme dans leurs paroles. Barrès propose aux pédagogues, quelle que soit leur opinion sur l’école, de « pousser quelques fables jusque dans les cœurs », de pénétrer le monde intérieur et de ne pas se contenter de faire « avec ampleur [leur] geste de semeur en ignor[ant] absolument ce que devient la graine [14] ».

Cela dit, il ne faut pas penser que Barrès ait l’intention de contester le talent et la compétence des maîtres de la Sorbonne, qui ont en charge l’élite intellectuelle de la nation. Il n’en reste pas moins que « la Sorbonne ne donne pas un milieu spirituel aux jeunes gens[15] », ne donne pas d’explications de « la naissance, la vie et la mort, […] cet océan de mystère qui bat notre rivage[16] ». Les reproches de Barrès semblent avoir été justifiés, qui portaient sur la spiritualité : les programmes aussi bien scolaires qu’universitaires n’accordaient qu’une place infime à l’étude de la Bible, des Actes des Apôtres, comme aux figures de saint Bernard ou de Jeanne d’Arc.

 

Barrès voulait une éducation qui fût fondée sur les valeurs spirituelles autant que sur le progrès scientifique. L’analyse et la foi, étant unies, aideraient à l’apparition d’une culture « du cœur et de la raison ». L’Histoire a déjà montré des exemples d’une telle harmonie, chez Montaigne, Pascal, Ampère ou Pasteur. Barrès voyait en la religion un des ressorts essentiels de l’éducation morale. Il demandait à la religion de se charger de l’enseignement spirituel du peuple. C’est en partant de ces données que notre écrivain juge le système d’éducation français. Dans le neuvième tome de ses Cahiers, il cite une phrase du Curé de campagne de Balzac, phrase qui s’accorde parfaitement avec sa position sur la question de l’enseignement : « L’instruction supérieure fabrique des capacités temporaires parce qu’elles sont sans emploi ni avenir, et les lumières répandues par l’instruction inférieure sont sans profit pour l’État parce qu’elles sont dénuées de croyance et de sentiment[17]. » Cela vient de ce que, à l’époque de Barrès, la Sorbonne avait détruit l’ancien code des règles morales. Il arrivait aux étudiants d’exprimer leur mécontentement : ils ressentaient le besoin d’autre chose. Ils voulaient vivre, et ce désir les poussait à chercher un soutien spirituel dans leur vie en dehors des murs de la Sorbonne. « On ne peut pas fonder l’Université et l’éducation sur des lois opposées à celles de la nature humaine. (L’enfant veut une nourriture spirituelle.) […] L’étendue de l’esprit tient à la chaleur, à la grandeur, à l’indépendance ; c’est le triomphe de l’enthousiasme[18]. »

 

Selon Barrès, les Français devaient donner le ton et ne pas prendre pour modèle les méthodes d’enseignement qui avaient cours en Allemagne. Que  Fustel de Coulanges prenne le chemin de Strasbourg, « Mistral a modifié l’atmosphère intellectuelle de la Provence[19] », et qu’on fasse de Nancy un second Heidelberg, selon le vœu de M. Taine[20].

 

D’une certaine façon, le regard que porte Barrès sur le système français d’éducation était subjectif, dans la mesure où il n’avait oublié ni les offenses ni les déceptions de sa jeunesse. Mais il reste que l’attention qu’il porta au fonctionnement de la Sorbonne eut des conséquences positives : Barrès rappelait constamment au gouvernement le rôle de la Sorbonne. C’est ainsi qu’il put être utile à la science en créant le Centre national de la recherche scientifique (le CNRS). Barrès s’efforçait constamment  de rehausser le prestige de la Sorbonne, parce que cette dernière plus que toute autre institution représentait pour lui la gloire de la France.

 

                                                     Trad. R. V.


 



[1] Enquête au pays du Levant (deux tomes), Plon, 1923, tome 1, p. 4. [Toutes les références concernent des livres de Maurice Barrès publiés à Paris].

[2] Les Déracinés, Émile Paul, 1911, p. 26.

[3] Op. cit., p. 32.

[4] Loc. cit.

[5] Mes Cahiers (14 tomes), Plon, 1929-1957, tome I, p. 22.

[6] Les Déracinés, p. 23.

[7] L’Ennemi des Lois, Paris, Perrin, 1893, p. 247.

[8] Op. cit., p. 195

[9].Huit jours chez Renan, Émile Paul, 1913, p. 184.

[10] Les Déracinés, p. 321.

[11] Mes Cahiers, tome II, p. 163.

[12] Scènes et Doctrine du nationalisme (deux vol.), Plon, 1925, vol. I, p. 59.

[13] Mes Cahiers, tome II, p. 86.

[14] Les Déracinés, p. 18.

[15] Mes Cahiers, tome IX, p. 233.

[16] Op. cit. tome VIII, p. 156-157.

[17] Op. cit., tome IX, p. 169.

[18] Op. cit., tome IX, pp. 22.23.

[19] Pour la haute intelligence française, Plon-Nourrit, 1925, p. 188.

[20] Les Déracinés, p. 196.