Les beaux-arts dans la poésie lyrique de Verlaine

 

N. V. Tichouchina

Docteur en histoire de l’art

Professeur de littérature étrangère à l’Université Herzen de Saint-Pétersbourg

 

La question des relations entre arts permet de comprendre toute la culture artistique de la fin du XIXe siècle : la synthèse des arts constitue une sorte de métalangage que parlait la philosophie de l’art de cette époque[1] et que parlaient notamment les symbolistes dans leurs déclarations théoriques et dans leurs vers[2]. On le sait, les symbolistes voulaient faire non seulement raconter le vers mais surtout vivre par les images : en suscitant chez le lecteur une mélodie particulière, en définissant la tonalité de son âme. Le contenu émotionnel des poèmes naissait moins de la liaison de consonnes déterminées, de la courbe mélodique du vers, que de l’inattendu des métaphores, du bouleversement des lois morphologiques, du système des images. L’image chez les symbolistes se construisait donc sur des échanges intra-textuels complexes. Le poète utilisait donc l’expressivité de divers types d’arts, ce qu’avouaient les symbolistes : le symbolisme, la recherche de correspondances étranges entre nuance et sens, voilà ce que l’art contemporain avait de forme la plus nette[3]. D’où l’effet de polyphonie que le symbolisme obtenait : les divers arts devenaient des moyens de créer une image large, pluridimensionnelle, synthétique. Au principe de cette polyphonie, de cette pluralité de voix, l’intermédiateté[4].

Dans l’appareil terminologique de la philosophie et de la philologie contemporaines, le concept d’intermédiateté est apparu dans la dernière décennie du XXe siècle, et a rejoint les termes d’intertextualité et d’influence réciproque entre les arts. D’une certaine façon, l’intermédiateté fait la synthèse des deux. Le mot de média désigne au sens large auquel on l’entend habituellement, un large espace où circule l’information, une information de masse. En philosophie, les media sont « tous les systèmes de signes qui codent toute communication : mots chez un auteur, couleur, ombre et ligne chez un peintre, sons chez le musicien, organisation des volumes chez le sculpteur et l’architecte, enfin arrangement de la vision sur la surface de l’écran. » Les médias sont donc des canaux de communication entre les langues que parlent les différents arts. Partant, l’intermédiateté lie d’une façon propre, dans une œuvre littéraire, les textes entre eux, tout comme les différents arts parlent des langues en interaction.

À la différence de la synthèse romantique des arts, l’intermédiateté ne vient pas d’une complémentarité entre les arts mais constitue une manière de citer un art par le moyen d’un autre art. À cet égard, les moyens de l’intermédiateté correspondent aux procédés intertextuels des œuvres littéraires. Mais si, dans le système des liens intertextuels, la citation intervient à l’intérieur du système d’une œuvre donnée (une œuvre contiendra plusieurs avant-texte, qui peut être un texte au sens propre du mot, mais aussi une peinture ou une musique), le système de l’intermédiateté au contraire, comme il se doit, commence par traduire un code dans un autre pour ensuite faire inter-réagir non les textes eux-mêmes mais les significations de ces textes. L’intermédiateté traduit donc la langue propre à un art dans le système expressif de la langue propre à un autre art ! En d’autres termes, l’intermédiateté présente dans une œuvre des structures métaphoriques qui parlent d’un autre art.

C’est le principe de l’intermédiateté qui rend compte de la langue du symbolisme. La polyphonie, qui voit interagir les langues des différents arts, est devenue la base de la suggestion (du latin sub-gestio : suggestion, allusion) poétique propre au symbolisme. L’image suggestive a recommandé (René Ghil) ou a ouvert au vers, à l’aide d’un vocabulaire spécifique, plusieurs plans. D’où que l’image symboliste en soi se fonde sur de compliqués transferts de sens intratextuels. La langue « suggestive » du symbolisme associe essentiellement des visions, des sons, des couleurs, des mots selon des liens logiques : elle tendait bien à l’intermédiateté en agençant ses œuvres selon une certaine structure. Il fallait construire un nouveau tout esthétique, à l’aide de principes nouveaux : transposer les buts d’un type d’art en moyens d’un autre type d’art. C’est le mot d’auteur qui joua dans la poésie symboliste ce rôle de traducteur. Le mot se trouvait chez les symbolistes parer de nouvelles fonctions : de narratif, il se faisait musical, plastique, descriptif. Le mot incluait en soi les divers arts, et les synthétisait. L’image poétique commençait à briller de nuances nouvelles et à élargir ses limites. Que l’on nous permette une métaphore : la brillance des sens est l’essence littéraire de l’image-symbole.

 

L’art lyrique de Paul Verlaine illustre clairement le principe d’intermédiateté, avec la polyphonie et la brillance qu’il induit. Les moyens musicaux, figuratifs et narratifs se complètent les uns les autres et dessinent une image littéraire à plusieurs niveaux ; car, quand le poète déclarait souhaiter « de la musique avant toute chose », il ne prétendait pas nier l’importance de l’aspect figuratif dans sa poétique. Le recueil des Poèmes saturniens montre bien le lien entre sa poésie et l’art graphique, cet art du dessin qui exclut la couleur. Ligne pure, posée sur le papier et non sur la toile, feuille de petit format, technique habile et rapide : tels sont les critères qui distinguent peinture et graphisme. N. Dmitriéva l’affirme[5] : « le graphisme rapproche l’art figuratif, autant qu’il lui est possible, de l’art du mot. Il est la peinture la plus littéraire : dans la peinture se font jour des tendances littérarisantes, qui sont autant de moyens graphiques d’expression. » On peut indubitablement relativiser cette affirmation quelque peu catégorique, mais comment ne pas tomber in fine d’accord sur ce fait que « le principal est que le langage graphique soit libre et conventionnel, qu’il puisse exprimer les impressions reçues des objets en dépit du peu d’objectivité de cette représentation même. » Le langage du graphisme est laconique, écrit N. Dmitriéva : « il représente moins le visible lui-même que les impressions que ce dernier suscite ».

L’aspect graphique des images verlainiennes a été déjà souvent étudié. O. V. Timachéva parle ainsi d’une « recréation en vers de la réalité vivante que perçoit le poète, rendue ainsi qu’une eau-forte », et note que « la perception visuelle de Verlaine rappelle en tous points le regard d’un peintre ou d’un dessinateur »[6]. Dans le cycle poétique des Eaux-fortes, tout ce qui est graphique se voit transcrit sur le papier : le titre du recueil parle tout seul – l’eau-forte est cette gravure obtenue grâce à de l’acide nitrique étendu d’eau dont le graveur se sert pour attaquer le cuivre là où le vernis a été enlevé par la pointe. Cette technique de gravure apparaît dès la première strophe du poème « Croquis parisien » (vv. 1-2) :

« La lune plaquait ses teintes de zinc

Par angles obtus. »

L’expression de « teintes de zinc » use de ce laconisme, de cette expressivité qui veut rendre l’exacte impressions des choses et non représenter le monde objectif. Verlaine brosse à grands traits le portrait de la ville : le rai droit de la lumière lunaire tombant en angle obtus sur les murs des habitations, la silhouette géométrique des « bouts de fumée » se détachant sur l’arrière-plan du ciel et se repliant « en forme de cinq », les contours nets des toits (vv. 3-4) :

« Des bouts de fumée en forme de cinq

Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus. »

La gamme en noir-gris-blanc propre à la gravure domine dans tous les poèmes de ce cycle (« Marine », « Effet de nuit » ou « Grotesques »). Les deux adjectifs de couleur du « Croquis parisien » sont le noir (voir ci-dessus) et le gris (« Le ciel était gris »)… Ce paysage nocturne se lie intimement au monde intérieur du héros : il reflète sa nostalgie, son désespoir, sa solitude, sa fatigue.

Si le premier recueil de Verlaine est proche de la gravure, le deuxième – Fêtes galantes – contient des vers plus spécifiquement descriptifs. Le livre de Charles Blanc a inspiré le titre du recueil ; mais le contenu montre l’influence de L’Art du XVIIIe siècle (1859-1875) des frères Goncourt. Le recueil vit le jour après une visite de Verlaine à la galerie Lacaze, qui, au Louvre, ouvra ses portes en 1867 et où furent exposés des toiles de Watteau, de Fragonard, de Lantier et d’autres peintres rococo. Verlaine s’inspire des tableaux des peintres de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pourquoi de ce siècle ? Parce qu’il pense que son temps y ressemble : sa poésie montrera cette ressemblance en s’inspirant des toiles des peintres français d’alors.

C’est grâce aux toiles de Watteau, Fragonard ou Boucher que le thème du théâtre, du jeu des acteurs, de la mascarade inspira Verlaine. De petites scènes se jouent devant le lecteur tout au long du recueil ; le motif de la mascarade dont le lecteur est comme le témoin involontaire, paraît au premier poème du recueil (« Clair de lune », vv. 1-2) :

« Votre âme est un paysage choisi

Que vont charmant masques et bergamasques. »

Mais les toiles du XVIIIe siècle débordent de lumière, de joie et de gaieté, alors que la poésie verlainienne incline à la peine et à la tristesse. La fête théâtrale devient de premier plan qui met en relief le jeu des ombres dans les profondeurs de l’esprit humain. La mascarade dramaturgique se fait mascarade psychologique, et montre la vanité transparente des événements.

Le recueil nous présente des cavaliers fort galants et des dames aux goûts recherchées, mais pas seulement : les personnages ressemblent aux héros de la commedia dell’arte italienne et de la pantomime française : Colombine, Arlequin, Pantalon, Pierrot, Scaramouche, Pulcinello et les autres. Cela n’est pas un hasard. Les peintres du XVIIIe siècle se portaient souvent vers les sujets et les thèmes du théâtre. Que la vie soit un jeu insouciant de galanterie, est une idée qui transpire de nombreux tableaux rococo. « Les Charlatans » de Fragonard montre des acteurs faisant du cadre naturel d’un parc une scène où jouer ; « Les Acteurs de la comédie italienne » tiennent aussi des masques dans leurs mains ; la fameuse « Capricieuse » représente elle encore une beauté qui se joue et qui joue de ses chevaliers servants… Enfin, les « Colin-maillard » ou « L’Escarpolette » respire la gaieté insouciante, la coquetterie, et le sentiment que la vie n’est qu’un divertissement léger.

Les personnages verlainiens sont comme échappés des toiles de ce siècle de la galanterie. L’héroïne de « L’allée » rappelle immanquablement la capricieuse de Watteau. Son teint rose et son maquillage, fragiles, tranchent avec les nœuds énormes ; elle porte une robe bleu dont s’étire la traîne. Verlaine détaille sa silhouette parfaite (v. 11 : « le nez mignon », v. 11-12 : « la bouche / Incarnadine »). Mais nous voyons en même temps sa minauderie (v. 5 : « Avec mille façons et mille afféteries »), sa fierté inconsciente qui cache de la malice mais aussi « l’éclat un peu niais de l’œil » (v. 14). Verlaine s’amourache d’elle puis ironise, attitude qu’il aura à d’autres reprises vis-à-vis de ses personnages, « menteurs exquis et coquettes charmantes » (« À la promenade », v. 9), ne croyant guère à l’amour, libres de tout serment, gais, maniérés et hypocrites.

Les Fêtes galantes mêlent donc trois arts : théâtre, peinture et poésie en échos mutuels ; d’où l’effet de polyphonie. La peinture « cite » la théâtre, la poésie cite la peinture et les couches successives de ces citations composent une poésie artiste à plusieurs niveaux. Les sujets des peintres se voient concurremment attribuer une signification nouvelle, en un contexte neuf. Verlaine rapproche donc deux époques et nuance également leur contenu : l’insouciance du XVIIIe siècle se voit soumettre à l’ironie désenchantée de son temps.

Les Romances sans paroles imitent, elles, l’art de l’aquarelle (ce n’est pas un hasard si l’une des subdivisions du recueil porte le titre d’« Aquarelles »). L’absence de tout contour, le flou, la légèreté, la transparence, l’absence des couleurs vives qui tranchent : telle est l’aquarelle ! Les insensibles mouvements de l’âme y trouvent de tendres nuances… Verlaine confie les conversations aux couleurs, leur donne de faire les âmes communiquer entre elles. Aussi les tons des couleurs du recueil sont-ils pastels : rose et gris (Ariettes oubliées, V, [« Le piano que baise une main frêle »], v. 2 : « Le soir rose et gris »), vert et rose – comme dans « Bruxelles. Simples fresques » (v. 1-2) :

« La fuite est verdâtre et rose

Des collines et des rampes ».

Un seul poème du cycle, « Spleen » (v. 1-2), a des couleurs violentes :

« Les roses étaient toutes rouges

Et les lierres étaient tout noirs […].

Le ciel était trop bleu, […]

La mer trop verte ».

Mais qui voit ce paysage étincelant ? Un personnage plein de nostalgie et qui pressent l’arrivée de quelque chose de tragique…

« Green », du cycle Aquarelles, ne présente pas de paysage à première vue, bien qu’il donne encore le « paysage d’une âme », en une aquarelle nette et fine comme un dessin, comme le sentiment qu’elle exprime :

« Voici des fleurs, des fleurs, des feuilles et des branches

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.

Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches […] ».

C’est le masque transparent qui réfère ici à l’aquarelle, et non une citation directe que Verlaine ferait de cet art comme dans les Fêtes galantes. Le masque produit une sensation aérienne de légèreté, un peu à la façon impressionniste. Sentiments fragiles, sentiments fins et nuances de sentiments constituent un monde à part, comme le théorisera plus tard l’« Art poétique » (v. 13-16) :

« Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor ! »

 

Verlaine en sa poésie a découvert les larges possibilités de mêler les arts et de les faire réagir par ce mélange en un niveau supérieur : l’intermédiateté crée une synthèse originale et celle de Verlaine annonce la poésie du XXe siècle.

 

Trad. R. V.



[1] Lire en russe sur le sujet, entre autres études : A. S. Vartanov, « Des relations entre la littérature et les arts figuratifs », dans le recueil Littérature et peinture, Léningrad, 1982 ; A. F. Lossev, « Comment transposer les fonctionnalités de la peinture en littérature ? », ibidem ; M. A. Saparov, « Image poétique et représentation visuelle. Peinture, photographie, littérature », ibidem ; E. B. Mourina, La synthèse des arts de l’espace, Moscou, 1982 ; V. I. Bojovitch, Tradition et influence des arts en France au tournant des XIX et XXes siècles, Moscou, 1987 ; M. S. Kagan, La musique vue par les autres arts, Saint-Pétersbourg, 1996.

[2] Sur le symbolisme, lire en russe : V. N. Alfonsov, Mots et couleurs : essai d’histoire des liens entre peintres et écrivains, Moscou-Léningrad, 1966 ; Yarotsinskiy, Debussy, l’impressionnisme et le symbolisme, Moscou, 1978 ; V. A. Krioutchkova, Le symbolisme dans les arts figuratifs : France et Belgique, 1870-1900, Moscou, 1994 ; A. I. Mazaïev, La synthèse des arts dans le symbolisme russe, Moscou, 1992 ; N. V. Tichouchina, Le symbolisme en Europe et les relations entre arts : essai d’analyse intermédiate, Saint-Pétersbourg, 1998.

[3] A. I. Vladimirova, « Debussy et la poésie française au tournant des XIX et XXes siècles », dans Littérature et musique, Léningrad, 1975, p. 146.

[4] Le terme a été créé d’abord en allemand par le critique O. Hansen-Leve dans son article « Dialogue du texte » (Weinner Slavisticher Almanach, n° 11, Wein, 1983, p. 8), qui l’appliquait à l’art moderne russe et qui y voyait l’organisation du texte par l’interaction entre les différents arts.

[5] N. A. Dmitriéva, Mot et Représentation, Moscou, 1962, p. 278-281.

[6] Verlaine, Poésie, édition de O. V. Timachéva, Moscou, 1977, « Introduction », p. 9.